Lettres à Sophie Volland/Texte entier

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I


Paris, le 10 mai 1759.


Nous partîmes hier à huit heures pour Marly ; nous y arrivâmes à dix heures et demie ; nous ordonnâmes un grand dîner, et nous nous répandîmes dans les jardins, où la chose qui me frappa, c’est le contraste d’un art délicat dans les berceaux et les bosquets, et d’une nature agreste dans un massif touffu de grands arbres qui les dominent et qui forment le fond. Ces pavillons, séparés et à demi enfoncés dans une forêt, semblent être les demeures de différents génies subalternes dont le maître occupe celui du milieu. Cela donne à l’ensemble un air de féerie qui me plut.

Il ne faut pas qu’il y ait beaucoup de statues dans un jardin, et celui-ci m’en paraît un peu trop peuplé ; il faut regarder les statues comme des êtres qui aiment la solitude et qui la cherchent, des poëtes, des philosophes et des amants, et ces êtres ne sont pas communs. Quelques belles statues cachées dans les lieux les plus écartés, les unes loin des autres, qui m’appellent, que j’aille chercher ou que je rencontre ; qui m’arrêtent, et avec lesquelles je m’entretiens longtemps ; et pas davantage ; et point d’autres.

Je portais tout à travers les objets des pas errants et une âme mélancolique. Les autres nous devançaient à grands pas, et nous les suivions lentement, le baron de Gleichen et moi. Je me trouvais bien à côté de cet homme ; c’est que nous éprouvions au dedans de nous un sentiment commun et secret. C’est une chose incroyable comme les âmes sensibles s’entendent presque sans parler. Un mot échappé, une distraction, une réflexion vague et décousue, un regret éloigné, une expression détournée, le son de la voix, la démarche, le regard, l’attention, le silence, tout les décèle l’une à l’autre. Nous nous parlions peu ; nous sentions beaucoup ; nous souffrions tous deux ; mais il était plus à plaindre que moi. Je tournais de temps en temps mes yeux vers la ville ; les siens étaient souvent attachés à la terre ; il y cherchait un objet qui n’est plus[1].

Nous arrivâmes à un morceau qui me frappa par la simplicité, la force et la sublimité de l’idée. C’est un Centaure qui porte sur son dos un enfant. Cet enfant approche ses petits doigts de la tête de l’animal féroce et le conduit par un cheveu.

Il faut voir le visage du Centaure, le tour de sa tête, la langueur de son expression, son respect pour l’enfant despote : il le regarde, et l’on dirait qu’il craint de marcher. Un autre me fit encore plus de plaisir : c’est un vieux Faune qui s’attendrit sur un enfant nouveau-né qu’il tient dans ses bras. La statue d’Agrippine au bain est au-dessous de sa réputation, ou peut-être étais-je mal placé pour en juger mieux. Nous partageâmes notre promenade en deux : nous parcourûmes les bas avant dîner ; nous dînâmes tous d’appétit. Notre Baron, le nôtre[2], fut d’une folie sans égale.

Il a de l’originalité dans le ton et dans les idées. Imaginez un satyre gai, piquant, indécent et nerveux, au milieu d’un groupe de figures chastes, molles et délicates ; tel il était entre nous. Il n’aurait ni embarrassé ni offensé ma Sophie, parce que ma Sophie est homme et femme quand il lui plaît. Il n’aurait ni offensé ni embarrassé mon ami Grimm, parce qu’il permet à l’imagination ses écarts, et que le mot ne lui déplaît que quand il est mal placé. Oh ! combien il fut regretté, cet ami ! que ce fut un intervalle bien doux que celui où nos âmes s’ouvrirent, et nous nous mîmes à peindre et à louer nos amis absents ! Quelle chaleur d’expressions, de sentiment et d’idées ! quel enthousiasme ! que nous étions heureux d’en parler ! qu’ils l’auraient été de nous entendre ! Ô mon Grimm ! qui est-ce qui vous rendra mes discours ?

Notre dîner fut long et ne dura pas. Nous parcourûmes les hauts. J’observai que de toutes les eaux, il n’y en avait point d’aussi belles que celles qui tombent sans cesse ou qui coulent, et qu’on n’en avait pratiqué nulle part. Nous nous entretînmes d’art, de poésie, de philosophie et d’amour ; de la grandeur et de la vanité de nos entreprises ; du sentiment et du ver de l’immortalité ; des hommes, des dieux et des rois ; de l’espace et du temps ; de la mort et de la vie ; c’était un concert au milieu duquel le mot dissonant de notre Baron se faisait toujours distinguer.

Le vent qui s’élevait et la soirée qui commençait à devenir froide nous rapprochèrent de notre voiture. Le baron de Gleichen a beaucoup voyagé ; ce fut lui qui fit les frais de retour. Il nous parla des Inquisiteurs d’État de Venise, qui marchent toujours entre le confesseur et le bourreau ; de la barbarie de la cour de Sicile, qui avait abandonné un char de triomphe antique, avec ses bas-reliefs et ses chevaux, à des moines qui les ont fondus pour en faire des cloches : cela fut amené par la destruction d’une cascade de Marly dont les marbres revêtent à présent les chapelles de Saint-Sulpice. Je dis peu de choses. J’écoutais ou je rêvais. Nous descendîmes, entre huit et neuf, à la porte de notre ami. Je me reposai là jusqu’à dix. J’ai dormi de lassitude et de peine ; oui, mon amie, et de peine. J’augure mal de l’avenir. Votre mère a l’âme scellée des sept sceaux de l’Apocalypse. Sur son front est mis : Mystère.

Je vis à Marly deux sphinx, et je me la rappelai. Elle vous a promis, elle s’est promis à elle-même, plus qu’il n’est en elle de tenir ; mais je m’en console, et je vis sur la certitude que rien ne séparera nos deux âmes. Cela s’est dit, écrit, juré si souvent ! que cela soit vrai du moins une fois. Sophie, ce ne sera pas de ma faute.

M. de Saint-Lambert nous invite, le Baron et moi, à aller à Épinay passer quelque temps avec Mme d’Houdetot ; je refuse, et je fais bien, n’est-ce pas ? Malheur à celui qui cherche des distractions ! il en trouvera ; il guérira de son mal, et je veux garder le mien jusqu’au moment où tout finit. Je crains de vous aller voir ; il le faudra pourtant ; le sort nous traite comme si la peine était nécessaire à la durée de nos liens. Adieu, mon amie, un mot, s’il vous plaît, par Lanan. À propos, ménagez la complaisance de votre sœur, et ne l’entretenez de vous et de moi que quand vous ne pourrez contenir vos sentiments, ou qu’elle vous en sollicitera : nos amis, même les plus tendres, ne peuvent pas mettre à cela beaucoup d’importance. Il faut avoir appris à écouter et à plaindre les amants. Votre sœur ne le sait pas encore ; puisse-t-elle l’ignorer toujours ! Je baise la bague que vous avez portée.


II


Paris, ce samedi matin, 1er juin 1759.


Voilà, ma tendre et solide amie, l’ouvrage du grand sophiste[3]. Je ne l’ai pas lu, je ne me sens pas encore l’âme assez tranquille pour en juger sans partialité. Il vaut mieux différer une action que de se hâter de commettre une injustice. Méfiez-vous aussi un peu de votre cœur, et craignez que le mécontentement de la personne n’aille jusqu’à l’auteur. Écoutez-le comme si je n’avais point à me plaindre de lui.

On peut donc être éloquent et sensible sans avoir ni véritable amitié, ni véracité ! cela me fâche bien. Si cet homme n’a pas un système de dépravation tout arrangé dans sa tête, que je le plains ! et s’il s’est fait des notions de justice et d’injustice qui le réconcilient avec ses procédés, que je le plains encore ! Dans l’édifice moral, tout est lié. Il est difficile qu’un homme écrive sans cesse des paradoxes, et qu’il soit simple dans ses mœurs. Regardez en vous-même, ma Sophie, et dites-moi pourquoi vous êtes si sincère, si franche, si vraie dans vos discours ? C’est que ces mêmes qualités sont la base de votre caractère et la règle de votre conduite. Ce serait un phénomène bien étrange qu’un homme, pensant et disant toujours mal, se conduisît toujours bien. Le dérangement de la tête influe sur le cœur, et le dérangement du cœur sur la tête. Faisons en sorte, mon amie, que votre vie soit sans mensonge ; plus je vous estimerai, plus vous me serez chère ; plus je vous montrerai de vertus, plus vous m’aimerez. Combien je redouterais le vice quand je n’aurais pour juge que ma Sophie !

J’ai élevé dans son cœur une statue que je ne voudrais jamais briser ; quelle douleur pour elle si je me rendais coupable d’une action qui m’avilît à ses yeux ! N’est-il pas vrai que vous m’aimeriez mieux mort que méchant ? Aimez-moi donc toujours afin que je craigne toujours le vice. Continuez de me soutenir dans le chemin de la bonté. Qu’il est doux d’ouvrir ses bras quand c’est pour y recevoir et pour y serrer un homme de bien ! c’est cette idée qui consacre les caresses : qu’est-ce que les caresses de deux amants, lorsqu’elles ne peuvent être l’expression du cas infini qu’ils font d’eux-mêmes ? Qu’il y a de petitesse et de misère dans les transports des amants ordinaires ! qu’il y a de charmes, d’élévation et d’énergie dans nos embrassements ! Venez, ma chère Sophie, venez ; je sens mon cœur échauffé. Cet attendrissement qui vous embellit va paraître sur ce visage. Il y est. Ah ! que n’êtes-vous à côté de moi pour en jouir ! Si vous me voyiez dans ce moment que vous seriez heureuse ! que ces yeux qui se mouillent, que ces regards, que toute cette physionomie serait à votre gré ! et pourquoi s’opiniâtrent-ils à troubler deux êtres dont le ciel se plaisait à contempler le bonheur ? ils ne savent pas tout le mal qu’ils font ; il faut leur pardonner. Je ne vous verrai point ce matin. Je ne trouverai point M. Petit chez lui, et je suis arrêté chez moi par M. de Ximènes. J’ai passé la nuit à lire sa tragédie, dont j’ai fait un extrait pour Grimm[4]. J’irai ce soir à la comédie nouvelle, et c’est encore pour lui que j’irai[5]. Les trois belles âmes que la vôtre, la sienne et la mienne ! s’il m’en manquait une des deux, qui est-ce qui remplirait ce vide terrible ? Vivez tous deux, si vous ne voulez pas que je sois un jour la voix qui crie dans le désert.

Je serai dans le parterre, vers le fond et dans le milieu ; c’est de là que mes yeux vous chercheront. Je m’en reviendrai après la petite pièce, ou peut-être avant, jeter sur le papier mes idées et travailler pour mon ami. Je serai demain, à midi, où vous m’attendez. J’y serai sans faute. Combien je sacrifie de moments doux à votre mère ! J’ai un peu rêvé à la répugnance de votre sœur. Elle ne m’estime donc pas assez pour me voir enfermé dans la même boîte avec elle ? Mais ce n’est pas cela, ma Sophie ; peut-être craint-elle qu’un jour que vous serez ou que vous ne serez plus, cette boîte..... Cette mère empêchera donc toutes les choses douces et innocentes que nous méditerons..... Dites-lui qu’on peut arranger les deux portraits comme il lui plaira..... ; dites-lui que je suis un homme de bien, que rien ne me fera changer pour vous..... ; dites-lui que j’ai atteint l’âge où l’on ne change plus de caractère..... ; dites-lui combien je serais flatté, combien vous seriez heureuse de tenir, de sentir, de regarder elle et moi, moi et elle..... Transportez-la au moment où vous vous séparerez, elle pour s’en retourner à Châlons, vous pour revenir à Paris… Vous refuser son portrait, c’est se détacher du vôtre… Madame, pesez bien tout, et ne contristez pas votre sœur. Suivez l’impulsion de votre âme, elle vous conseillera toujours bien. J’aime qu’on ait des vues délicates ; j’aime aussi qu’on les néglige quelquefois..... Il suffit de pouvoir se dire dans l’avenir : J’y avais pensé..... Il est bien singulier que ce soit un jaloux qui tienne ces discours et qui insiste… Est-ce que je suis désabusé ?..... Je ne sais. Je sens seulement que je souhaite vivement une chose qui m’aurait chagriné, si elle s’était faite sans mon aveu ; elle m’aurait beaucoup chagriné, et je la souhaite beaucoup ; et c’est une complaisance dont je saurais un gré infini à Mme Le Gendre, parce que c’est une manière de vous obliger que vous préféreriez à toute autre.....

Si votre sœur se résout à ce que nous lui demandons et que vous nous ayez tous les deux, Sophie, prenez garde, ne la regardez pas plus tendrement que moi ; ne la baisez pas plus souvent. Si cela vous arrive, je le saurai. Adieu, mon amie, à demain. Ô la belle soirée que celle d’hier ! Vous êtes bien touchée, bien tendre ; et Mlle Boileau avait de l’esprit comme un ange ; elle était heureuse de votre bonheur et du mien, cela est d’une âme charmante.


III


… Juillet 1759.


Bonjour, mon ami. Je ne vous vis point hier. Le Baron, qui agit fort librement avec ses amis, ne dînait point hier chez lui. J’allai au Palais-Royal, et je recommandai au portier de notre ami de recevoir une lettre pour moi, s’il en venait une. J’y passai le soir ; point de lettre.

Je ne vous verrai point encore aujourd’hui, à moins que ce ne soit sur le soir. S’il faisait un temps bien orageux, bien pluvieux, bien noir, je me jetterais dans un fiacre, et j’arriverais. Puisse-t-il faire ce temps ! puissé-je voir mon amie ! Dites-moi pourquoi je vous trouve plus aimable de jour en jour. Ou me cachiez-vous une partie de vos qualités, ou ne les apercevais-je pas ? Je ne saurais vous rendre l’impression que vous fîtes sur moi pendant le petit moment que nous passâmes ensemble avant-hier. C’est, je crois, que vous m’aimez davantage. Voilà le billet que je reçois à l’instant du Baron, et voilà une lettre que je reçus hier pour Mlle Boileau. Présentez-lui mon respect ; et vous, ma Sophie, croyez-moi pour jamais tout ce que vous savez que je vous suis. Voilà aussi quelques papiers que vous désirez de voir.


IV


Paris, le 10 juillet.


J’écris sans voir. Je suis venu ; je voulais vous baiser la main et m’en retourner. Je m’en retournerai sans cette récompense ; mais ne serai-je pas assez récompensé si je vous ai montré combien je vous aime ? Il est neuf heures, je vous écris que je vous aime. Je veux du moins vous l’écrire ; mais je ne sais si la plume se prête à mon désir. Ne viendrez-vous point pour que je vous le dise et que je m’enfuie ? Adieu, ma Sophie, bonsoir ; votre cœur ne vous dit donc pas que je suis ici ? Voilà la première fois que j’écris dans les ténèbres : cette situation devrait m’inspirer des choses bien tendres. Je n’en éprouve qu’une : je ne saurais sortir d’ici. L’espoir de vous voir un moment m’y retient, et j’y continue de vous parler, sans savoir si j’y forme des caractères. Partout où il n’y aura rien, lisez que je vous aime.


V


Paris, le 15 juillet.


Voilà la lettre de Grimm. Je l’ai relue avant que de vous l’envoyer. Imaginez sa douleur lorsqu’il aura appris que celui qui lui disait en l’embrassant, il y a quelques mois : « Voilà pour mon fils, voilà pour ma fille, voilà pour ma petite-fille », n’est plus. Il s’est endormi entre les bras de deux de ses enfants, sans douleur, sans agonie et sans efforts. Mon père n’était pas un de ces hommes qu’on oubliait quand on l’avait connu. Grimm se ressouviendra de lui et le pleurera. Vous adoucirez l’idée que j’en garderai, elle ne me quittera pas même à côté de vous ; mais ce qu’elle a de touchant et de mélancolique se fondant avec les impressions de tendresse que je reçois de vous, il résultera de ce mélange un état tout à fait délicieux. Ah ! s’il pouvait devenir habitude ! il ne s’agit que d’être bon amant et bon fils, homme bien reconnaissant et bien tendre, et il me semble que j’ai ces deux qualités. On n’éprouverait plus cette joie bruyante ; l’âme ne s’ouvrirait que par intervalle ; mais le rayon de gaieté qui s’en échapperait, semblable au rayon de lumière qui descend du ciel dans un jour nébuleux et couvert, n’en aurait que plus d’éclat et d’effet. Celui de notre tristesse sur les autres est bien singulier. N’avez-vous pas remarqué quelquefois à la campagne le silence subit des oiseaux, s’il arrive que dans un temps serein un nuage vienne à s’arrêter sur un endroit qu’ils faisaient retentir de leur ramage ? Un habit de deuil dans la société, c’est le nuage qui cause en passant le silence momentané des oiseaux. Il passe et le chant recommence.

Comment vous portez-vous aujourd’hui ? Avez-vous bien dormi ? Dormez-vous quelquefois comme moi, les bras ouverts ? Que vos regards étaient tendres hier ! combien ils le sont depuis quelque temps ! Ah ! Sophie, vous ne m’aimiez pas assez, si vous m’aimez aujourd’hui davantage..... Si vous m’avez écrit un petit mot, je saurai comment le reste de la soirée d’hier s’est passé..... Mais lisez donc l’histoire de cet abbé de Prades[6]… Quel abominable homme ! malheureusement il y en a beaucoup de pareils..... Bonjour, ma tendre amie ; je vous embrasse ; je vous aime toujours ; ils n’en croiront rien ; mais cela sera en dépit de tous les proverbes, fussent-ils de Salomon ! Cet homme-là avait trop de femmes pour entendre quelque chose à l’âme de l’homme de bien, qui n’en estime et n’en aime qu’une.


VI


… juillet 1759.


Je ne saurais m’en aller d’ici sans vous dire un petit mot. Hé bien ! mon amie, vous comptez donc beaucoup sur moi ! votre bonheur, votre vie sont donc liés à la durée de ma tendresse ! ne craignez rien, ma Sophie, elle durera, et vous vivrez et vous vivrez heureuse. Je n’ai point encore commis le crime, et je ne commencerai point à le commettre : je suis tout pour vous, vous êtes tout pour moi ; nous supporterons ensemble les peines qu’il plaira au sort de nous envoyer ; vous allégerez les miennes, j’allégerai les vôtres. Puissé-je vous voir toujours telle que vous êtes depuis quelques mois ! pour moi, vous serez forcée de convenir que je suis comme au premier jour : ce n’est pas un mérite que j’aie, c’est une justice que je vous rends. L’effet des qualités réelles, c’est de se faire sentir plus vivement de jour en jour. Reposez-vous de ma constance sur les vôtres et sur le discernement que j’en ai. Jamais passion ne fut plus justifiée par la raison que la mienne. N’est-il pas vrai, ma Sophie, que vous êtes bien aimable ? Regardez au dedans de vous-même ; voyez-vous bien ? voyez combien vous êtes digne d’être aimée, et connaissez combien je vous aime. C’est là qu’est la mesure invariable de mes sentiments.

Bonsoir, ma Sophie, je m’en vais plein de joie, la plus douce et la plus pure qu’un homme puisse ressentir. Je suis aimé, et je le suis de la plus digne des femmes.


VII


Langres, le 27 juillet 1759.


Je vous écrivis à Nogent, où je couchai le premier jour. J’en partis le lendemain entre trois et quatre heures du matin, et, après environ vingt-quatre heures de route continue, je suis arrivé à la porte de la maison paternelle ; j’ai trouvé ma sœur et mon frère en assez bonne santé, mais d’une telle différence de caractère, que j’ai bien de la peine à croire qu’ils puissent jamais se faire une vie douce. L’homme qui les liait et qui les contenait n’est plus. Mon frère avait tout mis en ordre ; ainsi, j’espère que nos affaires s’arrangeront sans délai et sans difficulté. Je suis bien pressé de vous revoir, mon amie ; je sens à tout moment qu’il me manque quelque chose, et quand j’appuie là-dessus, je trouve que c’est vous. J’ai apporté avec moi quelques livres qui ne seront pas ouverts, des papiers sur lesquels je ne jetterai pas seulement les yeux. Que je suis heureux d’avoir à traiter avec d’honnêtes gens ! D’autres tireraient bon parti de l’ennui qui m’obsède. Je trouve tout bien, parce que tout est bien, je crois, et que ce que je gagnerais à discuter ne vaut pas le temps que j’y mettrais. Lorsque j’entreverrai la fin de mon séjour, je demanderai à madame votre mère ses ordres. J’attends de vos nouvelles. Tout ce que vous me dites de Mme Le Gendre et de sa peine m’intéresse vivement : l’image de cette mère tendre tenant entre ses bras son enfant malade, et le reposant sur son sein, et cela pendant des heures entières et par des chaleurs insupportables, me revient quelquefois avec l’émotion la plus douce. Que je serais content, si je lui avais inspiré pour moi la plus petite partie des sentiments que j’ai pris pour elle ! En vérité, c’est une femme rare. Ne lui lisez pas cela, je vous en prie. Adieu, ma tendre et bonne amie : quand me retrouverai-je à côté de vous ? Ce sera sûrement le plus tôt possible. Je vous avais promis l’histoire de la dernière matinée que j’ai passée à Paris : à présent je n’ai plus le courage de vous en entretenir. Je voudrais oublier tous les torts que les autres ont avec moi. Portez-vous bien. Ménagez votre santé ; songez combien elle m’est chère. Je suis accablé de visites ; je suis interrompu à chaque ligne, et je ne souffre pas patiemment qu’on vienne me distraire quand je suis avec vous. Adieu, adieu, il faut que je vous quitte pour des prêtres, des moines, des avocats, des juges, des animaux de toute espèce et de toute couleur ; mais je ne vous quitterai pas sans vous protester que je ne vis que par la tendresse que j’ai pour vous. Je veux être aimé de ma Sophie ; je veux être aimé et estimé de Grimm ; je veux être aimé et estimé de Mme Le Gendre. Qu’on m’assure le suffrage de ces trois êtres, et que je puisse m’avouer à moi-même que je le mérite un peu, et tout sera bien.


VIII


Langres, le 31 juillet 1759.


À peine y a-t-il quatre jours que je suis ici, et il me semble qu’il y ait quatre ans. Le temps me dure ; je m’ennuie. Je vais vous entretenir un peu de nos affaires domestiques, puisque vous me l’avez permis. D’abord, il m’est impossible d’imaginer trois êtres de caractères plus différents que ma sœur, mon frère et moi. Ma sœur est vive, agissante, gaie, décidée, prompte à s’offenser, lente à revenir, sans souci, ni sur le présent ni sur l’avenir, ne s’en laissant imposer ni par les choses ni par les personnes ; libre dans ses actions, plus libre encore dans ses propos ; c’est une espèce de Diogène femelle. Je suis le seul homme qu’elle ait aimé ; aussi m’aime-t-elle beaucoup ! Mon plaisir la transporte ; ma peine la tuerait.

L’abbé est né sensible et serein. Il aurait eu de l’esprit ; mais la religion l’a rendu scrupuleux et pusillanime. Il est triste, muet, circonspect et fâcheux. Il porte sans cesse avec lui une règle incommode à laquelle il rapporte la conduite des autres et la sienne. Il est gênant et gêné. C’est une espèce d’Héraclite chrétien, toujours prêt à pleurer sur la folie de ses semblables. Il parle peu, il écoute beaucoup : il est rarement satisfait.

Doux, facile, indulgent, trop peut-être, il me semble que je tiens entre eux un assez juste milieu. Je suis comme l’huile qui empêche ces machines raboteuses de crier, lorsqu’elles viennent à se toucher. Mais qui est-ce qui adoucira leurs mouvements quand je n’y serai plus ? C’est un souci qui me tourmente. Je crains de les rapprocher, parce que si elles venaient un jour à se séparer, ce serait avec éclat. L’équité et le désintéressement sont deux qualités qui nous sont communes. Dieu merci, tout finira promptement et bien, sans que je m’en mêle. Mon père nous a laissé 50,000 francs en contrats, deux cents émines[7] en grain ou la valeur de 10,000 livres, une maison à la ville, deux jolies chaumières à la campagne, des vignes, des marchandises, quelques créances et un mobilier tel à peu près qu’il convenait à un homme de son état. Mon frère et ma sœur seront mieux partagés que moi, et je m’en réjouis. Qu’ils s’approprient tout ce qui leur conviendra, et qu’ils me renvoient. Pourquoi m’accommodais-je autrefois si bien de la vie qu’on mène ici, et ne puis-je la supporter aujourd’hui ? C’est, ma Sophie, que je n’aimais pas, et que j’aime.

Les choses ne sont rien en elles-mêmes ; elles n’ont ni douceur ni amertume réelles : ce qui les fait ce qu’elles sont, c’est notre âme ; et la mienne est mal disposée pour elles. Tout ce qui m’environne me lasse, m’attriste et me déplaît. Mais qu’on me promette ici mon amie, qu’elle s’y montre, et tout à sa présence s’embellira subitement. Si les objets ont changé pour moi, il s’en manque beaucoup que je sois le même pour eux. On me trouve sérieux, fatigué, rêveur, inattentif, distrait. Pas un être qui m’arrête ; jamais un mot qui m’intéresse ; c’est une indifférence, un dédain qui n’excepte rien. Cependant on a des prétentions ici comme ailleurs, et je m’aperçois que je laisse partout une offense secrète. Plus on m’estime, plus on souffre de mon inadvertance ; et moi, j’admire combien sottement les autres s’accusent ou se félicitent de notre humeur bonne ou mauvaise ; ils s’en font honneur, et ils n’y sont pour rien. Ah ! si j’osais les détromper, je leur dirais : Vous me plairiez tous, si j’avais ici ma Sophie ; et pourtant elle vous déparerait. La comparaison que je ferais de vous avec elle ne serait pas à votre avantage ; mais je serais heureux, et l’homme heureux est indulgent. Venez donc me réconcilier avec cette ville… Mais cela ne se peut. Il faut que je la haïsse jusqu’au moment où j’en sortirai pour retourner à vous. Je sens davantage que cette idée embellira mes derniers jours.

J’ai reçu vos deux lettres à la fois. Tout ce que vous y peignez, je l’éprouve ; j’ai payé le tribut à l’eau et à l’air de ce pays ; mais peut-être ne m’en porterai-je que mieux. N’est-ce pas à M… qu’il faut adresser les lettres pour Isle ? Je reviendrai donc avec madame votre mère ! Je m’y attendais. Ce n’était pas par Roger que j’espérais un mot de vous : mais je l’ai cherché dans le paquet de madame votre mère et dans les poches de la chaise, et j’ai été surpris de ne rien trouver. Grimm me sait ici ; pourquoi donc ne m’a-t-il pas écrit ? Il me néglige, mon amie ; réparez sa faute. Parlez-moi de vous, parlez-moi de votre chère sœur. Si pendant mon absence il vous arrive quelquefois de retourner au petit château, que j’y sois avec vous[8]. Je rêve aussi de mon côté à perfectionner cet établissement, et je trouve qu’on y aurait besoin d’un personnage qui fût le confident de tous, et qui fit entre eux le rôle de conciliateur commun. Qu’en pensez-vous ? Tout bien considéré, j’aimerais mieux que cette fonction fut confiée à une femme qu’à un homme. Adieu, ma bonne, ma tendre amie. Je vous serre entre mes bras, et je vous réitère tous les serments que je vous ai faits. Soyez-en témoin, vous, chère sœur. Si je manque jamais à son bonheur, haïssez-moi, méprisez-moi, haïssez, méprisez tous les hommes. Sophie, je vous aime bien, et je révère votre sœur autant que je vous aime. Quand vous rejoindrai-je toutes deux ? Bientôt, bientôt.

P. S. Ne me laissez point oublier de M. de Prisye, de l’abbé Le Monnier, de M. Gaschon, si vous l’avez encore ; et présentez mon respect à Mlle Boileau. Aurez-vous encore l’inhumanité de ne pas dire un mot de l’enfant[9] ? Je la vois d’ici. Je vois aussi la mère, et cette image me touche toujours.

J’ai vu, depuis que je suis ici, tous les fermiers de mon père, et je n’en ai pas vu un seul sans les larmes aux yeux. Combien cet homme a laissé de regrets !

Vous aimeriez beaucoup ma sœur ; c’est la créature la plus originale et la plus tranchée que je connaisse ; c’est la bonté même, mais avec une physionomie particulière. Ce serait la ménagère du petit château. Je n’y veux point de chapelain. Adieu, ma Sophie ! adieu, respectable et digne sœur de ma Sophie ! Tournez un peu vos yeux de ce côté, et tendez-moi votre main.


IX


À Langres, le 3 août 1759.


Voici, ma tendre amie, ma quatrième lettre. La première vous était adressée ; la seconde, sous enveloppe, à M. Berger, receveur général des gabelles a l’Hôtel des Fermes ; la troisième à Mme..... J’en ai reçu trois des vôtres, dont deux à la fois. Mon frère a ouvert la dernière ; mais il n’en a lu que quelques lignes qui ne contenaient heureusement rien qui pût l’effaroucher. C’était le détail des nouveaux accidents survenus à votre chère petite. Pour éviter à l’avenir un quiproquo qui troublerait l’homme de Dieu, désignez-moi par le titre d’académicien de Berlin. La pauvre enfant, que je la plains ! que je plains la mère ! Sans les infirmités de l’enfant, disent-ils, la tendresse de la mère ne paraîtrait pas. Quelle sottise ! Il fallait immoler un être innocent et sensible pour faire éclater la commisération d’un autre ; arracher la plainte et le gémissement de sa bouche, les rendre malheureux tous les deux, pour que l’on vît que l’un était bon ; commettre une injustice pour que la vertu s’exerçât ; s’exposer au reproche pour nous rendre dignes d’éloges ; se dégrader à nos yeux afin de nous honorer aux yeux de nos semblables et aux nôtres : quel système ! Que penserait-on d’un souverain qui gouvernait d’après ces principes ? Y a-t-il deux justices, l’une pour le ciel, l’autre pour la terre ? Si cela est, que devient l’idée de justice ? Si on la perd, elle aura souffert le peu d’instants qu’elle aura duré. Si on la conserve, elle n’en aura pas été moins châtiée avant que d’avoir failli. Mais si ce n’est pas elle, c’est son père, ajoutent-ils. Les insensés ! ils ne s’aperçoivent pas que leur réponse est celle de la fable de l’Agneau et du Loup qui buvaient à la même fontaine, l’un au-dessous de l’autre[10], et que celui qu’ils adorent est le loup : et sans cette fable, s’écrie le sublime Pascal, l’univers est une énigme inintelligible ; et la fable, lui répliquerai-je, est un blasphème.

Depuis que la glace est cassée, je fais le petit bec ; j’approche mes doigts de ma bouche et je vous envoie des baisers, comme Émilie à sa maman. Nous nous rapprocherons, mon amie, nous nous rapprocherons ; en attendant je ne permets votre bouche qu’à votre sœur. Qu’elle fut aimable le jour que nous nous séparâmes ! Combien elle connut notre peine ! Son cœur en était serré. Vous ne vous aperçûtes pas que ses couleurs en étaient presque éteintes. Moi, je le voyais, je me rappelle, et je me dis : Ah ! que le mortel qu’elle aimera sera bien aimé ! oh ! combien nous souffrirons, ma Sophie et moi, si jamais nous sommes aussi témoins de leurs adieux ! Faites-lui bien ma cour ; la chose qu’elle entendra avec le plus de plaisir, qui m’en fera le plus estimer, qui lui justifiera le mieux les sentiments qu’elle a conçus pour moi, c’est que vous m’aimez, c’est que je vous aime à la folie, c’est que je ne cesserai jamais ; répétez-le-lui donc du matin au soir.

Je suis bien aise que M… se porte mieux, et que son rival soit homme à se payer d’une maxime d’opéra : c’est tout ce que cela vaut.

Je ne sais pourquoi mes lettres ne vous sont pas encore parvenues : rassurez-moi là-dessus.

Nous avons ici une promenade charmante ; c’est une grande allée d’arbres touffus qui conduit à un bosquet d’arbres rassemblés sans symétrie et sans ordre. On y trouve le frais et la solitude. On descend par un escalier rustique à une fontaine qui sort d’une roche. Ses eaux, reçues dans une coupe, coulent de là, et vont former un premier bassin ; elles coulent encore et vont en remplir un second ; ensuite, reçues dans des canaux, elles se rendent à un troisième bassin, au milieu duquel elles s’élèvent en jet. La coupe et ces trois bassins sont placés les uns au-dessous des autres, en pente, sur une assez longue distance. Le dernier est environné de vieux tilleuls. Ils sont maintenant en fleur ; entre chaque tilleul on a construit des bancs de pierre : c’est là que je suis à cinq heures. Mes yeux errent sur le plus beau paysage du monde. C’est une chaîne de montagnes entrecoupées de jardins et de maisons au bas desquelles serpente un ruisseau qui arrose des prés et qui, grossi des eaux de la fontaine et de quelques autres, va se perdre dans une plaine. Je passe dans cet endroit des heures à lire, à méditer, à contempler la nature et à rêver à mon amie. Oh ! qu’on serait bien trois sur ce banc de pierre ! C’est le rendez-vous des amants du canton et le mien. Ils y vont le soir, lorsque la fin de la journée est venue suspendre leurs travaux et les rendre les uns aux autres. La journée a dû leur paraître bien longue, et la soirée doit leur paraître bien courte. Tandis que je suis là, mon frère, ma sœur et un ami arrangent nos affaires. Il me tarde bien qu’ils aient fait. Voici un trait qui m’a touché et qui vous touchera. Mon père avait une amie ; c’était une parente pauvre, bonne femme à peu près de son âge : ils tombent malades presque en même temps ; mon père mourut le jour de la Pentecôte. Elle apprit sa mort et mourut le lendemain. Ma sœur lui ferma les yeux, et on les a enterrés l’un à côté de l’autre. Fermer les yeux est une expression figurée à Paris ; ici, c’est une action d’humanité réelle. Ma sœur me racontait hier qu’un fils, qui était à côté du lit de son père expirant, crut qu’il était temps de lui rendre ce dernier devoir. Il se trompa ; son père sentit sa main, rouvrit les yeux, et lui dit : « Mon fils, dans un instant. »

Ô mon amie ! quelle tâche mon père m’a imposée, si je veux jamais mériter les hommages qu’on rend à sa mémoire ! Il n’y a ici qu’un mauvais portrait de cet homme de bien ; mais ce n’est pas ma faute. Si les infirmités lui eussent permis de venir à Paris, mon dessein était de le faire représenter à son établi, dans ses habits d’ouvrier, la tête nue, les yeux levés vers le ciel, et la main étendue sur le front de sa petite-fille qu’il aurait bénie. Nous nous fermerons tous les yeux les uns aux autres dans le petit château ; et le dernier sera bien à plaindre, n’est-ce pas ?

Depuis que j’ai quitté cette ville, tous ceux que j’y connaissais sont morts ; je n’y ai retrouvé qu’une femme, amie d’une jeune fille que j’aimais autrefois, et qui n’est plus. J’ai revu cette femme avec joie ; nous avons un peu causé de notre ancien temps. Il faut que je vous raconte d’elle quelque chose qui vous touchera. Peu de temps après la mort de son amie et de la mienne, je fis un voyage en province. Je sortais un jour de chez moi, elle de chez elle : elle m’invita à l’accompagner à l’église ; je lui donnai le bras. Lorsque nous fûmes sur le cimetière, elle détourna la tête, et me montra du doigt l’endroit où celle que nous avions aimée l’un et l’autre était déposée. Jugez de l’impression que son silence et son geste firent sur moi.

Je jouis maintenant un peu plus de mon âme. J’ai fait le bien que je désirais : j’ai rapproché mon frère et ma sœur ; nous nous sommes embrassés tous les trois ; leurs larmes se sont mêlées ; ils vivront ensemble ; puissent-ils se rendre heureux ! Et qu’est-ce qui les en empêcherait ? Ils sont sensibles et bienfaisants. Mais cela suffit-il ? Je me fais illusion tant que je puis sur la diversité de leurs caractères. Il le faut bien, ou remporter d’ici une âme pleine d’amertume. Adieu, mon amie ; chère sœur, je vous recommande sa santé ; ne négligez pas trop la vôtre. Mille souhaits pour la chère enfant. J’attends un mot de vous pour écrire à madame votre mère. Adieu, adieu.

Ne m’oubliez pas auprès de l’abbé, de MM. Gaschon et de Prisye ; dites à Mlle Boileau tout ce qui vous conviendra ; je suis sûr de ne vous dédire de rien. Et ses projets, où en sont-ils ? Elle vous fuit ; elle ne vous estime pas moins ; j’en suis sûr.

Je n’entends toujours rien de Grimm. Que fait-il ? À quoi pense-t-il ? Se porte-t-il bien ? Est-il malade ? Je ne sais que penser de son silence. Il est impossible qu’il me croie encore à Paris. Adieu, mon amie.


X


À Langres, le 10 août 1759.


J’espérais, ma tendre amie, recevoir hier une lettre de vous ; point de lettre, cela m’inquiète. L’enfant était, à en juger par ce que vous m’en avez dit, dans un état si déplorable que ce silence me fait craindre le grand accident. Mais je m’alarme peut-être mal à propos, et deux lettres reçues demain à la fois me rassureront. Je me suis laissé engager, je ne sais comment, à passer la journée à la campagne. On partira de grand matin. Combien le temps va me durer, si je pars sans avoir rien lu de vous ; mais je compte sur la célérité de la poste qui arrive ici de bonne heure.

J’ai passé, les premiers jours, fort renfermé. Je ne me portais pas assez bien pour me répandre. Voici que je me porte mieux et que je commence à n’être plus à moi, c’est une maladie plus fâcheuse que la première. Ce sont des visites à recevoir et à rendre sans fin, et des repas qui commencent le plus tôt et qui durent le plus tard qu’on peut. Ils sont gais, tumultueux et bruyants ; des plaisanteries ; ah dieu ! quelles plaisanteries ! Je n’aime pas trop tout cela, et je n’en avais pas besoin pour sentir tout ce que j’avais perdu en vous quittant ; et puis, le sot personnage à faire que celui de buveur d’eau au milieu d’une cohue de gens dont le mérite principal pour eux et pour les autres est de bien boire. Il faut cependant se prêter et paraître content. On est à la vérité soutenu par le bon cœur du maître et de la maîtresse de la maison, qui se montre à tout moment. On est si aise de m’avoir ! le moyen de résister à cela ? J’ai regretté plusieurs fois d’avoir renoncé au vin ; il est excellent. On en boirait tant qu’on voudrait et sans conséquence ; et l’on serait, au moins sur la fin de la nuit, de niveau avec ses convives.

Si demain je ne reçois pas mes deux lettres, la tête m’en tournera. Que faites-vous, vous et votre chère sœur ? Vous causez, vous ; vous m’aimez, vous ; vous le dites, vous ; vous vous faites les moments les plus doux, tandis que moi je parle affaires, je joue au trictrac et je dispute. Au milieu de cela, j’envoie quelquefois ma pensée aux lieux où vous êtes, et je me distrais. Combien j’irai vite en m’en retournant ! Un oiseau qui a rompu le fil qui le tenait attaché n’aura pas de meilleures ailes. Je soupçonne mon frère et ma sœur de tirer les choses en longueur pour me retenir auprès d’eux plus longtemps. Ils ne savent pas mon impatience, ou ils en font honneur à tel ou telle qui n’y est pour rien.

Je n’ai pas encore écrit au baron d’Holbach. Je viens de recevoir une belle lettre de Grimm ; oh ! pour cela bien belle et bien tendre, presque comme si vous l’aviez dictée. Le peu de condisciples qui me restent, répandus dans les environs de la ville, me sont venus voir : il n’y en a plus guère ; ils sont presque tous passés. Deux choses nous annoncent notre sort à venir et nous font rêver : les ruines anciennes, et la courte durée de ceux qui ont commencé de vivre en même temps que nous. Nous les cherchons, et, ne les retrouvant plus, nous nous replions sur nous : c’est ce sentiment secret qui nous rend leur présence si chère : par leur existence ils nous rassurent sur la nôtre. Il est certain que j’ai eu grand plaisir à reconnaître et à embrasser quelques-uns de ceux avec qui j’avais reçu des férules au collège, et que j’avais presque oubliés. Il semble qu’on revienne en arrière et que l’on redevienne jeune en les voyant. J’ai entendu prêcher la Saint-Dominique par un d’eux, pas trop mal ; ils ont du feu, des idées, que j’aime encore mieux singulières que plates. D’ailleurs, je m’amuse à mesurer, par ce qu’ils sont, la distance d’un esprit brut à un esprit cultivé, et je vois ce qu’ils auraient été si des circonstances plus heureuses les avaient favorisés.

J’ai rencontré ici quelques hommes bien décidés et bien nets sur le grand préjugé ; et ce qui m’a fait un plaisir singulier, c’est qu’ils tiennent un rang parmi les honnêtes gens.

Mais de quoi vous entretiens-je là ? Ne connaissez-vous pas la province aussi bien que moi ? Je me venge de votre silence, sans m’en apercevoir. Écrivez-moi donc, si vous voulez que je vous dise combien je vous aime. Toutes les lettres qui ne seront pas en réponse aux vôtres seront froides, je vous en avertis. S’il me vient au bout de la plume un mot qui soit doux, crac, je le supprime. Je ne pourrai jamais forcer ce cœur à se taire ; il faut qu’il tressaille et qu’il s’échauffe au nom de ma Sophie. Mais vous ignorez ce qu’il me suggère ; eh non, vous ne l’ignorez pas, vous le retrouverez au fond du vôtre. Adieu, ma bonne, ma tendre, ma sensible amie ; adieu. Cette lettre sera l’avant-dernière. Je pourvoirai à ce que les vôtres, s’il m’en vient pendant mon absence, soient renvoyées à Paris, à l’adresse de M. *** ; on y joindra celles de Grimm. Présentez mon respect à M. *** ; rappelez-moi à Mlle Boileau, à l’abbé Le Monnier, à M. *** et à M. de Prisye.

Il est devant moi, ce portrait. Je ne saurais en approcher les lèvres ; à peine l’aperçois-je à travers les fractures de la glace ! Avez-vous vu quelquefois la lune ? J’ai préféré la lune au soleil en faveur de M. *** qui en aura plus d’indulgence pour ma comparaison. L’avez-vue quelquefois couverte d’un nuage que sa lumière élancée par rayons épars cherche à dissiper ? Eh bien, c’est mon portrait et la glace rompue. Cela est pourtant bien incommode, quand on est loin. Je sais seulement que vous êtes là-dessous ; mais je ne vous y vois pas. Adieu, encore une fois.

C’est à Isle, suivant toute apparence, que vous m’adresserez votre seconde lettre. Il est toujours bien décidé que je ramènerai madame votre mère. J’ai rencontré ici des gens qui ont connu Mme Le Gendre et qui m’en ont parlé avec admiration. Vous vous doutez bien qu’ils ne m’ont pas ennuyé, ceux-là ! Je les écoutais et je leur disais qu’elle avait une sœur ; et ils trouvaient que leur mère était bien heureuse. Je vous embrasse, quoique je n’aie point reçu de lettres ; mais je vous embrasserai demain bien mieux, car j’en aurai deux ; oh ! oui, j’en aurai deux.

Nos partages sont faits : nous venons de faire un arrangement de 200,000 francs, à peu près comme on fait celui de 200 liards ; cela n’a pas duré un demi-quart d’heure ; je vous dirai cela plus au long.


XI


À Langres, le 12 août 1759.


Voici sur quoi j’ai fondé la paix domestique. Il m’a semblé que ma sœur était un peu fatiguée de l’administration des affaires, et qu’elle s’était fait des principes d’économie qui n’étaient point ceux de l’abbé. L’abbé veut jouir ; sa sœur veut se mettre à l’abri de tout événement. L’abbé aime la compagnie, telle quelle, et la table ; ma sœur se plaît avec peu de monde, et veut être honorable à propos et sans profusion. L’abbé, dans ses tournées ecclésiastiques, a fait des connaissances de toute couleur et de toute espèce, qui en useront avec lui comme il en usait avec elles. Ma sœur pressent que la maison va devenir un hospice ; elle craint de supporter le poids des soins domestiques, de perdre son repos, de dissiper son revenu, et de voir circuler toute l’année autour d’elle des visages inconnus et déplaisants. C’est un plaisir que de l’entendre peindre tous ces gens-là, qu’elle n’a jamais vus qu’en imagination, et rendre leurs conversations comme elles lui viennent. Un des coins de son caractère, c’est d’être gaie dans sa mauvaise humeur, et de faire rire quand elle se fâche. Quand elle a dit, et qu’on a ri, elle croit avoir cause gagnée, et la voilà contente. Qu’ai-je fait ? J’ai commencé par désabuser l’abbé d’une jalousie préconçue, je ne sais sur quoi ni comment, que ma sœur m’était plus chère que lui. J’ai tâché de lui faire entendre que je l’aimerais cent fois plus encore qu’il ne le supposait, qu’il y aurait une chose que j’aimerais davantage, c’est la justice. J’ai ménagé sa délicatesse, j’ai prévu et évité tout ce qui pourrait lui donner de l’ombrage ; je me suis assuré de son âme, ensuite j’ai travaillé. Ma sœur avait une amie peu riche ; je lui ai persuadé de la prendre avec elle ; l’abbé y a consenti ; elle est à présent installée ; c’est elle qui fait aller la maison, et ma sœur n’a plus de souci que celui qu’elle veut bien prendre. Il leur en coûte la pension d’une petite nièce de cette amie qui demeurait avec sa tante, et qu’il a fallu placer en lieu convenable et sûr ; mais qu’est-ce que cela ? Rien. Il s’agissait d’arranger la dépense commune de manière que l’abbé dépensât tant qu’il lui plairait, que sa sœur économisât à sa fantaisie, et que l’un ne parût point à charge à l’autre. J’ai proposé à l’abbé d’accepter une pension de sa sœur : ils y ont consenti l’un et l’autre ; j’ai fixé la pension, et tout est fini. Des trois maisons que nous avions, nous sommes convenus d’en vendre une ; des deux qui restent, l’une à la ville, l’autre à la campagne, ils occuperont la première, elle leur appartiendra ; ils m’en rembourseront le tiers. Celle de la campagne sera commune aux trois enfants. C’est le cellier de nos vendanges et le grenier de nos moissons. On a fait du reste trois lots. Ils m’ont offert le premier, le plus avantageux sans doute ; je ne suis pas intéressé, mais j’aime les procédés honnêtes, et je ne saurais vous dire combien le leur m’a touché. Ils ont tiré les deux autres au sort. Au reste, ces partages moins réels que simulés ne sont que des précautions raisonnables contre les inconvénients à venir. Les revenus continueront à se percevoir en masse ; mon frère et ma sœur géreront, et tous les ans on m’enverra ma portion forte ou faible, selon les années bonnes ou mauvaises. Nous serons les uns envers les autres garants des événements ; la grêle tombera également sur tous ; nous profiterons ou nous souffrirons ensemble ; nos biens sont séparés ; chacun a le sien ; nous nous sommes associés contre les événements. Ah ! cher père ! si votre âme errait entre vos enfants, qu’elle serait contente d’eux ! Tout cela s’est fait en un quart d’heure, et d’une manière si douce, si tranquille, si honnête, que vous en auriez pleuré de joie toutes deux. Je n’ai pas voulu entendre parler du mobilier ; ma sœur et l’abbé le partageront. Mais je soupçonne qu’ils ont en lié mon lot au prorata. Tout est bien de ma part et de la leur. On a vendu des effets inutiles ; des créanciers se sont acquittés, d’autres s’acquitteront dans la suite. Il y a des rentes échues ; il y a une bourse commune qui se grossit de jour en jour ; quand elle renfermera ce qui nous est dû, on l’ouvrira, et nous partagerons après que les dernières volontés de mon père seront accomplies. Il y a beaucoup d’autres petits détails où vous reconnaîtriez le même esprit, et dont je vous entretiendrais s’ils m’étaient présents ; ils vous intéresseraient, puisque vous m’aimez. On vient de m’apporter l’acte de partage : c’est un homme d’honneur qui l’adressé. Nous le transcrirons, nous le signerons, nous nous embrasserons, et nous nous dirons adieu.

Je crains d’avance ce moment ; mon frère et ma sœur le craignent aussi. Il était fixé à lundi ; mais ils m’ont demandé quelques jours de plus ; comment les refuser ? Ils ne me reverront peut-être de longtemps. Pourvu que madame votre mère me pardonne ce délai ! Je l’espère. L’abbé voulait m’entraîner à son prieuré. Un ami qui habite les forêts en était sorti pour me voir. Je lui avais promis une visite ; mais l’abbé s’est départi de son envie, et je manquerai de parole à l’ami. Je regrette un jour qui me tient éloigné de vous. Je regrette aussi cette lettre qui m’attend à présent à Isle ; elle est entre les mains de madame votre mère ; elle y restera trop de temps. Je redoute le moment où elle me la remettra. Comment me l’offrira-t-elle ? comment la recevrai-je ? Nous serons troublés tous les deux ; elle verra mon trouble ; je devinerai le sien ; nous garderons le silence, ou, si nous parlons, je sens que je bégayerai, et je n’aime pas à bégayer. Vous croyez que j’aurais le courage de demander une plume et de l’encre pour vous écrire ? vous me connaissez bien !

Les habitants de ce pays ont beaucoup d’esprit, trop de vivacité, une inconstance de girouettes ; cela vient, je crois, des vicissitudes de leur atmosphère qui passe en vingt-quatre heures du froid au chaud, du calme à l’orage, du serein au pluvieux. Il est impossible que ces effets ne se fassent sentir sur eux, et que leurs âmes soient quelque temps de suite dans une même assiette. Elles s’accoutument ainsi, dès la plus tendre enfance, à tourner à tout vent. La tête d’un Langrois est sur ses épaules comme un coq d’église au haut d’un clocher : elle n’est jamais fixe dans un point ; et si elle revient à celui qu’elle a quitté, ce n’est pas pour s’y arrêter. Avec une rapidité surprenante dans les mouvements, dans les désirs, dans les projets, dans les fantaisies, dans les idées, ils ont le parler lent. Pour moi, je suis de mon pays ; seulement le séjour de la capitale et l’application assidue m’ont un peu corrigé. Je suis constant dans mes goûts ; ce qui m’a plu une fois me plaît toujours, parce que mon choix est toujours motivé : que je haïsse ou que j’aime, je sais pourquoi. Il est vrai que je suis porté naturellement à négliger les défauts et à m’enthousiasmer des qualités. Je suis plus affecté des charmes de la vertu que de la difformité du vice ; je me détourne doucement des méchants, et je vole au-devant des bons. S’il y a dans un ouvrage, dans un caractère, dans un tableau, dans une statue, un bel endroit, c’est là que mes yeux s’arrêtent ; je ne vois que cela ; je ne me souviens que de cela ; le reste est presque oublié. Que deviens-je lorsque tout est beau ? Vous le savez, vous, ma Sophie, vous le savez, vous, mon amie ; un tout est beau, lorsqu’il est un ; en ce sens Cromwell est beau, et Scipion aussi, et Médée, et Aria, et César, et Brutus. Voilà un petit bout de philosophie qui m’est échappé ; ce sera le texte d’une de vos causeries sur le banc du Palais-Royal. Adieu, mon amie ; dans huit jours d’ici j’y serai, je l’espère. Je ne vous écrirai pas que je vous aime ; je vous le dirai, je vous le jurerai, vous le verrez, et vous serez heureuse et je le serai aussi ; et la chère sœur ne le sera-t-elle pas ?


XII


Langres, 14 août 1759.


J’ai encore deux nuits à passer ici. Jeudi matin, de grand matin, je quitterai cette maison, où, dans un assez court intervalle de temps, j’ai éprouvé bien des sensations diverses. Imaginez que j’ai toujours été assis à table vis-à-vis d’un portrait de mon père, qui est mal peint, mais qu’on a fait tirer il y a seulement quelques années, et qui ressemble assez ; que nos journées ont été employées à lire des papiers écrits de sa main, et que ces derniers moments se passent à remplir des malles de hardes qui ont été à son usage et qui peuvent être au mien. Toutes ces relations qui lient les hommes entre eux d’une manière si douce ont pourtant des instants bien cruels ; bien cruels ! j’ai tort, je suis à présent dans une mélancolie que je ne changerais pas pour toutes les joies bruyantes du monde. Je suis appuyé sur le lit où il a été malade pendant quinze mois. Ma sœur se relevait dix fois la nuit pour lui apporter des linges chauds, pour rappeler la vie qui commençait à s’éloigner des extrémités de son corps. Il fallait qu’elle traversât un long corridor pour arriver à cette alcôve, où il s’était réfugié depuis la mort de sa femme. Leur lit commun était resté vacant depuis onze ans. Pour soulager sa fille dans les soins continuels qu’elle lui rendait, il vainquit sa répugnance et vint se placer dans ce lit. En y entrant, il dit : Je me trouve mieux, mais je n’en sortirai pas. Il se trompait : il mourut, ou plutôt il s’endormit pour ne plus se réveiller, dans un fauteuil, entre son fils, sa fille et quelques-uns de ses amis. Il s’échappa d’au milieu d’eux sans qu’ils s’en aperçussent.

L’acte de nos partages est signé d’hier. Les choses se sont passées comme je vous l’ai dit. J’ai signé le premier. J’ai donné la plume a mon frère, de qui ma sœur l’a reçue. Nous n’étions que nous trois. Cela fait, je leur ai témoigné combien j’étais touché de leur procédé. J’avais peine à parler, je sanglotais. Je leur ai demandé ensuite s’ils étaient satisfaits de moi ; ils ne m’ont rien répondu ; mais ils m’ont embrassé tous les deux. Nous avions tous les trois le cœur bien serré. J’espère qu’ils s’aimeront. Notre séparation qui s’approche ne se fera pas sans douleur ; un autre sentiment lui succédera à mesure que j’approcherai d’Isle, et puis un autre à mesure que j’approcherai de Châlons, et encore un autre à mesure que j’avancerai vers Paris. Avant que de me retrouver entre vos bras, j’aurai vu le séjour habité par la femme du monde que j’aime le plus, et le séjour habité par la femme du monde que j’estime autant que j’aime la première, et ces deux femmes sont les deux sœurs. Adieu, ma Sophie, adieu, chère sœur ; je n’ose me flatter que vous m’attendiez avec la même impatience que j’ai à vous aller rejoindre. Adieu, adieu. Si j’arrivais la veille de la Saint-Louis, ce bouquet en vaudrait bien un autre, n’est-il pas vrai, mon amie ?


XIII


À Guémont près Vignory, 17 août 1759.


Ô l’heureux pays où il n’y a ni plume, ni encre, ni papier, que ce qu’il en faut au curé pour inscrire les noms des enfants qu’on y fait ! Je suis à douze lieues de Langres, dans un village où c’est à la complaisance du pasteur que je dois le plaisir de causer avec ma Sophie. Jamais amant peut-être ne s’est trouvé ici ; jamais du moins un aussi tendre. Le saint homme qui m’a prêté le seul tronçon de plume qu’il ait me croit occupé de quelque grande affaire, et n’a-t-il pas raison ? Quelle affaire plus grande pour moi que de vous apprendre que je revole vers vous avec une joie dont l’excès ne peut se comparer qu’à la peine que j’eus à vous quitter ? Je vous reverrai donc ! mais encore un mot de ce curé, dont j’emploie, à vous dire que je vous aime à la folie, la même plume qui griffonne les prônes où il damnait ses pauvres idiots, pour avoir écouté leur cœur qui les prêchait bien mieux que lui.

Je me suis arraché à cinq heures du matin d’entre les bras de ma sœur. Combien nous nous sommes embrassés ! combien elle a pleuré ! combien j’ai pleuré aussi ! Je l’aime beaucoup, et je crois en vérité que vous ne m’aimez pas plus qu’elle. L’abbé voyait cela, et il en était touché ; je lui ai recommandé le bonheur de cette chère sœur, et à elle le bonheur de son frère. Elle s’acquittera bien de ce devoir. Je me suis offert à être le médiateur de leurs petits démêlés s’il en survient ; et l’abbé, qui a lieu, m’a-t-il dit, de compter plus encore sur mon équité que sur mon affection, m’a accepté. Il a eu tort de dire comme cela ; car en vérité il n’y a pas un homme de sa robe que j’estime plus que lui. Il est sensible ; il est vrai qu’il se le reproche ; il est honnête, mais dur. Il eût été bon ami, bon frère, si le Christ ne lui eût ordonné de fouler aux pieds toutes ces misères-là. C’est un bon chrétien qui me prouve à tout moment qu’il vaudrait mieux être un bon homme, et que ce qu’ils appellent la perfection évangélique n’est que l’art funeste d’étouffer la nature qui eût parlé en lui peut-être aussi fortement qu’en moi. Oh ! que je suis content ! Il est encore de bonne heure, et j’aurai le temps de causer avec vous tout à mon aise. Combien je vais vous dire de choses, tandis que ces bonnes gens me font sans apprêt une fricassée de poulet, qui sera mangée de bon appétit ! Bonnes gens, n’allez pas si vite ; j’ai une faim dévorante, mais j’aime encore mieux causer avec ma Sophie que manger. Que fait-elle ? que dit-elle ? que pense-t-elle ? où me croit-elle ? En quelque lieu du monde qu’elle me suppose, elle m’aime.

J’avais rapproché ce frère et cette sœur, je m’applaudissais de mon ouvrage ; j’en jouissais ; nous nagions tous les trois dans la joie lorsqu’un événement de rien a pensé tout détruire. Hier au soir il arrive, il voit des malles qui se remplissent ; il prétend que je n’ai pas même daigné lui annoncer mon départ ; que c’était un arrangement fait entre ma sœur et moi ; qu’on le néglige ; que l’on se cache de lui ; qu’on lui tait tout ; qu’on ne l’aime pas ; qu’il le voit jusque dans les plus petites circonstances ; et puis voilà mon homme qui se désole, qui étouffe, qui ne peut ni boire, ni manger, ni parler ; et moi de lui prendre les mains, de l’embrasser, de lui protester tout ce que je sentais, peut-être plus que je ne sentais. Son état me faisait pitié, je tremblais pour le sort de ma sœur, qui me disait : « Tenez, voilà la vie qu’il me prépare ; il faudra que je me dérange tous les jours la tête pour remettre la sienne. » Et puis voilà que ce propos et quelques autres de la même trempe, qu’elle ne sait que trop bien tenir, rallument l’orage qui commençait à se dissiper ; et mon philosophe qui ne sait plus à quel saint se vouer entre des gens qui se mettent le marché à la main, et qui se retirent l’un d’un côté, l’autre de l’autre, au grand étonnement des domestiques qui avaient servi le souper, et qui regardaient en silence trois êtres muets, chacun à dix pieds de la table, l’un tristement appuyé sur ses mains, c’était moi ; l’autre renversé sur sa chaise comme quelqu’un qui a envie de dormir, c’était ma sœur ; le troisième se tourmentant sur sa chaise, cherchant une bonne posture et n’en trouvant point. Cependant, après avoir éloigné les domestiques, je pris la parole ; je leur rappelai ce qu’ils s’étaient protesté sur le corps de leur père expiré ; je les conjurai, par l’amitié qu’ils avaient pour moi et par la douleur qu’ils me causaient, de finir une situation qui m’accablait ; je pris ma sœur par la main : « Non, mon frère, cet homme a été et sera toute sa vie insociable ; je veux m’aller coucher. — Non, chère sœur, vous ne me renverrez pas avec ce chagrin. — Je ne sais avec qui cet homme a vécu ; il est toujours prêt à soupçonner des complots. — Mon frère, laissez-la aller, vous voyez bien que quand nous nous embrasserons elle ne m’en aimera pas davantage. » Cependant j’entraînais ma sœur, qui se laissait aller en se faisant tirer. Nous arrivâmes enfin jusqu’au prêtre et je les rapatriai. Nous mangeâmes un souper froid, pendant lequel je leur fis à chacun un très-beau sermon. J’étais touché, je ne sais ce que je leur dis ; mais la fin de tout cela, c’est qu’ils se tendirent les mains d’un côté de la table à l’autre, qu’ils se les saisirent, qu’ils se les serrèrent, qu’ils avaient les larmes aux yeux ; et qu’après s’être avoué bien franchement leurs torts, ils me demandèrent mille pardons et m’accablèrent de caresses. Ce n’étaient pas des discours, c’étaient des mots entrecoupés, c’étaient les démonstrations les plus douces et les plus expressives.

L’abbé s’est levé de grand matin ; il est venu le premier dans ma chambre, et il m’a tenu des propos, moitié religion et moitié raison, qui n’étaient pas trop mauvais, et il m’a fait sentir au doigt que quand le cœur était partial, quoiqu’on s’observât, il était impossible qu’il n’y parût pas dans les actions. Que répondre à cela ? Que j’avais peu vécu avec lui, que je ne le connaissais pas autant que ma sœur, et autres forfanteries qu’on tient pour ne pas demeurer court, et qui ne trompent que ceux qui nous aiment et qui ont de l’intérêt à les croire ; mais comment faire autrement ? Pour ma sœur, contente d’elle et de moi, elle dormait. Voilà ma fricassée de poulet qui dort aussi ; l’appétit et ma bonne paysanne qui s’impatientent ; allons la manger bien vite pour reprendre et continuer ce que vous ne pourrez peut-être pas lire. Qu’importe ! je vous écrirai toujours, ce sera comme le soir que je vous écrivais dans les ténèbres.

Ma fricassée était excellente et l’eau délicieuse. Ah ! ma Sophie, si vous m’aviez vu manger ! mais que je suis bête ! je vous crois attentive à tout ce que je fais. Les pauvres gens sont si honteux de n’avoir point de dessert à me donner qu’ils n’oseraient presque le dire ; ils me prennent au moins pour quelque gros bénéficier. Il est vrai que j’ai une chaise et des chevaux, mais point de laquais ; ils n’en savent pas si long, et ils ne m’en respectent pas moins. À propos, les chats de Champagne n’osent pas manger sur des assiettes, il faut qu’ils soient fripons de leur naturel ; ils ont l’air de voler ce qu’on leur donne. Il y a bien des gens comme cela. Mais où en étais-je ? Oh ! la bonne eau ! à votre santé, ma Sophie. Madame, permettez-vous ? Oui.

Voici le moment terrible, celui des adieux ; ils ont été bien tendres ; j’ai jeté mes bras autour du cou de l’abbé ; j’ai baisé ma sœur cent fois. Je parlais à l’abbé, mais je ne disais mot à ma sœur. En vérité, nous sommes bien nés tous les trois ; mais il est impossible d’être de caractères plus divers. Ah ! s’ils s’aimaient l’un l’autre comme ils m’aiment tous les deux ! S’ils avaient pu me charger la maison entière sur le corps, je vous l’aurais apportée. Nous avons une qualité commune, c’est la sensibilité et le désintéressement. L’abbé ne tient à rien, cela est sûr ; l’argent n’en est pas excepté. J’ai oublié de vous dire qu’en parcourant les lettres que j’écrivais à mon père, il y avait trouvé quelques mots qui l’avaient offensé ; il s’en plaignit amèrement, et cela dans les premiers jours. Je lui dis : « Je ne sais ce qu’il y a dans ces lettres, je sais seulement qu’il n’y a ni méchanceté, ni mauvais dessein ; mais, mon frère, si j’ai quelque tort avec vous, quelque involontaire qu’il soit, je vous en demande pardon. » Il faut que ma sœur soit fière ; j’entendis qu’elle grommelait : « Cela est bien humble pour un aîné. » Cela acheva de donner un grand prix à mon excuse. Je les ai laissés enchantés de moi, et tous ceux qui ont eu quelque part à nos affaires. Je ne saurais me dissimuler la joie que j’en ai. Ma Sophie, dites, vous qui êtes si souvent dans ce cas, cela n’est-il pas bien doux ? Ils me louent à présent que je suis loin d’eux ; ils se font en eux-mêmes de petits reproches et je m’applaudis. Mais je crois que mon cocher s’enivre avec l’hôte, car ils parlent guerre et religion. J’entends qu’ils crient : « Est-ce que Dieu n’est pas le maître et le roi ? voilà pourtant qu’on parle encore d’impôts ! » Qu’ils s’enivrent, n’est-ce pas là leur consolation ? Ils le sont de vin, je le suis d’amour ; je n’ai pas le courage de les blâmer. Demain ils expieront leur ivresse ; elle sera passée et la mienne durera. Mais du train que j’y vais je ne finirai point ; tant mieux, n’est-il pas vrai, ma Sophie, si vous me lisez plus longtemps ? Me voilà parti ; me voilà à Chaumont ; me voilà à Brethenay ; c’est un petit village rangé sur la cime d’un coteau dont la Marne arrose le pied. Le bel endroit ! Me voilà à Vignory.

Ma Sophie, quel endroit que ce Vignory ! Que la chère sœur ne me parle jamais de ses sophas, de ses oreillers mollets, de ses tapisseries, de ses glaces, de son froid attirail de volupté. Quelle comparaison entre tous ces colifichets artificiels et ce que j’ai vu ! Imaginez-vous une centaine de cabanes entourées d’eau, de vieilles forêts immenses, des coteaux, des allées de prés qui séparent ces coteaux, comme si on les y avait placés à plaisir, et des ruisseaux qui coupent ces allées-prairies. Non, pour l’honneur des garçons de ce village, je ne veux pas me persuader qu’il y ait là une fille pucelle passé quatorze ans ; une fille ne peut pas mettre le pied hors de sa maison sans être détournée ; et puis le frais, le secret, la solitude, le silence, le cœur qui parle, les sens qui sollicitent… Ma Sophie, ne verrez-vous jamais Vignory ?

Mais les chevaux volent ; me voilà déjà loin de ce lieu, me voilà à Provenchères ; autre enchantement. Je n’ai jamais fait une si belle route ; elle est fatigante pour les voitures ; il faut sans cesse descendre ou monter ; mais elle est bien agréable pour le voyageur. Me voilà à Guémont, c’est de là que je vous écris avec la plume du curé tout ce qui me passe par la tête. Demain à Joinville, de bonne heure ; à Saint-Dizier, à dîner ; de Saint-Dizier à Isle, s’il se peut, dans le même jour, ou samedi dans la matinée, si c’est aujourd’hui jeudi, comme je crois ; car je ne sais jamais bien le jour que je vis. Je vous aime tous les jours, et je ne distingue que celui où je me crois plus aimé.

Il est à peu près dix heures du soir ; mes draps sont mis ; on me les a promis blancs. Ces gens-là ne me tromperont pas. Je dormirai donc tout à l’heure. Bonsoir, ma Sophie ; bonsoir, sa chère sœur ; si c’est demain jour de poste à Joinville ou à Saint-Dizier, ce griffonnage partira. Je ne pense pas qu’on me retienne à Isle. On paraît trop pressé de vous rejoindre. Dieu veuille que cet empressement dure ! S’il était réel, mes délais ont dû l’augmenter, mais on n’y connaît rien. Après-demain, Circé m’aura en sa puissance. Non, non, ma Sophie me garde, et celui que ma Sophie garde est bien gardé. Bonsoir, toutes les deux. À propos, vos dodos se touchent-ils encore ? Je voudrais bien savoir cela. Je pourrais avoir à Isle des scrupules que cela m’aiderait à lever. Il me vient une bonne folie par la tête, c’est qu’on me fera coucher dans votre chambre. Madame votre mère est capable de cet effort-là. Ne m’avez-vous pas dit que cette chambre était parquetée ? Mais je serai encore demain à ma lettre, si je m’y opiniâtre ; c’est comme si j’étais à côté de vous ; combien de fois je me suis levé et vous ai dit bonsoir à neuf heures, et n’étais pas encore parti à minuit ! On n’entend rien aux amants ! Ils semblent n’être pas faits pour être toujours ensemble, ni pour être séparés ; toujours ensemble, on dit qu’ils s’useraient ; séparés, ils souffrent trop. Bonsoir pourtant, et pour la dernière fois.


XIV


Saint-Dizier, 19 août 1759.


Me voilà hors de ce village appelé Guémont. Je n’y ai pas fermé l’œil ; des bêtes, je ne sais quelles, m’ont mangé toute la nuit ; nous en sommes sortis à six heures, pas plus tôt. Les domestiques font à peu près avec moi ce qu’ils veulent. Nous avons fait nos quatre lieues et rafraîchi. Chemin faisant, nous avons laissé Joinville sur notre gauche ; elle est perchée sur un rocher dont la Marne arrose le pied, et fait un fort bel effet. C’est une bonne compagnie que cette rivière ; vous la perdez ; vous la retrouverez pour la perdre encore, et toujours elle vous plaît ; vous marchez entre elle et les plus beaux coteaux. Nous avons rafraîchi à un village appelé Lachecourt. Je me suis amusé là à causer avec un vieillard de quatre-vingt-dix ans. J’aime les enfants et les vieillards ; je regarde ceux-ci comme des êtres singuliers que le sort a épargnés. L’hôtesse de l’endroit est une grosse réjouie qui dit que sacredieu n’est pas jurer. Quand elle jure, je ne sais plus ce qu’elle dit.

Il faut qu’on soit bien malheureux dans ce pays. Oh ! combien on a de bénédictions pour trois sous ! On me prend toujours pour un homme d’Église : on m’a appelé Sa Grandeur. J’ai répondu au premier : « Ce n’est pas moi, c’est ce cheval qui est grand ». J’étais déjà bien revenu des colifichets ; je le suis bien davantage. Mon cœur s’émeut de la joie la plus douce quand mes semblables me bénissent.

C’est le petit château qui sera une maison bénie ! C’est là que, sans glaces, sans tableaux, sans sophas, nous serons les mortels les plus heureux par le bien que nous ferons et par celui qu’on dira de nous. Quand on se tairait, le serions-nous moins ? Une bonne action, qui n’est connue que du ciel et de nous, n’en est-elle pas encore plus belle ? J’aime à croire, pour l’honneur de l’humanité, que la terre en a couvert et en couvrira une infinité avec ceux qui les ont faites. J’aime la philosophie qui relève l’humanité. La dégrader, c’est encourager les hommes au vice. Quand j’ai comparé les hommes à l’espace immense qui est sur leur tête et sous leurs pieds, j’en ai fait des fourmis qui se tracassent sur une taupinière. Il me semble que leurs vices et leurs vertus, se rapetissant en même proportion, se réduisent à rien.

Me voilà à Saint-Dizier. Il n’est qu’une heure et demie. Si ma Sophie était à Isle, j’y arriverais sûrement ce soir ; mais elle n’y est pas, et je coucherai sûrement à Vitry où ailleurs, d’où je continuerai à lui griffonner encore un mot. Demain, je serai au lever de madame votre mère. Le cœur m’en bat d’avance. On prépare mon dîner ; en attendant, je vais vous faire part d’une petite aventure qui m’est arrivée à Langres, les derniers jours. Nous avons là une marquise de ***, qui n’est pas la moins spirituelle ni la moins folle de nos dames, qui le sont pourtant assez. Elle s’appelait auparavant Mlle de *** : elle me vint voir le matin presque dans mon lit ; notez cela. Nous sommes tombés fous l’un de l’autre. Nous avons arrangé la vie la plus agréable. Elle viendra passer neuf mois à Paris ; les trois autres, nous irons les passer à *** ou à ***, comme il nous conviendra. Elle m’a envoyé, le lendemain de cette entrevue, un billet doux pour me rappeler mes engagements et me demander des vers pour une présidente de ses amies dont c’était la fête le lendemain. J’ai répondu à cela avec le plus d’esprit possible, le moins de sentiment et le plus de cette méchanceté qu’on n’aperçoit pas. Cela disait : Ordonnez-moi ce qu’il vous plaira ; mais ne m’ordonnez pas d’avoir autant d’esprit que vous. Réchauffez mon esprit et mes sens, et j’oserai alors vous obéir. Pour vous expliquer la valeur de ce j’oserai, il faut que vous sachiez que cette marquise a eu un mari libertin, qui n’avait pas la réputation de se bien porter. C’est à ce propos que ma sœur, à qui elle disait : Mademoiselle, pourquoi ne vous mariez-vous pas ? lui répondait : Madame, c’est que le mariage est malsain.

À ce soir encore un petit mot, mon amie. Je vais manger deux œufs frais et dévorer un pigeon, car j’ai de l’appétit ; le voyage me fait bien ; c’est cependant une sotte chose que de voyager : j’aimerais autant un homme qui, pouvant avoir une compagnie charmante dans un coin de sa maison, passerait toute la journée à descendre du grenier à la cave et à remonter de la cave au grenier. Tout ce griffonnage d’auberge, dont vous ne nous tirerez jamais, vous sera dépêché demain de Vitry, à l’adresse de M. ***.

P. S. J’allais faire une bonne sottise. Je croyais qu’il fallait passer à Vitry au sortir de Saint-Dizier, et point du tout. Je suis à la porte de la maison ; dans deux heures d’ici, je parlerai à madame votre mère. Le cœur me bat bien fort ; que lui dirai-je ? que me dira-t-elle ? Allons, il faut arriver. Adieu, ma Sophie ; je me recommande à vos souhaits. À vendredi.

J’oubliais de vous dire que je ne fis point les vers demandés, et que je suis parti sans rendre la visite à ma marquise.


XV


À Isle[11], 23 août 1759.


J’y suis, mademoiselle, dans ce séjour où je me suis fait attendre si longtemps. La chère maman avait la meilleure envie de me gronder, c’est-à-dire le plus grand empressement de vous rejoindre ; mais vous savez combien en même temps elle est indulgente et bonne. Je lui ai dit mes raisons ; elle ne les a pas désapprouvées, et nous avons été contents. Il était à peu près six heures lorsque la chaise est entrée dans l’avenue. J’ai fait arrêter ; je suis descendu ; je suis allé au-devant d’elle les bras ouverts ; elle m’a reçu comme vous savez qu’elle reçoit ceux qu’elle aime de voir ; nous avons causé un petit moment d’un discours fort interrompu, comme il arrive toujours en pareil cas. « Je vous espérais ce jour-là… — … Je le voulais ; mais cela n’a pas été possible. — … Et cet autre jour-là ?… — Comment le refuser à un frère, à une sœur qui l’ont demandé ?… — Vous avez eu bien chaud ?… — Oui, surtout depuis Perthes ; car j’avais le soleil au visage..... — Bien fatigué ?… — Un peu… — Votre santé me paraît bonne..... Je vous trouve le visage meilleur..... Et vos affaires ? — Tout est arrangé..... — Tout est arrangé !..... Mais vous avez peut-être besoin d’être seul ; venez, je vais vous mener chez vous..... »

J’ai donné la main, et l’on m’a conduit dans la chambre du clavecin, où je suis resté un petit moment après lequel je suis rentré dans le salon, et j’y ai trouvé la chère maman qui travaillait avec Mlle Desmarets. Le soleil était tombé ; la fin du jour très-belle ; nous en avons profité. D’abord nous avons parcouru tout le rez-de-chaussée ; l’aspect de la maison m’avait plu ; j’en dis autant de l’intérieur. Le salon surtout est on ne peut pas mieux. J’aime les boisures et les boisures simples : celles-ci le sont. L’air du pays doit être sain, car elles ne m’ont point paru endommagées ; et puis une porte sur l’avenue, une autre sur le jardin et sur les vordes : cela est on ne peut mieux. S’il en faut davantage à Mme Le Gendre dans le petit château, c’est qu’elle a le goût corrompu et que le faste lui plaît. Eh ! madame ! vous qui avez l’âme si sensible et si délicate, que le récit d’un discours honnête, d’une bonne action affecte si délicieusement, jetez vos coussins par les fenêtres, et vous mériterez une bénédiction de plus, Nous avons ensuite parcouru tout ce grand carré qui est à droite, et la grange, et les basses-cours, et la vinée, et le pressoir, et les bergeries, et les écuries. J’ai marqué beaucoup de plaisir à voir tous ces endroits, parce que j’en avais, parce qu’ils m’intéressent. Ces patriarches, dont on ne lit jamais l’histoire sans regretter leurs temps et leurs mœurs, n’ont habité que sous des tentes et dans les étables. Il n’y avait pas l’ombre d’un canapé, mais de la paille bien fraîche, et ils se portaient à merveille, et toute leur contrée fourmillait d’enfants.

La maman marche comme un lièvre ; elle ne craint ni les ronces, ni les épines, ni le fumier. Tout cela n’arrête pas ses pas ni les miens, n’offense point son odorat ni le mien. Allez, pour un nez honnête qui a conservé son innocence naturelle, ce n’est point une chèvre, c’est une femme bien musquée, bien ambrée, qui pue. L’expression est dure, mais elle est vraie.

Cependant les chariots de foin et de grain rentraient, et cela me plaisait encore. Je suis un rustre et je m’en fais honneur, mesdames. De là, nous avons fait un tour de jardin que je trouvais petit ; cette porte, qui est à l’extrémité et en face du salon, me trompait ; je ne savais pas qu’elle s’ouvrît dans les vordes, et que ces vordes en étaient. Nous les avons parcourues ; nous avons passé les deux ponts ; j’ai encore salué la Marne, ma compatriote et fidèle compagne de voyage. Ces vordes me charment ; c’est là que j’habiterais ; c’est là que je rêverais, que je sentirais doucement, que je dirais tendrement, que j’aimerais bien, que je sacrifierais à Pan et à la Vénus des champs, au pied de chaque arbre, si on le voulait, et qu’on me donnât du temps. Vous direz peut-être qu’il y a bien des arbres ; mais c’est que, quand je me promets une vie heureuse, je me la promets longue. Le bel endroit que ces vordes ! Quand vous vous les rappelez, comment pouvez-vous supporter la vue de vos symétriques Tuileries, et la promenade de votre maussade Palais-Royal, où tous vos arbres sont estropiés en tête de choux, et où l’on étouffe, quoiqu’on ait pris tant de précaution en élaguant, coupant, brisant, gâtant tout pour vous donner un peu d’air et d’espace ? Que faites-vous ? où êtes-vous ? Vous feriez bien mieux de venir que de nous appeler. Le sauvage de ces vordes et de tous les lieux que la nature a plantés est d’un sublime que la main des hommes rend joli quand elle y touche. Ô main sacrilège ! vous la devîntes lorsque vous quittâtes la bêche pour manier l’or et les pierreries. Je l’ai vu ; nous nous y sommes assis ; nous y avons aussi causé de ce petit kiosque que vous avez consacré par vos idées. C’est là, madame[12], qu’on m’a dit que vous vous retiriez souvent pour être avec vous. Venez vous y réfugier encore. Le mortel qui vous estime et qui vous respecte le plus passera sans aller vous y interrompre. Venez ; il ne vous faut plus qu’un moment dans ce lieu solitaire pour concevoir que l’Être éternel qui anime la nature, qui est autour de vous, s’il est, est bon, et se soucie bien plus de la pureté de notre âme que de la vérité de nos opinions. Eh ! que lui importe ce que nous pensons de lui, pourvu qu’à nous voir agir il nous reconnaisse pour ses imitateurs et pour ses enfants. Venez, vous n’y serez point troublée ; ma profane Sophie et moi nous irons nous égarer loin de vous, et nous attendrons qu’Uranie nous fasse signe pour nous approcher d’elle. Cependant la chère maman veillera au bonheur et de celle qui médite et de ceux qui s’égarent. Voyez ce que peut sur moi le séjour des champs ; je suis content de ce que j’écris, ou plutôt j’écris et je suis content, et je sens qu’à la ville, au lieu de me livrer aux charmes de la nature, je m’occuperais de la nuance subtile qui distingue les expressions hypocrisie, fausseté.

Nous sommes rentrés un peu tard. La rosée, chose que vous ne connaissez peut-être pas, mouille les plantes sur le soir et les rafraîchit de la chaleur du jour. Sans elle, nous nous serions peut-être promenés plus longtemps. Nous nous sommes un peu reposés dans le salon. Chemin faisant, j’ai entretenu madame votre mère de nos arrangements domestiques. Nous avons parlé de ses chères filles ; nous nous sommes attendris sur la mère et sur l’enfant. Je les ai peints dans ces jours de chaleur où l’on avait peine à se supporter, et où la mère prenait entre ses bras son enfant brûlant de fièvre, et la tenait des heures entières appuyée sur son sein. J’ai vu ses yeux s’humecter, et nous disions : Elle a si bien fait son devoir ! elle doit être si contente d’elle, qu’elle n’a qu’à revenir sur elle-même pour se consoler. La chère maman, à qui je témoignais mon inquiétude sur votre santé, m’a remis deux de vos lettres. J’en reçois aujourd’hui une troisième avec des plumes, de l’encre et du papier pour y répondre, et je n’en fais rien. Je laisse tout pour vous marquer le plaisir que j’ai d’être dans un lieu que vous avez habité. Ne nous y retrouverons-nous jamais tous, avec des âmes bien tranquilles et bien unies ? Il serait tout élevé, tout bâti, ce petit château idéal.

Nous nous sommes couchés de bonne heure. Le lit m’a paru excellent, et il n’a tenu qu’à vous que j’y passasse la meilleure nuit ; mais cet arrêt, dont je n’avais point entendu parler, m’est revenu par la tête, et m’a un peu tracassé[13]. Si vous n’étiez pas à la ville, il faudrait l’oublier, et puis le spectacle de la douleur qui vous environne et que mon imagination grossit, et ce frère de M. de Prisye, et tant d’autres victimes, et la nation, et les impôts ! Nous y retournerons, pourtant, dans ce lieu de tumulte et de peines. Demain à Châlons, où M. Le Gendre nous attend, et mercredi, dans la matinée, je l’espère, à Paris, qui, malgré tout le mal que j’en pense et que j’en dis, est pourtant le séjour du bonheur pour moi. À mercredi, madame ; à mercredi, mademoiselle ; mercredi, je vous rendrai la chère maman, et vous m’aimerez bien. Cette chère et attentive maman est venue passer la matinée avec moi ; elle m’a prévenu, et nous avons causé de vous ; nous en parlerons souvent sur la route : c’est un sujet d’entretien qui nous est également cher.


XVI


À Châlons, le 25 août 1759.


Puisque j’ai encore un moment, je vais, mademoiselle, répondre à vos lettres. Ne me recommandez rien sur l’empressement que nous avons à vous rejoindre, ou envoyez-nous des ailes. J’ai joui de tous les plaisirs que vous me peignez ; cependant je n’ai pas, à beaucoup près, l’embonpoint que vous me supposez ; je me porte bien, et j’espère réparer le temps perdu, sans exposer ma santé. Mais, à propos de travail, le nouvel embarras qui survient aux libraires[14], et qui sera pour eux un nouveau sujet de dégoût, ne me laissera peut-être plus rien à faire. Il y a plus à gagner qu’à perdre à cela ; c’est ce que la chère maman m’a très-bien prouvé, et puis elle ajoute : « Cet arrêt n’est peut-être qu’un bruit ; vous connaissez Mlle Volland ; son talent n’est pas fort sur les nouvelles. » Et je me prête à ses idées parce qu’elles me tranquillisent, et que le repos de l’âme m’est cher, comme vous savez, quoique vous vous amusiez souvent à me l’ôter. Sans savoir le détail de notre disgrâce, nous avons bien imaginé la désolation qu’elle a causée ; mais vous y êtes, vous la voyez, et c’est autre chose. Bientôt nous serons aussi malheureux que vous. Ce ne sera pourtant pas le premier moment ; il sera doux. Il a tant été désiré !

Je ne crois pas le projet d’affaiblir le luxe, de ranimer le goût des choses utiles, de tourner les esprits vers le commerce, l’agriculture, la population, ni aussi difficile, ni aussi dangereux que vous le croyez. Quand il y aurait un inconvénient momentané, qu’importe ? On ne guérit point un malade sans le blesser, sans le faire crier, quelquefois sans le mutiler. J’apprends avec plaisir que la santé de Mme Le Gendre se refait. Si la vie est une chose mauvaise, la raison, qui nous soumet à ses travers, en est du moins une bonne. Continuez vos promenades au Palais-Royal ; dissipez cette chère sœur, dissipez-vous ; appelez-moi quelquefois sur le banc de l’allée d’Argenson, et dites à ceux qui l’occupent qu’il est à la chère maman, et qu’ils aient à décamper. Oui, ma Sophie, oui, nos promenades me paraîtront toujours délicieuses ; oui, nous les renouvellerons encore ; nous interrogerons nos âmes, et, contents ou mécontents de leur réponse, nous aurons du moins la conscience de n’avoir rien dissimulé. La vôtre est-elle toujours bien pure ? S’il y avait quelque chose là qu’il fallût vous pardonner, je le ferais sans doute ; mais il m’en coûterait beaucoup. Je suis si accoutumé à vous trouver innocente ! Voilà une phrase singulière ; mais d’où vient donc que les expressions les plus honnêtes sont presque devenues ridicules ? En vérité nous avons tout gâté, jusqu’à la langue, jusqu’aux mots. Il y a apparemment au milieu de la pièce une tache d’huile qui s’est tellement étendue qu’elle a gagné jusqu’à la lisière.

Me voici à cet arrêt du Conseil. Quels ennemis nous avons ! qu’ils sont constants ! qu’ils sont méchants ! En vérité, quand je compare nos amitiés à nos haines, je trouve que les premières sont minces, petites, fluettes ; nous savons haïr, mais nous ne savons pas aimer. C’est moi, moi, moi, ma Sophie, qui le dis. Cela serait-il donc bien vrai ? Quant au bruit que j’étais parti pour la Hollande, que David m’avait devancé, que nous allions y achever l’ouvrage, je m’y attendais. Doutez de tout ce qu’il vous plaira, mademoiselle la Pyrrhonienne, pourvu que vous en exceptiez les sentiments tendres que je vous ai voués : ils sont vrais comme le premier jour. Votre mot latin est bien plaisant ; il faut que j’aie l’esprit mal fait ; car j’entends malice à tout. J’ai tout reçu et à temps. Nous passons la journée ici ; nous l’avons commencée fort doucement, comme je vous ai dit. Demain, nous irons nous emmesser à Vitry, et passer le reste du jour dans l’habitation de la chère sœur. J’aime les lieux où ont été les personnes que je chéris ; j’aime à toucher ce qu’elles ont approché ; j’aime à respirer l’air qui les environnait ; seriez-vous jalouse même de l’air ? Vous me pardonnerez d’avoir omis une poste sans vous écrire ; et cela ne doit pas vous coûter beaucoup. Au reste, c’est comme de coutume, ce sont toujours les fautes que je ne commets pas pour lesquelles je trouve de l’indulgence. Avec quelle chaleur votre sœur m’accuse ! comme elle dit ! quelle couleur ont ses expressions ! comme elle dirait si elle aimait ! comme elle aimerait ! mais par bonheur ou par malheur, cet être singulier est encore à naître. Je n’ai point commis d’imprudence là-bas ; rassurez-vous. J’ai quelquefois souri à certains propos, mais c’est tout. Vous avez vu le Baron au Palais-Royal ; il est donc à Paris ! Je me reproche de ne lui avoir écrit ni mon départ, ni mon séjour, ni mes arrangements, ni ma vie, ni mon retour. Grimm et ma Sophie ont tout pris ; mais peut-être ne s’en est-il pas aperçu ? De temps en temps je me tracasse sur des choses que je sens et que j’aperçois tout seul.

Pourquoi cette curiosité sur cette lettre de Grimm ? Espérez-vous y trouver l’excuse de votre sœur et la vôtre ? Tenez, ne faites plus de fautes ; quand vous les réparez, vous les aggravez. Je m’y attendais, je m’y attendais, et je ne saurais vous dire combien ce reproche me touche doucement. N’y a-t-il point de mal à vous demander ce que c’est que cette belle dame qui s’intéresse à moi, et à qui je ne m’intéresse guère, puisque je ne la remets pas ? mais il en est une autre qui m’a suivi jusqu’ici. Je n’ai que faire de vous la nommer ; madame votre mère m’en parlait hier à table et m’examinait. Je crois aussi que mon discours et mon visage étaient un peu embarrassés. C’est que je ne saurais parler à moitié ; il faut que je dise tout ou rien.

Il me dit des choses tendres, douces ; il les pense ; mais, n’en dit-il qu’à moi ? Belle occasion pour mentir ! Mais pourquoi faire de ces questions ? il me prend envie d’imiter votre ton léger ; mais je ne saurais. Non, mademoiselle ; je n’aime que vous ; je n’aimerai jamais que vous, et je ne laisserai jamais croire à une autre que je la trouve aimable sans me le reprocher. N’allez-vous pas dire encore de cette phrase qu’elle convient également à l’innocent et au coupable ? La remarque que vous faites sur la circonspection des méchants n’est pas juste ; et quand elle le serait, qu’est-ce que cela me fait ? Je n’ai pas été circonspect ; je me suis laissé aller tout bonnement, et les méchants ne font pas ainsi. Je suis bien aise que vous, Mme Le Gendre, Mlle Boileau me désiriez, pourvu que ce ne soit pas pour vous mettre d’accord. Je n’entends rien ni en fausseté ni en hypocrisie. Je me souviens seulement d’avoir lu une fois sur la table d’un docteur de Sorbonne ces deux mots : « Humilité, pauvre vertu ; hypocrisie, vice dont il ne serait pas difficile de faire l’apologie. »

Adieu, madame, adieu, mademoiselle. Ni moi non plus je ne finirai pas sans vous renouveler les protestations que je vous ai faites si souvent et qui vous ont plu à entendre autant qu’à moi à vous les offrir, parce qu’elles sont vraies et qu’elles le seront toujours. Vous m’aimerez donc bien ? Rappelez-vous tout, et faites vous-même ma réponse.

Mon respect à Mlle Boileau. Tout ce qu’il vous plaira à Mme Le Gendre ; je n’oserais presque plus lui parler. J’en dirais trop ou trop peu ; et ces mots sont peut-être dans ce cas.


XVII


Au Grandval, le 5 octobre 1759[15].


Que pensez-vous de mon silence ? Le croyez-vous libre ? Je partis mercredi matin. Il était onze heures passées que mon bagage n’était pas encore prêt, et que je n’avais point de voiture. Madame fut un peu surprise de la quantité de livres, de hardes et de linge que j’emportais. Elle ne conçoit pas que je puisse durer loin de vous plus de huit jours. J’arrivai une demi-heure avant qu’on se mît à table. J’étais attendu. Nous nous embrassâmes, le Baron et moi, comme s’il n’eût été question de rien entre nous. Depuis nous ne nous sommes pas expliqués davantage. Mme d’Aine[16], Mme d’Holbach, m’ont revu avec le plus grand plaisir, celle-ci surtout ; je crois qu’elle a de l’amitié pour moi. On m’a installé dans un petit appartement séparé, bien tranquille, bien gai et bien chaud. C’est là que, entre Horace et Homère, et le portrait de mon amie, je passe des heures à lire, à méditer, à écrire et à soupirer. C’est mon occupation depuis six heures du matin jusqu’à une heure. À une heure et demie je suis habillé et je descends dans le salon où je trouve tout le monde rassemblé. J’ai quelquefois la visite du Baron ; il en use à merveille avec moi ; s’il me voit occupé, il me salue de la main et s’en va ; s’il me trouve désœuvré, il s’assied et nous causons. La maîtresse de la maison ne rend point de devoirs, et n’en exige aucun : on est chez soi et non chez elle.

Il y a ici une Mme de Saint-Aubin qui a eu autrefois d’assez beaux yeux. C’est la meilleure femme du monde ; nous faisons ordinairement ensemble un trictrac, soit avant, soit après dîner. Elle joue mieux que moi ; elle aime à gagner ; moi, je ne me soucie pas de perdre beaucoup ; elle gagne donc ; je ne perds que le moins que je peux, et nous sommes contents tous les deux. Nous dînons bien et longtemps. La table est servie ici comme à la ville, et peut-être plus somptueusement encore. Il est impossible d’être sobre, et il est impossible de n’être pas sobre et de se bien porter. Après dîner les dames courent ; le Baron s’assoupit sur un canapé ; et moi, je deviens ce qu’il me plaît. Entre trois et quatre, nous prenons nos bâtons et nous allons promener ; les femmes de leur côté, le Baron et moi du nôtre ; nous faisons des tournées très-étendues. Rien ne nous arrête, ni les coteaux, ni les bois, ni les fondrières, ni les terres labourées. Le spectacle de la nature nous plaît à tous deux. Chemin faisant, nous parlons ou d’histoire, ou de politique, ou de chimie, ou de littérature, ou de physique, ou de morale. Le coucher du soleil et la fraîcheur de la soirée nous rapprochent de la maison où nous n’arrivons guère avant sept heures. Les femmes sont rentrées et déshabillées. Il y a des lumières et des cartes sur une table. Nous nous reposons un moment, ensuite nous commençons un piquet. Le Baron nous fait la chouette. Il est maladroit, mais il est heureux. Ordinairement le souper interrompt notre jeu. Nous soupons. Au sortir de table nous achevons notre partie ; il est dix heures et demie ; nous causons jusqu’à onze, à onze heures et demie nous sommes tous endormis ou nous devons l’être. Le lendemain nous recommençons.

Voilà notre vie ; et la vôtre, quelle est-elle ? vous portez-vous bien ? vous ménage-t-on ? pensez-vous quelquefois à moi ? m’aimez-vous toujours ? Si vous n’avez point entendu parler de moi plus tôt, croyez que ce n’est pas ma faute. Le Grandval est à deux lieues et demie de Charenton, et à la même distance de Gros-Bois. Il n’y a point de poste plus voisine. J’espérais toujours qu’il nous viendrait quelqu’un que je chargerais d’une lettre pour la rue des Vieux-Augustins ; mais nous n’avons encore vu personne, et nous ne sommes point dans un village. Cela n’empêchera point que je ne sois un peu plus exact dans la suite. Un domestique qui me sert portera mes lettres à Charenton ; vous adresserez les vôtres au directeur de la poste pour m’être rendues, et le même domestique les prendra. Voilà qui est arrangé. Demain je saurai le nom de ce directeur ; il sera prévenu. Mercredi ou jeudi vous saurez mon adresse, et nous tâcherons de réparer le temps perdu.

Mme d’Houdetot est venue ici de Villeneuve-le-Roi. C’est une sœur à Mme d’Épinay. Nous avons un peu jasé d’elle et de Grimm. Il n’y a pas d’apparence que je revoie mon ami aussitôt que je l’espérais ; cela me fâche. Il serait venu ici, et j’aurais eu quelqu’un à qui j’aurais ouvert mon cœur et parlé de vous. Ce cœur est malade, il est rempli de sentiments qui le surchargent et qui n’en peuvent sortir. Je prévois que l’ennui et le chagrin ne tarderont guère à me gagner, et qu’il faudra souffrir ou s’en retourner.

Il y a à Valence, en Dauphiné, un M. Daumont[17] qui me rendrait un grand service, s’il le voulait. J’en attends depuis deux mois des papiers qui compléteraient deux lettres, de seize que j’ai à rendre aux libraires. J’ai prié Le Breton de m’instruire de l’arrivée de ces papiers, de l’argent à toucher, de l’ouvrage à rendre. Les bons prétextes pour retourner à Paris ! Ces papiers ne viendront-ils point ?

Je travaille beaucoup ; mais c’est avec peine. Il est une idée qui se présente sans cesse, et qui chasse les autres : c’est que je ne suis pas où je veux être. Mon amie, il n’y a de bonheur pour moi qu’à côté de vous ; je vous l’ai dit cent fois, et rien n’est plus vrai. Si j’étais condamné à rester longtemps ici et que je ne pusse vous y voir, il est sûr que je ne vivrais pas ; je périrais d’une ou d’autre façon. Les heures me paraissent longues ; les jours n’ont point de fin ; les semaines sont éternelles, je ne prends un certain intérêt à rien : si vous éprouvez les mêmes choses, que je vous plains ! Mais que fait donc ce Grimm à Genève ? qui est-ce qui l’y retient ? Encore si je l’avais !

Il n’y a point de doute que si madame votre mère avait eu avec moi les procédés que je méritais, ou je ne serais pas venu ici, ou j’en serais déjà revenu. Mais je me dis : Quand je serais à Paris, qu’y ferais-je ? Plus voisin d’elle et ne la voyant pas davantage, je n’en serais que plus tourmenté. Peut-être ajouterais-je à ses peines, par quelque visite inconsidérée ? Et votre petite sœur, en avez-vous des nouvelles ? Comment se porte-t-elle ? Sa santé déjà ébranlée par les peines qu’elle a…

(Le reste de la lettre manque.)


XVIII


À Paris, 9 octobre 1759.


Je revenais chercher mon bouquet, un mot doux, un baiser, une caresse… et vous saviez que j’arrivais, et que c’était le jour de ma fête[18] et vous vous êtes absentée ! mais il n’a pas dépendu de vous de rester ; il a fallu suivre. La mauvaise journée que vous aurez passée ! Bonsoir, ma chère amie ; vous vous portez bien ; Clairet me l’a dit ; c’est quelque chose. Cela me fait supposer qu’on ne manque pas tout à fait d’humanité. Vous avez envoyé un billet chez Grimm. Mauvaise tête, avez-vous pu penser que j’irais jusque-là ? Qu’eussiez-vous fait à ma place ? À la vôtre, j’aurais laissé le billet sur mon secrétaire, et moi j’aurais dit en moi-même : Il y aura après-demain quinze jours qu’elle n’a vu ce qu’elle aime ; elle a souffert, elle a désiré, elle est inquiète, son premier moment sera pour moi…

Ce n’est pas lui qui m’appelle ici, ma Sophie, c’est vous ; oui, c’est vous, croyez-le. Je vous le dis, je le lui dirais à lui-même, et il n’en serait pas fâché. C’est qu’il aime aussi, lui ; c’est qu’il y avait huit mois que nous ne nous étions embrassés ; c’est qu’il était deux heures et demie quand il est arrivé, et qu’à cinq il était reparti pour l’aller retrouver[19]… J’ai rendez-vous chez lui, au sortir d’ici… Quel plaisir j’ai eu à le revoir et à le recouvrer ! Avec quelle chaleur nous nous sommes serrés ! Mon cœur nageait. Je ne pouvais lui parler, ni lui non plus. Nous nous embrassions sans mot dire, et je pleurais. Nous ne l’attendions pas. Nous étions tous au dessert quand on l’annonça : C’est monsieur Grimm. — C’est monsieur Grimm ! repris-je, avec un cri ; et je me levai, et je courus à lui, et je sautai à son cou ! Il s’assit, il dîna mal, je crois. Pour moi, je ne pus desserrer les dents, ni pour manger, ni pour parler. Il était à côté de moi. Je lui serrais la main, et je le regardais. Jugez combien je vais être heureux tout à l’heure que je vous reverrai !… Après dîner, notre tendresse reprit ; mais elle fut un peu moins muette. Je ne sais comment le Baron, qui est un peu jaloux, et qui peut-être est un peu négligé, regardait cela. Je sais seulement que ce fut un spectacle bien doux pour les autres ; car ils me l’ont dit. Enfin, chère amie, il est ici ; quand il a su que vous y étiez aussi, il m’a dit : Et que faites-vous donc dans ces champs !…

On en a usé avec nous comme avec un amant et une maîtresse pour qui on aurait des égards ; on nous a laissés seuls dans le salon ; on s’est retiré, le Baron même. Il faut que notre entrevue l’ait singulièrement frappé. Mais à propos du Baron, le lendemain de son incartade, il entre chez moi le matin, et il me dit : « Il est une mauvaise qualité que j’ai parmi beaucoup d’autres que vous me connaissiez déjà : c’est que, sans être avare, je suis mauvais joueur ; je vous ai brusqué hier, bien ridiculement ; j’en suis bien fâché. » Comment trouvez-vous ce procédé ? Très-beau, je pense ! Adieu, ma Sophie ; estimez le Baron : si vous le connaissiez, vous l’aimeriez trop.


XIX


9 octobre 1759.


La chaleur d’hier au soir est bien tombée. Je ne sens plus ce matin qu’une chose, c’est que je m’éloigne de vous. Tandis que M. de Montamy[20] et le Baron prennent des arrangements pour la distribution d’un cabinet d’histoire naturelle qui est resté enfermé dans des caisses depuis dix ans, je m’amuse à causer encore un moment avec vous. Ne trouvez-vous pas singulier que l’histoire naturelle soit la passion dominante de cet ami ? qu’il se soit pourvu à grands frais de tout ce qu’il y a de plus rare en ce genre, et que cette précieuse collection soit restée des années entières dans le fond d’une écurie, entre la paille et le fumier ? Les goûts des hommes sont passagers : ils n’ont que des jouissances d’un moment. Ah ! chère femme, quelle différence d’un homme à un autre ! mais aussi quelle différence d’une femme à une autre !

Adieu, ma tendre amie ; vous n’attendiez pas de moi ce billet, il vous en sera plus doux. Je m’en vais, et je souffre ; je ne devinais guère hier au soir mon abattement de ce matin. Que serait-ce donc, si j’allais à mille lieues ? Que serait-ce, si je vous perdais ? mais je ne vous perdrai pas ; il faut bien que je le croie, et que je me le dise pour n’être pas fou. Adieu.


XX


9 octobre 1759.


Je suis chez mon ami, et j’écris à celle que j’aime. Ô vous, chère femme, avez-vous vu combien vous faisiez mon bonheur ! Savez-vous enfin par quels liens je vous suis attaché ? Doutez-vous que mes sentiments ne durent aussi longtemps que ma vie ? J’étais plein de la tendresse que vous m’aviez inspirée quand j’ai paru au milieu de nos convives ; elle brillait dans mes yeux ; elle échauffait mes discours ; elle disposait de mes mouvements ; elle se montrait en tout. Je leur semblais extraordinaire, inspiré, divin. Grimm n’avait pas assez de ses yeux pour me regarder, pas assez de ses oreilles pour m’entendre ; tous étaient étonnés ; moi-même j’éprouvais une satisfaction intérieure que je ne saurais vous rendre. C’était comme un feu qui brûlait au fond de mon âme, dont ma poitrine était embrasée, qui se répandait sur eux et qui les allumait. Nous avons passé une soirée d’enthousiasme dont j’étais le foyer. Ce n’est pas sans regret qu’on se soustrait à une situation aussi douce. Cependant il le fallait ; l’heure de mon rendez-vous m’appelait : j’y suis allé. J’ai parlé à d’Alembert comme un ange. Je vous rendrai cette conversation au Grandval. Au sortir de l’allée d’Argenson, où vous n’étiez pas, je suis rentré chez Montamy, qui n’a pu s’empêcher de me dire en me quittant : « Ah ! mon cher monsieur, quel plaisir vous m’avez fait ! » Et moi, je répondais tout bas à l’homme froid que j’avais remué : Ce n’est pas moi ; c’est elle, c’est elle qui agissait en moi. À huit heures je l’ai quitté. Je suis chez lui[21] ; je l’attends, et en l’attendant je rends compte des moments doux qu’ils vous doivent et que je vous dois : mais le voilà venu. Adieu, ma Sophie, adieu, chère femme ! je brûle du désir de vous revoir, et je suis à peine éloigné de vous. Demain à neuf heures je serai chez le Baron. Ah ! si j’étais à côté de vous, combien je vous aimerais encore ! Je me meurs de passion. Adieu, adieu.


XXI


Au Grandval, 11 octobre 1759.


Je vois, ma tendre amie, que Grimm ne s’est pas acquitté bien exactement de sa commission. Je vous écrivais de chez lui avant-hier au soir ; vous pouviez avoir ma lettre hier de bon matin, savoir qu’à neuf heures je serais chez le Baron, et me dire un petit mot d’adieu.

Nous dînâmes chez Montamy avec la gaieté que je vous ai dit. À six heures j’étais dans l’allée d’Argenson. Je regardai plusieurs fois sur un certain banc, je regardai aussi aux environs ; mais je ne vis ni celle que je désirais, ni celle que je craignais ; et je pensai que le temps incertain et froid vous aurait retenue à la maison, que vous y causiez avec le gros abbé[22], et que peut-être il faisait à votre mère des questions auxquelles vous aviez la bonté de répondre pour elle.

Je vous ai promis le détail de ce qui s’est dit entre d’Alembert et moi ; le voici presque mot pour mot. Il débuta par un exorde assez doux : c’était notre première entrevue depuis la mort de mon père et mon voyage de province. Il me parla de mon frère, de ma sœur, de mes arrangements domestiques, de ma petite fortune et de tout ce qui pouvait m’intéresser et me disposer à l’entendre favorablement ; puis il ajouta (car il en fallait bien venir à un objet auquel j’avais la malignité de me refuser) : « Cette absence a dû relentir un peu votre travail. — Il est vrai ; mais depuis deux mois j’ai bien compensé le temps perdu, si c’est perdre le temps que d’assurer son sort à venir. — Vous êtes donc fort avancé ? — Mes articles de philosophie sont tous faits ; ce ne sont ni les moins difficiles ni les plus courts ; et la plupart des autres sont ébauchés. — Je vois qu’il est temps que je m’y mette. — Quand vous voudrez. — Quand les libraires voudront. Je les ai vus ; je leur ai fait des propositions raisonnables ; s’ils les acceptent, je me livre à l’Encyclopédie comme auparavant ; sinon, je m’acquitterai de mes engagements à la rigueur. L’ouvrage n’en sera pas mieux, mais ils n’auront rien de plus à me demander. — Quelque parti que vous preniez, j’en serai content. — Ma situation commence à devenir désagréable : on ne paye point ici nos pensions ; celles de Prusse sont arrêtées ; nous ne touchons plus de jetons à l’Académie française. Je n’ai d’ailleurs, comme vous savez, qu’un revenu fort modique ; je ne dois ni mon temps ni ma peine à personne, et je ne suis plus d’humeur à en faire présent à ces gens-là. — Je ne vous blâme pas ; il faut que chacun pense à soi. — Il reste encore six à sept volumes à faire. Ils me donnaient, je crois, 500 francs par volume lorsqu’on imprimait, il faut qu’ils me les continuent ; c’est un millier d’écus qu’il leur en coûtera ; les voilà bien à plaindre ! mais aussi ils peuvent compter qu’avant Pâques prochain le reste de ma besogne sera prêt. — Voilà ce que vous leur demandez ? — Oui. Qu’en pensez-vous ? — Je pense qu’au lieu de vous fâcher, comme vous fîtes, il y a six mois, lorsque nous nous assemblâmes pour délibérer sur la continuation de l’ouvrage, si vous eussiez fait aux libraires ces propositions, ils les auraient acceptées sur-le-champ ; mais aujourd’hui qu’ils ont les plus fortes raisons d’être dégoûtés de vous, c’est autre chose. — Et quelles sont ces raisons ? — Vous me les demandez ? — Sans doute. — Je vais donc vous les dire. Vous avez un traité avec les libraires ; vos honoraires y sont stipulés, vous n’avez rien à exiger au delà. Si vous avez plus travaillé que vous ne deviez, c’est par intérêt pour l’ouvrage, c’est par amitié pour moi, c’est par égard pour vous-même : on ne paye point en argent ces motifs-là. Cependant ils vous ont envoyé vingt louis à chaque volume ; c’est cent quarante louis que vous avez reçus et qui ne vous étaient pas dus. Vous projetez un voyage à Wesel[23], dans un temps où vous leur étiez nécessaire ici ; ils ne vous retiennent point ; au contraire, vous manquez d’argent, ils vous en offrent. Vous acceptez deux cents louis ; vous oubliez cette dette pendant deux ou trois ans. Au bout de ce terme assez long, vous songez à vous acquitter. Que font-ils ? Ils vous remettent votre billet déchiré, et ils paraissent trop contents de vous avoir servi. Ce sont des procédés que cela, et vous êtes plus fait, vous, pour vous en souvenir qu’eux pour les avoir. Cependant vous quittez une entreprise à laquelle ils ont mis toute leur fortune ; une affaire de deux millions est une bagatelle qui ne mérite pas l’attention d’un philosophe comme vous. Vous débauchez leurs travailleurs, vous les jetez dans un monde d’embarras dont ils ne se tireront pas sitôt. Vous ne voyez que la petite satisfaction de faire parler de vous un moment. Ils sont dans la nécessité de s’adresser au public ; il faut voir comment ils vous ménagent et me sacrifient. — C’est une injustice. — Il est vrai, mais ce n’est pas à vous à le leur reprocher. Ce n’est pas tout. Il vous vient en fantaisie de recueillir différents morceaux épars dans l’Encyclopédie ; rien n’est plus contraire à leurs intérêts ; ils vous le représentent, vous insistez, l’édition se fait, ils en avancent les frais, et vous en partagez le profit[24]. Il semblait qu’après avoir payé deux fois votre ouvrage ils étaient en droit de le regarder comme le leur. Cependant vous allez chercher un libraire au loin, et vous lui vendez pêle-mêle ce qui ne vous appartient pas. — Ils m’ont donné mille sujets de mécontentement. — Quelle défaite ! Il n’y a point de petites choses entre amis. Tout se pèse, parce que l’amitié est un commerce de pureté et de délicatesse ; mais les libraires, sont-ils vos amis ? votre conduite avec eux est horrible. S’ils ne le sont pas, vous n’avez rien à leur objecter. Savez-vous, d’Alembert, à qui il appartient de juger entre eux et vous ? Au public. S’ils faisaient un manifeste, et qu’ils le prissent pour arbitre, croyez-vous qu’il prononçât en votre faveur ? non, mon ami ; il laisserait de côté toutes les minuties, et vous seriez couvert de honte. — Quoi, Diderot, c’est vous qui prenez le parti des libraires ! — Les torts qu’ils ont avec moi ne m’empêchent point de voir ceux que vous avez avec eux. Après toute cette ostentation de fierté, convenez que le rôle que vous faites à présent est bien misérable. Quoi qu’il en soit, votre demande me paraît petite, mais juste. S’il n’était pas si tard, j’irais leur parler. Demain je pars pour la campagne ; je leur écrirai de là. À mon retour, vous saurez la réponse ; en attendant, travaillez toujours. S’ils vous refusent les mille écus dont il s’agit, moi je vous les offre. — Vous vous moquez. Vous êtes-vous attendu que j’accepterais ? — Je ne sais, mais ils ne vous aviliraient pas de ma main. — Dites que je ne m’engage que pour ma partie. — Ils n’en veulent pas davantage, ni moi non plus. — Plus de préface. — Vous en voudriez faire par la suite que vous n’en seriez pas le maître. — Et pourquoi cela ? — C’est que les précédentes nous ont attiré toutes les haines dont nous sommes chargés. Qui est-ce qui n’y est pas insulté ? — Je reverrai les épreuves à l’ordinaire, supposez que j’y sois. Maupertuis est mort. Les affaires du roi de Prusse ne sont pas désespérées. Il pourrait m’appeler. — On dit qu’il vous nomme à la présidence de son Académie. — Il m’a écrit ; mais cela n’est pas fait. — Au temps comme au temps. Bonsoir. »

Il était sept heures et demie ; l’allée devenait froide ; l’architriclin de monseigneur m’attendait ; j’avais promis à Grimm qu’il m’aurait entre huit et neuf ; nous nous séparâmes donc. Je rentrai au Palais-Royal ; je causai environ trois quarts d’heure avec M. de Montamy. Les mœurs furent notre texte ; je dis là-dessus bien des choses dont je ne me souviens plus, si ce n’est que les hommes ont une étrange opinion de la vertu ; ils croient qu’elle est à leur disposition, et qu’on devient honnête homme du jour au lendemain. Ils gardent leur linge sale tant qu’ils ont des vilenies à faire, et ils en font toute leur vie, parce qu’on ne quitte pas une habitude vicieuse comme une chemise. C’est pis que la peau du centaure Nessus ; on ne l’arrache pas sans douleur et sans cris : on a plus tôt fait de rester comme on est. Oh ! mon amie, ne faisons point le mal, aimons-nous pour nous rendre meilleurs, soyons-nous, comme nous l’avons été, censeurs fidèles l’un à l’autre. Rendez-moi digne de vous, inspirez-moi cette candeur, cette franchise, cette douceur qui vous sont naturelles. Il y a plus loin de notre état d’innocence actuelle à une première faute que d’une première faute à une seconde, et que de celle-ci à une troisième. Si je vous trompais une fois, je pourrais vous tromper mille ; mais je ne vous tromperai jamais. Vous veillez au fond de mon cœur, vous êtes là, et rien de déshonnête ne peut approcher de vous. M. de Montamy me demanda ce que c’était qu’un homme heureux dans ce monde ? Et je lui répondis : Celui à qui la nature a accordé un bon esprit, un cœur juste et une fortune proportionnée à son état. — Votre réponse, me dit-il, est celle que me fit un jour M. de Silhouette : il n’était pas alors fort opulent. Le contrôle général était bien loin de lui. Tous ses souhaits se bornaient à 30,000 livres de rente, et il s’écriait : « Si je les ai jamais, je serai bien plus honnête homme. » Si j’avais entendu ce discours de M. de Silhouette, j’en aurais peut-être conclu qu’il était un fripon : il y a de certains aveux sur lesquels on ne risque rien d’enchérir un peu. Tout le monde n’a pas ma sincérité. Quand je médis de moi, je ne ménage pas les termes. Je dis ce qu’on peut dire de pis, je ne laisse rien à ajouter à ceux qui m’écoutent ; et je me soucie fort peu qu’ils me prennent au mot. Vous surtout, mon amie, je ne veux pas que vous en rabattiez. Si le vice dont je m’accuse n’est pas dans mon cœur, il faut qu’il y en ait un autre dans mon esprit. Si ce principe vous paraît juste, vous m’apprécierez juste, et vous serez demain, après-demain, dans dix ans, également contente ou mécontente de moi. Faites-vous à mes défauts ; je suis bien vieux pour me corriger : il vous sera plus facile d’avoir une vertu de plus qu’à moi un vice de moins. Je vaux quelque chose par certains côtés ; par exemple, j’ai de l’esprit à proportion de celui qu’on a. Votre sœur m’en donnait quelquefois beaucoup. Avec vous, je sens, j’aime, j’écoute, je regarde, je caresse, j’ai une sorte d’existence que je préfère à toute autre. Si vous me serrez dans vos bras, je jouis d’un bonheur au delà duquel je n’en conçois point. Il y a quatre ans que vous me parûtes belle ; aujourd’hui je vous trouve plus belle encore ; c’est la magie de la constance, la plus difficile et la plus rare de nos vertus.

Au sortir du Palais-Royal, j’allai chez Grimm. Il n’y était pas ; je vous écrivis en attendant qu’il vînt ; il ne tarda pas. Nous causâmes de lui, de vous, de votre mère, de moi. Il n’entend rien à cette femme. J’ai apporté ici votre journal ; continuez-le-moi : je vous ferai le mien. Il sera peut-être un peu monotone, surtout pendant que les jours continueront d’être pluvieux ; mais qu’importe ? vous y verrez du moins que mes plus doux moments sont ceux où je pense à vous.

J’ai été occupé toute la matinée d’Héloïse et d’Abélard. Elle disait : « J’aimerais mieux être la maîtresse de mon philosophe que la femme du plus grand roi du monde. » Et je disais, moi : Combien cet homme fut aimé !

Adieu, ma Sophie ; je vous embrasse de tout mon cœur.


XXII


Au Grandval, le 15 octobre 1759.


Voilà pour la troisième fois que j’envoie à Charenton, et point de nouvelles de mon amie. Sophie, pourquoi donc ne m’avez-vous point écrit ? Le domestique partit avant-hier à deux heures et demie ; je lui avais recommandé de mettre mes lettres dans la commode à laquelle je laisserais la clef. À six heures, je pensai qu’il pourrait être revenu. Jamais soirée ne me parut plus longue. Je montai, j’ouvris le tiroir ; point de lettres. Je descendis, j’avais l’air inquiet ; on s’en aperçut ; car tout ce qui se passe dans mon âme on le voit sur mon visage. On causa ; je pris peu de part à la conversation ; on me proposa de jouer, j’acceptai. Au milieu de la partie, je quittai, j’allai voir, et je ne trouvai rien. Je me dis : Apparemment que ce coquin-là se sera amusé à boire, et qu’il ne viendra que bien tard. Tant mieux ; je me retirerai de bonne heure ; je serai seul ; je me coucherai, et je lirai la tête sur mon oreiller.

C’était un grand plaisir que je me promettais ; j’étais impatient qu’on eût servi, et qu’on eût soupe, et qu’on remontât. Ce moment enfin arriva ; je courus à la commode ; je ne doutai point d’y trouver ce que je cherchais, et je fus vraiment chagrin d’être trompé dans mon attente.

Qu’est-ce qui vous a empêchée de vous servir de l’adresse que je vous ai laissée ? Vos lettres se seraient-elles égarées ? Vous vengeriez-vous de mon silence ? Votre dessein serait-il de me faire éprouver par moi-même la peine que vous avez soufferte ? Y aurait-il quelque chose de plus étrange que je ne conçois pas ? Je ne sais que penser. Nous attendons ce soir un commissionnaire. Il vient de Paris, il passera par Charenton. On lui a recommandé de voir à la poste s’il n’y aurait rien pour le Grandval. Il sera ici sur les sept heures. Il en est quatre. Je patienterai donc encore trois heures. En attendant, je causerai avec mon amie, comme si j’étais fort à mon aise, quoiqu’il n’en soit rien.

Hier, je perdis toute ma matinée, ou plutôt je l’employai bien. Je reçus un billet qui m’appelait à Sussy. Il était d’un pauvre diable qui a imaginé un projet de finance sur lequel il voulait avoir mon avis. C’est une combinaison ingénieuse de loteries et d’actions : il n’y a rien d’odieux ; cela pourrait être durable ou momentané. Il en reviendrait au roi cent vingt millions[25]. Les riches ne seraient pas vexés ; les pauvres deviendraient propriétaires d’un effet commerçable sur lequel il y aurait un petit bénéfice à faire pour eux. On fut assez surpris de me voir habillé et parti de si grand matin. Je ne doute point que nos femmes n’aient mis un peu de roman dans cette sortie. Je revins pour dîner. Il faisait du vent et du froid qui nous fermèrent. Je fis trois trictracs avec la femme aux beaux yeux d’autrefois ; après quoi le père Hoop[26], le Baron et moi, rangés autour d’une grosse souche qui brûlait, nous nous mîmes à philosopher sur le plaisir, sur la peine, sur le bien et le mal de la vie. Notre mélancolique Écossais fait peu de cas de la sienne. « C’est pour cela, lui dit Mme d’Aine, que je vous ai donné une chambre qui conduit de plain-pied de la fenêtre dans le fossé ; mais ne vous pressez guère de profiter de mon attention. » Le Baron ajouta : « Vous n’aimez peut-être pas vous noyer ; si vous trouvez l’eau froide, père Hoop, allons nous battre. » Et l’Écossais : « Très-volontiers, mon ami, à condition que vous me tuerez. »

On parla ensuite d’un M. de Saint-Germain qui a cent cinquante à cent soixante ans et qui se rajeunit, quand il se trouve vieux[27]. On disait que si cet homme avait le secret de rajeunir d’une heure, en doublant la dose il pourrait rajeunir d’un an, de dix, et retourner ainsi dans le ventre de sa mère. « Si j’y rentrais une fois, dit l’Écossais, je ne crois pas qu’on m’en fit sortir. »

À ce propos il me passa par la tête un paradoxe que je me souviens d’avoir entamé un jour à votre sœur, et je dis au père Hoop, car c’est ainsi que nous l’avons surnommé parce qu’il a l’air ridé, sec et vieillot : « Vous êtes bien à plaindre ! mais s’il était quelque chose de ce que je pense, vous le seriez bien davantage. — Le pis est d’exister et j’existe. — Le pis n’est pas d’exister, mais d’exister pour toujours. — Aussi je me flatte qu’il n’en sera rien. — Peut-être ; dites-moi, avez-vous jamais pensé sérieusement à ce que c’est que vivre ? Concevez-vous bien qu’un être puisse jamais passer de l’état de non vivant à l’état de vivant ! Un corps s’accroît ou diminue, se meut ou se repose ; mais s’il ne vit pas par lui-même, croyez-vous qu’un changement, quel qu’il soit, puisse lui donner de la vie ? Il n’en est pas de vivre comme de se mouvoir ; c’est autre chose. Un corps en mouvement frappe un corps en repos et celui-ci se meut ; mais arrêtez, accélérez un corps non vivant, ajoutez-y, retranchez-en, organisez-le, c’est-à-dire disposez-en les parties comme vous l’imaginerez ; si elles sont mortes, elles ne vivront non plus dans une position que dans une autre. Supposez qu’en mettant à côté d’une particule morte, une, deux ou trois particules mortes, on en formera un système de corps vivant, c’est avancer, ce me semble, une absurdité très-forte, ou je ne m’y connais pas. Quoi ! la particule A placée à gauche de la particule B n’avait point la conscience de son existence, ne sentait point, était inerte et morte ; et voilà que celle qui était à gauche mise à droite, et celle qui était à droite mise à gauche, le tout vit, se connaît, se sent ! Cela ne se peut. Que fait ici la droite ou la gauche ? Y a-t-il un côté et un autre dans l’espace ? Cela serait, que le sentiment et la vie n’en dépendraient pas. Ce qui a ces qualités les a toujours eues et les aura toujours. Le sentiment et la vie sont éternels. Ce qui vit a toujours vécu, et vivra sans fin. La seule différence que je connaisse entre la mort et la vie, c’est qu’à présent, vous vivez en masse, et que dissous, épars en molécules, dans vingt ans d’ici vous vivrez en détail. — Dans vingt ans c’est bien loin ! »

Et Mme d’Aine : « On ne naît point, on ne meurt point ; quelle diable de folie ! — Non, madame. — Quoiqu’on ne meure point, je veux mourir tout à l’heure, si vous me faites croire à cela. — Attendez : Thisbé vit, n’est-il pas vrai ? — Si ma chienne vit, je vous en réponds, elle pense, elle aime, elle raisonne, elle a de l’esprit et du jugement. — Vous vous souvenez bien du temps où elle n’était pas plus grosse qu’un rat ? — Oui. — Pourriez-vous me dire comment elle est devenue si rondelette ? — Pardi, en se crevant de mangeaille comme vous et moi. — Fort bien, et ce qu’elle mangeait vivait-il ? ou non ? — Quelle question ! pardi non, il ne vivait pas. — Quoi ! une chose qui ne vivait pas, appliquée à une chose qui vivait, est devenue vivante et vous entendez cela ? — Pardi, il faut bien que je l’entende. — J’aimerais tout autant que vous me dissiez que si l’on mettait un homme mort entre vos bras, il ressusciterait. — Ma foi, s’il était bien mort, bien mort… ; mais laissez-moi en repos ; voilà-t-il pas que vous me feriez dire des folies. »

Le reste de la soirée s’est passé à me plaisanter sur mon paradoxe… On m’offrait de belles poires qui vivaient, des raisins qui pensaient, et moi je disais : Ceux qui se sont aimés pendant leur vie et qui se font inhumer l’un à côté de l’autre ne sont peut-être pas si fous qu’on pense. Peut-être leurs cendres se pressent, se mêlent et s’unissent ! que sais-je ? Peut-être n’ont-elles pas perdu tout sentiment, toute mémoire de leur premier état. Peut-être ont-elles un reste de chaleur et de vie dont elles jouissent à leur manière au fond de l’urne froide qui les renferme. Nous jugeons de la vie des éléments par la vie des masses grossières. Peut-être sont-ce des choses bien diverses. On croit qu’il n’y a qu’un polype ! Et pourquoi la nature entière ne serait-elle pas du même ordre ? Lorsque le polype est divisé en cent mille parties, l’animal primitif et générateur n’est plus ; mais tous ses principes sont vivants. Ô ma Sophie ! il me resterait donc un espoir de vous toucher, de vous sentir, de vous aimer, de vous chercher, de m’unir, de me confondre avec vous quand nous ne serons plus, s’il y avait pour nos principes une loi d’affinité, s’il nous était réservé de composer un être commun, si je devais dans la suite des siècles refaire un tout avec vous, si les molécules de votre amant dissous avaient a s’agiter, à s’émouvoir et à rechercher les vôtres éparses dans la nature ! Laissez-moi cette chimère, elle m’est douce, elle m’assurerait l’éternité en vous et avec vous.

Mais il est sept heures, et ce maudit commissionnaire ne paraît pas. Je suis d’une inquiétude extrême. Il est sûr que j’irai demain moi-même à Charenton, à moins qu’un déluge de pluie ne m’en empêche.

Nous avons eu aujourd’hui à dîner Mme d’Houdetot ; elle nous est venue de Paris, elle y retourne, et de là à Épinay. Elle aura fait ses bonnes onze lieues. Cette expédition d’Angleterre la tient dans de cruelles alarmes ; c’est une femme pleine d’âme et de sensibilité. On parlait du vent sourd et continu qui fait mugir ici les appartements. J’ai dit que le bruit ne m’en déplaisait pas, qu’on en sentait mieux la douceur de l’abri, qu’il berçait, et qu’il inclinait à rêver doucement. « Cela est vrai, a-t-elle répondu, mais je ne l’entends point sans penser que peut-être il écarte les Anglais du détroit et que nous profitons de ce moment pour sortir de nos ports et jeter en Angleterre vingt-deux mille malheureux dont il n’en reviendra pas un. »

Il faut que vous sachiez que parmi ces vingt-deux mille hommes, il y a un M. de Saint-Lambert dont vous m’avez entendu parler souvent avec éloge, que la reconnaissance seule a attaché au prince de Beauveau, et qui le suit ; sa perte, si elle arrivait, nous causerait bien des regrets et lui coûterait à elle bien des larmes[28].

Il est neuf heures, nous avons fait un piquet à tourner, où, par parenthèse, j’ai essuyé un coup unique : quatorze d’as, quatorze de rois, sixième majeure, repic et capot en dernier. Notre commissionnaire est de retour. Tous ont reçu des nouvelles, excepté moi. Pas un mot ni de Grimm ni de Sophie. Il est impossible que vous ne m’ayez pas écrit. Il faut ou que mon domestique m’ait trompé et ne soit pas allé à Charenton, ou que le directeur des postes ait refusé mes lettres au commissionnaire, ou qu’il n’ait pas eu de quoi les retirer. Je fais toutes les suppositions qui peuvent me tranquilliser. J’accuse tout, hors vous.

On écrit de Lisbonne à notre voisin M. de Sussy que le roi de Portugal a proposé aux Jésuites de se séculariser ; que cinquante ont accepté ; que cent cinquante, dont on ignore la distinction, ont été mis sur un bâtiment, on ne sait pour quel endroit, et que quatre, encore détenus dans les prisons, seront suppliciés[29]. Saviez-vous cela ? Mais que les Jésuites tuent impunément ou non des rois, qu’eux et les rois deviennent ce qu’ils voudront, et que j’entende parler de mon amie. Où est-elle ? que fait-elle ? Si mes lettres n’ont pas le même sort que les siennes, elle en aura reçu avant-hier deux à la fois ; elle aura aussi celle-ci demain au soir, et peut-être… Mais je n’ose plus me flatter de rien, mon amie. Je suis venu ici pour travailler. Jusqu’à présent j’ai fait assez bien ; mais si la tête n’y est plus, que voulez-vous que je fasse du temps ? Que vais-je devenir ? Si la pluie, dont ce vent bruyant nous menace, pouvait tomber cette nuit ! Je passerai donc la journée de demain sans un mot de vous ! Le Baron me consulte sur des étymologies chimiques. Il voit que je suis en souci ; il me lit des traits d’histoire ; il cherche à m’intéresser ; mais cela ne se peut ; je suis ailleurs. Je vous conjure, mon amie, de me rendre à la campagne, à mes occupations, à la société, aux amusements, à mes amis, à moi-même. Je ne saurais sortir d’ici, et il est impossible que j’y vive si vous m’oubliez. Adieu, cruelle et silencieuse Sophie. Adieu.


XXIII


Au Grandval, le 18 octobre 1759.


Il n’y a sorte d’imaginations fâcheuses qui ne me viennent. Seriez-vous indisposée au point de ne pouvoir tenir une plume ? La Touche est-il mort ou bien malade ? Votre mère vous a-t-elle défendu de m’écrire ? Êtes-vous à Paris ? Êtes-vous en province ? Quelque accident survenu à Mme Le Gendre ne vous aurait-il point appelée auprès d’elle ? N’auriez-vous point envoyé vos lettres chez Grimm ? Ne serait-il pas à Épinay ? Ces lettres ne seraient-elles point retournées à Charenton, à Paris ? Le ciel se fond en eau. Il n’y a pas moyen de s’éclaircir soi-même, ni par un autre. Si le Baron était un homme à qui l’on pût s’ouvrir, on aurait une voiture avec des chevaux et l’on irait à Charenton, peut-être même à Paris. Je vous ai écrit deux fois par la poste à l’adresse de M. La Touche, une troisième fois à votre adresse par un exprès, une quatrième aujourd’hui par un commissionnaire. Voilà ma cinquième lettre ; mais que m’importe qu’elle vous parvienne ou non, si elle ne doit point avoir de réponse ? Je n’entends non plus parler de Grimm que de vous. Je crois que demain je vous haïrai, et je vous oublierai tous les deux : je vous accorde encore vingt-quatre heures pour vous amender. Il nous est venu aujourd’hui, de Sussy, la compagnie la plus brillante. Il n’a tenu qu’à vous que je fusse charmant. On nous a présenté une Anglaise vraiment anglaise : de grands yeux, un visage ovale, une petite bouche, de belles dents, la taille la plus menue ; mais cela est bien raide, bien empesé, bien sérieux. Les hommes jouent au billard, les femmes sont autour de la table verte, et moi je ne sais que faire. Sortir ? On ne mettrait pas un chien à la porte. Lire ? je ne m’entendrais pas. Causer ? je ne saurais m’y résoudre. Travailler ? je l’ai essayé inutilement. Je veux lire de vos lettres ; mais il ne m’en viendra point ; je me le dis ; j’en suis convaincu. Avec cela, j’en attends toujours ; non, je n’en attends plus. Vous me faites passer de cruels moments. Celle-ci vous parviendra par un ami de la maison, il vous l’enverra. Je vais le charger de prendre votre réponse. Je lui écris pour cela ; et voici ce que je lui écris :

« Je vous prie, monsieur, de faire passer cette lettre à son adresse. J’espère qu’on y répondra. En ce cas, vous apporterez vous-même la réponse si vous venez, ou vous la joindrez aux lettres de Mme d’Aine, si votre arrivée ici se différait de plusieurs jours. »

Je le prie aussi de voir chez le directeur de la poste de Charenton. En vérité, mon amie, voici ce qui va arriver : l’impatience me prendra, un beau matin je m’habillerai, et je partirai pour Paris. Ne m’aimez-vous plus ? dites-le-moi. Vous serait-il arrivé quelque chose que vous rougiriez de m’apprendre ? Ne faudra-t-il pas que vous me l’avouiez ? Faites-le plus tôt que plus tard. Mais je suis fou ; il n’est rien de tout cela ; c’est autre chose que je n’entends pas, et qui s’éclaircira sans doute. Adieu ! le commissionnaire de Mme d’Aine attend ce billet pour partir. Puisse-t-il être plus heureux que les précédents !


XXIV


Au Grandval, le 20 octobre 1759.


Vous vous portez bien, vous pensez à moi, vous m’aimez, vous m’aimerez toujours. Je vous crois ; me voilà tranquille, je renais ; je puis jouer, me promener, causer, travailler, être tout ce qui vous plaira. Ils ont dû me trouver, ces deux ou trois derniers jours, bien maussade. Non, mon amie, votre présence même n’aurait pas fait sur moi plus d’impression que votre première lettre. Avec quelle impatience je l’attendais ! Je suis sûr qu’en la recevant mes mains tremblaient, mon visage se décomposait, ma voix s’altérait ; et que si celui qui me l’a remise n’est pas un imbécile, il aura dit : Voilà un homme qui reçoit des nouvelles ou de son père, ou de sa mère, ou de celle qu’il aime. Au même moment je venais de faire partir un billet où vous aurez vu toute mon inquiétude. Tandis que vous vous amusiez, vous ne saviez pas tout ce que mon âme souffrait.

On nous dit ici que Mlle Arnould était une Colette d’opéra maniérée, et d’une naïveté point du tout naïve[30]. Cet on n’est pas toutefois un homme d’un goût bien difficile. Je prétends, par exemple, que quand le devin leur dit :


La bergère un peu coquette
Rend le berger plus constant,


il ne faudrait pas qu’elle se rengorgeât, qu’elle portât la main à sa coiffure, ni qu’elle rajustât son jupon. Pour moi je ne sais qu’en penser, cela peut être bien, cela peut être mal. C’est selon la figure, les circonstances, ce qui a précédé le ton, le caractère du jeu dans les choses les plus légères, ainsi que dans les plus importantes. Il n’y a rien de bien que ce qui est un. Pourquoi ces gentillesses de conversation, qu’on a entendues avec tant de plaisir, s’émoussent-elles quand on les rend ? C’est qu’on les présente isolées, c’est que l’intérêt du moment et de l’à-propos n’y est plus. Je sais bon gré à M. de Prisye de vous cultiver ; vous lui parlez de moi quelquefois sans doute.

Si vous faites des médiateurs où vous gagnez beaucoup de fiches et peu d’argent, en revanche, je fais des piquets où je perds beaucoup d’argent et peu de fiches ; ce sont les marqués qui me ruinent ; ils ont des écarts pusillanimes. Moi, je songe à faire beaucoup de mal ; eux à s’en garantir.

Je l’ai vu ce papier de Genève[31], vous le verrez aussi et vous direz, comme moi, qu’il a le diable au corps, et qu’il vaut mieux le supprimer que de s’exposer au soupçon de l’avoir fait ou publié. L’auteur n’est pas un homme assez sûr. Les autres ont payé cent fois pour ses folies ; pourquoi cela n’arriverait-il pas encore une ? Qui est-ce qui peut se promettre de la discrétion de celui qui ne s’est jamais tu, et qui ne risque rien à parler ? Où est la précaution qui ne puisse tromper ? J’ai appris à me méfier des hasards ; il y en a de si bizarres. Par exemple, je vous prédis (puissé-je être un prophète menteur), que ce commerce de lettres perdra votre sœur ; je ne sais ni quand ni comment cela se fera ; mais le temps amène tout ce qui est possible. Les choses se combinent de tant de façons que l’événement fâcheux a lieu tôt ou tard. Encore si elle aimait ! si cette consolation lui était aussi essentielle qu’à nous ! si elle avait un engagement de cœur ! s’il s’agissait d’adoucir les ennuis de deux amants séparés, d’épancher dans un cœur la tendresse dont on est rempli ! mais il n’y a aucun de ces si. En vérité, il y a peu de prudence d’un côté et nulle délicatesse de l’autre ; vous ne serez quitte ni envers elle ni envers vous-même, si vous ne la prêchez pas fortement là-dessus, et si ce maudit paquet, qui court après elle, vient à rencontrer son mari. Voyez cependant ; rassurez-vous. Les pièges que le sort nous tend sont plus fins, le mal qu’il nous réserve est moins attendu. La circonstance que je crains, c’est celle où elle croira avoir tout prévu, et où elle dormira paisiblement sur ces précautions.

Je ne connais pas Mme de Néeps ; mais j’ai vu quelquefois son mari, qui est homme de sens et qui a la réputation d’un homme de bien.

Cela est singulier ; entre les raisons que j’imaginais de votre silence, l’indisposition de votre baron m’est venue..... Il a résolu de mourir à votre insu. Pardonnez-lui cette nuit d’alarmes ; mais craignez qu’il nous donne quelque jour un fâcheux réveil.

Il est impossible d’être sobre ici ; il n’y faut pas penser. J’arrondis comme une boule ; je continue à profiter ; vous ne pourrez plus m’embrasser. Votre sœur ne me reconnaîtra plus, et… j’allais ajouter la une bonne folie que je vous laisse à deviner.....

Adieu, mon amie. Il y a sûrement une de vos lettres à Charenton ; demain on me l’apportera, ou on ira la chercher d’ici.

Notre vie est toujours la même. On travaille, on mange, on digère si l’on peut, on se chauffe, on se promène, on cause, on joue, on soupe, on écrit à son amie, on se couche, on dort, on se lève, et l’on recommence le lendemain.

Notre causerie a été fort chaude et fort variée aujourd’hui, M. d’Holbach soutient qu’il ne faut jamais plaisanter au jeu ; qu’en pensez-vous ? Autre paradoxe : qu’on ne corrige les hommes de rien. Je vois à cela deux choses : l’une, qu’il se fâche aisément quand il perd, et qu’il voudrait bien s’excuser le peu de succès de l’éducation de ses enfants..... Je les ai laissés sur une bonne folie. Ils en ont pour jusqu’à minuit, s’ils le veulent. J’ai dit : Veut-on semer une graine ; on défriche, on laboure, on herse. Veut-on planter un arbre ; on choisit le temps, la saison ; on ouvre la terre, on la prépare ; il y a des soins que l’on prend. Quelle est la fleur qui n’en exige pas ? Il n’y a que l’homme qu’on produise sans préparation. On ne regarde ni à sa santé ni à celle de la mère ; on a l’estomac chargé d’aliments, la tête échauffée de vin ; on est épuisé de fatigue ; on est embarrassé d’affaires, abattu de chagrins. L’Écossais a dit : « Quand on cherche à les faire sains, on les fait sots. »

Cela est aussi vrai que quand le père et la mère sont innocents tous les deux, on les fait fous. Sans plaisanter, c’est un ouvrage assez important pour y procéder avec quelque circonspection.

Il a fait une après-dinée charmante. Nos jardins étaient couverts d’ouvriers et vivants. J’ai été voir planter des buis, tracer des plates-bandes, fermer des boulingrins. J’aime à causer avec le paysan ; j’en apprends toujours quelque chose. Ces toiles qui couvrent en un instant cent arpents de terre sont filées par de petites araignées dont la terre fourmille : elles ne travaillent que dans cette saison et que certains jours.

À gauche de la maison, nous avons un petit bois qui la défend du vent du nord ; il est coupé par un ruisseau qui coule naturellement à travers des branches d’arbres rompues, à travers des ronces, des joncs, de la mousse, des cailloux. Le coup d’œil en tout à fait pittoresque et sauvage. C’est là qu’on allait chercher, il y a deux mois, le frais contre les chaleurs brûlantes de la saison. Il n’y a plus moyen d’en approcher ; il faut tourner autour et prendre le soleil.

Nous avons été à Amboile[32] : nous avons vu la folie d’un homme à qui il en coûte cent mille écus pour augmenter son château de douze pieds, et nous avons ri. Ce château, avec les eaux qui l’entourent et les coteaux qui le dominent, a l’air d’un flacon dans un seau de glace.....

Vous êtes bien hardie de lire deux pages d’une de mes lettres à votre mère ; mais cela vous a réussi. À la bonne heure pour cette fois, ma mie ; croyez-moi, n’y revenez plus..... Je viens de recevoir votre lettre qui finit par ces mots : « Mercredi, à onze heures. Bonsoir, mon tendre ami ; je dors plus d’à moitié, et je ne vous en aime pas moins. » Je me trompe : c’est, mon amie, que je les ai toutes sous les yeux. La dernière est de jeudi, à minuit. Dieu veuille que vous n’en ayez point écrit depuis. M. Hudet m’a fait dire que la première qui lui viendrait sous enveloppe serait renvoyée à Paris. Je me hâte de vous prévenir, adressez dans la suite : À M. Hudet, pour remettre à M. Diderot ; ou bien envoyez chez le Baron, ou chez M. d’Aine, maître des requêtes, rue de l’Université, avec mon adresse au Grandval ; mais le plus sûr est M. Hudet, pourvu qu’il n’y ait point d’enveloppe : l’enveloppe fait perdre le port au fermier et le bénéfice au directeur. Si ce n’est pas leur compte, ce n’est pas mon intention.

Vos conjectures sur Villeneuve et d’Alembert ne sont pas tout à fait sans fondement. Me voilà hors d’un grand souci. Le paquet errant est arrivé à sa destination ; j’y répondrai, au reste, quand j’en aurai le temps et l’espace ; je ne saurais m’empêcher de vous dire que la fin celui-ci est de la plus grande beauté. J’en suis touché jusqu’aux larmes. Je coucherai aussi sur cette urne. Adieu, ma tendre, ma respectable amie ; je vous aime avec la passion la plus sincère et la plus forte. Je voudrais vous aimer encore davantage, mais je ne saurais.


XXV


Le 30 octobre 1759.


Voici, mon amie, la lettre que je vous ai promise. Ayez la patience de la lire jusqu’à la fin ; vous y trouverez peut-être des choses qui ne vous déplairont pas.

Il fit dimanche une très-belle journée ; nous allâmes nous promener sur les bords de la Marne ; nous la suivîmes depuis le pied de nos coteaux jusqu’à Champigny.

Le village couronne la hauteur en amphithéâtre. Au-dessous, le lit tortueux de la Marne forme, en se divisant, un groupe de plusieurs îles couvertes de saules. Ses eaux se précipitent en nappes par les intervalles étroits qui les séparent. Les paysans y ont établi des pêcheries. C’est un aspect vraiment romanesque. Saint-Maur, d’un côté, dans le fond ; Chennevières et Champigny, de l’autre, sur les sommets ; la Marne, des vignes, des bois, des prairies entre deux. L’imagination aurait peine à rassembler plus de richesse et de variété que la nature n’en offre là. Nous nous sommes proposé d’y retourner, quoique nous en soyons revenus tous écloppés. Je m’étais fiché une épine au doigt ; le Baron était entrepris d’un torticolis, et un mouvement de bile commençait à tracasser notre mélancolique Écossais.

Il était temps que nous regagnassions le salon. Nous y voilà, les femmes étalées sur le fond, les hommes rangés autour du foyer ; ici l’on se réchauffe ; là on respire. On est encore en silence, mais ce ne sera pas pour longtemps. C’est Mme d’Holbach qui a parlé la première, et elle a dit :

— Maman, que ne faites-vous une partie ? — Non ; j’aime mieux me reposer et bavarder. — Comme vous voudrez. Reposons nous et bavardons.

Il est inutile que je vous nomme dans la suite les interlocuteurs, vous les connaissez tous.

— Eh bien ! philosophe, où en êtes-vous de votre besogne ? — J’en suis aux Arabes et aux Sarrasins[33]. — À Mahomet, le meilleur ami des femmes ? — Oui, et le plus grand ennemi de la raison. — Voilà une impertinente remarque. — Madame, ce n’est point une remarque, c’est un fait. — Autre sottise ; ces messieurs sont montés sur le ton galant.

— Ces peuples n’ont connu l’écriture que peu de temps avant l’hégire. — L’hégire ! quel animal est-ce là ? — Madame, c’est la grande époque des musulmans. — Me voilà bien avancée ; je n’entends pas plus son époque que son hégire, et son hégire que son époque. Ils ont la rage de parler grec.

— Antérieurement à cette époque, c’étaient des idolâtres grossiers ; celui à qui la nature avait accordé quelque éloquence pouvait tout sur eux. Ceux qu’ils honoraient du nom de chaled étaient pâtres, astrologues, musiciens, poètes, médecins, législateurs et prêtres, caractères qu’on ne trouve guère réunis dans une même personne que chez les peuples barbares et sauvages. — Cela est juste. — Tel fut Orphée chez les Grecs, Moïse chez les Hébreux, Numa chez les Romains. — Point de nouvelles de Paris, mes buis ne seront pas plantés cet automne. Ce Berlize[34] est un baguenaudier. Il m’en faut cent cinquante bottes et il m’en envoie quatre-vingts. — Ces plates-bandes seront fort bien ; qu’en pensez-vous ? — À merveille. — Je voudrais bien que M. Charon[35] revît son jardin.

— Les premiers législateurs des nations étaient chargés d’interpréter la volonté des dieux, de les apaiser dans les calamités publiques, d’ordonner des entreprises, de célébrer les succès, de décerner des récompenses, d’infliger des châtiments, de marquer des jours de repos et de travail, de lier et d’absoudre, d’assembler et de disperser, d’armer et de désarmer, d’imposer les mains pour soulager ou pour exterminer. À mesure qu’un peuple se police, ces fonctions se séparent..... Un homme commande....., un autre sacrifie....., un troisième guérit....., un quatrième, plus sacré, les immortalise..... et s’immortalise lui-même.

— Madame, ce qu’ils disent là est fort beau. — Je me soucie bien de ce qu’ils disent ; je pense à mes buis. Il y a longtemps que nous n’avons vu la Parfaite-Union. — Tant mieux. — Ils sont pourtant à Saint-Maur. Qu’ils y restent..... — Cette femme-là est plus femme que toutes les autres femmes ensemble. — Jamais elle ne sait ce qu’elle veut. — Pardonnez-moi ; mais elle n’est jamais contente de ce qu’elle a. — Je la trouve plus malheureuse que folle. Il n’y a rien de si incommode que le désir, si ce n’est la possession. — Cependant il faut avoir ou manquer. — C’est une assez triste nécessité.....

— Ce fut un certain Moramere qui inventa l’alphabet arabe, et la nation fut partagée en érudits ou gens qui savaient lire, et en idiots. Le saint prophète ne sut lire ni écrire. De là, la haine des premiers musulmans contre toute espèce de connaissance ; le mépris qui s’en est perpétué jusqu’à ce jour, et la plus longue durée garantie à ses impostures..... C’est une observation assez générale que la religion perd à mesure que la philosophie gagne. On en conclura tout ce qu’on voudra contre l’inutilité de l’une ou contre la vérité de l’autre.

— Votre madame de *** nous avait promis. Que diable fait-elle à Paris ? — Elle enrage. — De quoi ? elle ne manque pas de figure ; elle a de l’esprit ; tout le monde l’aime. — Et, ce qui vaut encore mieux, elle n’aime personne. — Maman, vous riez toute seule. — Je pense à la figure de son petit magot. Ne trouvez-vous pas qu’il ressemble au manche d’une basse de viole ? Imaginez cet outil-là entre les jambes de sa femme. — Allons, mesdames, courage. — Pardi, mon gendre, laissez-nous médire un peu de notre prochain. Je suis sûre qu’on en fait autant de nous sans que je m’en chagrine ; c’est que je ne me chagrine de rien. — Et puis, comment pardonner aux défauts de ses amis, si on ne les connaît pas ? — Ma femme. — Qu’avez-vous à dire à cela ? — Que vous alliez prendre votre mandore et que vous nous en jouiez quelques airs. Ce bruit sera moins désagréable et plus innocent. — Ma fille, je te prie de n’en rien faire ; je ne conçois rien de si maussade que ton mari quand il est malade. C’est comme les autres quand ils se portent bien. Et que diantre, radotez de votre philosophie, et ne vous mêlez pas de nous. Vous étiez dans les sérails, retournez-y. — C’est le plus court.....

— Eh bien ! philosophe, vous disiez donc que plus il y aura de penseurs à Constantinople, moins on fera de pèlerinages à la Mecque. — Oui. — Je suis de son avis. — Je pense même que, quand il y a dans une capitale un acte religieux annuel et commun, on peut le regarder comme une mesure assez sûre du progrès de l’incrédulité, de la corruption des mœurs et du déclin de la superstition nationale. — Comment cela ? — Le voici : supposons, par exemple, qu’il y eût en 1700, trente mille pèlerinages à la Mecque, ou trente mille communions sur une paroisse, et qu’en 1750 il ne se fît plus que dix mille pèlerinages et dix mille communions, il est certain que la foi, et tout ce qui y tient, se serait affaibli de deux tiers.

— Mademoiselle Anselme. — Madame. — Vous avez bien le plus vilain cul qui se puisse. — En vérité, ma belle-mère, vous êtes d’une folie ! — Au sérail, mon gendre ! Oh ! mademoiselle, un très-vilain cul. — Je ne m’en soucie guère ; je ne le vois pas. — Mais c’est qu’il est noir, ridé, maigre, sec, petit, plissé, chagriné ! Si saint Pierre le savait, il en rabattrait un peu. — Elle a un si joli visage ! comment aurait-elle un si vilain cul ? — Voilà mon philosophe qui m’a devant lui, et qui conclut du visage au cul. Tant y a que le sien est fort laid et que je m’en crois, car je l’ai vu. — Vous l’avez vu, madame ? — Oui, je l’ai vu..... toute la nuit en rêve.

— Eh bien ! philosophe ? — Je ne sais plus où j’en suis. — Et laissez là ces folles. — Ma foi, elles parlent d’un cul qui m’a tourné la tête. — Vous en étiez à l’acte religieux annuel, et au déclin de la superstition nationale. — M’y voilà. Je pense que ce déclin a un terme ; les progrès de la lumière sont limités ; elle ne gagne guère les faubourgs. Le peuple y est trop bête, trop misérable et trop occupé : elle s’arrêta là ; alors le nombre de ceux qui satisfont, dans l’année, à la grande cérémonie est égal au nombre de ceux qui restent, au milieu de la révolution des esprits, aveugles ou éclairés, incurables ou incorruptibles, comme il vous plaira. — Ainsi voilà le troupeau de l’Église. — Il peut s’accroître, mais non diminuer. — La quantité de la canaille est à peu près toujours la même.

— Écoutez, madame, écoutez. — Je m’ennuie assez sans cela. Il ne me fallait plus que la Socoplie..... J’étais faite cette année pour voir de vilains culs..... Il y a deux mois que j’étais seule ici ; je ne savais que devenir ; je me fis mener à Bonneuil, et dare, dare, dare, voilà un homme qui vient en cabriolet, comme si le diable l’emportait. Vous savez ce tournant vers l’église, il avait là une femme montée sur un âne, entre deux paniers ; et crac, le moyeu du cabriolet accroche un panier, et voilà l’âne, les quatre fers en l’air d’un côté, et les paniers et la femme, les quatre fers en l’air, de l’autre. On s’amasse, on redresse les paniers, on relève l’âne par la queue ; cependant on laissait là cette pauvre femme qui criait comme une femme troussée. — Mais il y en a qui ne crient pas trop. — Aux sérails. — Là comme ailleurs.

L’Alcoran fut le seul livre de la nation pendant plusieurs siècles ; on brûla les autres, ou parce qu’ils étaient superflus, s’il n’y avait que ce qui est dans l’Alcoran, ou parce qu’il étaient pernicieux, s’ils contenaient autre chose que ce qui y est. Ce fut d’après ce raisonnement qu’on chauffa pendant six mois les bains d’Alexandrie des ouvrages du temps précédent. L’imposteur n’était plus, lorsque des fanatiques remplis de son esprit damnaient le calif Almamon pour avoir accueilli la science au détriment de la sainte ignorance des fidèles croyants. Ils disaient : Si quelqu’un ose l’imiter, il faut l’empaler et le porter de tribu en tribu, précédé d’un héraut qui criera : C’est ainsi qu’on traitera l’impie qui préférera la philosophie profane à la divine tradition, la raison au miraculeux Alcoran.

Cependant les Omméades firent peu de chose pour les savants. Les Abbassides osèrent davantage. Un d’entre eux institua des pèlerinages, éleva des temples, prescrivit des prières publiques et se montra si religieux qu’il put, sans irriter les dévots, attacher près de lui un astrologue et deux médecins chrétiens. Il n’y a point de sectes que les musulmans haïssent autant que la chrétienne. Cependant les lettrés que les derniers Abbassides appelèrent à leur cour étaient tous chrétiens. Le peuple n’y prit pas garde. — C’est qu’il était heureux sous leur gouvernement. Je dirais volontiers à un prince… — Est-ce qu’on dit quelque chose aux princes ? Mais voyons, père Hoop, ce que vous leur diriez. — Soyez bons ; soyez justes ; soyez victorieux ; soyez honorés de vos sujets et redoutés de vos voisins. — Rien que cela ? — J’ajouterais : Ayez une armée nombreuse à vos ordres, et vous établirez la tolérance universelle ; vous renverserez ces asiles de l’ignorance, de la superstition et de l’inutilité. — Voulez-vous vous taire ! vous ne savez donc pas que je veux fonder un couvent au Grandval ? — Beau projet !… Vous réduirez à la simple condition de citoyens ces hommes de droit divin qui opposent sans cesse leurs chimériques prérogatives à votre autorité ; vous reprendrez ce qu’ils ont extorqué de l’imbécillité de vos prédécesseurs ; vous restituerez à vos malheureux sujets la richesse dont ces dangereux fainéants regorgent ; vous doublerez vos revenus, sans multiplier les impôts ; vous réduirez leur chef orgueilleux à sa ligne et à son filet ; vous empêcherez des sommes immenses d’aller se perdre dans un gouffre étranger d’où elles ne reviennent plus ; vous aurez l’abondance et la paix ; et vous régnerez, et vous aurez exécuté de grandes choses, sans exciter un murmure, sans verser une goutte de sang. — Pardi c’est un bel instrument que la langue ; comme il enfile cela ! — Mais il faudrait, avant tout, qu’un souverain fût bien persuadé que l’amour de ses peuples est le seul véritable appui de sa puissance. Si, dans la crainte que les murs de son palais ne tombent en dehors, il leur cherche des étais, il y en a certains qui tôt ou tard les renverseront en dedans. Un souverain prudent isolera sa demeure de celle des dieux. Si ces deux édifices sont trop voisins, le trône sera gêné par l’autel, l’autel par le trône ; et il arrivera quelque jour que, portés l’un contre l’autre avec violence, ils s’ébranleront tous les deux. — Il ne serait pas difficile à un prince politique de soulever le haut clergé contre la cour de Rome, ensuite le bas clergé contre le haut, puis d’avilir le corps entier. — Les voilà-t-il pas qui rêvent comment on pourrait traîner la sainte Église de Dieu dans la boue ! Voulez-vous vous taire, vilains athées que vous êtes ! — Mais à propos, le petit Croque-Dieu de Sussy ne vient-il pas souper ? — Pardi, mon gendre, s’il vient, ménagez un peu ses oreilles ; comment voulez-vous qu’il dise la messe, quand il a ri de vos ordures ? — Qu’il ne la dise pas. — Il ne lui est pas aussi facile de se passer de la dire qu’à vous de l’entendre. — Je ne doute point que cela n’arrive un jour. — Pardi, je le voudrais bien ; c’est un petit homme ; il rit de si bon cœur. — Il ne s’agit que de persuader aux évêques de se passer du pape, et aux curés de partager avec les évêques. — Si vous me renvoyez là, il a la mine d’attendre longtemps..... Mademoiselle Anselme, écoutez tout contre : si vous ne voulez pas que je vous voie avec le vilain cul de mon rêve, montrez-nous celui que vous portez.

— Les musulmans sont divisés en une multitude incroyable de sectes. On en compte jusqu’à soixante-treize. Ils ont des jansénistes, des molinistes, des pyrrhoniens, des sceptiques, des déistes, des spinosistes, des athées. — Les voilà bien lotis !..... C’est comme parmi nous. La belle couvée ! — On les vit éclore du mélange de la religion avec la philosophie. — Cette philosophie gâte tout. — Lorsqu’ils quittèrent le glaive tranchant dont ils prouvaient la divinité de l’Alcoran, et qu’ils se mirent à raisonner. — C’est encore une mauvaise chose que la raison : aussi j’en use le moins que je peux..... Il y paraît quelquefois. — Aux autres il n’y paraît pas tant ; mais c’est tout un.

— Ils ont des espèces de manichéens et d’optimistes. Un des premiers disait un jour à son antagoniste : Un père eut trois enfants. — Mesdames, voici un conte ; il faut l’entendre. — L’un de ces enfants vécut dans la crainte de Dieu. — Et fit bien. Il n’y en a guère aujourd’hui de ceux-là. On ne sait plus ce que le monde devient ; les enfants sont aussi méchants que les vieilles gens. — Le second vécut dans le crime, et le troisième mourut tout jeune. Quel sera leur sort dans l’autre vie ? L’optimiste répondit que le premier serait récompensé dans le ciel, le second puni dans les enfers, et que le troisième n’aurait ni châtiment ni récompense. Mais, reprit le manichéen, si ce dernier disait à Dieu : Seigneur, il n’a dépendu que de toi que je vécusse plus longtemps, et que je fusse assis dans le ciel à côté de mon frère ; cela eût été mieux pour moi. Que lui répondrait le Seigneur ? Il lui répondrait : J’ai vu que si je t’accordais une plus longue vie, tu tomberais dans le crime, et qu’au jour de mes vengeances, tu mériterais le supplice du feu. Mais, ajouta le manichéen, n’entendez-vous pas le second qui réplique au Seigneur : Eh ! que ne m’ôtais-tu la vie dans mon enfance ? Pourquoi m’accorder les jours malheureux que tu as refusés à mon frère ? Si je ne me réjouissais pas dans le ciel avec mon frère aîné, du moins je sommeillerais en paix auprès de mon frère cadet ; cela eût été aussi bien pour moi que pour lui. Comment le Seigneur s’en tira-t-il ? — Ma foi, je n’en sais rien ; il y a de quoi le faire affoler. Mais nous saurons cela quand nous y serons ; il faut y aller tôt ou tard..... Il lui dira : J’ai prolongé ta vie afin que tu méritasses la félicité éternelle, et tu me reproches une faveur que je t’ai faite.... Si c’était une faveur, dira le troisième que ne me la faisais-tu donc aussi ? — Voilà trois enfants bien incommodes ; ils ont dû donner bien du chagrin à leurs parents. Mais il faut prendre la charge avec les bénéfices. Allons souper.

— Il y en a qui nient tout rapport du Créateur à la créature. Selon eux, Dieu est juste parce qu’il est tout-puissant. Ses attributs n’ont rien de commun avec les nôtres ; et nous ne savons pas par quels principes nous serons jugés à son tribunal. — Maman, tant mieux pour votre amie Mme de ***. — N’en parlons pas. Laissons notre prochain pour ce qu’il est. La fille est noire comme une taupe ; mais mon fils dit qu’elle a les pieds blancs. Blancs ou noirs, qu’est-ce que cela me fait ? Pour la mère, elle eût été mieux avisée de garder ses yeux qu’elle avait beaux et bons, et de laisser assommer son mari ; mais ce qui est fait est fait. — Ils disent : Qu’est-ce qu’un être passager d’un instant, d’un point, devant un être éternel, infini ? Que deviendraient les autres hommes pour un de leurs semblables à qui Dieu aurait accordé seulement une durée éternelle ? Croit-on qu’il eût le moindre scrupule de s’immoler tout ce qui lui résisterait ? Ne dirait-il pas à ses victimes : Qu’êtes-vous en comparaison de moi ? Dans un moment il ne sera non plus question de vous que si vous n’aviez point été, vous ne jouirez ni ne souffrirez plus ; mais il s’agit d’une éternité pour moi. Je me dis à moi-même et à vous, selon ce que je suis et ce que vous êtes, périssez donc sans murmurer ; je suis juste..... — Il est incroyable tout ce qui leur croît dans la tête. En vérité, il y a de quoi déranger la mienne. — Cependant quelle distance plus grande encore de Dieu à un homme, que d’un homme, quel qu’on le suppose, à un autre ! Qu’il soit immortel, cet homme, je le veux ; combien ne lui restera-t-il pas encore d’infirmités qui le rapprocheront de la condition commune ? Toute notion de justice s’anéantit entre un homme et son semblable par le privilège d’un seul attribut divin, et nous osons en supposer entre Dieu et l’homme ! Il n’y a que le brachmane, qui craignit de blesser la fourmi, qui puisse dire à Dieu : Seigneur, pardonnez-moi si j’ai fait remonter mes idées jusqu’à vous ; je les ai fait descendre jusqu’à la fourmi : traitez-moi comme j’ai traité le plus misérable des insectes.

Au milieu de ces sectaires, il y en a qui se moquent de tout..... Ils n’en sont ni plus heureux ni plus sages. — Madame de Saint-Aubin, vous avez une femme de chambre qui ne l’est guère. — Qu’est-ce que cela me fait ? — Pardi, cela me ferait à votre place. Je veux, croire que ceux qui me touchent ont en tous temps les mains nettes. — Et voilà un éclat de rire qui part en un instant de tous les coins du salon. — Qu’appelez-vous les mains nettes ?… — Oui, madame, les mains nettes… Je sais ce que j’ai vu, et je m’entends.

— Ils ont des intolérants, comme madame. — Pardi, je n’empêche rien de ce que je ne vois pas ; c’est comme madame chose… Ma fille, aide-moi donc à trouver son nom. — Maman, il ne faut pas dire cela. — Ils viennent ici, je les loge porte à porte — Père Hoop, je vous prie de continuer. — Un islamite intolérant avait attenté à la vie d’un philosophe dont il suspectait la croyance. Ce philosophe était puissant ; il aurait pu châtier l’islamite ou le perdre par son crédit ; il se contenta de le réprimander doucement et de lui dire : Tes principes te commandent de m’ôter la vie, les miens me commandent de te rendre meilleur, si je puis. Viens, que je t’instruise, et tu me tueras après, si tu veux. — Ma foi, cela est joli. — Que pensez-vous qu’il apprit ? — Son catéchisme ; car tout prêtre qu’il était, il ne le savait pas. — L’arithmétique et la géométrie..... C’est peut-être ainsi qu’il en faudrait user avec tous les peuples à convertir..... Faire précéder le missionnaire du géomètre. — Et pourquoi pas du chimicien aussi avec ses curbitudes ? — Madame, cela n’en serait pas plus mal. Qu’ils sachent d’abord combiner des unités, ensuite on leur fera combiner des idées plus difficiles. — Tenez, voilà la meilleure chose que vous ayez dite de toute la soirée. Si ce projet prend, mon amoureux Montamy partira pour la Cochinchine, et je n’en serai plus ennuyée. Allons souper là-dessus, et que le petit Croque-Dieu, qui ne vient point, s’en aille au diable.

— Et voilà, mon amie, comme le temps se passe. Je n’ai à vous dire que de ma tendresse et de nos entretiens. Au milieu de ces entretiens, moitié sérieux et moitié comiques, je soupire quelquefois, et je dis tout bas : Ah ! si ma Sophie et sa sœur étaient ici ! et puis je soupire encore. M. de Berlize partit hier pour Paris ; il vous porte une lettre. Je l’accompagnai jusqu’à Charenton, où j’espérais en prendre une de vous, et je ne fus pas trompé. Je revins à sept heures ; on m’attendait pour faire un piquet. Je jouai gaiement et heureusement. Nous perdons l’Écossais demain. J’en suis fâché ; c’est un homme de bien qui a du sens et des connaissances. Sa mélancolie l’a promené dans tous les coins du monde, et je tirais parti de ses voyages. Mme d’Aine est la meilleure femme du monde, c’est la prévenance en personne ; mais elle estropie tous les noms ; elle appelle un chimiste un chimicien ; une cucurbite, une curbitude ; l’Encyclopédie, Socoplie, et ainsi du reste. La Parfaite-Union est une Mme de B***, qui a la fantaisie de fonder une coterie femelle sous ce titre. Mme de ***, la mère, est la femme d’un directeur des aides, à Bordeaux, à qui elle a sauvé la vie dans une émeute populaire : elle se jeta au milieu des séditieux. Une femme échevelée, qui errait, qui s’exposait aux pierres qui volaient de toutes parts, étonna les séditieux et suspendit leur fureur. Elle était dans un temps critique, et elle en perdit les yeux, et depuis l’infâme époux et son horrible fille se sont ligués pour tourmenter cette infortunée. Il y a des années qu’ils font couler des larmes amères de ces yeux qui ne voient plus. Le petit Croque-Dieu est le pussatni de Mme de Sussy. Il dit la messe le dimanche, et le reste de la semaine il fait le bouffon. Il avait été de la promenade ; il devait être du souper ; mais il ne vint qu’après. Nous avions dévoré, les femmes surtout ; nous étions en train de dire des folies et d’en faire lorsque le cher petit prêtre arriva. « Ah ! te voilà, l’abbé ; sais-tu bien que je n’aime pas qu’on me manque. — Madame n’y est-elle pas encore faite ? — Point du tout. » Le Croque-Dieu ne hait pas les femmes ; il leur ferait volontiers cet honneur. Mme de *** était assise et accoudée sur une table ; il alla se pencher et s’accouder sur la même table, vis-à-vis d’elle, car il est familier. Mme de ***, invitée par la commodité de sa posture et la largeur de sa croupe, prend un fauteuil, l’approche de lui, lui dit : « L’abbé, tiens-toi bien », et d’un saut elle enfourche l’abbé..... L’abbé ne se fâcha point et fit bien. C’était encore une figure à voir que Mlle Anselme. C’est l’innocence, la pudeur et la timidité mêmes. Elle ouvrait ses grands yeux, elle regardait à terre une mare énorme, et elle disait d’un ton de surprise : Mais ! madame. — Eh ! mais, oui..... C’est moi, c’est l’abbé : des souliers, des bas, des cotillons, du linge.

Mme de *** est honorable ; le petit prêtre est pauvre. Dès le lendemain il eut ordre d’acheter un habit complet. Comment trouverez-vous cela, mesdames de la ville ? Pour nous, grossiers habitants du Grandval, il ne nous en faut pas davantage pour nous amuser et le jour et le lendemain.

Oui, mon amie, oui, j’ai reçu toutes vos lettres ; je suis tranquille ; je suis heureux autant qu’on peut l’être loin de celle qu’on aime bien. Je souhaite que la lecture de l’Esprit continue de vous plaire. Si l’auteur n’a pas eu le suffrage de Grimm, et qu’il vous connût, il s’en consolerait un peu par le vôtre. Je nous vois, vous et votre mère ; j’entends d’ici les mots qui rompent par intervalle le silence de votre retraite. Vous vous trompez ; Mme de Saint-Aubin ne pense plus à moi ; elle a découvert, au bout de trente ans, que le bruit du trictrac lui faisait mal à la tête, et nous n’y jouons plus. Je vous rends tout ce qui se fait ici mot à mot ; et vous vous en amuserez parce que c’est votre ami qui vous parle.

Il est vrai que j’attendais M. de Berlize avec impatience. Il a mis de l’importance et du mystère à sa fonction ; il m’a donné la lettre de Grimm devant tout le monde, et il a attendu que nous fussions seuls pour me remettre la vôtre. Encore un petit moment, et j’accourrai, et je vous porterai une bouche innocente, des lèvres pareilles, et des yeux qui n’ont rien vu depuis un mois. Que nous serons contents de nous retrouver !…


XXVI


Le 1er novembre 1759.


On se promène presque en tout temps à la campagne. S’il fait un rayon de soleil, on en profite. Je travaille beaucoup, et avec agrément. Je vois ma besogne tirer à sa fin. D’un assez grand nombre de morceaux de philosophie, il ne m’en reste que trois à faire ; mais longs et difficiles : c’est l’examen du platonisme et du pythagorisme, avec l’histoire de la philosophie chez les Étrusques et les Romains[36]. Je sors des Arabes et des Sarrasins, où j’ai trouvé plus de choses intéressantes que je n’en espérais. Ces peuples ont un caractère particulier. Vous avez entendu parler de ces dévots orientaux, dont la pratique religieuse se réduit à pirouetter sur un pied jusqu’à ce qu’ils tombent par terre sans connaissance, sans sentiment, étourdis et presque morts. Croyez-vous que cette extravagance est le résultat d’un système théosophique très-suivi, très-lié, et parsemé de vérités les plus sublimes ? Ils prétendent que le vertige suspendant toutes les distractions de la particule divine, elle s’en rejoint plus intimement à l’être éternel dont elle est émanée. Dans cet état de stupidité tranquille, simple, pure et une comme lui, elle entend sa voix, et jouit d’un bonheur inconnu aux profanes qui ne l’ont point éprouvé. La vénération que les musulmans ont pour les idiots est la conséquence de ce privilège. Ils les regardent comme des êtres privilégiés en qui la nature a opéré la bienheureuse imbécilité que les autres n’acquièrent que par le saint vertige. Je vous détaillerais tout cela si j’en avais le temps ; vous verriez que l’islamite qui est assis immobile au fond d’une caverne obscure, les coudes appuyés sur ses genoux, la tête penchée sur ses mains, les yeux attachés au bout de son nez, passant des journées entières dans l’attente de la vision béatifique, est un aussi grand philosophe que l’Européen dédaigneux qui le regarde en pitié, et qui se promène tout fier d’avoir découvert que nous ne voyons rien qu’en Dieu.

Le saint prophète pressentit que la passion des femmes était trop naturelle, trop violente et trop générale pour tenter avec succès de la refréner. Il aima mieux y conformer sa législation que d’en multiplier les infractions en l’opposant à la pente la plus utile et la plus douce de la nature. Quand il encourageait les hommes à la vertu par l’espérance future des voluptés corporelles, il leur parlait d’une félicité qui ne leur était pas étrangère. Il prescrivait des ablutions et quelques pratiques frivoles, dont le peuple a besoin, qui sont arbitraires, telles qu’il y en a dans toutes les religions du monde, et qui ne signifient rien pour les hommes d’une piété un peu solide, comme de tourner le dos au soleil pour pisser, parmi les musulmans, ou de porter un scapulaire, parmi nous, parce qu’il faisait un culte pour la multitude. Il prêcha le dogme de la fatalité qui inspire l’audace et le mépris de la mort ; le péril étant aux yeux du fataliste le même pour celui qui manie le fer sur un champ de bataille et pour celui qui repose dans un lit ; l’instant de périr étant irrévocable, et toute prudence humaine étant vaine devant l’Éternel qui a enchaîné toutes choses d’un lien que sa volonté même ne peut ni resserrer ni relâcher.

Jugez si mes occupations sont ingrates par cette lettre, et par ce morceau du poëte Sadi que je vais vous traduire ; il vous fera plaisir, parce qu’il m’en a fait, parce qu’il est beau, parce qu’il est plein de sentiment, de pathétique et de délicatesse[37].

Les Sarrasins ont des maximes d’une énergie et d’une délicatesse peu communes. Aucune nation n’est aussi riche en proverbes ; leurs fables sont d’une simplicité qui me charme.

Voilà, mon amie, ceux avec qui je converse depuis quelques jours. Auparavant c’était avec les Phéniciens ; auparavant avec les habitants du Malabar ; auparavant avec les Indiens.

J’ai vu toute la sagesse des nations, et j’ai pensé qu’elle ne valait pas la douce folie que m’inspirait mon amie. J’ai entendu leurs discours sublimes, et j’ai pensé qu’une parole de la bouche de mon amie porterait dans mon âme une émotion qu’ils ne me donnaient pas. Ils me peignaient la vertu, et leurs images m’échauffaient ; mais j’aurais encore mieux aimé voir mon amie, la regarder en silence, et verser une larme que sa main aurait essuyée ou que ses lèvres auraient recueillie. Ils cherchaient à me décrier la volupté et son ivresse, parce qu’elle est passagère et trompeuse ; et je brûlais de la trouver entre les bras de mon amie, parce qu’elle s’y renouvelle quand il lui plaît, et que son cœur est droit, et que ses caresses sont vraies. Ils me disaient : Tu vieilliras ; et je répondais en moi-même : Ses ans passeront avec les miens. Vous mourrez tous deux ; et j’ajoutais : Si mon amie meure avant moi, je la pleurerai, et serai heureux la pleurant. Elle fait mon bonheur aujourd’hui ; demain elle fera mon bonheur, et après-demain, et après-demain encore, et toujours, parce qu’elle ne changera point, parce que les dieux lui ont donné le bon esprit, la droiture, la sensibilité, la franchise, la vertu, la vérité qui ne change point. Et je fermai l’oreille aux conseils austères des philosophes ; et je fis bien, n’est-ce pas, ma Sophie ?


XXVII


Au Grandval, le 2 novembre 1759.


Le père Hoop nous a quittés ; mais en revanche, il nous est arrivé une dame. Elle n’est point mal de figure. À juger par le son de sa voix, le tour de ses idées et le ton de son expression, elle a du naturel dans l’esprit et de la douceur dans le caractère. Je suis fort trompé, ou elle a déjà bien souffert quoiqu’elle soit jeune. Ceux qui ont éprouvé la peine ont un signe auquel ils se reconnaissent.

Les dernières nouvelles qu’on nous a apportées de Paris ont rendu le Baron soucieux. Il a des sommes considérables placées dans les papiers royaux… Il disait à sa femme : « Écoutez, ma femme, si cela continue, je mets bas l’équipage, je vous achète une belle capote avec un beau parasol, et nous bénirons toute notre vie M. de Silhouette, qui nous a délivrés des chevaux, des laquais, des cochers, des femmes de chambre, des cuisinières, des grands dîners, des faux amis, des ennuyeux, et de tous les autres privilèges de l’opulence… » Et moi je pensais que pour un homme qui n’aurait ni femme, ni enfant, ni aucun de ces attachements qui font désirer la richesse, et qui ne laissent jamais de superflu, il serait presque indifférent d’être pauvre ou riche. Pauvre, on s’expatrierait, on subirait la condamnation ancienne portée par la nature contre l’espèce humaine, et l’on gagnerait son pain à la sueur de son front… Ce paradoxe tient à l’égalité que j’établis entre les conditions et au peu de différence que j’émets, quant au bonheur, entre le maître de la maison et son portier… Si je suis sain d’esprit et de corps, si j’ai l’âme honnête et la conscience pure, si je sais distinguer le vrai du faux, si j’évite le mal et fais le bien, si je sens la dignité de mon être, si rien ne me dégrade à mes propres yeux, si, loin de mon pays, je suis ignoré des hommes dont la présence me ferait peut-être rougir, on peut m’appeller comme on voudra, milord ou sirrah : sirrah, en anglais, c’est un faquin en français, la qualité qu’un petit-maître en humeur donne à son valet… Faire le bien, connaître le vrai, voilà ce qui distingue un homme d’un autre ; le reste n’est rien. La durée de la vie est si courte, ses vrais besoins sont si étroits, et quand on s’en va, il importe si peu d’avoir été quelqu’un ou personne. Il ne faut à la fin qu’un mauvais morceau de toile et quatre planches de sapin… Dès le matin j’entends sous ma fenêtre des ouvriers. À peine le jour commence-t-il à poindre qu’ils ont la bêche a la main, qu’ils coupent la terre et roulent la brouette. Ils mangent un morceau de pain noir ; ils se désaltèrent au ruisseau qui coule : à midi, ils prennent une heure de sommeil sur la terre ; bientôt ils se remettent à leur ouvrage. Ils sont gais ; ils chantent ; ils se font entre eux de bonnes grosses plaisanteries qui les égaient ; ils rient. Sur le soir, ils vont retrouver des enfants tout nus autour d’un âtre enfumé, une paysanne hideuse et malpropre, et un lit de feuilles séchées, et leur sort n’est ni plus mauvais ni meilleur que le mien… Vous avez éprouvé l’une et l’autre fortune : dites-moi, le temps présent vous paraît-il plus dur que le temps passé ?… Je me suis tourmenté toute la matinée à courir après une idée qui m’a fui… Je suis descendu triste ; j’ai entendu parler des misères publiques ; je me suis mis à une table somptueuse sans appétit ; j’avais l’estomac chargé des aliments de la veille ; je l’ai surchargé de la quantité de ceux que j’ai mangés ; j’ai pris un bâton et j’ai marché pour les faire descendre et me soulager ; je suis revenu m’asseoir à une table de jeu, et tromper des heures qui me pesaient. J’avais un ami dont je n’entendais point parler. J’étais loin d’une amie que je regrettais. Peines à la campagne, peines à la ville, peines partout. Celui qui ne connaît pas la peine n’est pas à compter parmi les enfants des hommes… C’est que tout s’acquitte ; le bien par le mal, le mal par le bien, et que la vie n’est rien.

Nous irons peut-être demain au soir ou lundi matin passer un jour à la ville ; je verrai donc cette amie que je regrettais ; je recouvrerai donc cet ami silencieux dont je n’entendais point parler. Mais je les perdrai le lendemain ; et plus j’aurai senti le bonheur d’être à côté d’eux, plus je souffrirai de m’en séparer. C’est ainsi que tout va : tournez-vous, retournez-vous, il y aura toujours une feuille de rose pliée qui vous blessera… J’aime ma Sophie ; la tendresse que j’ai pour elle affaiblit à mes yeux tout autre intérêt. Je ne vois qu’un malheur possible dans la nature ; mais ce malheur se multiplie et se présente à moi sous cent aspects. Passe-t-elle un jour sans m’écrire, qu’a-t-elle ? serait-elle malade ? Et voilà les chimères qui voltigent autour de ma tête et qui me tourmentent. M’a-t-elle écrit, j’interpréterai mal un mot indifférent, et je suis aux champs. L’homme ne peut ni améliorer ni empirer son sort. Son bonheur et sa misère ont été circonscrits par un astre puissant. Plus d’objets, moins de sensibilité pour chacun. Un seul, tout se rassemble sur lui. C’est le trésor de l’avare…

Mais je m’aperçois que je digère mal, et que toute cette triste philosophie naît d’un estomac embarrassé. Crapuleux ou sobre, mélancolique ou serein, Sophie, je vous aime également ; mais la couleur du sentiment n’est pas la même… On est allé à Charenton vous porter un volume de moi et chercher une ligne de vous. Et attendant, je piétine et je maudis la longueur du messager. Amour et mauvaise digestion. J’ai beau dire : Ce coquin s’est amusé dans un cabaret ; il n’a pu voir une couronne de lierre pendue à une porte sans entrer ; je ne m’en crois pas moi-même. Qu’est-ce donc que cette raison qui siège là, que rien ne corrompt, qui m’accuse et qui absout mon valet ? Est-ce qu’on est sage et fou dans un même instant ? Je n’ai presque rien fait aujourd’hui ; la matinée s’est échappée je ne sais comment, et je vous écris un mot ce soir pour me raccommoder avec moi-même. Je n’aurai pas perdu la journée, si j’en ai employé un quart d’heure à causer avec vous. Adieu, ma Sophie ! À demain au soir ou à lundi matin, s’il fait beau et si les projets du Baron ne se dérangent point. Gardez-moi les lettres de votre sœur, et, quand vous lui écrirez, ne m’oubliez pas. Serrez la main pour moi à M. de Prisye. Présentez mon dévouement et mon respect à Mlle Boileau. Laissez-moi oublier de votre mère, puisque c’est son projet.

Mais voilà notre nouvelle arrivée qui passe en chantant par mon corridor. Il me semble qu’elle a de la voix. Adieu, mon amie ! Soyez toujours bien sage. Pour moi, je suis les conseils que je donne. Je vous l’ai dit souvent, et, plus je vais, mieux je sens que je vous l’ai bien dit : il n’y a et il n’y aura jamais qu’une femme au monde pour moi. Et cette femme, qui est-elle ? C’est ma Sophie ; c’est elle qui pense à moi, mais qui ne m’écrit point. Car voilà mon messager revenu de Charenton sans lettres. J’ai de l’humeur ; je vais me coucher de peur de gronder mal à propos et de mériter toutes les épithètes que je donnerais à mon valet ; car, après tout, ce n’est pas sa faute, si l’on n’écrit point à Paris, et si cela me fâche.


XXVIII


Au Grandval, le 3 novembre 1759.


Les il faut[38]


Il faut penser ; sans quoi l’homme devient,
Malgré son âme, un franc cheval de somme.
Il faut aimer : c’est ce qui nous soutient,
Car sans aimer, il est triste d’être homme.

Il faut avoir un ami, qu’en tout temps,
Pour son bonheur on écoute, on consulte,
Qui sache rendre à notre âme en tumulte
Les maux moins vifs et les plaisirs plus grands.


Il faut le soir un souper délectable,
Où l’on soit libre, où l’on puisse en repos
Goûter gaîment les bons mets, les bons mots,
Et sans être ivre il faut sortir de table.

Il faut la nuit dire tout ce qu’on sent
Au tendre objet que notre cœur adore ;
Se réveiller pour en redire autant,
Se rendormir pour y songer encore.

Mes chers amis, convenez que voilà
Ce qui serait une assez douce vie.
Ah ! dès le jour que j’aimai ma Sylvie,
Sans plus chercher, j’ai trouvé tout cela.


À la place de ma Sylvie, mettez ma Sophie, si vous voulez. Ces vers m’ont paru jolis, et je vous les envoie pour vous, pour Mme Le Gendre et pour madame votre mère. J’ai vu la réponse que vous avez faite à un certain billet. Elle a ajouté ce qui manquait à ma peine ! Il serait bien plus simple de me dire : Le sentiment que j’avais est usé ; j’ai pesé la peine et le plaisir et le plaisir m’a paru léger ; comme je n’aimais plus, j’ai conçu que ma sœur avait raison. Je vous estimerai toujours. Et j’entendrais tout cela bien mieux que : je ne veux point le gêner, je ne veux point l’être, je n’empêche point qu’il saisisse l’amusement qui se présente, et j’espère qu’il approuvera que je le cherche. On a tant d’indulgence quand on n’a plus d’amour ! Avec l’habitude que vous avez de regarder au fond de votre âme, voilà ce que vous y devez voir. Avec l’habitude de dire ce que vous voyez, c’est ainsi que vous auriez dû me parler. Si vous saviez le mal que vous m’avez fait !.... Mais quand vous le sauriez, qu’est-ce que cela vous ferait ? Je ne rappellerais point en vous des sentiments qui n’y sont plus, et j’éloignerais peut-être une vérité qu’il faudra pourtant que je sache. Parlez-moi vrai, n’est-ce pas que vous n’aimez plus ?


XXIX


À Paris, le 15 janvier 1760.


Il est neuf heures sonnées. Je perds l’espérance de vous voir. J’ai lu toutes les lettres de notre sœur, qui m’ont fait grand plaisir. Voilà un griffonnage qu’elles m’ont suggéré. Vous le lui enverrez, si vous croyez qu’il en vaille la peine. Je m’en retournerai donc sans vous avoir embrassée ; je remporterai l’envie de vous faire une petite caresse. Il y a cependant longtemps que je l’ai, cette envie, et qu’elle me peine. Adieu, portez-vous bien, aimez-moi comme je vous aime. Je ne sais quand je vous verrai. Demain, j’ai un rendez-vous d’affaires à six heures du soir. Dimanche je vais dîner à l’École militaire où je devais dîner jeudi ; mais nous en fûmes rappelés dans la matinée par l’accouchement de Mme d’Holbach, qui nous a donné une petite créature un mois plus tôt qu’elle n’était attendue. Lundi je suis invité, je ne sais où, à une représentation d’une tragédie de M. de Ximènes[39]. Grimm exige que j’aille avec lui. Je ferai de mon mieux pour vous apercevoir dans cet intervalle ; mais de quoi me plains-je ? Depuis un mois fais-je autre chose que de vous apercevoir ? Cela me paraît dur. Je ne me fais point, je ne me ferai jamais à l’austérité de ce régime. Pour le coup, votre mère a trouvé le secret de nous désespérer.. Je m’en console un peu en imaginant qu’elle ne s’en doute pas. Bonsoir, bonsoir, voilà dix heures à votre pendule, c’est-à-dire neuf heures et demie au moins par toute terre.


XXX


À Paris, le 1er juillet 1760.


Je ne sais pas précisément combien il y a de temps que je vous ai vue ; mais ce temps m’a bien duré ! Je ne sais pas précisément ce que j’ai fait ; si j’avais fait quelque chose qui m’eût intéressé, je m’en souviendrais. Je venais passer aujourd’hui la journée avec vous. Il était environ cinq heures ; vous veniez de sortir ; vous étiez toutes allées à Spartacus[40]. Quand vous ne m’auriez pas attendu, cette pièce ne vous aura pas fait grand plaisir ; on n’y est ni transporté d’admiration, ni ému d’une commisération forte, ni touché d’horreur. On ne sait pour qui s’intéresser. Ce n’est ni pour le consul, ni pour sa fille, ni pour Noricus, ni pour les Romains, ni pour Spartacus. Il ne court aucun péril. Il y a des événements, mais ils ne sont pas enchaînés. Par exemple, au premier acte, Noricus est jaloux de Spartacus ; les Romains forcent la mère de Spartacus à se tuer ; on prend la fille de Crassus. Le poëte pouvait tout aussi bien commencer par où il a fini, et finir par où il a commencé. En se défaisant, tout en commençant, de la mère de Spartacus, et en renvoyant la fille de Crassus, il s’est privé des seules sources de pathétique qu’il pouvait avoir. Lorsqu’il a rendu Émilie à son père, à la fin du second acte ou du troisième, la pièce est finie. Faire revenir le consul comme père d’Émilie et comme député du sénat, c’est une espèce de pléonasme déplaisant. La fille du consul sortir de la maison de son père et entrer dans un camp. Il eût fallu bien du génie pour pallier l’indécence de cette action. N’est-il pas aussi bien étrange que Crassus trouve sa fille à l’entrée de la tente de Spartacus sans en être surpris ? Et cette fille qu’on vient de prendre à la fin du premier acte et qui n’en est non plus émue au commencement du second que si elle était en sûreté dans Rome ! Je trouve qu’il n’y a point de jugement dans la conduite, rien de sublime dans les détails ; le seul moment où l’on soit affecté, c’est celui où Spartacus demande pardon à Noricus de l’injure qu’il lui a faite. Mais à quoi cela tient-il ? Qu’est-ce que cela fait à l’action ? Il y a du mérite à avoir imaginé la déclaration d’Émilie à Spartacus. Le dénoûment a déplu, parce que c’est, je crois, une imitation de la mort d’Aria et de Pœtus. Je ne blâme pas qu’on cherche son dénoûment dans l’histoire. Alors il est impossible qu’il soit faux : mais il ne faut pas que le spectateur s’aperçoive de cet emprunt. Il se rappelle le trait historique, et il n’est plus étonné. Il y a une scène entre Spartacus et Crassus, député des Romains, dont le commencement m’a paru dialogué : c’est l’endroit où Spartacus répond à l’offre qu’on lui fait d’une place au sénat :


Au temps des Scipions j’aurais pu l’accepter.


Vous venez me proposer des conditions : c’est, ce me semble, prendre le rôle du vainqueur. Que parlez-vous de sénat ? C’est à moi de décider s’il doit encore y avoir un sénat ou non. Le poète a beaucoup travaillé ; mais il n’avait pas le génie, sans lequel le travail coûte beaucoup et ne produit rien. Je vous dirais encore là-dessus beaucoup d’autres choses, mais vous les aurez senties comme moi. Pourquoi Crassus ne voit-il pas sa fille avant Spartacus ? Croyez-vous que cette scène n’eût pas été très-intéressante ? Le poëte a tout sacrifié au rôle de Spartacus ; et, en cela, il a bien fait ; mais il ne s’est pas aperçu que ce n’était pas assez de le montrer grand, il fallait encore le montrer malheureux. Vous ajouterez à cela tout ce qu’il vous plaira.

J’avais espéré que vous n’entendriez pas la petite pièce ; mais je vois que je me suis trompé. Je ne vous verrai donc qu’un instant. Bonsoir, mon amie. J’ai encore eu de la tracasserie d’auteur jusque par-dessus les oreilles depuis que je ne vous ai vue. Imaginez qu’avant-hier, au moment que j’étais incertain si j’irais dîner chez le Baron où je n’ai pas paru depuis quinze jours, ou au Jardin du Roi où j’étais invité avec mon évêque, Le Breton m’a enlevé pour aller travailler chez lui depuis onze heures du matin jusqu’à onze heures du soir. C’est toujours la maudite histoire de nos planches. Ces commissaires de l’Académie sont revenus sur leur premier jugement ; ils s’étaient arraché les yeux à l’Académie ; ils se sont dit hier toutes les pouilles de la halle. Je ne sais ce qu’ils auront fait aujourd’hui. Cela m’ennuie beaucoup, presque autant que de vous attendre après avoir été longtemps sans vous voir. J’espère vous voir et vous aimer demain un petit moment dans la matinée ; je serais trop content si je pouvais me promettre de venir passer avec vous un petit reste de soirée ; mais si je quitte le Baron, comment prendra-t-il cela ? Ô la sotte vie que je mène ! À quoi me sert donc d’aimer et d’être aimé ? Mlle Clairet m’a dit que madame votre mère était malade, et moi j’ai demandé tout de suite : Et mademoiselle ? Qu’elle avait eu l’estomac dérangé, et j’ai ajouté : Et mademoiselle[41] ? Mais j’entends une voiture. Dieu veuille que ce soit la vôtre ! Il est neuf heures sonnées, et je meurs de froid aux pieds. Je vais me chauffer en vous attendant et donner au diable toutes les tragédies, toutes les comédies du monde. C’est mercredi qu’il fallait y aller. Nous y étions, Grimm, et moi. Je parcourais toutes les secondes avec une lorgnette ; mais je n’y voyais point ce que j’y cherchais.


XXXI


À Paris, le 2 août 1760.


Je conçois, mon amie, qu’il n’y a aucune espérance de vous voir ce soir. Je ne vins point hier parce que j’avais été invité, la semaine passée, par le comte Oginski[42] à l’entendre jouer de la harpe ; ce qui se fit hier en secret ; nous n’étions que Mme d’Épinay, le comte et moi. Je ne connaissais point cet instrument. C’est un des premiers que les hommes ont dû inventer. Rien n’est plus simple que des cordes tendues entre trois morceaux de bois. Le comte enjoué d’une légèreté étonnante. Il ne laisse pas imaginer, par l’extrême facilité qu’il a, qu’il exécute les morceaux les plus difficiles. La harpe me plaît ; elle est harmonieuse, forte, gaie dans les dessus, triste et mélancolique dans le bas, noble partout, du moins sous les doigts du comte, mais moins pathétique que la mandore ; c’est peut-être que le comte Oginski, jeune, badin, folâtre, n’a pas encore le goût des chants tendres et touchants, et malheureusement ce sont les seuls qui m’émeuvent, m’agitent et m’enlèvent à moi-même. Le comte vint à sept heures. Il joua pour nous trois jusqu’à dix. À dix survinrent les acteurs différents d’un concert arrangé qui a duré jusqu’à trois heures du matin. Vous vous doutez bien que je ne restai pas. J’étais couché entre dix et onze. Je venais ce soir vous rendre compte de mon temps, et je ne vous trouve pas. Cela me fâche un peu ; mais qu’y faire ? Demain je vous verrai sûrement dans la matinée, et dans la soirée si je le peux. Vous auriez bien dû me dire un mot de votre santé. Bonsoir, ma tendre amie. À demain. J’aime à croire que vous n’avez point été indisposée ; j’ai bien des choses à vous dire ; n’oubliez pas de m’en faire ressouvenir. Mais ou êtes-vous à l’heure qu’il est, qu’il ne fait plus de jour pour écrire ni apparemment pour choisir des étoiles ?


XXXII


Paris, le 31 août 1760.


Voici ma quatrième. La première m’a fort inquiété. J’ai cru qu’elle avait été interceptée, et par qui encore ? Vous l’avez reçue à Châlons. Les deux suivantes vous ont été écrites, à Vitry, à l’adresse de M. de M*** ; l’une sous le contre-seing de M. de Courteilles, où je vous souhaitais une bonne fête et vous priais de m’indiquer comment et par quelle voie je vous ferais passer sûrement le petit bouquet que je vous avais destiné ; l’autre tout simplement par la poste, où je vous rendais compte de ma vie depuis le jour que je vous ai perdue. Hier, samedi au soir, Damilaville[43] m’envoya vos numéros 4 et 5. Croyez-vous que, par le besoin que j’ai d’entendre parler de vous, je ne conçoive pas tout celui que vous avez d’entendre parler de moi ? Je ne serais pas assez aimé, si les jours de poste n’étaient pas pour vous et pour moi des jours de fêtes, et je n’aimerais pas assez. Mais, puisqu’il est si doux pour nous de nous écrire, puisque c’est la seule consolation que nous puissions avoir, puisque ce reste de commerce doit nous tenir lieu de tout pendant deux mois au moins, tâchons, s’il se peut, de mettre quelque arrangement dans notre correspondance. Comme vous vous êtes servie alternativement de l’adresse de M. Grimm et de celle de M. Damilaville, quand je ne trouve rien sur le quai des Miramionnes, je cours vite rue Neuve-du-Luxembourg. L’intervalle est honnête, du cul-de-sac de l’Orangerie à la porte Saint-Bernard ; cependant je ne regrette jamais mes pas, et si quelquefois je me sens fatigué, c’est quand je reviens les mains vides. Tout bien considéré, mon amie, je crois qu’il vaut mieux s’en tenir pour quelque temps à la seule adresse de Damilaville. M. Grimm est à la Chevrette. Qu’il serait heureux là, si on lui envoie de Paris toutes les lettres qui viennent à son adresse ! Les miennes pourraient aisément suivre les siennes, et ce petit voyage les retarder pour moi d’un ou de deux jours ; or, il ne faut pas que cela soit. Vous vous portez donc bien ? Point de mal au sein ? Plus d’enflure aux jambes, plus de lassitude ? cela est bien heureux. Conservez-moi cette santé. J’espère, moi, que j’en aurai de reste pour mon travail et pour mes peines, et que vous me trouverez à votre retour fort amoureux et fort tendre. Je ne reprendrai pas l’histoire de mes moments, que je ne sache si ce que je vous ai écrit vous est parvenu. Il paraît une foule de petits papiers satiriques que je vous ferai passer, lorsque vous aurez le temps de vous asseoir dans votre solitude, et d’y souhaiter des nouvelles du monde que vous avez quitté. Je vous en recueillerai de toutes couleurs ; j’y ajouterai toutes nos bagatelles courantes, et j’espère vous donner auprès de vos oisifs circonvoisins toute l’importance que vous ambitionnez. Je vous dirai, par exemple, en attendant, qu’il y a ici un enfant de cinq ans au plus qu’on promène de maison en maison, d’Académie en Académie, qui entend passablement le grec et le latin, qui sait beaucoup de mathématiques, qui parle sa langue à merveille et qui a une force de jugement peu commune : vous en jugerez par sa réponse à M. l’évêque du Puy. Il lui fut présenté à table. Le prélat, après quelques moments d’entretien, prit une pêche et lui dit : « Mon bel enfant, vous voyez bien cette pêche, je vous la donnerai si vous me dites où est Dieu. — Et moi, monseigneur, lui répondit l’enfant, je vous en promets douze plus belles, si vous pouvez me dire où il n’est pas. » Je serais désolé que ce prodige m’appartînt ; cela sera, à l’âge de quinze ans, mort ou stupide.

D’Alembert a prononcé, à la clôture de l’Académie française, un discours sur la poésie, fort blâmé des uns, fort loué des autres[44]. On m’a dit que l’Iliade et l’Énéide y étaient traitées d’ouvrages ennuyeux et insipides, et la Jérusalem délivrée et la Henriade préconisées comme les deux seuls poëmes épiques qu’on pût lire de suite. Cela me rappelle ce froid géomètre qui, las d’entendre vanter Racine, qu’il ne connaissait que de réputation, se résolut enfin à le lire. À la fin de la première scène de Psyché[45] : « Eh bien, dit-il, qu’est-ce que cela prouve ? »

Il paraît une Épitre de Satan et de Voltaire[46]. Je ne vous en dis rien ; vous la verrez et les autres brochures du jour. Si le marquis de Ximènes me tient parole, j’espère vous faire passer, acte par acte, ou peut-être tout à la fois, la tragédie de Tancrède[47]. Vous voyez, chère amie, avec quelle exactitude je me conforme à vos intentions ; il ne tiendra pas à moi qu’on ne vous trouve fort aimable en province. Je ne vous parlerai plus de l’histoire de mon cœur que quand les anecdotes de la ville me manqueront. Vous mériteriez bien que je fermasse cette lettre sans vous dire seulement que je vous aime ; mais je ne saurais ; ne m’en sachez point de gré, c’est pour moi et non pour vous que je vous dis que je vous aime de toute mon âme, que vous m’occupez sans cesse, que vous me manquez à tout moment, que l’idée que je ne vous ai plus me tourmente même quelquefois à mon insu. Si d’abord je ne sais ce que je cherche, à la réflexion je trouve que c’est vous ; si je veux sortir sans savoir pourtant où aller, à la réflexion je trouve que c’est où vous étiez ; si je suis avec des gens aimables et que je sente l’ennui me gagner malgré moi, à la réflexion je trouve que c’est que je n’ai plus l’espérance de vous voir un moment, et que c’était apparemment cette espérance qui me rendait le temps supportable. Je vous en dirais bien davantage, mais vous n’êtes pas digne seulement de savoir ceci que j’avais bien résolu de vous celer. Ma mie, n’allez pas au moins avoir la bêtise de prendre une plaisanterie au sérieux. Vous m’êtes chère, et si vous imaginez quelque moyen d’abréger l’éternité de votre campagne, apprenez-le-moi vite, afin que je vous satisfasse. Si je pouvais vous assoupir d’un sommeil de deux mois, je le ferais d’autant plus volontiers que le pouvoir de vous envoyer le sommeil supposerait un peu celui de vous faire faire des rêves, et que vous en feriez de jolis, rarement pourtant. Pour Dieu, dites-moi si vous avez reçu mes lettres ; dites-moi comment je vous enverrai votre boîte. Adieu.


XXXIII


Paris, le 2 septembre 1760.


J’attendais ce soir un mot de vous qui me rassurât sur le sort de mes deux dernières lettres. Il est sept heures : on a ouvert ici les dépêches ; et il n’y a rien chez M. Grimm. Que faut-il que je pense ? La curiosité, la méchanceté, l’infidélité, des contre-temps, que sais-je ? quoi encore ? Tout s’oppose donc à la douceur de notre commerce, et nous ravit le seul bien qui nous reste, l’unique consolation que nous ayons et qui nous est si nécessaire ! Je vous ai envoyé l’Épître du Diable ; je vous envoie Tancrède, qu’on joue demain. Si vous croyez que cette lecture puisse amuser quelques heures de notre chère sœur, faites-lui-en ma cour, ne m’oubliez jamais auprès d’elle, ni auprès de madame votre mère.

Je reçois à présent le numéro 7, et je n’apprends rien de mes lettres, voici pourtant la cinquième ; ces délais me désespèrent, mais il faut espérer que la personne qui a mis à la poste la lettre que je vous lis vous rapportera un paquet des miennes. Non, chère amie, tranquillisez-vous ; il ne m’est rien arrivé de fâcheux depuis votre départ. Vos inquiétudes sont les seules peines nouvelles que j’aie ressenties. Je n’ai point écrit à Châlons : votre mère avait dit en ma présence qu’elle ne voulait pas y séjourner plus de vingt-quatre heures. J’ai cru pouvoir compter sur la fermeté avec laquelle elle refusait un jour de plus à Mme Le Gendre, qui la sollicitait bien tendrement. Vous avez bien fait de consulter votre goût et votre santé sur la promenade qu’on vous proposait. Continuez, mettez-vous à votre aise, à présent que vous en avez des raisons ou des prétextes, afin qu’on y soit tout accoutumé dans la suite, et qu’on perde peu à peu le droit de vous mener à la lisière : n’y a-t-il pas assez longtemps qu’on abuse de vous ? Aimez votre mère, supportez ses humeurs, prêtez-vous à toutes ses fantaisies, allez au-devant de ses goûts, faites par raison tout ce que l’estime vous inspirerait ; mais conservez-vous. Supposons que la fatigue du voyage vous eût brisée et que vous fussiez restée entre la vie et la mort dans quelque misérable chaumière, croyez-vous que votre condescendance déplacée n’eût pas été autant à blâmer que l’inadvertance ou la dureté des autres ? Vous faites tout ce que vous pouvez pour me réconcilier avec votre sœur ; cela est fort bien ; mais répondez-moi. Vous dirai-je, comme vous disait votre mère dans une autre circonstance : Répondez-moi avec cette belle franchise que vous professez ? Si la petite Émilie eût été réduite dans un état pareil au vôtre, aurait-elle jamais souffert qu’on la déplaçât de son lit ? On a cherché à contrister madame votre mère, au hasard de vous faire périr. Ma bonne amie, laissons tout cela.

Mais, à propos du pauvre Vialet, seriez-vous une femme à m’excuser auprès de lui ? Croiriez-vous bien que je n’ai pas encore répondu à sa confiance ? Je le ferai ; mais il faut que j’aie la tête plus libre ; et puis, je serai vrai : mais le moyen de rien dissimuler et de ne pas empirer son mal ? Dites-lui tout ce que vous voudrez, promettez-lui une réponse de ma part, et cherchez tout ce qui pourra lui faire pardonner mon silence.

Vous vous plaignez des lieux que vous habitez, des occupations qui prennent votre temps, des gens que vous voyez ; et croyez-vous qu’on soit mieux ici ? Non, chère amie, tout y est aussi mal que là-bas, parce que vous n’êtes pas ici, parce que je ne suis pas là-bas. Rien ne manquerait où vous êtes, je n’aurais rien à désirer où je suis, si j’y étais, si vous y étiez. Comptons les jours écoulés, et tâchons d’oublier ceux qui sont encore à passer, vous loin de moi, mais loin de vous. Le discours de votre sœur à madame votre mère est excellent ; mais elle se fera haïr. Combien de gens avec qui nous n’avons jamais eu d’autres torts que d’avoir remarqué leurs sottises !

Il n’y a plus d’apparence que je reprenne mon journal : il vaut mieux que je l’achève ici en quatre mots. J’ai vu d’Argental, qui m’a encore parlé du projet des Comédiens sur le Père de Famille[48]. J’ai dîné avec l’abbé Sallier[49], chez moi ; madame a très-bien fait les honneurs, elle a même dit à l’abbé un mot assez plaisant. Mme d’Épinay et M. Grimm sont venus aujourd’hui à Paris. Le projet était d’assister à la première représentation de Tancrède, mais un mal de dents a tout dérangé. On s’en retournera vendredi à la Chevrette, avec une dent de moins, au lieu d’aller au Grandval ; pour moi, je resterai : on désespère de m’avoir, et je ne m’engage pas trop. Je travaille beaucoup moins cependant que je n’espérais ; mes collègues me font enrager par leurs lenteurs.

Adieu, ma tendre amie, vous me rendez justice ; tout ce qui est autour de vous peut changer, excepté mes sentiments ; ils sont à l’épreuve du temps et des événements. Quand mon estime croît pour vous de jour en jour, dites, est-il possible que ma tendresse diminue ? Je disais autrefois à une femme que j’aimais et en qui je découvrais des défauts[50] : « Madame, prenez-y garde, vous vous défigurez dans mon cœur ; il y a là une image à laquelle vous ne ressemblez plus ; si vous n’êtes plus celle qui m’engageait malgré moi, je cesserai d’être ce que je suis. » Si j’avais à dire de ma Sophie, ce serait ceci : Plus je vis avec elle, plus je lui vois de vertus, plus elle s’embellit à mes yeux, plus je l’aime, plus elle m’attache ; et puis il y a bientôt cinq ans que je lui prouve que le système de sa sœur est faux. Patience, chère amie, patience ; ils reviendront, ces moments où vous reverrez mon ivresse, où je vous forcerai de prononcer au fond de votre, cœur que les faveurs d’une honnête femme sont toujours précieuses, et que c’est elle dont les charmes ne passent jamais. Adieu, adieu. Le 2 septembre, le jour de la naissance du joli enfant. Que n’est-il de vous ! Adieu encore une fois.


XXXIV


Paris, le 5 septembre 1760.


Je ne sais comment cela se fait, mais vous avez encore trois ou quatre de mes lettres à recevoir, et toutes les vôtres me viennent deux à deux. Ce dérangement double mon plaisir quand on me les remet, et mon impatience quand je les attends. Je ne saurai donc jamais exactement comment ce voyage s’est fait ? Dites-moi de votre santé ce qu’il vous plaira, je n’y saurais avoir de foi ; ne lisais-je pas que vous êtes encore enrhumée, et que vous n’avez pas assez de voix pour lire haut ? Ne craignez rien de Damilaville, c’est un homme qui fait tout bien. Continuez de vous servir de cette voie ; mais rassurez-moi sur votre M. Gillet. Je n’ai pas encore été à portée de faire entendre à M. Bucheley qu’il avait été joué par ses collègues ; cela se fera. Je suis charmé que la situation de M. Desmarets ne soit pas aussi mauvaise que je me plaisais à la peindre. J’ai voulu vous faire entendre de M. de Saint-Gény que sa santé était déplorable, et que ses camarades dont il est aimé, et ses supérieurs qui l’estiment, le regrettent comme un sujet excellent qu’ils ont peu de temps à garder. Mon amie, ce sont les bons qui s’en vont et les méchants qui restent. Prenez garde à vous.

Voici un si que je n’entends pas ; il vient à la suite des soins que votre sœur a pris de vous ; achevez-moi cette phrase sans dissimuler.

Il y avait un temps infini que je n’avais vu ni Mme d’Épinay ni M. Grimm, lorsque M. Grimm est venu pour voir Tancrède, et Mme d’Épinay pour se faire arracher une dent. Le hasard a voulu que j’assistasse à l’opération le matin ; et la complaisance m’a conduit au spectacle l’après-midi. Je vous entretiendrai de cela, si j’en ai le temps.

Je n’ai plus d’idée ni des Fastes, ni des Tristes, ni des Héroïdes d’Ovide ; quant à ses Métamorphoses, elles m’ont toujours fait plaisir ; il y a du feu, de l’imagination, de la passion, et de temps en temps des choses sublimes. Voyez la dispute d’Ajax et d’Ulysse pour les armes d’Achille ; Euripide, Sophocle, Homère et Virgile n’auraient pas mieux fait. C’est aussi une belle chose que la tête d’Orphée portée sur les flots de l’Hèbre, sa langue qui fait encore des efforts pour prononcer le nom d’Eurydice, et les ondes qui frappent les cordes de sa lyre et qui en tirent je ne sais quoi de tendre et d’harmonieux que les rivages répètent et dont les forêts retentissent. Ne viendra-t-il jamais ce temps où je serai tout à ma Sophie et à ces hommes divins, alternativement occupé de vous aimer et de les lire ? Un beau morceau d’éloquence, un bel écart de poésie, un regard, un sourire, un mot doux de ma Sophie peuvent m’enivrer presque également, Tout ce qui porte un caractère de vérité, de grandeur, de fermeté, d’honnêteté me touche et me transporte.

Je vais reprendre mon journal depuis ma dernière lettre. J’étais venu ici, je vous avais écrit, il était tard. Damilaville m’invita à souper chez lui, j’acceptai ; je suis un glouton ; je mangeai une tourte entière ; je mis là-dessus trois ou quatre pêches, du vin ordinaire, du vin de Malaga, avec une grande tasse de café. Il était une heure du matin quand je m’en retournai ; je brûlais dans mon lit, je ne pus fermer l’œil. J’eus l’indigestion la mieux conditionnée. Je passai la journée à prendre du thé : le lendemain je me trouvai assez bien pour aller à Tancrède. Voici ce que j’en ai jugé. C’est un ouvrage fondé sur la pointe d’une aiguille, mais où les défauts de conduite sont rachetés par mille beautés de détail. Le premier acte est froid ; cependant on y conçoit le germe d’un grand intérêt. Le second est encore froid. Le troisième est une des plus belles choses que j’aie jamais vues : c’est une suite de tableaux grands et pathétiques ; il y a un moment où la scène est muette, et où le spectateur est désolé. C’est celui où Aménaïde, traînée au supplice par des bourreaux, reconnaît Tancrède ; elle pousse un cri perçant, ses genoux se dérobent sous elle, elle succombe, on la porte vers une pierre sur laquelle elle s’assied ; il faut y être pour concevoir l’effet de cette situation ; et puis imaginez quarante personnes sur la scène : Tancrède, Argire, les paladins, le peuple, Aménaïde et des bourreaux. Le quatrième est vide d’action, mais plein de beaux morceaux. On ne sait ce que c’est que le cinquième ; il est long, froid, entortillé, excepté la dernière scène qui est encore très-belle. Je ne sais comment le poëte a pu se résoudre à faire mourir Tancrède, et à finir sa pièce par une catastrophe malheureuse. Il est sûr que j’aurais rendu tous ces gens-là heureux. M. Saurin me disait que ce n’aurait plus été une tragédie ; et Grimm lui répondit : « Qu’est-ce que cela fait ? » Il est sûr que cela eût été mieux. Damilaville n’aime pas qu’on cherche la mort, parce qu’on s’est attaché à une infidèle ; il médisait : « Si vous aimiez, et qu’on vous trompât, que feriez-vous ? — D’abord, lui répondis-je, j’aurais bien de la peine à le croire : quand j’en serais assuré, je crois que je renoncerais à tout ce qui me plaît, que je me retirerais au fond d’une campagne, et que j’irais attendre là ou la fin de ma vie ou l’oubli de l’injure qu’on m’aurait faite. La nature, qui nous a condamnés à éprouver toutes sortes de peines, a voulu que le temps les soulageât malgré nous : heureusement, pour la conservation de l’espèce malheureuse des hommes, presque rien ne résiste à la consolation du temps. C’est là ce qui quelquefois me fait désirer sans scrupule une grande maladie qui m’emporte. Je me dis à moi-même : Je cesserais de souffrir ; et au bout de quelques années (et c’est beaucoup donner à la douleur amère de mes amis), ils trouveraient une sorte de douceur à se ressouvenir de moi, à s’en entretenir et à me pleurer.

Je joins à cette lettre le Discours sur la Satire des philosophes[51]. On l’attribue à M. de Saint-Lambert ; c’est un ouvrage plein de modération et sur lequel il n’y a eu ici qu’un jugement. M. de Voltaire avait lu à M. Grimm son Tancrède, lorsque celui-ci était à Genève, et il lui disait à propos des choses simples et des tableaux : « Vous voyez, mon cher, que j’ai fait bon usage des préceptes de votre ami » ; et il lui disait la vérité. Je ne sais si je n’irai pas la semaine prochaine passer quelques jours à la Chevrette. Ils veulent tous que je raccommode le Joueur, et que je le donne aux Français[52]. Ce sera là mon occupation. Adieu, ma tendre amie. Je vous aime de toute mon âme ; c’est un sentiment que rien ne peut affaiblir ; au contraire, je le crois quelquefois susceptible d’accroissement. Quand je suis à côté de vous, quand je vous regarde, il me semble que je ne vous ai jamais tant aimée que dans ce moment. Mais c’est une illusion. Comment se pourrait-il faire que la mémoire du bonheur ne le cédât pas à la jouissance ? Quelle comparaison entre le transport passé et l’ivresse présente ? Je vous attends pour juger cela. Nous ne sommes qu’au 5 septembre. Que le temps me dure ! Adieu.


XXXV


Le 10 septembre 1760.


N’imaginez point cela, ma chère amie, ce n’est ni la faute des postes, ni la mienne ; je suis exact et les courriers vont leur train. Mais mes lettres traînent des trois ou quatre jours sur le bureau de M. le substitut, et cependant vous vous plaignez, et je me désespère. Je crois que vous auriez été bien contente dimanche au soir, si vous m’eussiez entendu maudire le contre-seing de M. de Courteilles, et tenir à M. Damilaville des propos d’une extravagance qui en aurait offensé tout autre, mais qui ne lui faisaient que pitié, parce qu’il connaît un peu ma folie. Voilà, par exemple, de ces choses qui sont mal, et dont je ne saurais me repentir ; quand je reviens de sang-froid sur ce qu’ils appellent des emportements déplacés, je me trouve comme je dois être, et je leur dirais volontiers : Rompez tout commerce avec les hommes passionnés, ou attendez-vous à ces incartades : il faut ou se renfermer, ou s’attendre à avoir de la poussière dans les yeux, si l’on se promène quand il fait du vent.

Je suis à la Chevrette où je reçois votre numéro 11. Je devais y arriver samedi au soir ; j’en avais fait une promesse solennelle ; mais le moyen de fuir devant le mot que j’attendais dimanche ? Je restai. Le mot vint ; j’y répondis, et lundi au soir je me rendis ici, où l’on ne m’espérait plus. Nous nous croisâmes, Grimm et moi, sur la route. J’ai donc passé les deux jours suivants en tête-à-tête avec son amie. Voici quelle a été notre vie. Des conversations tantôt badines, tantôt sérieuses, un peu de jeu ; un peu de promenade ensemble ou séparés beaucoup de lecture, de méditations, de silence, de solitude et de repos. Mercredi, Grimm revint à onze heures du soir ; nous eûmes deux heures d’inquiétude ; la nuit était très-obscure, et nous craignions qu’il ne lui fût arrivé quelque chose : nous voilà trois pour jusqu’à lundi prochain. Que fais-je ? que font-ils ? Le matin, il est seul chez lui où il travaille. Elle est seule chez elle où elle rêve à lui. Je suis seul chez moi où je vous écris ; nous nous voyons avant dîner un moment. Nous dînons. Après le dîner, la partie d’échecs ; après la partie d’échecs, la promenade ; après la promenade, la retraite ; après la retraite, la conversation ; après la conversation, le souper ; après le souper, encore un peu de conversation ; et c’est ainsi que finira une journée innocente et douce, où l’on se sera amusé et occupé, où l’on aura pensé, où l’on se sera instruit, estimé et aimé, et où l’on se sera dit : Mais vous aurez donc toujours de la peine, et il ne dépendra pas de moi de vous rendre heureuse ? Une chose me plaît-elle et me la proposé-je, il faut absolument qu’il survienne un contre-temps qui la gâte. J’avais une certaine joie à penser que vous lisiez Tancrède tandis que je le verrais. Je me disais : Quel plaisir elle aura dans cet endroit ! Elle n’entendra jamais cet Eh bien ! mon père ? sans fondre en larmes. J’unissais mes sensations aux vôtres ; j’étais enchanté que, séparés par une distance de soixante lieues, nous éprouvassions un plaisir commun ; et voilà que vous n’avez pas encore reçu cet envoi. Je trouve du courage dans les aveux et les réponses que vous faites à madame votre mère. Peut-être si vous eussiez osé plus tôt, en aurions-nous été mieux. On laisse aller ce qu’on désespère d’arrêter.

Un paquet que M. Gillet avait reçu le matin ! le matin ! ah ! chère amie, cela ne se peut, je ne veux faire injure à personne ; mais il me vient, malgré que j’en aie, des soupçons d’infidélité. Je vous prie de voir si les cachets sont entiers. En vérité, nos fripons de Paris sont, dans le courant des procédés, plus droits que nos honnêtes gens de province ; une misérable petite curiosité suffit à ceux-ci pour les porter à une action vile que les premiers ne feraient que par quelque grand intérêt qu’on a rarement. Si je vous en ai écrit bien d’autres ? en doutez-vous ? Vous en avez trois ou quatre à recevoir, sans compter celle-ci. Mais comment puis-je remédier aux délais qui vous affligent ? Mon rôle est de ne laisser aller aucun courrier à vide, et vous y pouvez compter.

Ce que je pense de cette épître[53] ? que c’est un tissu d’atrocités écrites avec facilité. À la place de Voltaire, vous en sentiriez toute la platitude ; mais vous en seriez mortifiée. Il y a par-ci et par-là des reproches qu’on n’entend pas de sang-froid. Au reste ne craignez aucune suite fâcheuse de ces papiers-là. Qui est-ce qui les lit ? et puis l’idole est si décriée ! Les enfants lui crachent au visage.

M. Gaschon envoya samedi savoir ce que je faisais ; je ne l’ai point vu et je me le reproche ; c’est un très-galant homme qui se jette beaucoup en avant, mais qui ne recule jamais.

Vous l’aurez incessamment, votre boîte ; mais que je sache à qui je l’adresserai.

Mon amie, ne me louez pas trop votre sœur, je vous en prie, cela me fait du mal ; je ne sais pas pourquoi, mais cela est.

J’ai passé la journée du samedi à mettre un peu d’ordre dans mon coffret. J’ai emporté ici la Religieuse, que j’avancerai, si j’en ai le temps. J’y trouverai le Joueur, qu’ils m’exhortent tous à ajuster à nos mœurs. C’est une grande affaire. M. Grimm l’a lu enfin, et il en est transporté.

Nous avons eu mercredi M. de Saint-Lambert et Mme d’Houdetot. M. de Saint-Lambert est un homme d’un sens exquis ; on n’a ni plus de finesse ni plus de sensibilité que Mme d’Houdetot. Ces heures-là se sont échappées. Mme d’Houdetot me disait, à propos d’une tête de Platon que j’ai donnée pour une tête de Sapho, que j’étais bien vieux et qu’à dix-huit ans je n’aurais pas fait cet échange-là.

Ma sœur garde le silence avec moi ; elle est honteuse ou fâchée. Est-ce contre elle ou contre moi qu’elle boude ? Mme Diderot en reçoit de temps en temps des lettres qu’elle serre. On crie tous les jours aux oreilles de l’abbé convalescent que, sans les soins de sa sœur, il ne serait plus ; il faut espérer qu’il rougira d’en user mal avec elle, du moins jusqu’à ce que les services rendus soient assez éloignés pour que l’humeur puisse se montrer sans l’ingratitude.

Mes collègues[54] me font sécher ; ils ne me rendent rien, et je ne travaille point. Mais dites-moi donc, M. Gaschon vous a-t-il écrit ? Ira-t-il, n’ira-t-il pas à Isle ? Est-ce que vous n’avez pas encore vu l’abbé Dumoncet ? Le général et le procureur de son ordre viennent de perdre, contre un simple religieux, un procès qui les déshonore. J’aurais une infinité de choses à vous dire de Grimm, de Mme d’Épinay, de Saurin, du Baron, de Damilaville, de M. de Saint-Gény, de Voltaire ; mais je n’en ai ni le temps ni la place. Ce dernier vient de publier le Recueil des satires du jour, revu, corrigé et augmenté[55] ; je vous l’enverrai aussitôt que nous l’aurons. Je n’ai point encore vu Mlle Boileau. Je rencontrai hier dans nos jardins M. l’échevin, qui me dit qu’elle avait toujours été à la campagne. Mais si je continue, je finirai sans avoir dit que je vous aime. Le détail que je vous fais de mes instants prouve bien que je sens tout l’intérêt que vous prenez à moi ; mais il ne montre pas autant celui que je prends à vous. Chère amie, supposez-le tel qu’il vous plaira, et craignez encore de demeurer au-dessous de ce qu’il est. Adieu.


XXXVI


15 septembre 1760.


C’était hier la fête de la Chevrette. Je crains la cohue. J’avais résolu d’aller à Paris passer la journée ; mais M. Grimm et Mme d’Épinay m’arrêtèrent. Lorsque je vois les yeux de mes amis se couvrir et leurs visages s’allonger, il n’y a répugnance qui tienne et l’on fait de moi ce qu’on veut.

Dès le samedi au soir, les marchands forains s’étaient établis dans l’avenue, sous de grandes toiles tendues d’arbre en arbre. Le matin, les habitants des environs s’y étaient rassemblés ; on entendait des violons ; l’après-midi on jouait, on buvait, on chantait, on dansait, c’était une foule mêlée de jeunes paysannes proprement accoutrées, et de grandes dames de la ville avec du rouge et des mouches, la canne de roseau à la main, le chapeau de paille sur la tête et l’écuyer sous le bras. Sur les dix heures les hommes du château étaient montes en calèche, et s’en étaient allés dans la plaine. À midi, M. de Villeneuve[56] arriva.

Nous étions alors dans le triste et magnifique salon, et nous y formions, diversement occupés, un tableau très-agréable.

Vers la fenêtre qui donne sur les jardins, M. Grimm se faisait peindre et Mme d’Épinay était appuyée sur le dos de la chaise de la personne qui le peignait.

Un dessinateur assis plus bas, sur un placet[57], faisait son profil au crayon. Il est charmant, ce profil ; il n’y a point de femme qui ne fût tentée de voir s’il ressemble[58].

M. de Saint-Lambert lisait dans un coin la dernière brochure que je vous ai envoyée.

Je jouais aux échecs avec Mme d’Houdetot.

La vieille et bonne Mme d’Esclavelles, mère de Mme d’Épinay, avait autour d’elle tous ses enfants, et causait avec eux et avec leur gouverneur.

Deux sœurs de la personne qui peignait mon ami brodaient, l’une à la main, l’autre au tambour.

Et une troisième essayait au clavecin une pièce de Scarlatti.

M. de Villleneuve fit son compliment à la maîtresse de la maison et vint se placer à côté de moi. Nous nous dîmes un mot. Mme d’Houdetot et lui se reconnaissaient. Sur quelques propos jetés lestement, j’ai même conçu qu’il avait quelque tort avec elle.

L’heure du dîner vint. Au milieu de la table était d’un côté Mme d’Épinay et de l’autre M. de Villeneuve ; ils prirent toute la peine et de la meilleure grâce du monde. Nous dînâmes splendidement, gaiement et longtemps. Des glaces ; ah ! mes amies, quelles glaces ! c’est là qu’il fallait être pour en prendre de bonnes, vous qui les aimez.

Après dîner, on fit un peu de musique. La personne dont je vous ai déjà parlé qui touche si légèrement et si savamment du clavecin nous étonna tous, eux par la rareté de son talent, moi par le charme de sa jeunesse, de sa douceur, de sa modestie, de ses grâces et de son innocence. Sans exagérer, c’était Émilie à quinze ans. Les applaudissements qui s’élevèrent autour d’elle lui faisaient monter au visage une rougeur, et lui causaient un embarras charmant. On la fit chanter ; et elle chanta une chanson qui disait à peu près :


Je cède au penchant qui m’entraîne ;
Je ne puis conserver mon cœur.


Mais je veux mourir, si elle entendait rien à cela. Je la regardais, et je pensais au fond de mon cœur que c’était un ange, et qu’il faudrait être plus méchant que Satan pour en approcher avec une pensée déshonnête. Je disais à M. de Villeneuve : Qui est-ce qui oserait changer quelque chose à cet ouvrage-là ? Il est si bien. Mais nous n’avons pas, M. de Villeneuve et moi, les mêmes principes. S’il rencontrait des innocentes, lui, il aimerait assez à les instruire ; il dit que c’est un autre genre de beauté.

Il était assis à côté de moi, nous parlâmes de vous, de Mme votre mère, de Mme Le Gendre. Il m’apprit qu’il avait passé trois mois à la campagne où vous êtes. « Trois mois, c’est bien plus de temps qu’il n’en faut pour devenir fou de Mme Le Gendre. — Il est vrai, mais elle se communique si peu ! — Je ne connais guère de femmes qui se respectent autant qu’elle. — Elle a raison. — Mme Volland… est une femme d’un mérite rare. — Et sa fille aînée… — Elle a de l’esprit comme un démon. — Elle a beaucoup d’esprit ; mais c’est sa franchise surtout qui me plaît. Je gagerais presque qu’elle n’a pas fait un mensonge volontaire depuis qu’elle a l’âge de raison. »

Nos chasseurs revinrent sur les six heures. On fit entrer les violons et l’on dansa jusqu’à dix ; on sortit de table à minuit ; à deux heures au plus tard nous étions tous retirés ; et la journée se passa sans l’ennui que j’en redoutais. Cependant si j’avais été à Paris, une lettre de mon amie, que Damilaville m’aurait remise et que j’attends encore, m’aurait fait plus de plaisir mille fois. Il faut espérer que quelqu’un me l’apportera dans le jour ; ou qu’au pis-aller M. Grimm, qui part, me l’enverra ce soir.

Où êtes-vous ? Est-ce à Châlons ? M’oubliez-vous là dans le tumulte des fêtes et dans les bras de votre sœur ? Madame, ménagez un peu sa santé, et songez que le plaisir a aussi sa fatigue.

Combien de temps resterez-vous encore à Châlons ? Si par hasard cette lettre ne vous y trouvait plus, que deviendrait-elle ?

Eh bien, ils se sont vus ? Que se sont-ils dit ? De quoi sont-ils convenus ? Je vous avais priée d’excuser mon silence auprès de lui ; y aurez-vous pensé ?

Si vous trouvez un moment favorable, saisissez-le pour offrir tout mon dévouement et tout mon respect à madame votre mère. Ne m’oubliez pas auprès de M. Le Gendre.

J’ai demandé à M de Villeneuve des nouvelles de M. de S…, et il m’a répondu qu’il se portait à merveille et qu’il attendait madame sur la fin d’octobre. Je lui disais de Mme B… « Il faut convenir que ces maris-là sont de gros butors. Aller faire un enfant à cette petite femme qui n’a qu’un souffle de vie ! cette aventure ne lui serait jamais arrivée avec un amant. » Cependant il me regardait avec attention ; mais j’étais du sérieux le plus ferme et le plus bête. Je suis sûr qu’il s’y est trompé, et qu’il en a ri.

Le Baron dut arriver hier soir à Paris ; et nous pourrions l’avoir à dîner aujourd’hui. S’il nous restait jusqu’à mercredi, je m’en retournerais avec lui, et nous passerions la grande ville sans mettre pied à terre. Au reste, les mesures sont prises, et vos lettres, toujours adressées à Damilaville, me parviendront sûrement au Grandval.

J’ai vu toute la famille d’Épinay. Avec quelques différences dans les caractères, ils ont plusieurs excellentes qualités communes. M. d’Épinay est l’affabilité même. Ce sera un jour bien triste pour Grimm et pour son amie que celui qui m’en séparera. Pour moi, je ne distingue plus ni les lieux, ni les temps, ni les circonstances ; votre absence a tout mis de niveau ; je porte partout sur la poitrine un poids qui me presse sans cesse et qui m’étouffe quelquefois. Ô mon amie ! si vous souffriez seulement la moitié de mon ennui, vous n’y résisteriez pas. Si c’est votre retour qui me doit soulager, quand donc revenez-vous ? Lorsque Daphnis revit sa Chloé, après un long et cruel hiver qui les avait séparés, la première fois sa vue se troubla, ses genoux se dérobèrent sous lui, il chancelait, il allait tomber, si Chloé ne lui avait tendu les bras pour le soutenir. Mon amie, si par quelque enchantement je vous retrouvais tout à coup à côté de moi, il y a des moments où j’en pourrais mourir de joie. Il est sûr que je ne connais ni bienséance, ni respect qui puisse m’arrêter. Je me précipiterais sur vous, je vous embrasserais de toute ma force, et je demeurerais le visage attaché sur le vôtre, jusqu’à ce que le battement fût revenu à mon cœur, et que j’eusse recouvré la force de m’éloigner pour vous regarder. Je vous regarderais longtemps avant que de pouvoir vous parler : je ne sais quand je retrouverais la voix, et quand je prendrais une de vos mains et que je la pourrais porter à ma bouche, à mes yeux, à mon cœur. J’éprouve, à vous entretenir de ce moment et à l’imaginer, un frissonnement dans toutes les parties de mon corps, et presque la défaillance. Ah ! chère amie, combien je vous aime, et combien vous le verrez lorsque nous serons rendus l’un à l’autre !

N’êtes-vous pas une cruelle femme ? Si j’étais à côté de vous, je crois — Eh bien ! que feriez-vous ? — Je devrais vous gronder, et je vous baiserais… Imaginez que ma dernière est à Châlons contre-signée Courteilles (c’est encore un paquet), et que celle-ci y allait aussi et que de quinze jours vous n’auriez entendu parler de moi, si M. Grimm n’avait été arrêté par l’envie d’entendre encore notre petite clavecinière ; d’où il est arrivé qu’il est parti tard, que j’ai reçu votre douzième, que je lui ai recommandé la mienne, et que la voilà qui, changeant d’enveloppe et d’adresse, s’en va chez M. Gillet. Ne faites plus de ces fautes-là, je vous en prie. Eh bien ! vous ne me dites rien, ni du Discours sur la Satire des philosophes, ni de la tragédie de Tancrède. Bonsoir, mon amie, bonsoir.


XXXVII


17 septembre 1760.


Je vous écris à la hâte ; un de nos peintres s’en retourne dans un quart d’heure, et il faut qu’il se charge de ce billet pour l’hôtel de Clermont-Tonnerre. J’y renferme un mot de grimoire. Je ne vous demande plus rien sur l’arrangement qui s’est fait entre le philosophe et notre chère sœur. J’avais ployé toutes vos lettres sur mon bureau, j’allais répondre à ce que je pouvais avoir laissé en arrière ; mais depuis cinq ou six jours cette maison est si tumultueuse que la nuit est fort avancée lorsqu’on pourrait disposer d’un moment.

Il vient de m’arriver un petit accident. J’étais allé me promener autour d’une grande pièce d’eau sur laquelle il y a des cygnes. Ces oiseaux sont si jaloux de leur domaine, qu’aussitôt qu’on en approche ils viennent à vous à grand vol. Je m’amusais à les exercer, et quand ils étaient arrivés à un des bouts de leur empire, aussitôt je leur apparaissais à l’autre. Pour cet effet il fallait que je courusse de toute ma vitesse ; ainsi faisais-je, lorsque je rencontrai devant un de mes pieds une barre de fer qui servait de clef à ces ouvertures qu’on pratique dans le voisinage des eaux renfermées et que l’on appelle des regards. Le choc a été si violent que l’angle de la barre a coupé en deux, ou peu s’en faut, la boucle de mon souliers ; j’ai eu le cou-de-pied entamé et presque tout meurtri. Cela ne m’a pas empêché de plaisanter sur ma chute qui me tient en pantoufle, la jambe étendue sur un tabouret. On a pris ce moment de prison et de repos pour me peindre ; on refait de moi un portrait admirable. Je suis représenté la tête nue, en robe de chambre, assis dans un fauteuil, le bras droit soutenant le gauche, et celui-ci servant d’appui à la tête, le cou débraillé, et jetant mes regards au loin, comme quelqu’un qui médite. Je médite en effet sur cette toile ; j’y vis, j’y respire, j’y suis animé ; la pensée paraît à travers le front. On peint Mme d’Épinay en regard avec moi ; c’est vous dire en un mot à qui les deux tableaux sont destinés. Elle est appuyée sur une table, les bras croisés mollement l’un sur l’autre, la tête un peu tournée, comme si elle regardait de côté ; ses longs cheveux noirs relevés d’un ruban qui lui ceint le front ; quelques boucles se sont échappées de dessous ce ruban. Les unes tombent sur sa gorge ; les autres se répandent sur ses épaules, et en relèvent la blancheur. Son vêtement est simple et négligé. Je comptais retourner ce soir à Paris ; mais mon accident et ces portraits me retiendront ici jusqu’à dimanche. Dimanche nous partirons tous. M. Grimm ira le mardi à Versailles ; Mme d’Épinay, le lundi au Grandval ; moi je resterai à Paris. Je suis arrivé à la Chevrette au moment où Saurin en partait pour aller à Montigny chez M. Trudaine ; nous en avons reçu deux ou trois lettres charmantes, moitié vers et moitié prose. Il y en a une, la dernière, où, sous prétexte de me donner des conseils sur le danger qu’il y a à regarder de trop près de grands yeux noirs, il y fait une déclaration très-fine à Mme d’Épinay. Cela l’a rendue d’abord un peu soucieuse. Son souci a fait le sujet d’une de nos conversations, ou de plusieurs excellents propos qu’elle m’a tenus, je n’en ai retenu qu’un que je vous prie de rendre à votre sœur. Je lui disais, comme m’avait dit cette sœur au Palais-Royal, un jour que je lui conseillais d’arrêter tout de suite celui qu’on ne voulait point engager, qu’on s’exposait à un ridicule quand on refusait des avances qu’on pouvait nier et qui n’avaient point été faites ; elle me répondit qu’il valait mieux s’exposer à un ridicule que de compromettre le bonheur d’un honnête homme. Voilà une phrase bien entortillée, mais vous l’entendrez. Adieu, ma tendre amie, je vous embrasse de tout mon cœur. Mes sentiments les plus tendres sont pour vous ; mes sentiments les plus respectueux pour Mme Le Gendre.

P. S. On m’obsède, et je ne sais ce que j’écris. Je ne perdrai aucune occasion de vous donner de mes nouvelles. Je vous demande, dans quelques-unes de mes lettres que vous n’avez point encore reçues, l’explication d’un si suivi de plusieurs points ; vous me direz aussi ce qui a pu déranger votre voyage à Châlons. Je vois, par la lettre en grimoire, que Mme Le Gendre est ou sera incessamment avec vous. Je suis devenu si extravagant, si injuste, si jaloux ; vous m’en dites tant de bien ; vous souffrez si impatiemment qu’on lui remarque quelque défaut, que… je n’ose achever ! Je suis honteux de ce qui se passe en moi ; mais je ne saurais l’empêcher. Madame votre mère prétend que votre sœur aime les femmes aimables, et il est sûr qu’elle vous aime beaucoup. Adieu ! je suis fou. Voudriez-vous que je ne le fusse pas ? Adieu, adieu. Ai-je longtemps encore à dire ce triste mot ?


XXXVIII


Le .. septembre 1760.


J’éprouve le même ennui que vous. L’abbé Galiani vient d’arriver. Ses contes ne m’amusent plus comme auparavant ; j’étais mieux entre M. Grimm et son amie. Grimm a un peu déplu à Mme d’Épinay ; il ne désapprouvait pas assez le propos d’un homme de notre connaissance, appelé M. Venel, qui disait qu’il fallait garder la probité la plus scrupuleuse avec ses amis, mais que c’était une duperie d’en user mieux avec les autres qu’ils n’en useraient avec nous. Nous soutenions, elle et moi, qu’il fallait être homme de bien avec tout le monde sans distinction. L’abbé Galiani m’a beaucoup déplu, à moi, en confessant qu’il n’avait jamais pleuré de sa vie, et que la perte de son père, de ses frères, de ses sœurs, de ses maîtresses ne lui avait pas coûté une larme. Il m’a paru que cet aveu n’avait pas moins choqué Mme d’Épinay.

M. de Saint-Gény a la poitrine faible, et il est assujetti à un travail de bureau qui le tuera. Voilà tout. Le si dont je vous parle n’est point un doute ; il ressemble plutôt à un souhait : c’est la suite d’un grand éloge de votre sœur. Ne m’exhortez plus à la sobriété ; depuis plusieurs jours, je mange très-peu. Le Discours sur la Satire des philosophes n’est pas de M. de Saint-Lambert, ni l’Épître de Satan à Voltaire de Palissot, mais d’un M. de Rességuier, qui s’est fait mettre à la Bastille, il y a quelques années, pour des vers très-violents et très-bien faits contre le roi et Mme de Pompadour[59]. C’est l’abbé d’Olivet qui a été l’éditeur de cette mauvaise Épître, et M. de Pompignan le censeur. On a découvert cela par les femmes.

Votre jeune mariée de Sandrin est une folle. On disait hier au soir deux choses qui m’ont frappé. La première, c’est qu’assez communément à l’âge de dix-huit ans, temps fixé pour les vœux religieux, les jeunes personnes des deux sexes tombaient dans une mélancolie profonde. La seconde qu’on ne savait tendrement aimer que dans les contrées superstitieuses. J’aurais décidé comme la Sorbonne. Me voilà revenu à cette tirade de votre sœur contre les hommes ou plutôt contre moi. Le correctif qui la termine ne signifie rien. La politesse excepte toujours celui à qui l’on parle ; mais la sottise serait à se tenir pour excepté. Cette femme est injuste et vaine. Il lui faudrait un amant ; il faudrait que cet amant fût parfait, il faudrait qu’il lui fût entièrement dévoué, et il faudrait qu’il se trouvât suffisamment récompensé de l’honneur de la servir. La religion exige moins de nous.

Nous avons eu ici les quatre sœurs, toutes charmantes, mais surtout Jeannette. C’est celle qui chante, qui peint et qui joue du clavecin comme un ange ! Je voudrais que vous la vissiez. On peut avoir vu au clavecin autant et plus de talent, mais rarement autant d’innocence et de modestie. On la regarde avec plus de plaisir encore qu’on ne l’entend. Mais ce qui passe, c’est l’indifférence pour les éloges que ses talents lui méritent. On dirait qu’elle se prise au dedans d’elle-même de quelque qualité secrète qu’on ignore et qui mériterait bien autrement l’admiration. C’est comme une belle femme qui porte une grande âme et qu’on loue de sa beauté. Elle vous remercie d’une manière si froide, si dédaigneuse ! C’est comme si elle nous disait : Vous vous en tenez à l’écorce ; ce n’est pas cela. Je gage que si vous lisez cet endroit à votre sœur, elle s’y reconnaîtra. Cette femme est vaine, vous dis-je ; j’avouerai cependant que cela lui ressemble un peu et que je ne saurais me le dissimuler. Qu’elle dise de Philémon et de Baucis ce qu’il lui plaira ; je lui prouverai, avec le temps, que les amants fidèles et constants seraient plus communs si les pareilles de ma Sophie se rencontraient plus souvent.

Gardez-vous bien de juger mon ami d’après les apparences. Je ne saurais accepter la préférence que vous m’accordez sur lui.

Vous vouliez donc qu’Aménaïde et Tancrède fussent heureux. Eh bien ! écoutez. J’ai soutenu à Saurin que cela devait être, et que le cinquième acte, comme le poëte l’a fait, était à contresens. Grimm pensa avec moi qu’on aurait pu arracher du spectateur des larmes de joie, comme on lui en a fait répandre de tristesse. Le Joueur est entre les mains de M. d’Argental, qui en a désiré la lecture ; nous verrons ce qu’il en dira. Je ne crois pas que les changements que notre goût présent exige fussent aussi considérables que vous l’imaginez. Voilà le spectateur bien préparé à celui des décorations.

Dieu soit loué ! mes lettres vous parviennent, et les dates doivent vous reprocher la tracasserie que vous m’avez faite avec Mme Le Gendre, que vous servez selon son esprit, en lui donnant occasion de dire du mal de moi, et de m’envelopper dans la classe nombreuse de ceux qu’elle a juste raison de mépriser. Il est vrai qu’à la suite d’une page d’invectives adressées à tous, il vient un petit mot qui me sépare ; mais quel effet a ce petit mot froid, après la chaleur d’une longue déclamation ? Il reste au fond du cœur que c’est ainsi que sont les hommes, et j’en suis un. En attendant que vous sachiez si vous irez ou non à Châlons, je vous écrirai toujours par Vitry.

Mme d’Épinay reçoit des lettres charmantes de M. de Voltaire. Il disait, dans une des dernières, que le diable avait assisté à la première représentation de Tancrède sous la figure de Fréron, et qu’on l’avait reconnu à une larme qui lui était tombée des loges sur le bout du nez, et qui avait fait pish, comme sur un fer chaud[60].

Je ne fais rien ; j’ai l’âme malade et le pied brisé. Le portrait de Mme d’Épinay est achevé ; elle est représentée la poitrine à demi nue ; quelques boucles éparses sur sa gorge et sur ses épaules ; les autres retenues avec un cordon bleu qui serre son front ; la bouche entr’ouverte ; elle respire, et ses yeux sont chargés de langueur. C’est l’image de la tendresse et de la volupté.

Nous avons eu aujourd’hui à dîner une femme en homme. C’est une Mme Gondoin, jolie comme un cœur. J’étais assis à côté d’elle, et nous avons beaucoup causé. J’ai cru qu’elle mourrait de rire d’un mot naïf que j’ai dit à notre curé, qui est un des plus gros garçons qui se voient : c’est qu’on pourrait le baiser pendant trois mois de suite sans baiser deux fois dans le même endroit ; et d’un autre, à propos de quelqu’un qui disait qu’il y avait plus de sots dans ce monde-ci que partout ailleurs ; j’ajoutais que cet homme avait beau les compter, il en oubliait toujours un. On a l’esprit si libre à la campagne qu’il ne faut presque rien pour amuser beaucoup, surtout quand on n’a pas l’âme chagrine.

Vous attendez donc Mme de Solignac vers le commencement d’octobre ? Je crains bien que vous ne vous mécomptiez, et qu’elle n’arrive que dans les premiers jours de novembre. Pour moi, je ne vous attends pas plus tôt. Il nous est venu quelques virtuoses, entre lesquels M. de La Live. Mon portrait était sur le chevalet ; ils en ont tous parlé comme d’une très-belle chose, et pour la ressemblance, et pour la position, et pour le dessin, pour la couleur, et pour la vie. Cependant la sœur aînée de celle qui l’a peint était debout dans un coin et pleurait de joie des éloges qu’on donnait à sa cadette. Nous partons tous ce soir pour Paris. J’accompagnerai Mme d’Épinay, qui va passer au Grandval les jours que Grimm s’éloigne d’elle pour aller à la cour. Nous reviendrons mercredi, elle pour regagner la Chevrette, moi pour arranger mes paquets et ramasser de la besogne pour le reste de la saison que je passerai chez Mme d’Aine. Continuez de vous bien porter. Aimez-moi ; dites-le-moi ; aimez-moi tendrement ; dites-le-moi souvent. La douleur s’est emparée de mon âme, et, si vous souffrez qu’elle s’y loge, je crains bien que ce ne soit à demeure. Quand j’aurais été coupable, comme votre sœur l’a cru, n’y avait-il pas un rôle plus doux, plus honnête à faire que celui de m’accuser ? Adieu ! Mon respect à madame votre mère. Ah ! Sophie, la vie est une bien mauvaise chose pour les âmes sensibles ; elles sont entourées de cailloux qui les choquent et les froissent sans cesse.


XXXIX


Le .. septembre 1760.


Me voilà aux mêmes lieux où j’étais l’an passé : y suis-je plus heureux ? Non. Quoi donc ! trente ans d’expérience du passé ne suffisent pas pour désabuser de l’avenir ! La peine me surprend toujours, et lorsque le plaisir vient, il semble que je m’y sois attendu.

Nous avons tous quitté la Chevrette dimanche au soir, et nous sommes arrivés, Mme d’Épinay et moi, lundi, entre une heure et une heure et demie, au Grandval, où nous avons trouvé le père Hoop, le Baron, M. d’Alinville, Mme d’Aine et Mme d’Holbach.

Mme d’Aine est toujours la même. Nous avons dîné comme vous savez qu’on dine ici ; c’est la seule maison où il me faille un grand exercice le soir, et du thé le matin.

Après dîner, les femmes sont rentrées ; nous les avons abandonnées à leurs petites confidences, car c’est un besoin qui les presse, quand elles ont été quelque temps sans se voir ; et nous avons tenté une longue promenade, quoique la terre fût molle, et que le ciel, qui se chargeait vers le couchant, nous menaçât d’un orage.

Je les ai revus, ces coteaux où je suis allé tant de fois promener votre image et ma rêverie, et Chennevières qui couronne la côte, et Champigny qui la décore en amphithéâtre, et ma triste et tortueuse compatriote, la Marne.

On nourrit à Chennevières les deux filles de Mme d’Holbach. L’aînée est belle comme un chérubin ; c’est un visage rond, de grands yeux bleus, des lèvres fines, une bouche riante, la peau la plus blanche et la plus animée, des cheveux châtains qui ceignent un très-joli front. La cadette est un peleton d’embonpoint où l’on ne distingue encore que du blanc et du vermillon. Sur les sept heures nous étions revenus et reposés. Nos dames s’étaient déshabillées. Nous avons commencé le piquet d’institution. Après le souper, elles se sont retirées, et nous avons un peu philosophé, debout, le bougeoir à la main. La bonne conversation que je vous rendrais, si j’en avais le loisir ! Il s’agissait des Chinois. Le père Hoop et le Baron en sont enthousiastes, et il y a de quoi l’être, si ce que l’on raconte de la sagesse de ces peuples est vrai ; mais j’ai peu de foi aux nations sages.

Entre autres choses, imaginez un peuple où les lois auraient assigné des récompenses aux actions vertueuses, et où le monarque serait subordonné à un conseil de censeurs qui le gourmanderaient quand il ferait mal, et qui écriraient son histoire de son vivant.

Ce conseil, à la Chine, est composé de douze mandarins. Ils s’assemblent tous les jours. Il y a dans le lieu de leur assemblée un grand coffre cerclé de fer et percé en dessus d’une couverture par laquelle on jette les mémoires paraphés qui serviront à l’histoire du règne. Ces mémoires forment déjà une collection de trois à quatre cents volumes.

Le père de celui qui gouverne à présent voulut savoir comment il était traité dans ces mémoires. Cette curiosité est d’un méchant ; un homme de bien ne l’aurait point eue. Il fit ouvrir le coffre sacré, et il trouva que l’injustice de son administration y était peinte des couleurs les plus fortes. Aussitôt il entre en fureur ; il appelle le chef du conseil, lui reproche sa témérité et lui fait couper la tête. Cette atrocité ne fut pas oubliée dans les mémoires déposés le jour suivant, et le nouveau président du conseil eut encore la tête coupée ; celui qui succéda subit le même sort. Le quatrième se transporta devant la bête féroce ; il était précédé d’un esclave qui portait son cercueil ; et voici comment il parla : « Tu vois que je ne crains pas la mort, car voilà la bière et ma tête. C’est en vain que tu espères imposer silence à la vérité ; il restera toujours une voix qui parlera malgré toi. Ordonne qu’on me frappe ; j’aime mieux être mort que de vivre sous un maître qui a résolu d’égorger tous les honnêtes gens de son empire. »

Le monarque, frappé de l’intrépidité de ce mandarin, s’arrêta et devint meilleur ; et quand il fut meilleur, je gage qu’il ne fit plus ouvrir le coffre. C’est à vous, chère amie, que je rapporte mes actions les plus indifférentes ; si j’entends quelque chose qui me plaise, il me semble que ce soit pour vous en faire part que ma mémoire veut bien s’en charger.

On dit encore à l’honneur des Chinois d’autres choses qu’on ne me trouva pas disposé à croire. Je prétendis que les hommes étaient presque les mêmes partout, qu’il fallait s’attendre aux mêmes vices et aux mêmes vertus.

(Le reste de la lettre manque.)


XL


Le 27 septembre 1760.


(Les huit premières pages de la lettre manquent.)

Si le portrait admirable est plus ressemblant que celui que vous avez ? Il n’y a pas de comparaison. J’ai dans le vôtre un petit air fade, doucereux et malade ; dans celui qu’on a fait, je vis, je pense, je réfléchis. Ceux qui me connaissent se récrient ; ceux qui ne me connaissent pas en font autant. C’est que c’est une belle chose, dont le mérite de la ressemblance, qui est parfaite, est pourtant le moindre. La tête est tout entière hors de la toile, elle est nue ; vous seriez tentée d’aller passer vos bras par derrière pour l’embrasser et la baiser. Ces yeux pleins de feu regardent au loin. Oui, il est en grand, on m’y voit jusqu’au milieu du corps ; une main posée contre le visage soutient la tête ; et le bras de cette main est soutenu par l’autre bras dont la main est placée sous le coude du premier. Hélas ! non, je ne l’aurai pas, celui de mon ami ! on en a fait deux, un grand et un petit ; on garde le petit, et l’on regrette l’autre, qui est destiné pour un frère qui est à Francfort ou à Vienne. Je crois vous avoir déjà dit tout cela, mais vous n’y entendez rien. Ce n’est pas lui qui se fait peindre pour elle, c’est elle qui le fait peindre pour elle et pour lui.

Nous arrivons à cinq heures ; il avait oublié le rendez-vous. J’ai su cela le lendemain ; on en avait la larme à l’œil, et tout en pleurant on disait : C’est que ses affaires l’occupent si fort, qu’il ne peut penser à rien ; c’est qu’il est bien à plaindre et moi aussi ; et on l’excusait avec une bonté qui me touchait infiniment. Pour moi, je me taisais ; et elle disait : Mais vous ne me dites rien, philosophe ! est-ce que vous croyez qu’il ne m’aime pas ? Que diable voulez-vous qu’on réponde à cela ! dire la vérité, cela ne se peut ; mentir, il le faut bien. Laissons-la du moins dans son erreur ; le moment qui la détromperait serait peut-être le dernier de sa vie. C’est cette Sophie-là d’Isle qui est aimée ! c’est cet homme-là de la rue Neuve-du-Luxembourg qui est aimé ! Adieu. Je vous embrasse. Je vais écrire un mot à M. Gillet. Dieu veuille que vous puissiez déchiffrer ce griffonnage, du moins aux endroits où je vous peins ma tendresse ! Laissez là les autres, ils ne valent pas la peine que vous vous usiez les yeux. En présentant mon respect à madame votre mère, dites-lui que je lui prépare un cadeau : c’est un Mémoire d’expériences sur le blé noirci qui ont été faites par un laboureur du Vexin et que le gouvernement a fait imprimer à ses frais[61]. L’histoire du czar Pierre va paraître[62] ; incessamment nous en aurons des exemplaires. Dites-moi si vous voulez que je vous en envoie un.

À propos des Chinois, j’ai oublié de vous dire dans ma dernière lettre qu’il était permis d’y avoir de la religion, pourvu que ce ne fût pas de la chrétienne ; toutes les autres sont tolérées, entendez-vous ? tolérées, les autres ; pour le christianisme, il est défendu sous peine de vie. On trouve que nous sommes des boute-feu dangereux, et puis ils n’ont jamais pu s’accommoder d’un Dieu tout-puissant qui laisse crucifier son fils, et d’un fils tout aussi puissant que son père qui se laisse lui-même crucifier. Et puis ils disent : Si votre religion est nécessaire à tous les hommes, il est bien singulier que Dieu ne nous l’ait pas fait connaître plus tôt, car nous sommes des hommes et nous sommes ses enfants comme vous, et puis s’il n’y a que les chrétiens qui soient sauvés, nos pères sont donc damnés ! nos pères qui étaient si honnêtes gens ! oh ! nous aimons mieux être damnés avec nos pères que sauvés sans eux. Que sais-je quoi encore ?

J’ai beau vous dire du mal de votre sœur, il faut, tout bien considéré, que ce mal soit au bord de mes lèvres et qu’il n’y en ait rien du tout au fond de mon cœur ; car je sens que c’est pour elle que j’écris tout, ceci ; est-ce que si je n’étais pas rempli d’amitié, d’estime, d’attachement pour elle, si je n’avais pas les mêmes sentiments que vous, j’aimerais tant à causer avec elle ? Non, madame, je vous hais, je ne veux plus causer avec vous ; qu’est-ce que cela vous fait ? Je suis un homme, et vous les méprisez tous. Oh ! quelque jour j’aurai mon tour, et je ferai aussi une bonne sortie contre les femmes ; mais il faut que je sois à mon aise, et que je n’aie rien de mieux à vous dire. Peut-être faudrait-il que ce jour-là que j’aurai choisi pour dire du mal des femmes, j’oublie que vous en êtes une ; mais je ne l’oublierai jamais. Je me vengerai de votre sœur plus cruellement, et je satisferai mon cœur en même temps ; je ferai l’éloge de son sexe. Adieu : je ne sais plus ce que j’écris ; je veux être gai et je ne saurais. J’écris de mauvaise grâce. Réponse sur-le-champ, s’il vous plaît.


XLI


Le 30 septembre 1760.


Tenez, mon amie, votre Dem.... n’était bon à rien : il n’y avait pas assez d’étoffe ni pour faire un honnête homme ni pour faire un fripon. S’il n’est pas encore complètement stupide, cela ne tardera pas à venir. Au reste, un coup d’œil sur les conséquences et les contradictions des hommes, et l’on voit que la plupart naissent moitié sots ou moitié fous, sans caractère comme sans physionomie ; ils ne sont décidés ni pour le vice ni pour la vertu ; ils ne savent ni immoler les autres, ni se sacrifier ; et, soit qu’ils fassent le bien, soit qu’ils fassent le mal, ils sont malheureux, et j’en ai pitié. Ces idées tiennent à d’autres que j’établissais hier à table, assez imprudemment ; car la pâture était forte pour nos petits estomacs. C’est que je ne pouvais m’empêcher d’admirer la nature humaine, même quelquefois quand elle est atroce. Par exemple, disais-je, on a condamné un homme à mort pour des placards, et le lendemain de son exécution on en trouve aux coins des rues de plus séditieux. On exécute un voleur, et, dans la foule, d’autres volent et s’exposent au supplice même qu’ils ont sous les yeux. Quel mépris de la mort et de la vie ! Si les méchants n’avaient pas cette énergie dans le crime, les bons n’auraient pas la même énergie dans la vertu. Si l’homme affaibli ne peut plus se porter aux grands maux, il ne pourra plus se porter aux grands biens ; en cherchant à l’amender d’un côté, vous le dégradez de l’autre. Si Tarquin n’ose violer Lucrèce, Scévola ne tiendra pas son poignet sur un brasier ardent ; cela est singulier ; on est en général assez mécontent des choses, et l’on n’y toucherait pas sans les empirer. En suivant la conversation sur la nature humaine, on en vint à cette question : Comment il arrivait que des sots réussissaient toujours, et des gens de sens échouaient en tout ; en sorte qu’on dirait que les uns semblaient de toute éternité avoir été prédestinés au bonheur, et les autres à l’infortune ? Je répondis que la vie était un jeu de hasard ; que les sots ne jouaient pas assez longtemps pour recueillir le salaire de leur sottise, ni les gens sensés celui de leur circonspection ; ils quittent les dés lorsque la chance allait tourner ; en sorte que, selon moi, un sot fortuné et un homme d’esprit malheureux sont deux êtres qui n’ont pas assez vécu. Et puis voilà comme nous causons ici. Vous avez reçu deux de mes lettres à la fois, et moi deux des vôtres. Un écart d’imagination, dites-vous ? une vivacité non réfléchie ? Fort bien ; mais des esprits mal faits qui en voudraient à notre bonheur ne s’y prendraient pas autrement. C’est ainsi qu’ils réussiraient à me rendre indifférent à ma Sophie et ma Sophie odieuse à sa mère ; et où est la délicatesse ? C’est un mot vide de sens, si elle ne consiste pas à pressentir les petites choses qui pourraient offenser, blesser, affliger, humilier, desservir, et à avoir pour ses amis et à leur dérober tous ces ménagements légers qu’ils ne sont pas en droit d’exiger des indifférents, et qu’ils attendraient inutilement de la grosse et ronde bienveillance de gens épais qui en sont incapables… Il faut que vous sachiez toutes deux que je vous rapproche sans cesse de l’idée que je me suis formée de votre esprit et de votre caractère, et que cette mesure n’est pas commune. La plupart des autres s’y trouveraient bien petits. Ces riens, que je ne ferai pas l’honneur à la foule de remarquer en elle, je vous les reprocherai durement, et je serais fâché que vous n’eussiez pas pour moi la même sévérité. Je veux que vous attendiez de moi tout ce que vous attendriez de Dieu, s’il avait ma bonté ou si j’avais sa puissance, et que vous soyez surprise toutes les fois que je tromperai votre attente. Si je suis quelquefois amant ombrageux et difficile, c’est que je meurs de passion pour vous ; si je me fâche si vite contre elle, c’est que personne au monde ne l’estime plus que moi. Ô femmes ! vous me serez bien indifférentes le jour que je vous laisserai dire et faire tout ce qu’il vous plaira ! J’aime ceux qui me grondent, et je gronde volontiers ceux que j’aime ; et, quand je ne gronde plus, je n’aime plus. De tous ceux qui me touchent de près, je suis celui que je gourmande le plus sévèrement et le plus fréquemment ; si je me préfère en ce point à mes amis, c’est, tout bien considéré, que je suis encore plus curieux de me rendre bon moi-même que de rendre les autres meilleurs.

Je suis bien aise pourtant que vous ne la reconnaissiez pas aux couleurs dont je l’ai peinte. Vous voyez que je vous réponds à présent à votre seconde lettre. C’est apparemment que, la colère conduisant le pinceau, les traits auront été exagérés. Cela me rappelle un mot plaisant du peintre Greuze contre Mme Geoffrin qui l’avait bien ou mal à propos contristé. « Mort-Dieu, disait-il, si elle me fâche, qu’elle y prenne garde, je la peindrai. » Moi, je dis le contraire de Greuze : Mort-Dieu, si elle me fâche encore, qu’elle y prenne garde, je ne la peindrai plus. Dites tout ce qui vous plaira de l’innocence de sa conduite avec le bon Marson et l’honnête Vialet. J’en appelle à son cœur, qui sait mieux que vous pourquoi je me comprends dans sa déclamation : c’est qu’elle s’adresse à tous les hommes, et que j’en suis un ; et, si vous voulez en convenir, pendant que vous la lisiez, vous ne distinguiez personne ; il a fallu que la réflexion et la justice vous ramenassent sur vos pas, que vous réclamassiez en faveur de votre ami, et que vous dissiez en vous-même : Ah ! chère sœur ! grâce pour celui-là ! il n’en est pas. Il s’établissait donc entre elle et vous un dialogue où elle m’accusait et me jugeait, où vous me défendiez et appeliez de la sentence ; j’étais donc condamné, et vous travailliez à m’absoudre d’une impression méditée par elle et peut-être même par vous. Celui qui blesse l’espèce humaine me blesse ; celui qui décrie l’amitié, en général, tend à m’indisposer secrètement contre mes amis ; celui qui se joue de la sincérité des serments passionnés devant celle que j’aime cherche à lui rendre ma conduite et mes sentiments suspects et m’indigne. Mais laissons cela.

Je suis à présent à la Chevrette ; c’est de là que je vous écris. Demain je serai de retour à Paris ; nous avons trop de monde pour être bien. Dans les cohues, on se mêle ; les indifférents s’interposent entre les amis, et ceux-ci ne se touchent plus. Hier j’étais à souper à côté de Mme d’Houdetot, qui disait : « Je me mariai pour aller dans le monde et voir le bal, la promenade, l’opéra et la comédie ; et je n’allai point dans le monde, et je ne vis rien, et j’en fus pour mes frais. » Ces frais firent rire, comme vous pensez bien, et elle ajouta : « C’est mon voisin qui boit le vin, et c’est moi qui m’enivre. » En effet, j’avais à côté de moi un vin blanc délicieux que je ne dédaignais pas. Les voilà qui partent ce matin pour la chasse. Dieu soit loué ! ils feront de l’exercice ; nous serons un peu plus ensemble, et tout en ira mieux pour eux et pour nous.

Je n’ai point vu Mlle Boileau ; mais peu s’en est fallu que M. de Villeneuve ne m’ait enlevé en cabriolet pour me conduire ici. M. Grimm, qui l’avait rencontré à Paris, je ne sais où, lui en avait donné la commission, qu’il avait acceptée. Si M. Gillet a été un peu diligent, vous devez avoir votre boîte : je m’acquitterai de mes dettes à votre retour. Combien je vous embrasserai ! j’en ai d’avance le cœur serré, et j’en pleure de joie. Il y a peu de jours où je ne me transporte de la pensée à ce moment ; il est impossible que je vous peigne ce que je deviens dans cette espèce de délire où je vous vois, où je cherche si vous vous êtes bien portée, si c’est vous, si c’est toujours ma Sophie, si elle est heureuse de retrouver celui qui l’aime si tendrement et qui l’a si longtemps attendue. Je vous dévore des yeux : mes lèvres tremblent ; je voudrais vous parler ; je ne saurais. Mais que deviens-je lorsque cette illusion disparaît et que je me trouve seul ? Je suis fâché que Mlle Clairet soit indisposée ; je vous prie de lui dire qu’il est impossible que je l’oublie tant qu’elle aura de l’attachement pour vous. Je n’espérais pas Mme de Solignac sitôt. Est-ce que madame votre mère ne se montrera pas empressée d’aller chercher sa chère fille ? Je gage que Mme Le Gendre en a perdu le sentiment. Vous ne donnez pas, vous, dans ces mines-là. Cela échappe à l’évêque. Ils se battaient, les bonnes gens qu’ils étaient. Demain ou plutôt aujourd’hui lundi à Paris : demain, mes paquets se font ; après-demain, je suis établi au Grandval pour six semaines. Mme d’Épinay en a le cœur un peu serré et moi aussi ; nous étions faits l’un à l’autre ; nous comprenions sans mot dire ; nous blâmions, nous approuvions du coin de l’œil ; cette conversation muette va lui manquer. Vous adresserez toujours vos lettres sur le quai des Miramionnes, d’où elles iront contre-signées à Charenton, et j’enverrai les retirer le plus assidûment qu’il sera possible. Vous savez que les maîtres n’ont plus de domestiques où je suis. Ce M. Damilaville est un galant homme qui aime à faire le bien et qui sait y mettre la grâce. Il y a deux ou trois honnêtes hommes et deux ou trois honnêtes femmes dans ce monde, et la Providence me les adresse. En vérité, si je mérite ce présent, j’en sentirai toute la valeur, et, si j’en sens toute la valeur, je n’aurai plus envie de me plaindre d’elle ; si elle prenait la parole, et si elle me disait : « Je t’ai donné Grimm et Uranie pour amis ; je t’ai donné Sophie pour amie ; je t’ai donné Didier pour père et Angélique pour mère ; tu sais ce qu’ils étaient et ce qu’ils ont fait pour toi ; que te reste-t-il à me demander ? » Je ne sais ce que je lui répondrais. Oui, chère amie, je retrouverai au Grandval ceux que j’y ai laissés, excepté d’Alinville ; mais je n’y ferai rien de ce que vous conjecturez ; je boirai, je mangerai, je dormirai, je philosopherai le soir, je vous regretterai tous les matins, et mainte fois dans la journée je soupirerai indiscrètement. Mme d’Holbach s’en apercevra, et en rira. Mme d’Aine dira que, si cela dure, il faudra qu’elle me fasse noyer par pitié. Je n’y ferai pas une panse d’a et je m’en reviendrai, à la Saint-Martin, à Paris, où je mourrai de douleur si je ne vous retrouve pas. Je tremble toujours que votre chère sœur ne fasse la folie d’aller à Isle. Nous avons encore ici nos peintres et nos musiciens et Jeannette, et Jeannette aussi, dà. Hélas ! la pauvre enfant me fend le cœur, surtout quand elle se livre à la gaieté, et qu’elle rit ; elle a perdu sa mère, et elle n’en sait encore rien. Je suis sûr que, si elle regardait les visages qui sont autour d’elle, elle devinerait, à l’impression de tristesse que cause sa joie, qu’il s’est passé quelque chose d’extraordinaire qu’on lui cache. Mais n’est-ce pas un phénomène bien singulier que nous éprouvons tous la même chose, et qu’il n’y ait pas un de nous que sa joie ne contriste ? Ah ! chère amie ! il y a bien des données, et bien des données fines pour celui qui sait les saisir et les appliquer à la connaissance du cœur. C’est une caverne, mais dans les ténèbres de laquelle il luit par intervalles des rayons passagers qui l’éclairent et pour les autres et pour nous.

Après les cygnes ? Ne craignez rien, je n’y courrai de ma vie, ni le cher abbé Galiani non plus ; il s’est amusé à les agacer, ils l’ont pris en grippe, et d’aussi loin qu’ils l’aperçoivent, ils s’élèvent sur les ailes, ils arrivent au grand vol, le cou tendu, le bec entr’ouvert, et poussant des cris ; il n’oserait approcher du bassin. Ils ont presque dévoré Pouf. Pouf est un petit chien de Mme d’Épinay, qui n’a pas son pareil pour l’esprit et la gentillesse ; c’est un prodige pour son âge. Aussi nous ne croyons pas qu’il vive. Ces cygnes ont l’air fier, bête et méchant, trois qualités qui vont fort bien ensemble. Je disais des arbres du parc de Versailles qu’ils étaient hauts, droits et minces, et l’abbé Galiani ajoutait : comme les courtisans. L’abbé est inépuisable de mots et de traits plaisants ; c’est un trésor dans les jours pluvieux. Je disais à Mme d’Épinay que si l’on en faisait chez les tabletiers, tout le monde en voudrait avoir un à sa campagne. Je voudrais que vous lui eussiez entendu raconter l’histoire du porco sacro. Il y a à Naples des moines à qui il est permis de nourrir aux dépens du public un troupeau de cochons, sans compter la communauté. Ces cochons privilégiés sont appelés, par les saints personnages auxquels ils appartiennent, les cochons sacrés. Ils se promènent respectés dans toutes les rues, ils entrent dans les maisons, on les y reçoit, on leur fait politesse. Si une truie est pressée de mettre bas, on a tout le soin possible d’elle et de ses pourcelets ; trop heureux celui qu’elle a honoré de ses couches ! Celui qui frapperait un porco sacro ferait un sacrilège. Cependant des soldats peu scrupuleux en tuèrent un ; cet assassinat fit grand bruit ; la ville et le sénat ordonnèrent les perquisitions les plus sévères. Les malfaiteurs, craignant d’être découverts, achetèrent deux cierges, les placèrent allumés aux deux côtés du porco sacro, sur lequel ils étendirent une grande couverture, mirent un bénitier avec le goupillon à sa tête et un crucifix à ses pieds ; et ceux qui faisaient la visite les trouvèrent à genoux et priant autour du mort. Un d’eux présenta le goupillon au commissaire ; le commissaire aspersa, se mit à genoux, lit sa prière et demanda qui est-ce qui était mort ? On lui répondit : « Un de nos camarades, honnête homme ; c’est une perte. Voilà le train des choses du monde ; les bons s’en vont et les méchants restent. » Mais je n’ai pas le courage d’achever. Ce n’est pas moi, c’est l’abbé qu’il faudrait entendre. Le fond est misérable en lui-même, mais il prend entre ses mains la couleur la plus forte et la plus gaie, et devient une source inépuisable de bonnes plaisanteries et même quelquefois de morale.

C’est lui qui m’a amené ici. Nous y attendons Saurin, qui n’est pas encore venu ; cela me fait craindre que Mme Helvétius ne soit fort mal ; elle a quitté la campagne pour faire ses couches à Paris, et la voilà non accouchée et attaquée d’une fièvre putride. C’est une femme très-aimable, qui s’est fait un caractère qui l’a affranchie au milieu de ses semblables, toutes esclaves. Saurin m’a consulté sur le plan d’une pièce. Je l’ai renversé d’un bout à l’autre. M. Grimm et Mme d’Épinay disent que ce que j’ai imaginé est de toute beauté, mais que personne n’en peut exécuter un mot. Si ce plan a lieu, vous verrez au quatrième acte une foule de citoyens, condamnés à mort pour avoir trop bien défendu leur ville, briguer l’honneur de la préférence et tirer au sort. Le sort se tirera sur la scène. Imaginez le spectacle et les cris des pères, des mères, des parents, des amis, des enfants, à mesure que le billet fatal sort ; imaginez la contenance diverse, forte ou faible, de celui que le sort a condamné ; imaginez que celui qui tient le casque d’où les billets sont tirés est le gouverneur de la ville, qu’on en doit tirer six, et qu’après qu’on en a tiré cinq, il se condamne lui-même et dit : Le sixième est le mien, sans qu’on puisse jamais lui faire changer d’avis[63]. Imaginez ce que deviennent sa femme, sa fille, qui sont présentes. Ô Voltaire ! vous qui savez à présent l’effet de ces tableaux, vous n’auriez garde de vous refuser à celui-là.

Mais à propos de Grimm, ne serez-vous pas un peu surprise que je vous aie déjà écrit sept à huit pages, sans presque vous en dire un mot ? C’est, mon amie, qu’il arrange si bien ses voyages, qu’il sort de la Chevrette au moment que j’y arrive. En vérité, quand il aurait le dessein de me rendre amoureux de sa maîtresse, il ne s’y prendrait pas autrement. Vous concevez bien que je plaisante : il est trop honnête pour avoir cette vue, et je le suis trop, moi, pour qu’elle lui réussît quand il l’aurait. Et puis, il est si enfoncé dans la négociation et les mémoires, qu’on ne lui voit pas le bout du nez. Il ne lui reste presque pas un instant pour l’amitié ; et je ne sais quand l’amour trouve le sien. Nous nous sommes un peu promenés, elle et moi, ce matin. Je lui avais trouvé l’air soucieux hier au soir. Je lui en ai demandé le sujet. « C’était une de ces minuties auxquelles, lui disais-je, vous êtes trop heureux tous les deux d’être sensibles au bout de quatre ans. Vous vous examinez donc de bien près ? Vous en êtes donc comme au premier jour ? Eh ! mes amis, tâchez de n’épouser jamais. » L’après-dîner, nous nous sommes encore promenés, lui et elle, Mme d’Houdetot et moi. J’oubliais de vous dire que j’avais trouvé mon vin blanc fort bon, que j’en avais usé peu sobrement, et que ma voisine était fort gaie. Mme d’Houdetot fait de très-jolis vers ; elle m’en a récité quelques-uns qui m’ont fait grand plaisir. Il y a tout plein de simplicité et de délicatesse. Je n’ai osé les lui demander ; mais si je puis lui arracher un hymne aux tétons qui pétille de feu, de chaleur, d’images et de volupté, je vous l’enverrai[64]. Quoiqu’elle ait eu le courage de me le montrer, je n’ai pas eu celui de le demander. Le soir nous avons laissé rentrer les femmes, et nous avons fait le tour du parc, Grimm et moi. Il y avait longtemps que nous ne nous étions vus ; nous avons été fort aises de nous retrouver. Je l’aime sûrement, et j’en suis, je crois, autant aimé que jamais. Au milieu de ces amusements, des idées tristes m’obsèdent, je ne fais rien, le temps s’enfuit, et je ne vous ai pas. Je viens de recevoir un paquet de Damilaville. Je ne savais ce que c’était, car il était bien gros. J’espérais y trouver un mot de vous. Rien. À la place, les deux Remontrances du parlement d’Aix qui sont très-belles, mais qui ne me dédommagent pas. Je brûle de m’en retourner à Paris. Je ne saurais dissimuler ma joie ; et Mme d’Épinay dit que cela n’est pas honnête d’être gai quand on quitte les gens. Il serait donc plus honnête de l’être ni plus ni moins et de paraître triste. N’y a-t-il encore rien d’arrêté sur votre retour ? Votre sœur revient-elle avec vous ? Si j’avais été bien avisé, j’aurais fait ce voyage de province tant projeté. Je vous aurais du moins vue en passant. Je crains que vous ne trouviez mon caractère un peu changé. On dit que j’ai l’air d’un homme qui va toujours cherchant quelque chose qui lui manque. Au reste, c’est l’air que je dois avoir. Quand vous étiez ici, votre présence me soutenait. Avais-je du chagrin, j’allais voir mon amie, et je l’oubliais. Pourquoi m’avez-vous abandonné ? La mélancolie a trouvé mon âme ouverte, elle y est entrée, et je ne pense pas qu’on puisse l’en déloger tout à fait. Elle ne me déplaît pas trop ; et puis qu’importe ? Je serai moins gai, ou plus triste, comme il vous plaira, mais je n’en aimerai pas moins. Ma tendresse sera d’une couleur brune qui ne sied pas mal à ce sentiment. Mon amie, tout peut s’altérer au monde ; tout, sans vous en excepter ; tout, excepté la passion que j’ai pour vous. Quand je vous reverrai, comme je vous embrasserai ! comme je me reposerai sur vous ! comme je chercherai celle que j’aime ! Ah ! s’il n’y avait personne qui me contraignît ! mais il ne faut pas compter là-dessus. Je ne finirai pas encore cette lettre. Nous partirons de bonne heure. Grimm me descendra à la rue de Fourcy. De là il n’y a qu’un pas sur le quai des Miramionnes. Si j’y trouvais une lettre de vous, je remplirais la demi-page qui me reste et qui ne me resterait pas, car je l’aurais remplie tout en disant que je ne voulais pas en dire plus long, si l’on ne m’invitait pas à descendre. Je vais voir ce qu’on me veut… C’est Saurin qui vient d’arriver. Adieu, ma tendre amie. Ce soir, s’il n’est pas trop tard, nous causerons encore un moment, et puis il faut faire mon sac ; je n’aime point à faire attendre après moi.

Nous avons eu deux convives sur lesquels nous ne comptions guère, excellents tous deux, Saurin et le curé de la Chevrette. Vous connaissez Saurin, je ne vous en dis rien. Pour notre pasteur, c’est un des meilleurs esprits qu’il y ait bien loin : il n’y a pas d’homme dont les passions se peignent plus vivement sur son visage ; c’est peut-être le seul qui ait le nez expressif ; il loue du nez, il blâme du nez, il décide du nez, il prophétise du nez. Grimm dit que celui qui entend le nez du curé a lu un grand traité de morale. La conversation a été fort diverse. Mme d’Houdetot m’a demandé du bout de la table où en était ma bouteille. Je lui ai répondu qu’elle devait le savoir mieux que moi. On a trouvé que je n’étais pas trop malheureux de boire de bon vin, et d’enivrer ma voisine. Et puis on a parlé nouvelles. On a dit que le roi de Portugal introduisait le jansénisme dans ses États ; cela m’a déplu. J’ai dit que, religion pour religion, quand un monarque faisait tant que d’en adopter une, il valait mieux la choisir plaisante et gaie que triste et maussade ; que la mélancolie religieuse inclinait au fanatisme et à l’intolérance, et Mme d’Épinay me faisait des yeux ; et à la fin, quand j’ai eu tout dit, j’ai compris que je désobligeais Mme d’Esclavelles, sa mère, qui est janséniste jusqu’à la pointe de ses cheveux blancs. On parla tendresse. Le curé, qui n’est déplacé dans aucun sujet, dit que les amants malheureux disaient tous qu’ils en mouraient ; mais qu’il était rare d’en rencontrer qui tinssent parole ; qu’il en avait cependant vu un : c’était un jeune homme de famille appelé Soulpse. Il s’éprit d’une fille belle et sage, mais sans biens et d’une famille déshonorée. Son père était alors aux galères pour faux seings. Ce jeune homme, qui prévoyait toute l’opposition et toute la raison de l’opposition qu’il rencontrerait dans ses parents, fit ce qu’il put pour se détacher ; mais quand il se fut bien assuré de l’inutilité de ses efforts, il osa s’en ouvrir à ses parents, qui allaient s’épuiser en remontrances, lorsque notre amant les arrêta tout court et leur dit : « Je sais tout ce que vous avez à m’opposer, je ne saurais désapprouver des raisons que j’opposerais moi-même à mon fils si j’en avais un. Mais voyez si vous m’aimez mieux mort que mésallié ; car il est sûr que si je n’ai pas celle que j’aime, j’en mourrai ». On traita ce propos comme il le méritait ; l’événement n’y fait rien. Le jeune homme tomba, dépérit de jour en jour, et mourut. Le curé ajouta : C’est un fait dont j’ai été témoin. « Mais, curé, lui dis-je, à la place du père qu’auriez-vous fait ? — Monsieur, me répondit le curé, je ne saurais me mettre à cette place ; les sentiments d’un père ne se devinent point et ne peuvent se suppléer. — Cela est vrai ; mais enfin vous auriez pris un parti d’après ce que vous êtes ; dites-nous quel il eut été ? — Volontiers. J’aurais appelé mon fils ; je lui aurais dit : Soulpse a été votre nom jusqu’à présent ; souvenez-vous bien qu’il ne l’est plus. Appelez-vous comme il vous plaira. Voilà votre légitime. Allez vous marier avec celle que vous aimez si loin d’ici que je n’entende plus parler de vous, et que Dieu vous bénisse. — Pour moi, dit Mme d’Esclavelles, qui craignait peut-être que la décision du curé ne fît impression sur son petit-fils, si j’avais été la mère de ce jeune fou, j’aurais fait comme son père, je l’aurais laissé mourir ». Et puis voilà les avis partagés, et un bruit à faire retentir les voûtes du salon, qui a duré longtemps, et qui durerait encore, si le curé n’avait rompu la dispute par une autre histoire que voici. Un jeune curé, mécontent de son état, se sauve en Angleterre, apostasie, se marie selon la loi, et a des enfants de sa femme. Au bout d’un certain temps, il regrette son pays ; il revient en France avec sa femme et ses enfants. Au bout encore d’un certain temps, il a du remords ; il revient à sa religion, prend du scrupule sur son mariage, et songe à se séparer de sa femme : il s’en ouvre à notre curé, qui trouve le cas fort embarrassant, et qui, n’osant rien prendre sur lui, le renvoie aux casuistes et aux jurisconsultes. Tous décident qu’il ne peut en sûreté de conscience rester avec sa femme. Lorsque leur séparation, à laquelle la femme s’opposait de toute sa force, allait s’entamer par voie de justice, mais un peu contre le gré du curé, l’époux tomba malade et assez dangereusement pour qu’il n’en revînt pas. Il envoie chercher le curé : « Mon ami, lui dit-il, vous connaissez mes intentions ; je touche au dernier moment ; je veux montrer du moins qu’elles étaient sincères. Je veux faire amende honorable publique, et recevoir les sacrements, et mourir à l’hôpital ; ayez la bonté de m’y faire transporter. — Je m’en garderai bien, lui dit le curé ; cette femme est innocente. Elle vous a épousé selon la loi ; elle ne connaissait rien des empêchements qui ne lui permettaient pas d’accepter votre main. Et ces enfants, quelle part ont-ils à votre faute ? Vous êtes le seul coupable, et ce sont eux qui vont être punis ! Votre femme sera déshonorée, vos enfants seront déclarés naturels ; et où est le bien de tout cela ? La raison est pour eux ; certainement, et jusqu’à ce que la loi ait prononcé, nous ignorons si elle serait contre eux. Attendons, et en attendant, mon ami, demeurez dans le lit de celle que vous appelez votre femme et qui l’est, et où vous avez eu d’elle ces enfants qui vous ont appelé leur père et qui sont vos enfants ». Jamais le curé n’en voulut démordre. Il confessa son homme ; le mal empira, il lui administra les derniers sacrements. Il mourut, et la femme et les enfants restèrent en possession des titres qu’ils avaient. Nous avons tous approuvé la sagesse du curé. Grimm l’a fait peindre ; il prétend en faire quelque jour un personnage de roman. Nous sommes revenus un peu tard ; cet homme singulier et ses histoires aussi singulières que lui nous ont défrayés en chemin.

À propos, je ne vous ai pas dit que M. le comte de Bissy[65] avait envoyé au marquis de Ximènes pour moi une tragédie anglaise en un acte, tout à fait dans le goût du Joueur. Elle est intitulée l’Extravagance fatale. Un homme de naissance a été conduit par la dissipation à l’extrême misère. Il ne peut supporter l’idée de l’avilissement où il va tomber, lui, sa femme et ses enfants. Il se persuade qu’il vaut mieux qu’il meure. Mais si la mort est meilleure pour lui que la vie, pourquoi la vie vaudrait-elle mieux que la mort pour sa femme et ses enfants ? Il vient à bout de se persuader qu’il leur manquerait d’une manière indigne, s’il ne les associait pas à un sort qu’il croit préférable à celui dont il est menacé. Il se défait donc de lui-même, de sa femme et de ses deux enfants. Cette catastrophe est d’une atrocité qui révolte ; cependant la dernière scène est d’un pathétique qui déchire. Imaginez que cet homme était sur le point d’être saisi et précipité dans une prison. Sa femme vient à lui, et lui propose de prendre ses enfants entre ses bras et de se sauver avec lui en quelque lieu de sûreté. Toute la dernière scène roule sur la double acception des termes de voyage, d’asile, de demeure paisible, d’éloignement des hommes, de dernier terme des revers et des maux, de repos, qui conviennent à une fuite réelle ou à la mort. La femme les entend toujours de la fuite, et l’époux les lui dit toujours de la mort. L’ignorance de cette femme, qui a reçu le breuvage fatal de son époux et qui l’a donné de sa propre main à ses deux enfants, la tendresse de ses discours, la présence de ses enfants en qui la mort circule, font un effet plus terrible mille fois que le spectacle d’Œdipe qui a les yeux crevés et qui se baisse pour chercher ses enfants. Cependant, si vous avez le père Brumoy, voyez cette scène au cinquième acte de l’Œdipe de Sophocle.

Je viens de recevoir votre numéro 21. Je n’ai point la tête mauvaise. Quant à mon pied, il est guéri. Nous avons joué ; le Baron a oublié son serment, mais comme la fortune a été assez égale, je ne saurais vous dire comment il soutiendrait son caprice. Il faut qu’il y ait une espèce de contre-coup à ma chute ; car j’ai eu la tête étonnée pendant les deux premiers jours. Les jours suivants j’ai senti une douleur passagère au côté opposé, et depuis j’éprouve comme des envies de moucher, et la sensation comme de quelque chose d’arrêté au-dessus du nez qui voudrait tomber. Ils m’ont conseillé le sel ammoniac. Mais je bois, je mange, je dors, je n’ai ni chaleur ni fièvre, et tout ira bien.

Ô femme ! serez-vous toujours femme par quelque endroit ? Jamais la fêlure que nature vous fit ne reprendra-t-elle entièrement ? Je n’ai pu m’empêcher de rire de tous les mouvements que vous vous êtes donnés pour un colichet. Je sais bien ce que vous répondrez à cela ; mais je sais bien aussi comment on s’en impose. Je le voudrais bien que vous en fussiez de nos causeries, et vous et la chère sœur. À propos de ces Chinois, savez-vous que l’illustration remonte chez eux et ne descend jamais ? Ce sont les enfants qui illustrent et anoblissent leurs aïeux, et non pas les aïeux leurs enfants. Ma foi, cela est encore bien sage. Nous sommes plus grands poëtes, plus grands philosophes, plus grands orateurs, plus grands architectes, plus grands astronomes, plus grands géomètres que ces peuples-là ; mais ils entendent mieux que nous la science du bon sens et de la vertu ; et si par hasard cette science était la première, ils auraient raison de dire qu’ils ont deux yeux, et que nous en avons un, et que le reste de la terre est aveugle.

Oui, je connais vos Intérêts de la France mal entendus. C’est un livre qui a du succès[66]. M. Gaschon m’a fait dîner une fois avec l’auteur. Cet homme connaît assez bien le mal ; mais il n’entend rien aux remèdes. Il a des observations assez justes qui marquent un homme instruit, mais sans génie. Il a un monde de choses dont il ne sait rien faire ; et le génie sait faire un monde de rien.

Non, non, mon ami vaut mieux que moi ; personne ne peut lui être comparé, soit qu’il plaisante, soit qu’il raisonne, soit qu’il conseille, soit qu’il écrive, soit qu’il…

(La suite manque.)


XLII


Le 7 octobre 1760.


Pas un moment de repos, comme vous disiez à la fin d’une de vos lettres ; non, pas un moment ! J’arrive, je jette en passant mon sac de nuit à ma porte, et je vole sur le quai des Miramionnes ; j’y trouve une de vos lettres ; j’en achève une que j’ai commencée à la Chevrette. Je m’en retourne chez moi à minuit. Je trouve ma fille attaquée de la fièvre et d’un grand mal de gorge ; je n’ai pas osé m’informer de sa santé. Les questions les plus obligeantes amènent des réponses si dures de la part de la mère, que je ne lui parle jamais sans une extrême nécessité ; mais j’ai interrogé l’enfant, qui m’a très-bien répondu ; j’ai donné des ordres qui marquent l’attention et l’intérêt. Voilà ce que c’est que de se brûler le sang à crier et à travailler. Je devais partir demain pour le Grandval ; voilà un accident qui pourrait bien retarder mon voyage. Nous avons diné, M. Grimm et moi, sous un des chevaux des Tuileries. Longue promenade avant dîner ; dîner d’appétit ; longue promenade après dîner ; et, dans cet intervalle, de la morale et de l’amour, et de l’amour et de la morale ; et le résultat, de se rendre meilleur, de pardonner aux méchants, assez punis par leur méchanceté même ; de faire le bonheur de tous et surtout de son ami et de son amie. Je quitte M. de Montamy ; je l’ai trouvé avec une grosse dondon, dont je vous dirais volontiers, comme du curé de la Chevrette, qu’on la baiserait pendant deux mois sans la baiser deux fois au même endroit ; c’est une amie de Mme Riccoboni ; nous en avons causé. Celle-ci vous régalera cet hiver de deux nouveaux romans. Je les verrai sûrement avant qu’on les imprime, et vous aussi, si vous êtes à Paris. Mais dites-moi donc que vous y serez, si vous ne voulez pas que je périsse. J’avais deviné, comme vous verrez par la précédente, et la possibilité du voyage de mme de Solignac, et les inquiétudes de Mme Le Gendre, et votre indifférence.

Toutes ces dates ne m’apprennent rien ; je voulais savoir s’il n’y avait eu aucune de mes lettres d’égarée. Voici l’histoire de ma chute. J’ai connu chez Le Breton un ex-oratorien, homme d’esprit dont je suis devenu la passion, mais non pas la plus forte ni l’unique. Cette homme s’appelle M. Destouches ; il est secrétaire de la ferme générale ; il y demeure ; il s’était engagé à m’introduire à l’endroit où l’on fabrique le tabac, afin que je pusse connaître et décrire cette manœuvre ; j’étais allé avec mon dessinateur le sommer de sa parole. Il était de bonne heure. Il est jeune. Je le trouve engagé de conversation avec une fille ; je renvoie mon dessinateur ; je m’assieds, et je me mets à causer avec ces fous-là. Le temps se passe ; l’heure du dîner vient ; nous allions dîner, Destouches et moi, chez Le Breton. Chemin faisant, nous devions jeter sa demoiselle rue des Prouvaires. Mais crac ; à l’entrée de la rue voilà une des soupentes qui casse, et Destouches qui va donner de la tête contre celle de sa fille, et moi de la tête contre un des côtés du carrosse. Destouches descend par le côté renversé, moi et la demoiselle par l’autre côté, et cela à la vue de la compagnie la plus nombreuse et la moins choisie. Heureusement la demoiselle avait l’air plus honnête que peut-être elle ne l’était ; je vous ai dit le reste. J’ai encore de temps en temps des sensations au haut du nez comme de quelque chose qui voudrait tomber par là ; mais ce symptôme se dissipera comme les autres. Je vous demande en grâce de prêcher l’indulgence à notre chère sœur. Si, par hasard, nous n’occupions que le milieu entre les êtres les plus parfaits et les êtres les plus imparfaits, en regardant avec mépris ceux que la nature a placés au bas de la grande échelle, n’accorderions-nous pas le même droit à ceux qu’elle a placés au premier échelon, et qui sont autant au-dessus de nous que les objets de notre dédain sont au-dessous ? Dans une machine où tout est lié, comme il n’y a rien d’inutile, pas même le gros ventre, le gros appétit et les fréquents besoins de Mme Gillet, s’il y a quelque chose d’indifférent et d’abject, c’est une suite de notre ignorance. Quelquefois je m’amuse à attacher tous ces objets sur une toile et à m’en faire un spectacle. Je ne saurais vous dire combien l’imbécillité, l’impertinence, la sottise, les airs de la coquette, les pirouettes du petit-maître, etc., etc., m’amusent sous ce coup d’œil.

Cette jalousie d’ami à ami, de sœur à sœur, de mère à fille, de fille à mère, me passe ; je n’y entends rien. Si je connaissais quelque être au monde qui pût, en m’éclipsant à vos yeux, contribuer infiniment mieux que moi ta votre bonheur, quel mérite plus grand me resterait-il à ambitionner, après celui d’être ce qu’il serait, sinon de vous le procurer ? S’il n’est pas en moi d’être le mieux qu’il est possible pour vous, faut-il que je me prive de l’avantage de vous présenter ce mieux, si je le connais ailleurs ? Voilà des raisons que l’amour n’entend pas ; mais je ne conçois pas que l’amitié puisse s’y refuser.

Mlle Clairon joua mal à la première représentation de Tancrède. Ses fanatiques même en conviennent ; mais ils disent qu’elle s’est bien corrigée dans les suivantes. Je n’en sais rien. Nous nous aimons tous de toutes nos forces. Il y a bien peu de gens à qui nous ne nous préférions ; il n’y a personne au monde avec qui nous voulussions changer de sort. M. Vialet est comme les autres qui laissent un peu moins percer leur impertinence. Vous êtes à peu près contente de mes lettres, surtout des endroits où je vous dis que je vous aime ; tant mieux, je ne m’intéresse qu’à ceux-ci ; et comment seraient-ils mal ? Le modèle d’après lequel je peins est si bien ! Tous nos portraits de la Chevrette ont réussi, excepté celui de Mme d’Épinay. M. Grimm prend cet accident comme un autre. Je vous ai dit que nous avions été peints et dessinés ; je lui ai demandé une copie des deux dessins, et je les aurai. Les dix lignes où vous me dites qu’il n’y a rien dans vos lettres valent mieux que toutes les miennes ; si je vous avais dit les choses que j’y lis, et que j’eusse eu le bonheur de vous les persuader de moi comme je les crois de vous, je n’aurais plus qu’un souhait à faire : c’est que le temps et ma conduite vous entretinssent à jamais dans cette douce opinion. Le bonheur ou le malheur de votre vie est entre mes mains, dites-vous ? Ce n’est pas comme cela ; le bonheur de votre vie est entre mes mains ; le bonheur de la mienne est entre les vôtres ; c’est un dépôt réciproque confié à d’honnêtes gens. Uranie ne veut donc pas croire que je la haïsse ; absolument elle ne le veut pas. J’en ai pourtant bien des raisons, et, quand il n’y aurait que celle de m’humilier souvent aux yeux de la personne que j’aime, c’en serait bien assez pour me faire croire. Pardonnez ! qu’avez-vous dit là ? Elle n’a pas vu ce mot, j’en suis sûr. Je serais trop fier qu’elle se fût avouée coupable. M. Gaschon a été faire sa cour à Mme de Solignac. M. de Prisye ira. Que j’y aille aussi ! ma foi je n’en ai ni le temps, ni la volonté, ni le courage. Quoi qu’en dise Mme de Solignac, il est sûr que je n’ai jamais eu l’honneur de la voir.

Si cependant la maladie durait, si mon voyage était renvoyé à la semaine prochaine, par exemple, je ne répondrais de rien. Je n’aime point les occasions de balbutier, et balbutie toujours de timidité la première fois que je vois, et puis tout se réduit alors à des phrases d’usage dont on se paye réciproquement. Je n’ai pas un sou de cette monnaie. Adieu, ma tendre amie. Je ne vous recommande plus votre santé ; il y a quelqu’un à présent qui en aura soin pour vous. Il y avait avec ma dernière lettre un papier d’agriculture pour madame votre mère ; le lui avez-vous remis ? Adieu, encore une fois ; mon dévouement et mon respect à madame votre mère. Dites à Mme le Gendre…, dites-lui que vous m’aimez à la folie, et vous verrez que ce petit mensonge la fera pâlir… Et je ne la haïrais pas !… Hélas ! non…


XLIII


Le 8 octobre 1760.


Je pars demain pour aller au Grandval passer le reste de l’automne. Je ne saurais vous dire, chère amie, combien il m’en coûte pour m’arracher d’ici. Si cette force que les philosophes appellent d’inertie est commune à tous les êtres, j’en ai ma bonne part. Comment vos lettres me parviendront-elles ? Comment recevrez-vous les miennes ? Quel circuit ! Je me rendais ici les mardi, jeudi, dimanche au soir ; je vous lisais et je vous répondais sur-le-champ : cela était assez commode : mais il n’y a pas moyen de rester. J’aurais l’air d’abandonner Mme d’Aine, qui m’a si bien accueilli les vacances passées. Je ne suis bien avec moi-même que quand je fais ce que je dois. J’irai donc demain, jour de ma fête, où l’on ne m’attend peut-être plus et où l’on médit de moi. Vous savez que j’ai quelque affaire à l’Hôtel des Fermes ; j’y ai été appelé ce matin ; et par occasion je me suis rendu rue des Vieux-Augustins. J’ai demandé Mlle Boileau ; elle venait de partir pour Argenteuil avec M. Berger. J’ai laissé chez le portier un billet pour elle. On m’a dit que Mme de Solignac était arrivée ; je ne l’ai point vue, mais je me suis fait écrire pour monsieur qui était absent. Le portier, à qui j’ai demandé si M. de Villeneuve y était, m’a répondu que oui, et même seul. J’ai été tenté de monter ; et puis je me suis dit : Pourquoi monter ? et, ne sachant que me répondre, je m’en suis allé. Vous savez apparemment qu’il déloge le 15 de ce mois et qu’il va demeurer rue Sainte-Anne. C’est le portier qui m’a bavardé cela. Vous m’avez fait faire connaissance plus intime que jamais avec M. Damilaville. J’ai soupé plusieurs fois avec lui ; c’est un homme de bien. Hier, comme je m’en revenais de chez lui à minuit, par le plus affreux temps du monde, d’abord j’ai vu, rue des Boucheries, des amants qui se disaient des douceurs de fort près, au coin d’une porte, à minuit, le ciel fondant en eau ; cela m’a fort édifié ! Arrivé à ma porte, Jeanneton appelée, en attendant qu’elle descendît, mon fiacre m’a dit qu’un hôtel qui fait le coin de la rue des Saints-Pères, à côté de chez moi, habité par M. de Bacqueville, était en feu ; et le tocsin qui sonnait de tous côtés m’a confirmé qu’il disait vrai. Le feu y était depuis midi ; et aujourd’hui, quand j’ai passé sur le quai, il n’était pas encore éteint ; une grande aile de l’hôtel a été brûlée. Ce M. de Bacqueville était un fou, car il n’est plus. D’abord, il n’a pas voulu ouvrir ses portes, menaçant le premier qui mettrait le pied dans sa cour de lui brûler la cervelle d’un coup de pistolet. Il a cru qu’il n’y avait plus rien ; et, sur les cinq heures, il s’en est allé à l’Opéra. Là, on est venu l’avertir que l’incendie s’était renouvelé, et il a répondu : « Eh bien, ce sera une maison de brûlée ; qu’on me laisse en repos. » Après le spectacle, dont il n’a pas perdu un moment, il s’en est allé chez lui ; on voulait l’empêcher d’entrer ; inutilement ; il disait qu’il se souciait fort peu que ses meubles fussent brûlés, qu’il en achèterait d’autres ; moins encore que son or ou son argent fussent fondus, qu’on les retrouverait en lingots dans les décombres ; mais qu’il fallait qu’il sauvât ses papiers. « Mais, monsieur, vous périrez. — Je ne périrai point ; ma maison a des détours qui ne sont connus que de moi et par lesquels je m’échapperai. Si on ne me voit pas revenir, qu’on n’en soit pas inquiet ; je serai avec mes papiers dans un de mes caveaux. » On a visité les caveaux. On y a bien trouvé les papiers, mais point l’homme. Il se faisait une joie de tromper son fils. » Le coquin, disait-il, me croira brûlé ; il en sera au comble de la joie ; il attend ma mort, et je me fais un plaisir de lui apparaître au moment où il s’y attendra le moins. » On raconte de cet homme cent folies ; on dit qu’il a fait séduire sa femme par un de ses amis qui devait se laisser surprendre en flagrant délit avec elle : ce qui s’est fait. En conséquence la pauvre femme a été enfermée. On dit qu’il avait fait pendre un cheval vicieux dans son écurie, pour servir d’exemple aux autres. On dit qu’ayant voulu faire l’essai d’une machine à voler dans l’air qu’il avait inventée, il s’était cassé une cuisse : au demeurant, c’était un vilain avare, très-riche et qui a vécu jusqu’à quatre-vingts ans.

L’indisposition de ma fille est un mal de gorge accompagné d’une fièvre intermittente. Cela va mieux, point de fièvre aujourd’hui ; s’il y a fièvre demain, elle sera saignée. Adieu, mon amie, souvenez-vous quand vous serez arrivée, quatre ou cinq jours après, de me donner le baiser que j’aurais reçu ; je ne veux pas le perdre. Toujours commémoration de moi à madame votre mère et à madame votre sœur.

Voilà cette lettre, vraie ou supposée, du roi de Prusse au marquis d’Argens qui fait ici tant de bruit. Il est sûr qu’elle est de son style ; mais cette preuve suffira-t-elle contre un grand nombre d’autres qui semblent constater la supposition[67] ? Si vous faites de la politique, voilà un excellent sujet.

Je ne saurais m’en aller. Si je restais demain jusqu’au soir, j’aurais une lettre de vous. Combien ce voyage me peine ! Adieu. Ma première sera datée du Grand val, et peut-être sera-t-elle un peu moins vide que les précédentes, grâce à la compagnie que je vais trouver.


P. S. On reconnaîtra peut-être à l’écriture d’où vient cette lettre du roi de Prusse, et peut-être que le cœur en palpitera.

Il est certain que, sans m’en parler, il est enchanté de trouver de petites occasions de lui faire sa cour.

Il ne sait pas combien elle est fière, haute, difficile, capricieuse, peu sensible, peu passionnée, et tout le mal qu’il se prépare.

J’aimerais autant me prendre d’un sylphe ou d’un ange ou d’une idée honnête.


XLIV


Au Grandval, le 13 octobre 1760.


Pourquoi n’entends-je plus parler de vous ? Ah ! mon amie, la chère sœur est à côté de vous ; vous m’oubliez ; vous me négligez !

Je suis parti jeudi dans l’après-midi, pour me rendre au Grandval ; je l’avais bien deviné, qu’on ne m’y attendait plus et qu’on y médisait de moi ; on en a été d’autant plus content de me voir.

« Eh ! vous voilà, philosophe, j’en suis enchantée. Venez, que je vous baise ; je ne suis plus jeune, mais je me porte bien et je ne suis pas toujours bon. » Ce je ne suis pas toujours bon est bien méchamment dit. Vous comprenez que c’est Mme d’Aine qui a dit comme cela.

Le Baron et le père Hoop sont descendus et m’ont embrassé. D’abord nous avons parlé tous à la fois, comme il arrive quand il y a du temps qu’on ne s’est vu, qu’on est bien aise de se retrouver, et qu’on a l’empressement de se le témoigner.

Mme d’Holbach était à son métier ; je me suis approché d’elle. Oh ! qu’elle était belle ! le beau teint ! la belle santé ! et puis, quel vêtement ! C’est une coiffure en cheveux avec une espèce d’habit de marmotte d’un taffetas rouge, couvert partout d’une gaze à travers la blancheur de laquelle on voit percer, çà et là, la couleur de rose..... « Vous revenez de la Chevrette ? — Oui, madame. — Vous vous y êtes amusé ? — Oui, madame, assez. — Aussi, vous y êtes resté longtemps ? — M. Grimm et Mme d’Épinay m’ont retenu un jour, et puis encore un jour, et puis de jour en jour on touche au bout de la semaine. — En attendant que vous vinssiez, maman en a fait de bons contes. — Cela se peut, madame ; mais ce sont des contes. — Pourquoi ? Je n’entends pas. — Vous n’entendez pas qu’il y a des choses sacrées dans ce monde ? — Eh ! oui, a-t-elle ajouté en baissant les yeux et en souriant avec malice, et dont il est bien de se tenir à quelque distance. » Voilà de ces mots qu’elle a appris de M. Le Roy. Entendez-vous celui-là ? Le reste de la soirée s’est passé à m’installer ; la matinée d’hier à prendre du thé et à arranger mon atelier ; car j’ai apporté ici beaucoup d’ouvrages en me doutant bien que je ne ferai rien. Le Baron et M. d’Aine s’en sont allés à Gros-Bois dîner chez l’ancien ministre Chauvelin ; nous avons été fort gais sans eux.

Il a beaucoup plu la nuit du vendredi au samedi, beaucoup encore la matinée du samedi ; la terre était molle, et nos dames ont mieux aimé demeurer à la maison que de s’exposer à laisser leurs souliers dans la glaise et à revenir pieds nus. Nous nous sommes donc promenés seuls, le père Hoop et moi, depuis trois heures et demie jusqu’à six. Cet homme me plaît plus que jamais. Nous avons parlé politique. Je lui ai fait cent questions sur le parlement d’Angleterre. C’est un corps composé d’environ cinq cents personnes. Le lieu où il tient ses séances est un vaste édifice ; il y a six à sept ans que l’entrée en était ouverte à tout le monde et que les affaires les plus importantes de l’État s’y discutaient sous les yeux même de la nation assemblée et assise dans de grandes tribunes, élevées au-dessus de la tête des représentants[68]. Croyez-vous, mon amie, qu’un homme osât en face de tout un peuple proposer un projet nuisible ou s’opposer à un projet avantageux, et s’avouer publiquement méchant ou stupide ? Vous me demanderez sans doute pourquoi les délibérations se font aujourd’hui à porte fermée : « C’est, me répondit le père Hoop (car je lui fis la même question), qu’il y a je ne sais combien d’affaires dont le succès dépend du secret et qu’il était impossible qu’il fût gardé. Nous avons, ajouta-t-il, des hommes qui possèdent une écriture abrégée et dont la plume devance la plus grande volubilité de la parole[69]. Les discours des Chambres paraissent ici et en pays étranger, mot pour mot, comme ils avaient été tenus. Cela était d’un grand inconvénient. »

La politique et les mœurs se tiennent par la main, et conduisent à une infinité de textes intéressants sur lesquels on ne finit point.

À propos du bonheur de la vie, je lui ai demandé quelle était la chose qu’il estimait le plus dans ce monde. Après un petit moment de réflexion : « Celle qui m’a toujours manqué, m’a-t-il dit, la santé. — Et le plus grand plaisir que vous ayez goûté ? — Je le sais ; mais pour l’expliquer, il faut que je vous entretienne de ma famille. Nous sommes deux frères et trois sœurs. En Écosse, comme en quelques provinces de France, la loi absurde assure tout à l’aîné ; mon aîné fut la coqueluche de mon père et de ma mère ; c’est-à-dire qu’ils mirent tout en œuvre pour en faire un mauvais sujet, et ils ne réussirent que trop bien. Ils le marièrent le plus tôt et le plus richement qu’ils purent ; ils se dépouillèrent en sa faveur de tout ce qu’ils avaient. Mais cet enfant mal né et mal élevé les fit bientôt repentir de l’indépendance totale où ils avaient eu la faiblesse de le mettre. Il leur manqua de respect, les traita durement, s’ennuya d’eux, les fit souffrir, et contraignit son bon vieux père et sa bonne vieille mère à abandonner leur maison, emmenant avec eux leurs filles, et ayant à peine de quoi se nourrir, bien loin d’avoir de quoi marier ces filles déjà grandes ; leur frère avait encore arrangé les affaires de manière qu’on n’en pouvait même exiger leur dot. Le dessein à tous ces malheureux était de sortir d’Édimbourg et d’aller cacher en Castille leur misère et l’ingratitude de leur fils. Cependant la mélancolie, qui m’a promené presque dans toutes les contrées du monde, m’avait conduit à Carthagène. Ce fut là que j’appris le désastre et la détresse de mes parents. Je tâchai de les consoler et de les tranquilliser pour le présent et sur l’avenir. Je vendis le peu que j’avais et je leur en envoyai le prix. Jetant ensuite les yeux sur les fortunes rapides qui se faisaient autour de moi, je me mis à commercer ; je réussis : en moins de sept ans, je fus riche. Je me hâtai de revenir ; je rétablis mes parents dans l’aisance ; je châtiai mon frère, je mariai mes sœurs, et je fus, je crois, l’homme le plus heureux qu’il y eût au monde. »

En achevant ce récit, il avait l’air fort touché. « Mais à quoi, lui demandai-je, avez-vous employé les premières années de votre jeunesse ? — À l’étude de la médecine, me répondit-il. — Mais pourquoi n’avez-vous pas suivi cet état ? — Parce qu’il fallait ou rester ignoré dans la foule, ou faire le charlatan pour en sortir. — Il est bien dur de renoncer à son état, après en avoir fait tous les frais. — Il est bien plus dur de ramper, de languir dans l’indigence, ou de fourber. »

Cette conversation nous conduisit aux moyens les plus sûrs de s’enrichir. Je lui disais que pour devenir quelque chose dans la suite il fallait se résoudre à n’être rien d’abord : et à ce propos, je me rappelai celui que j’avais tenu à un jeune ambitieux qui ne savait par où débuter. — Vous savez lire ? lui dis-je. — Oui. — Écrire ? — Oui. — Un peu calculer ? — Oui. — Et vous voulez être riche à quelque prix que ce soit ? — À peu près. — Eh bien, mon ami, faites-vous secrétaire d’un fermier général. »

Voilà, ma bonne amie, notre causerie : elle vous amusait l’an passé ; pourquoi vous ennuierait-elle cette année ?

Après l’étude, ce qui lui avait plu davantage c’étaient les voyages ; il voyagerait encore à l’âge qu’il a. Pour moi, je n’approuve qu’on s’éloigne de son pays que depuis dix-huit ans jusqu’à vingt-cinq. Il faut qu’un jeune homme voie par lui-même qu’il y a partout du courage, des talents, de la sagesse et de l’industrie, afin qu’il ne conserve pas le préjugé que tout est mal ailleurs que dans sa patrie ; passé ce temps, il faut être à sa femme, à ses enfants, à ses concitoyens, à ses amis, aux objets des plus doux liens. Or, ces liens supposent une vie sédentaire. Un homme qui passerait sa vie en voyage ressemblerait à celui qui s’occuperait du matin au soir à descendre du grenier à la cave et à remonter de la cave au grenier, examinant tout ce qui embellit ses appartements, et ne s’asseyant pas un moment à côté de ceux qui les habitent avec lui.

Voilà en gros notre promenade ; si vous en exceptez une anecdote polissonne qui s’est glissée, je ne sais comment, tout à travers de choses assez sérieuses.

Il faisait un cours d’accouchement chez un homme célèbre appelé Grégoire[70]. Ce Grégoire croyait sérieusement qu’un enfant qui mourait sans qu’on lui eût jeté un peu d’eau froide sur la tête, en prononçant certains mots, était fort à plaindre dans l’autre monde ; en conséquence, dans tous les accouchements laborieux, il baptisait l’enfant dans le sein de la mère ; oui, dans le sein de la mère. Or savez-vous comment il s’y prenait ? D’abord il prononçait la formule : Enfant, je te baptise ; puis il remplissait d’eau sa bouche qu’il appliquait convenablement, soufflant son eau le plus loin qu’il pouvait ; en s’essuyant ensuite les lèvres avec une serviette, il disait : « Il n’en faut que la cent millième partie d’une goutte pour faire un ange. »

Le Baron et Mme d’Aine sont rentrés presque en même temps que nous. Le piquet s’est fait. Nous avons bien soupé. Après souper, encore un peu de causerie, et puis bonsoir.

Je ne vous ai pas dit qu’avant de quitter Paris j’ai vu l’ami Gaschon. Dieu ! combien nous avons parlé de la mère et des deux filles ! Vous auriez été trop aise d’être derrière la tapisserie et de nous entendre. Ô mon amie ! conservez toujours la franchise de votre caractère ; augmentez-la s’il se peut, afin que vous ayez la confiance, l’estime et la vénération de tous ceux qui vous entourent. Que si vous veniez jamais à disparaître d’au milieu d’eux, ils soient vains de vous avoir connue : qu’ils s’entretiennent longtemps de vous ; qu’ils s’en entretiennent toujours avec éloge et regret ; et qu’ils ajoutent : Eh bien ! le philosophe Diderot fut, de tous les hommes qui eurent le bonheur de la connaître, celui qu’elle aima le plus.

J’ai chargé M. Gaschon de faire ma paix avec Mlle Boileau, et il m’a promis d’y mettre tout son savoir. L’affaire avec M. Bouret est au même point. J’ai eu beaucoup de plaisir à l’entendre donner au diable tous ces gens à fausses protestations. Il ne fera pas le voyage d’Isle ; il m’a dit qu’il s’en était accusé auprès de madame votre mère. Voilà tout ce que j’ai fait depuis que je n’ai entendu parler de vous. D’où vient donc ce silence ? Votre sœur remplit-elle si exactement les moments que vous dérobez à votre mère que vous ne puissiez plus m’en donner un seul !

Je ne sais quand cette lettre vous parviendra ; cependant je vous écris toujours. Voici l’arrangement que j’ai pris avec Damilaville. Votre lettre reçue, il l’adressera à un de ses subalternes à Charenton. Ce subalterne remportera ma réponse qu’il mettra à la poste à Charenton pour Paris, à l’adresse de Damilaville, qui la contre-signera à l’adresse de M. Gillet. Voilà bien des allées et bien des venues. Si j’étais à Paris, je vous lirais à l’heure qu’il est, je vous répondrais ; demain ma réponse serait à la boîte, et dans trois jours d’ici vous l’auriez.

Adieu, ma tendre amie. Si vous ne recevez pas de mes nouvelles avec toute l’exactitude que vous désirez, gardez, gardez-vous bien de m’accuser de négligence. Et qu’ai-je de mieux à faire que de m’entretenir avec vous, et que de vous ouvrir mon cœur ? Adieu, adieu.


XLV


Au Grandval, le 15 octobre 1760.


Des pluies continuelles nous tiennent renfermés. Mme d’Holbach s’use la vue à broder ; Mme d’Aine digère étalée sur des oreillers ; le père Hoop, les yeux à moitié fermés, la tête fichée sur ses deux épaules, et les mains collées sur ses deux genoux, rêve, je crois, à la fin du monde. Le Baron lit, enveloppé dans une robe de chambre et renforcé dans un bonnet de nuit ; moi, je me promène en long et en large, machinalement. Je vais à la fenêtre voir le temps qu’il fait, et je crois que le ciel fond en eau, et je me désespère..... Est-il possible que j’aie déjà vécu près de quinze jours sans avoir entendu parler de vous ? Ne m’avez-vous point écrit ? ou Damilaville a-t-il oublié nos arrangements ? ou ce subalterne qui devait recevoir vos lettres à Charenton, me les apporter ici, et prendre les miennes, serait-il arrêté par les mauvais temps ? C’est cela. Quand il s’agit d’accuser les dieux ou les hommes, c’est aux dieux que je donne la préférence. Il y a près de deux lieues d’ici à Charenton ; les chemins sont impraticables ; et le ciel est si incertain qu’on ne peut s’éloigner pour une heure, sans risquer d’être noyé. Cependant je suis très-maussade ; c’est Mme d’Aine qui me le dit à l’oreille. Les sujets de conversation qui m’intéresseraient le plus, si j’avais l’âme satisfaite, ne me touchent presque pas. Le Baron a beau dire : « Allons donc, philosophe, réveillez-vous », je dors. Il ajoute inutilement : « Croyez-moi ; amusez-vous ici, et soyez sûr qu’on s’amuse bien ailleurs sans vous. » Je n’en crois rien. Comme il n’y a rien à tirer de moi, le voilà qui s’adresse au père Hoop. « Eh bien, vieille momie, que ruminez-vous là ? — Je rumine une idée bien creuse. — Et cette idée, c’est ? — C’est qu’il y a eu un moment où il n’a tenu à rien que l’Europe ne vît un jour le souverain pontificat et la royauté réunis dans la même personne et ne soit retombée à la longue sous le gouvernement sacerdotal. — Quand, et comment cela ? — Ce fut lorsqu’on délibéra si l’on permettrait ou non aux prêtres de se marier. Les Pères du Concile de Trente, attachés à de misérables petites vues de discipline ecclésiastique, étaient bien loin de sentir toute l’importance de cette affaire. — Ma foi, je ne la sens pas plus qu’eux. — Écoutez-moi. Si l’on eût permis aux prêtres de se marier, n’est-il pas certain que le souverain marié eût pu se faire ordonner prêtre ? Et croyez-vous que, fatigué des embarras continuels que les chefs du clergé donnent partout aux souverains, aucun d’entre eux ne se fût avisé de les terminer en réunissant en sa personne la puissance ecclésiastique à la puissance civile ? et si cet exemple eût été donné une fois, croyez-vous qu’il n’eût pas été suivi ? — C’est-à-dire, père Hoop, que le roi aurait dit la messe et fait le prône ? — Oui, madame, tout comme un autre. Le souverain ordonné eût fait ordonner son fils ; les princes du sang se seraient fait ordonner eux et leurs enfants. Vous verriez aujourd’hui tous les grands engagés dans les ordres ; la nation divisée en deux classes : l’une noble et l’autre sacerdotale, qui aurait rempli les fonctions importantes de la société, et qui aurait attiré vers elle le respect que l’on doit à la dignité, à la naissance et aux talents ; l’autre imbécile, stupide, esclave, avilie, qui aurait été condamnée aux travaux mécaniques et que la double autorité des lois et de la superstition aurait tenue sans cesse courbée sous le joug. Bientôt la science se serait retirée dans le sein des familles nobles et sacerdotales ; pontifes et juges de la nation, les grands auraient encore été ses médecins, ses astronomes, ses théologiens, ses jurisconsultes, ses historiens, ses poëtes, ses géomètres, ses chimistes, ses naturalistes, ses musiciens. Jaloux de la lumière qu’ils n’auraient pas manqué d’envier à la multitude, ils n’auraient trouvé de moyen plus sûr de la réserver à leurs enfants que par la langue secrète et l’écriture sacrée ; l’hiéroglyphe aurait reparu avec le silence et le mystère des collèges anciens ; l’imbécillité nationale s’accroissant avec le temps, l’hiéroglyphe, qui n’eût été dans le commencement qu’un symbole, serait devenu une idole pour le peuple, qui serait descendu peu à peu dans les absurdités de la superstition égyptienne, et Dieu sait quand il en serait sorti. Il y a des révolutions qui ont eu des causes moins importantes et des suites plus étranges. Quoi qu’il en soit, le magianisme des Perses n’a peut-être pas eu d’autre commencement. — Et si tout cela avait eu lieu, ma fille, tu coucherais avec un prêtre et tu ferais des petits clercs. »

Combien de choses, pour et contre cette idée, n’aurais-je pas dites, si j’avais été capable d’attention ! Mais une inquiétude a saisi mon esprit, et je ne saurais l’en délivrer..... Arrivez donc, lettres de mon amie ; venez me rendre à mes amis, à leur entretien et aux autres amusements de la maison où je suis.

Ils conviennent tous deux que le gouvernement sacerdotal est le pire de tous ; et les raisons qu’ils en apportent me frappent. « Point de commandement plus dur et plus absolu que celui qui s’exerce de la part des dieux. La masse des préjugés et des superstitions s’accroissant au gré de la cupidité du prêtre, elle devient énorme à la fin ; c’est un fardeau sous lequel la liberté et la raison sont également étouffées. Plus celui qui commande met de disproportion et de distance entre lui et celui qui lui obéit, moins le sang et la sueur de celui-ci lui sont précieux, plus la servitude est cruelle. Partout où les prêtres ont été souverains, il reste dans la vénération que les peuples leur portent encore, quoiqu’ils n’aient plus que le titre de prêtres, des vestiges qui ne montrent que trop à quel indigne excès elle était portée lorsqu’ils marchaient le sceptre dans une main et l’encensoir dans l’autre, et qu’ils allaient s’asseoir sur le trône et sur l’autel à côté du dieu. Dans plusieurs contrées de l’Asie, des espèces de cénobites sortent encore aujourd’hui de leur retraite et se montrent dans les villes ; ils sont tout nus ; ils se promènent dans les rues en sonnant une clochette ; et les femmes de tout état accourent en foule autour d’eux, se prosternent à leurs pieds, et leur baisent dévotement cette partie du corps que l’honnêteté ne permet pas de nommer. — Et vous croyez, père Hoop, que, si j’étais dans ce pays-là, j’irais aussi ! — Si vous iriez, madame ! par Dieu ! je le crois : la reine y va bien. » Et puis voilà notre Écossais et Mme d’Aine qui s’arrachent les yeux et qui se disent les choses les plus folles. « Un vilain marsouin comme cela, plus vieux, plus laid, plus ridé, plus crasseux ! Et qui sait où cela s’est fourré ? — La piété ne fait pas ces réflexions-là. — Oh ! je les ferais, moi, s’il fallait en passer par là ; je vous promets que je l’aurais fait échauder préalablement par ma femme de chambre comme un cochon de lait. — Madame ! un prêtre, échaudé comme un cochon de lait ! — Oui, oui. — Mais, sans aller si loin, a ajouté le père Hoop, interrogez un petit sous-vicaire de Saint-Roch, qui prétend sept fois la semaine attirer le Dieu du ciel sur la terre, s’en nourrir et le donner à manger à Pâques à dix mille personnes, et demandez-lui ce qu’il pense de son sublime ministère, en comparaison de la fonction du magistrat, et de la dignité de prince et de souverain. Son tribunal n’est pas magnifique ; c’est une boîte chétive adossée contre le pilier froid d’une église ; mais quand il y est renfermé, il se regarde comme le représentant de celui qui doit juger un jour les vivants et les morts ; c’est à lui qu’il a été donné de délier ou de lier, d’absoudre ou de retenir ; le ciel ratifie l’arrêt qu’il a prononcé, et les portes en sont ouvertes ou fermées à son gré. Lorsqu’il voit à ses pieds le monarque humilié confesser ses fautes, implorer sa médiation, accepter l’expiation qu’il lui plaît de prescrire, quelle idée trop haute peut-il concevoir de lui-même ? Et si à l’orgueil de tant de prérogatives extraordinaires il joignait celui d’imposer des lois, de commander à des années, et de gouverner ; simples mortels, que serions-nous devant lui ? Voyez les Jésuites, souverains et pontifes au Paraguay, comme ils en usent avec leurs sujets ! Ces misérables travaillent sans relâche et ne possèdent rien. Ont-ils commis la plus petite faute ? le Père les appelle : il leur fait signe ; ils se déculottent, s’étendent à terre, reçoivent cent coups d’étrivières, se relèvent, remettent leurs culottes, remercient le bon Père, le saluent très-humblement, baisent le bout de sa manche, et s’en vont contents et gais, s’ils le peuvent. »

Mais voilà un orage terrible, mêlé de pluie, de grêle et de neige ; et, au milieu de cet orage, une colonie qui nous vient de Sussy. Ils sont au nombre de dix à douze, tant bêtes que gens. Le premier moment a été fort tumultueux ; mais, après les caresses qu’il est d’usage que les femmes et les chiens se fassent quand ils se revoient, on s’est rassis, on a causé de mille choses indifférentes. À propos d’emplettes et de meubles, le Baron a dit qu’il voyait la corruption de nos mœurs et le goût diminuant de la nation jusque dans cette multitude de meubles à secret de toute espèce. J’ai dit, moi, que je n’y voyais qu’une chose : c’est que l’on s’aimait autant que jadis, et qu’on se l’écrivait un peu davantage….. Une demoiselle d’Ette[71], belle autrefois comme un ange, et à qui il ne reste plus que l’esprit d’un démon, a répondu que pour s’aimer bien on était trop distrait. J’ai répliqué qu’autrefois on buvait plus qu’on ne fait, on ne jouait guère moins, on chassait, on montait à cheval, on tirait des armes ; on s’exerçait à la paume, on vivait en famille, on avait des coteries, on fréquentait le cabaret, on n’admettait point les jeunes gens en bonne compagnie ; les filles étaient presque séquestrées ; à peine apercevait-on les mères ; les hommes étaient d’un côté, les femmes de l’autre ; à présent on vit pêle-mêle, on admet en cercle un jeune homme de dix-huit ans ; on joue d’ennui, on vit séparés ; les petits ont des lits jumeaux, les grands des appartements différents ; la vie est partagée en deux occupations, la galanterie et les affaires. On est dans son cabinet ou dans sa petite maison avec ses clients ou chez une maîtresse. Or, imaginez qu’une nation fût tout à coup saisie d’un goût général pour la musique : il est sûr qu’on n’y aurait jamais tant fait de mauvais airs, tant chanté faux, tant mal joué des instruments ; mais en revanche tous ceux qui auraient eu du talent, soit pour la composition, soit pour l’exécution, ayant été à portée de le montrer, jamais on n’aurait si bien joué des instruments, jamais si bien chanté, jamais fait autant et de si beaux airs. À l’application, l’esprit de la galanterie étant général, s’il y a aujourd’hui plus de fourberie, plus de fausseté, plus de dissolution que jamais, il y a aussi plus de sincérité, plus de droiture, plus de véritable attachement, plus de sentiments, plus de délicatesse, plus de passion durable qu’aux temps précédents. Ceux qui sont nés pour bien aimer et pour être bien aimés aiment bien et sont bien aimés. C’est ainsi qu’il en sera de toute autre chose : plus il y aura de gens qui s’en mêleront, plus il y en aura qui la feront mal, et plus qui la feront bien.

Lorsque le législateur publie une loi, qu’en arrive-t-il ? Il donne lieu à cinquante méchants de l’enfreindre, et à dix honnêtes gens de l’observer. Les dix honnêtes gens en sont un peu meilleur ; et l’espèce humaine en mérite un peu plus de blâme et d’éloge. Donner des mœurs à un peuple, c’est augmenter son énergie pour le bien et pour le mal ; c’est l’encourager, s’il est permis de parler ainsi, aux grands crimes et aux grandes vertus. Il ne se fait aucune action forte chez un peuple faible. Un Sybarite est également incapable d’assassiner son voisin et d’emporter sa maîtresse au travers de la flamme. Qu’il y ait eu parmi nous un homme qui ait osé attenter à la vie de son souverain[72] ; qu’il ait été pris ; qu’on l’ait condamné à être déchiré avec des ongles de fer, arrosé d’un métal bouillant, trempé dans le bitume enflammé, étendu sur un chevalet, démembré par des chevaux ; qu’on lui ait lu cette sentence terrible, et qu’après l’avoir entendue, il ait dit froidement : La journée sera rude, à l’instant j’imagine aussi qu’il respire à côté de moi une âme de la trempe de celle de Régulus, un homme qui, si quelque grand intérêt, général ou particulier, l’exigeait, entrerait sans pâlir dans le tonneau hérissé de pointes. Quoi donc ! le crime serait-il capable d’un enthousiasme que la vertu ne pourrait concevoir ! ou plutôt y a-t-il sous le ciel quelque autre chose que la vertu qui puisse inspirer un enthousiasme durable et vrai ? Sous le nom de vertu, je comprends, comme vous imaginez bien, la gloire, l’amour, le patriotisme, en un mot tous les motifs des âmes grandes et généreuses. Au reste, les hommes destinés par la nature aux tentatives hardies ne sont peut-être jetés les uns du côté de l’honneur, les autres du côté de l’ignominie, que par des causes bien indépendantes d’eux. Qu’est-ce qui fait notre sort ? Qui est-ce qui connaît la destinée ?…

Cette demoiselle d’Ette a été autrefois l’amie intime de Mme de...... ; c’est à présent son ennemie déclarée. « Il me semble, ajouta-t-elle, qu’il n’y a plus guère de passions fortes. — C’est que de tout temps les hommes à passions fortes ont été rares. — Cependant il n’y a qu’elles qui donnent de grands plaisirs. — Et de grandes peines. »

Quand on fait tant que d’aimer une femme, il en faut être éperdu, mon amie, comme je le suis de vous… Mais j’attends toujours une de vos lettres, et il n’en vient point. Mes fenêtres donnent sur le chemin ; je jette les yeux au loin, et si quelqu’un s’avance de ce côté, je le prends tout de suite pour le commissionnaire de Damilaville. Combien y serai-je encore trompé de fois ?… Le mauvais temps a fort allongé la visite de nos habitants de Sussy. On a dit que celle qui n’aurait pas été aimée d’un homme faible ignorerait les caresses de l’amour. Autre thèse : Qu’il y avait plus de rapport qu’on ne croyait entre la dévotion et la tendresse : que la dévotion, tout bien pesé, consistait à se priver des choses qui ne nous plaisaient plus et qui nous échappaient, et à expier par des sacrifices qui ne coûtent rien la jouissance de celles qu’on aimait encore et qu’on se pouvait procurer. Il m’a semblé que cela avait été mieux dit que je ne vous l’écris. Cependant les voilà partis, et nous revenus à notre première conversation.

Il y a plusieurs contrées où les premières nuits d’une nouvelle mariée appartiennent aux prêtres, à condition cependant que la nouvelle mariée sera d’une famille illustre. Les Nambouris, c’est ainsi que l’on appelle ce clergé, n’accordent pas cette faveur à tous les maris. Là on croit ces hommes impeccables, tout ce qu’ils font est bien ; c’est-à-dire qu’ils disposent de tout comme il leur plaît, sans avoir à répondre de leurs actions. Les Juifs, qui avaient vécu longtemps sous la théocratie, n’étaient pas exempts de ce préjugé. Le prophète Osée disait à une courtisane : L’amie, couchez-vous là, et que je vous fasse un enfant de fornication, et personne n’était scandalisé ni du propos ni de la chose. Le péché irrémissible, c’est de frapper un prêtre ; celui qui le tuerait, par accident serait condamné à mendier toute sa vie, le crâne du prêtre à la main.

Ah ! chère amie, où est cette sérénité d’âme que j’avais l’an passé ? Mme d’Holbach a la même finesse, Mme d’Aine la même gaieté ; le Baron est aussi aimable, l’Écossais aussi original, mais je n’ai plus le pinceau avec lequel je vous les peignais… Le ciel continue de se résoudre en eau, et moi de me désoler. Mes lettres sont arrêtées à Charenton. Quand arriveront-elles ici ? Quand aurez-vous celle-ci ? En attendant, vous souffrirez beaucoup ! la même peine que moi ! Cette idée double la mienne. Vous vous plaindrez à votre sœur, et elle, qui ne demande pas mieux que de me trouver des torts, m’en supposera, et ses discours iront me chercher jusqu’au fond de votre cœur, et m’y blesser. Ce sont des coups d’épingle qui, réitérés, font mourir… je vous en avertis… Notre piquet est fait. Le Baron peut essuyer deux quatre-vingt-dix de suite sans se fâcher. Nous avons soupé. Nos femmes sont étendues sur un même canapé, et nous autres nous sommes rassemblés autour du foyer. Encore un mot de nos Chinois. Ils ne savent ce que c’est que la promenade. Celui qui sortirait de chez lui sans affaire et qu’on verrait aller et venir sous des arbres passerait pour un fou. On les accoutume dès leur plus tendre enfance à durer des heures entières dans la même attitude ; dans un âge plus avancé, semblables à des statues, ils restent un temps incroyable, le corps, la tête, les pieds, les mains, les jambes, les bras, les sourcils, les paupières immobiles. Ils doivent en contracter la facilité de méditer profondément. Il est incroyable jusqu’où ils se possèdent. On a beau faire, on ne les tire point de leur assiette tranquille. Fripons entre eux et avec l’étranger, ils disent que ce sont leurs dupes qui sont des sots ou des étourdis. « Une fois, dit le père Hoop, je fus un de ces sots, de ces étourdis-là ; c’est-à-dire que je fus trompé par un commerçant chinois et fripon. J’allai lui représenter combien il m’avait lésé : « Cela est vrai, me répondit-il, vous l’êtes beaucoup, mais il faut payer. — Mais où est la bonne foi, la droiture ? — Je n’en sais rien, mais il faut payer. « Après avoir essayé les paroles douces, j’en vins aux gros mots, je l’appelai coquin, maraud, fripon. Tout ce qui vous plaira, mais il faut payer. » Je n’en pus jamais tirer autre chose, et je payai. En recevant mon argent : « Étranger, me dit-il, tu vois bien que tu n’as pas gagné un sou à te mettre en colère. Eh ! que ne payais-tu tout de suite, sans te fâcher ? cela eût été beaucoup mieux. » Mais ne vous ai-je pas écrit, ou parlé d’une bizarrerie de toute cette nation ? En regardant les meubles et les porcelaines peintes qui nous viennent de ce pays, il n’est pas que l’extravagance des figures ne vous ait frappée. Savez-vous d’où cela vient ? C’est que, loin de prendre la nature pour modèle, ils cherchent à s’en écarter le plus qu’ils peuvent ; ils disent pour leur raison qu’on la voit sans cesse, et quelque talent qu’on ait, quelque peine qu’on se donne, qu’on n’en approche pas ; d’où ils concluent que tout ouvrage exécuté dans ce genre d’imitation doit dégoûter et faire pitié, au lieu qu’en s’abandonnant au délire de l’imagination, les plantes, les animaux, les hommes, les êtres qu’on crée, ne ressemblant à rien, ne peuvent être accusés de défaut. Mais, dirais-je à un Chinois, je voudrais bien savoir quelle perfection on y peut louer. On assure cependant qu’ils font d’après nature des choses prodigieuses, quand on l’exige d’eux, et qu’ils saisissent singulièrement la ressemblance. Pour moi, j’aurai toujours peine à croire que la vérité de la couleur, la correction du dessin, et l’intelligence des ombres et des lumières soient portées jusqu’à un certain point chez un peuple qui méprise ces qualités ; à moins que la perfection du travail ne soit le résultat de l’abondance dont il jouit et de la patience de son caractère.

Chère amie, je vais laisser là notre radotage philosophique, pour vous entretenir de sujets plus familiers… Comme nous étions occupés une de ces après-midi, le père Hoop, le Baron et moi, à faire une partie de billard, on entend le bruit d’une voiture légère sur la chaussée ; la porte de la salle de billard s’ouvre subitement. C’est Mme d’Holbach qui entre, et qui nous demande avec une joie qui rayonnait autour de son visage comme une auréole : « Devinez la visite qui nous vient ? » Comme nous ne devinions personne qui nous aimât assez pour venir s’enfermer avec nous par le temps qu’il faisait : « C’est M. Le Roy[73] », nous dit-elle. Nous allâmes tous l’embrasser. Si vous savez combien je l’aime, vous saurez aussi combien il m’a été doux de le voir. Il y avait près de trois mois que j’en avais besoin. Il avait passé tout ce temps à jouir d’une petite retraite qu’il s’est faite dans la forêt. Cette retraite s’appelle les Loges. Malheur aux paysannes innocentes et jeunes qui s’amuseront aux environs des Loges ! Paysannes innocentes et jeunes, fuyez les Loges ! C’est là que le satyre habita. Malheur à celle que le satyre aura rencontrée auprès de sa demeure ! C’est en vain qu’elle tendra ses mains au ciel, et qu’elle appellera sa mère ; le ciel ni sa mère ne l’entendront plus ; ses cris seront perdus dans la forêt ; personne ne viendra qui la délivre du satyre ; et quand le satyre l’aura surprise une fois aux environs de sa demeure, elle y retournera pour en être surprise encore. Si le hasard conduit encore les pas du satyre vers elle, elle s’enfuira connue auparavant, mais plus lentement, et peut-être retournera-t-elle la tête en fuyant ; et quand le satyre l’atteindra, elle ne l’égratignera plus ; elle dira qu’elle va crier, mais elle ne criera plus ; elle n’appellera plus sa mère. Mais le satyre ne la cherchera pas longtemps ; car il est plus inconstant encore que libertin. Le bélier qui paît l’herbe qui croît autour de sa cabane n’est pas plus libertin ; le vent qui agite la feuille du lierre qui la tapisse est moins changeant. Celles qu’il ne recherchera plus et qui se seront amusées inutilement autour de sa cabane, et il y en aura beaucoup, s’en retourneront tristes et chagrines en disant au dedans d’elles-mêmes : méchant satyre ! ô satyre inconstant ! si je l’avais su ! Et leurs compagnes, qui verront leur tristesse, leur en demanderont la cause ; et elles ne la diront pas : et les autres bergères innocentes et jeunes continueront de s’amuser autour de la cabane du satyre ; et lui de les surprendre, de les surprendre encore une fois, de ne les surprendre plus ; et elles de se taire. Voilà, mon amie, ce qu’on appelle une idylle que je vous fais, tandis que le satyre, l’oreille dressée, se réjouit à dire des contes à nos femmes. À propos de beaux yeux, il leur dit qu’un jour Saint-Évremond s’endormit entre deux femmes qui se disputaient sur ce qu’il faut appeler de beaux yeux. La matière était importante ; chacune avait la prétention. On allégua beaucoup de choses fines et profondes ; on en allégua beaucoup de brillantes, et de réfléchies. Cependant Saint-Évremond, qui goûtait au milieu de la dispute le sommeil le plus doux, fut pris pour juge. Une des deux femmes, le tirant par le bras, lui dit : « À votre avis, monsieur, quels sont les plus beaux ? » Saint-Évremond se frottant les yeux, leur dit : « Les plus beaux !… Ce sont les petits et ridés. — Les yeux petits et ridés sont les plus beaux ! y pensez-vous ? — Ah ! ah ! vous parlez d’yeux ! Ma foi, j’ai cru que deux femmes de cour s’entretenaient d’autre chose. » Et voilà Mme d’Holbach qui baisse les yeux et qui joue l’inattention, et Mme d’Aine qui se met à rire comme une folle, en disant : « C’est une bonne connaissance à voir. — Mais pourquoi si bonne ? Il est toujours trop tard pour s’en servir. » Voilà encore un endroit qu’il ne faut pas lire à notre sœur Uranie.

Mais puisque je suis en train de vous écrire toutes nos minuties, il ne faut pas que j’oublie de vous raconter comme quoi Pouf, le fils de Thisbé, qui avait fait concevoir de lui de si grandes espérances, a jeté la division parmi nous. Thisbé est une élégante, Sibéli la vit et l’aima. Sibéli a été élevé à la cour des rois. D’abord Thisbé fit la coquette, Sibéli se piqua de constance, et au bout de trois heures Thisbé couronna ses feux : trois heures de coquetterie pour des êtres dont la passion ne dure que quelques jours, c’est beaucoup. Je dis cela, parce que je serais fâché qu’on prît une idée défavorable des mœurs de Thisbé. Thisbé mit au monde au temps prescrit deux jumeaux charmants ; Pouf en fut un. Plusieurs grandes dames demandèrent Pouf ; la dame D..... fut préférée, et voilà Pouf installé dans son château, et maître de ses oreillers et de ses coussins dont il usait peu discrètement, lorsqu’un ami de la dame regarda Pouf entre les deux yeux, et prononça que malgré tout l’esprit du père et toute la gentillesse de la mère, cet enfant ne serait jamais qu’un sot. Aussitôt la dame D..... qui ne voit que par les yeux de son ami, comme cela se pratique, se met à répéter que Pouf, malgré toute la gentillesse de sa mère et tout l’esprit de son père, ne sera jamais qu’un sot, quoiqu’elle eût dit auparavant qu’on en pouvait espérer beaucoup ; et puis elle écrit une lettre qu’elle remet à un de ses gens, avec un panier qui renferme Pouf, et Pouf, porté par le domestique, n’a pas sitôt fait quatorze lieues dans son panier qu’il est remis aux lieux de sa naissance. Avec quelles démonstrations de joie n’y est-il pas reçu ! Ah ! c’est toi, mon pauvre Pouf, mon petit ami ; et quand on l’a bien fêté, bien baisé, bien caressé, on lit la lettre de renvoi où l’on ne trouve que faussetés, injures, détours et calomnies ; et l’on dit beaucoup de mal de la dame D..... et l’on félicite Pouf de ne plus appartenir à une aussi méchante maîtresse. J’ai voulu défendre la dame D.....

(Le reste manque.)


XLVI


Au Grandval, le 18 octobre 1760.


Nous recevrons, vous mes lettres, moi les vôtres, deux à deux ; c’est une affaire arrangée. Combien d’autres plaisirs qui s’accroissent par l’impatience et le délai ! Éloigner nos jouissances, souvent c’est nous servir ; faire attendre le bonheur, c’est ménager à son ami une perspective agréable ; c’est en user avec lui comme l’économe fidèle qui placerait à un haut intérêt le dépôt oisif qu’on lui aurait confié. Voilà des maximes qui ne déplairont pas à votre sœur. J’en ai entendu de plus folles encore. Il y en a qui disent qu’on ne s’ennuie presque jamais d’espérer, et qu’il est rare qu’on ne s’ennuie pas d’avoir. Je réponds, moi, qu’on espère toujours avec quelque peine, et qu’on ne jouit jamais sans quelque plaisir. Et puis la vie s’échappe, la sagacité des hommes a donné au temps une voix qui les avertit de sa fuite sourde et légère. Mais à quoi bon l’heure sonne-t-elle, si ce n’est jamais l’heure du plaisir ? Venez, mon amie ; venez que je vous embrasse, venez et que tous vos instants et tous les miens soient marqués par notre tendresse ; que votre pendule et la mienne battent toujours la minute où je vous aime et que la longue nuit qui nous attend soit au moins précédée de quelques beaux jours.

Je suis désolé que cette irrégularité des postes ou de notre correspondance soit de temps en temps si cruelle pour vous. Mais, chère amie, que voulez-vous que j’y fasse ? Je vous dirai comme milord d’Albemarle à Lolotte, qui admirait l’éclat d’une belle étoile : « Ah ! mon amie, ne la louez pas tant, car je ne saurais vous la donner. » Ah ! chère amie, ne vous plaignez pas tant de la lenteur des courriers, je ne saurais les faire aller plus vite.

Vous les demandez donc, mes lettres ? vous les recevrez donc de sa main, sans humeur de sa part, sans contrainte de la vôtre ? Mais cela est assez joli !

Et que vous dit l’honnête de Prisye ? Nous devions nous voir, causer de vous, abréger votre absence, ou l’alléger ainsi ; mais les campagnes nous ont tous dispersés. Combien de reconnaissances et de doux reproches se feront à la Saint-Martin !

En voilà donc encore deux dont il faut dire qu’il n’y a pas assez d’étoffe pour en faire ou d’honnêtes gens ou des fripons ! et combien d’autres que nous connaissons, et combien d’autres encore que nous ne connaissons pas !

J’ai très-bien compris l’arrangement qu’on vous propose. La promptitude avec laquelle vous en avez démêlé l’injustice me ravit, mais ne me surprend pas. Lorsque le sentiment est délicat et que l’intérêt n’offusque pas la raison, cela ne manque pas d’arriver. Les hommes partiraient presque tous de la même vitesse, s’ils suivaient la même impulsion de leur cœur. Il est bien rare que le cœur mente, mais on n’aime pas à l’écouter.

Chère femme, combien je vous aime ! combien je vous estime ! En dix endroits votre lettre m’a pénétré de joie. Je ne saurais vous dire ce que la droiture et la vérité font sur moi. Si le spectacle de l’injustice me transporte quelquefois d’une telle indignation que j’en perds le jugement, et que, dans ce délire, je tuerais, j’anéantirais ; aussi celui de l’équité me remplit d’une douceur, m’enflamme d’une chaleur et d’un enthousiasme où la vie, s’il fallait la perdre, ne me tiendrait à rien : alors il me semble que mon cœur s’étend au dedans de moi, qu’il nage ; je ne sais quelle situation délicieuse et subite me parcourt partout ; j’ai peine à respirer ; il s’excite à toute la surface de mon corps comme un frémissement ; c’est surtout au haut du front, à l’origine des cheveux qu’il se fait sentir ; et puis les symptômes de l’admiration et du plaisir viennent se mêler sur mon visage avec ceux de la joie, et mes yeux se remplissent de pleurs. Voilà ce que je suis quand je m’intéresse vraiment à celui qui fait le bien. Ô ma Sophie, combien de beaux moments je vous dois ! combien je vous en devrai encore ! Ô Angélique, ma chère enfant, je te parle ici et tu ne m’entends pas ; mais si tu lis jamais ces mots quand je ne serai plus, car tu me survivras, tu verras que je m’occupais de toi, et que je disais, dans un temps où j’ignorais quel sort tu me préparais, qu’il dépendait de toi de me faire mourir de plaisir ou de peine. Les parents ne sont pas assez affligés quand leurs enfants font le mal ; ils ne sont pas assez heureux quand leurs enfants font le bien ; jamais ils ne voient le plaisir et la peine faire couler leurs pleurs.

Un des moments les plus doux de ma vie, ce fut il y a plus de trente ans, et je m’en souviens comme d’hier, lorsque mon père me vit arriver du collège les bras chargés des prix que j’avais remportés, et les épaules chargées des couronnes qu’on m’avait données, et qui, trop larges pour mon front, avaient laissé passer ma tête. Du plus loin qu’il m’aperçut, il laissa son ouvrage, il s’avança sur sa porte, et se mit à pleurer. C’est une belle chose qu’un homme de bien et sévère qui pleure !

Chère amie, pardonnez-moi cet écart, c’est vous qui m’avez échauffé. J’ai suivi ma chaleur, et j’ai écrit tout ce qu’elle m’inspirait

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’aurais été fâché que vous eussiez eu à répondre à ces gens-là. Laissez faire votre mère ; c’est elle qui se possède. À quoi bon accroître les mauvaises dispositions des méchants, en leur jetant du mépris au visage ? Votre mère aura répondu sur-le-champ, comme vous n’eussiez fait, vous, que le lendemain. Lorsque la chose se présente, il semble qu’elle ait toujours eu un jour ou deux par-devant elle ; c’est l’effet de l’expérience et du bon jugement.

Il faut insister sur l’exécution rigoureuse de la transaction, et exiger vos intérêts et vos remboursements aux temps prescrits. On en passera par là.

Mes amies, je vous conseille de ne pas vous creuser la tête sur des choses qui n’auront pas lieu. Quand on a la justice et le bon sens pour soi, on est bien fort. Ne voyez-vous pas déjà dans les précautions obliques que ces indignes prennent avec vous qu’ils ont peur ?

N’allez pas surtout souffler à madame votre mère votre austérité. Je n’aime pas que la vertu gâte les affaires. Ayant à plaider l’intérêt de ses enfants et celui de ses petits-enfants auprès d’un de ses gendres, n’aura-t-elle pas assez beau jeu ? Mettre les choses au pis-aller, affaire de caractère ; quand c’est de courage, comme en vous, et non de désespoir et de pusillanimité comme en d’autres, à la bonne heure. Tout cela vous tracasse beaucoup ? Peut-être l’aurais-je craint, si je ne vous avais pas vue dans vos premiers embarras.

Le seul moyen sûr avec des fripons, c’est de sortir de leurs mains, n’importe comment.

Au reste, mon amie, rappelez-vous le moment où je m’attachai à vous ; et songez que s’il pouvait arriver que je vous aimasse et que je vous respectasse davantage, la misère le ferait. Je vous dirais comme Charlotte à Lenson : « Je n’aurais pas un toit, j’aurais à peine du pain, que je voudrais coucher à l’air et pâtir à côté de vous. »

Je vous demande mille pardons, à madame votre mère, à votre sœur et à vous, de l’envoi du petit roman et de quelque trait de gaieté indiscrètement répandu dans ma dernière lettre. Je dis indiscrètement, sans savoir pourquoi, car j’ignorais vos inquiétudes quand j’écrivis.

J’attendrai vos ordres pour reprendre la suite de nos entretiens, si cela vous distrait un peu et vous convient.

Le malheur d’un ennemi qui aurait attenté à ma vie me rapprocherait de lui.

Tout mon dévouement et tout mon respect à madame votre mère.

Tout mon dévouement et tout mon respect à madame votre sœur.

Heureux ou malheureux, je vous suis attaché jusqu’au tombeau.

Adieu, femme de bien.


XLVII


Du Grandval, le 20 octobre 1760[74].


Voici, ma bonne amie, la suite de nos journées. Je vous en aurais peut-être fait un récit amusant ; mais le moyen de plaisanter et de rire, lorsque nos âmes sont dans la tristesse. Je parle de votre mère, de votre sœur et de vous. Qu’il est heureusement né cet ami ! que j’envie son caractère ! L’espérance reste toujours au fond de sa boîte ; au contraire, le hasard vient-il à entr’ouvrir le couvercle de la mienne, c’est la première chose qui s’en va. Ce n’est pas que je n’aperçoive aussi les fils auxquels je pourrais m’accrocher ; mais je les vois si faibles et si déliés que je n’oserais m’y fier. J’aime presque autant m’abandonner au torrent que de saisir la feuille d’un saule.

Nous avons ici beaucoup de monde ; M. Le Roy, comme je vous l’ai dit, l’ami Grimm et l’abbé Galiani, M. et Mme R… J’aime la physionomie de M. R… S’il avait seulement la moitié de l’esprit qu’elle promet ! C’est un mélange de finesse et de volupté. Le matin, lorsque ses longs cheveux bruns tombent en boucles négligées sur ses épaules, on le prendrait pour l’Hymen, mais comme il est le lendemain d’une noce, blême et un peu fatigué. Mme R. était vêtue d’un rouge foncé qui lui sied mal, et notre ami lui disait : « Comment, chère sœur, vous voilà belle comme un œuf de Pâques ! » D’Alinville et Mme Geoffrin presque point ennuyés, chose rare. Mme de Charmoi toujours avec ses beaux yeux et sa mine intéressante. Mon fils d’Aine[75], M. et Mme Schistre, M. Schistre avec sa mandore et son tympanon, et puis deux ou trois inconnus brochant sur le tout.

Je tiens à mon aise partout, mais plus encore à la campagne qu’ailleurs. J’occupe un appartement de femme ; c’est le plus agréable de la maison ; au milieu de ce monde il m’est resté, et j’en aime encore un peu plus notre hôtesse.

Plus la compagnie est nombreuse, plus on est libre. Tout à moi, je n’ai jamais eu tant de temps pour lire, pour me promener, pour être à vous, pour vous aimer et pour vous l’écrire.

Notre dîner a été très-gai. M. Le Roy racontait qu’une fois il avait été malheureux en amour. « Rien qu’une fois ? — Pas davantage….. » Alors il dormait ses quinze heures et il engraissait à vue d’œil. « Mais un amant malheureux doit être défait. — Ou le paraître, et il n’y avait pas moyen. C’est ce qui me désespérait. » Il reposait en raison de la peine qu’il avait endurée ; et quand il avait reposé, il pouvait souffrir derechef en raison du repos qu’il avait pris. « Sans cela vous n’y auriez pas suffi. — Il est vrai ; mais du soir au matin j’étais tout frais pour la peine..... — Mais si, malheureux, vous dormez vos quinze heures ; heureux, combien dormez-vous ? — Presque point. — Le bonheur vous fatigue peu. — On ne peut moins, et puis je répare vite. »

Vous comprenez tout ce que cela doit devenir à table, au dessert, entre douze ou quinze personnes, avec du vin de Champagne, de la gaieté, de l’esprit, et toute la liberté des champs.

Mme Geoffrin fut fort bien ; je fis un piquet avec elle, d’Alinville et le Baron. Je remarque toujours le goût noble et simple dont cette femme s’habille. C’était, ce jour-là, une étoffe simple, d’une couleur austère, des manches larges, le linge le plus uni et le plus fin, et puis la netteté la plus recherchée de tout côté. Elle me demanda de la mère et de l’enfant. Je répondis de l’enfant que je craignais qu’elle n’eût une vie agitée et malheureuse ; car elle était ennuyée du repos. « Tant mieux, me dit-elle, elle se remuera pour les paresseux » ; et elle en prit occasion de faire l’éloge de Mme d’Aine, que son attention continuelle pour nous autres fainéants tenait un pied levé et l’autre en l’air.

Ah ! mon amie, où étiez-vous ? Que faisiez-vous à Isle, où vous étiez, lorsque je vous désirais ici ? Partout où je rencontre le plaisir, je vous y souhaite. Voilà M. Schistre qui prend sa mandore. Le voilà qui joue quelque musique. Quelle exécution ! Tout ce que ses doigts font dire à des cordes est incroyable ; et comme Mme d’Holbach et moi nous n’en perdions pas un mot ! — Le joli courroux ! — Que cette plainte est douce ! — Il se dépite ; il prend son parti. — Je le crois. — Les voilà qui se raccommodent. — Il est vrai. — Le moyen de tenir contre un homme qui sait s’excuser ainsi ! — Il est sûr que nous entendions tout cela.

M. Schistre quitta sa mandore, et la vivacité de notre plaisir devint le sujet de la conversation. Nous les laissâmes dire tout ce qu’ils voulurent, et nous préférâmes jouir en silence du reste de notre émotion. Le moment de palpitation qui suit un grand plaisir est encore un moment fort doux : car le cœur palpite avant et après le plaisir.

Mme Geoffrin ne découche point ; sur les six heures du soir, elle nous embrassa, et remonta dans sa voiture avec l’ami d’Alinville, et la voilà partie.

Sur les sept heures, ils se sont mis à des tables de jeu, et MM. Le Roy, Gimm, l’abbé Galiani et moi, nous avons causé. Oh ! pour cette fois, je vous apprendrai à connaître l’abbé, que peut-être vous n’avez regardé jusqu’à présent que comme un agréable. Il est mieux que cela.

Il s’agissait entre Grimm et M. Le Roy du génie qui crée et de la méthode qui ordonne. Grimm déteste la méthode ; c’est, selon lui, la pédanterie des lettres. Ceux qui ne savent qu’arranger feraient aussi bien de rester en repos ; ceux qui ne peuvent être instruits que par des choses arrangées feraient tout aussi bien de rester ignorants. « Mais c’est la méthode qui fait valoir. — Et qui gâte. — Sans elle, on ne profiterait de rien. — Qu’en se fatiguant, et cela n’en serait que mieux. Où est la nécessité que tant de gens sachent autre chose que leur métier ? » Ils dirent beaucoup de choses que je ne vous rapporte pas, et ils en diraient encore, si l’abbé Galiani ne les eût interrompus comme ceci :

« Mes amis, je me rappelle une fable, écoutez-la. Elle sera peut-être un peu longue, mais elle ne vous ennuiera pas.

« Un jour, au fond d’une forêt, il s’éleva une contestation sur le chant entre le rossignol et le coucou. Chacun prise son talent. « — Quel oiseau, disait le coucou, a le chant aussi facile, aussi simple, aussi naturel et aussi mesuré que moi ? »

« — Quel oiseau, disait le rossignol, l’a plus doux, plus varié, plus éclatant, plus léger, plus touchant que moi ? »

« Le coucou : « Je dis peu de choses ; mais elles ont du poids, de l’ordre, et on les retient. »

« Le rossignol : « J’aime à parler ; mais je suis toujours nouveau, et je ne fatigue jamais. J’enchante les forêts ; le coucou les attriste. Il est tellement attaché à la leçon de sa mère, qu’il n’oserait hasarder un ton qu’il n’a point pris d’elle. Moi, je ne reconnais point de maître. Je me joue des règles. C’est surtout lorsque je les enfreins qu’on m’admire. Quelle comparaison de sa fastidieuse méthode avec mes heureux écarts ! »

« Le coucou essaya plusieurs fois d’interrompre le rossignol. Mais les rossignols chantent toujours et n’écoutent point ; c’est un peu leur défaut. Le nôtre, entraîné par ses idées, les suivait avec rapidité, sans se soucier des réponses de son rival.

« Cependant, après quelques dits et contredits, ils convinrent de s’en rapporter au jugement d’un tiers animal.

« Mais où trouver ce tiers également instruit et impartial qui les jugera ? Ce n’est pas sans peine qu’on trouve un bon juge. Ils vont en cherchant un partout.

« Ils traversaient une prairie, lorsqu’ils y aperçurent un âne des plus graves et des plus solennels. Depuis la création de l’espèce, aucun n’avait porté d’aussi longues oreilles. « Ah ! dit le coucou en les voyant, nous sommes trop heureux ; notre querelle est une affaire d’oreilles ; voilà notre juge ; Dieu le fit pour nous tout exprès. »

« L’âne broutait. Il n’imaginait guère qu’un jour il jugerait de musique. Mais la Providence s’amuse à beaucoup d’autres choses. Nos deux oiseaux s’abattent devant lui, le complimentent sur sa gravité et sur son jugement, lui exposent le sujet de leur dispute, et le supplient très-humblement de les entendre et de décider.

« Mais l’âne, détournant à peine sa lourde tête et n’en perdant pas un coup de dent, leur fait signe de ses oreilles qu’il a faim, et qu’il ne tient pas aujourd’hui son lit de justice. Les oiseaux insistent ; l’âne continue à brouter. En broutant son appétit s’apaise. Il y avait quelques arbres plantés sur la lisière du pré. « Eh bien ! leur dit-il, allez là : je m’y rendrai ; vous chanterez, je digérerai, je vous écouterai, et puis je vous en dirai mon avis. »

« Les oiseaux vont à tire-d’aile et se perchent ; l’âne les suit de l’air et du pas d’un président à mortier qui traverse les salles du palais : il arrive, il s’étend à terre et dit : « Commencez, la cour vous écoute. » C’est lui qui était toute la cour.

« Le coucou dit : « Monseigneur, il n’y a pas un mot à perdre de mes raisons ; saisissez bien le caractère de mon chant, et surtout daignez en observer l’artifice et la méthode. » Puis, se rengorgeant et battant à chaque fois des ailes, il chanta : coucou, coucou, coucoucou, coucoucou, coucou, coucoucou. » Et après avoir combiné cela de toutes les manières possibles, il se tut.

« Le rossignol, sans préambule, déploie sa voix, s’élance dans les modulations les plus hardies, suit les chants les plus neufs et les plus recherchés ; ce sont des cadences ou des tenues à perte d’haleine ; tantôt on entendait les sons descendre et murmurer au fond de sa gorge comme l’onde du ruisseau qui se perd sourdement entre des cailloux, tantôt on les entendait s’élever, se renfler peu à peu, remplir l’étendue des airs et y demeurer comme suspendus. Il était successivement doux, léger, brillant, pathétique, et quelque caractère qu’il prît, il peignait ; mais son chant n’était pas fait pour tout le monde.

« Emporté par son enthousiasme, il chanterait encore ; mais l’âne, qui avait déjà bâillé plusieurs fois, l’arrêta et lui dit : « Je me doute que tout ce que vous avez chanté là est fort beau, mais je n’y entends rien ; cela me paraît bizarre, brouillé, décousu. Vous êtes peut-être plus savant que votre rival, mais il est plus méthodique que vous, et je suis, moi, pour la méthode. »

Et l’abbé, s’adressant à M. Le Roy, et montrant Grimm du doigt : « Voilà, dit-il, le rossignol, et vous êtes le coucou, et moi je suis l’âne qui vous donne gain de cause. Bonsoir. »

Les contes de l’abbé sont bons, mais il les joue supérieurement. On n’y tient pas. Vous auriez trop ri de lui voir tendre son cou en l’air, et faire la petite voix pour le rossignol, se rengorger et prendre le ton rauque pour le coucou ; redresser ses oreilles, et imiter la gravité bête et lourde de l’âne ; et tout cela naturellement et sans y tâcher. C’est qu’il est pantomime depuis la tête jusqu’aux pieds.

M. Le Roy prit le parti de louer la fable et d’en rire.

À propos du chant des oiseaux, on demanda ce qui avait fait dire aux anciens que le cygne, qui a le cri nasillard et rauque, chantait mélodieusement en mourant.

Je répondis que peut-être le cygne était le symbole de l’homme qui parle toujours au dernier moment, et j’ajoutai que si j’avais jamais à mettre en vers les dernières paroles d’un orateur, d’un poëte, d’un législateur, j’intitulerais ma pièce le chant du cygne.

La conversation en prit un tour un peu sérieux. On parla de l’horreur que nous avons tous pour l’anéantissement.

« Tous ! s’écria le père Hoop ; vous m’en excepterez, s’il vous plaît. Je m’en suis trop mal trouvé la première fois pour y revenir. On me donnerait l’immortalité bienheureuse pour un seul jour de purgatoire que je n’en voudrais pas : le mieux est de n’être plus. »

Cela me fit rêver, et il me sembla que tant que je serais en santé, je penserais comme le père Hoop ; mais qu’au dernier instant peut-être achèterais-je le bonheur d’exister encore une fois de mille ans, de dix mille ans d’enfer. Ah ! chère amie, nous nous retrouverions ! je vous aimerais encore ! je me persuaderais ce qu’une fille réussit à persuader à son père qui se mourait. C’était un vieil usurier ; un prêtre lui avait juré qu’il serait damné, s’il ne restituait. Il y était résolu, et ayant fait appeler sa fille, il lui dit : « Mon enfant, tu as cru que je te laisserais fort riche, et tu l’aurais été en effet ; mais voilà un homme qui va te ruiner ; il prétend que je brûlerai dans l’enfer à jamais, si je meurs sans restituer. — Vous vous moquez, mon père, lui répliqua la fille, avec votre restitution et votre damnation ; du caractère dont je vous connais, vous n’aurez pas été damné dix ans que vous y serez fait. »

Cela lui parut vrai, et il mourut sans restituer. Une fille se résoudra à damner son père, un père à l’être pour enrichir sa fille ; et un amant passionné, un honnête homme s’en effraiera. N’est-il pas bien doux d’être, et de retrouver son père, sa mère, son amie, son ami, sa femme, ses enfants, tout ce que nous avons chéri, même en enfer !

Et puis nous voilà discourant de la vie, de la mort, du monde et de son auteur prétendu.

Quelqu’un remarqua qu’il y ait un Dieu ou qu’il n’y en ait point, il était impossible d’introduire cette machine soit dans la nature, soit dans une question, sans l’obscurcir.

Une autre, que si une supposition expliquait tous les phénomènes, il ne s’ensuivrait pas qu’elle fût vraie : car qui sait si l’ordre général n’a qu’une raison ? Que faut-il donc penser d’une supposition qui, loin de résoudre la seule difficulté pour laquelle on l’imagine, en fait éclore une infinité d’autres ?

Chère amie, je pense que notre babil de dessous la cheminée vous amuse toujours, et je le suis.

Parmi ces difficultés il y en a une qu’on a proposée depuis que le monde est monde : c’est que les hommes souffrent sans l’avoir mérité. On n’y a pas encore répondu. C’est l’incompatibilité du mal physique et moral avec la nature de l’être éternel.

Voici comment on la propose : c’est en lui impuissance ou mauvaise volonté ; impuissance s’il a voulu empêcher le mal et qu’il ne l’ait pu ; mauvaise volonté, s’il a pu empêcher le mal et qu’il ne l’ait pas voulu.

Un enfant entendrait cela. C’est là ce qui a fait imaginer la faute du premier père, le péché originel, les peines et les récompenses à venir, l’incarnation, l’immortalité, les deux principes des Manichéens, l’Oromase et l’Arimane des Perses, les émanations, l’empire de la lumière et de la nuit, la succession des vies, la métempsycose, l’optimisme, et d’autres absurdités accréditées chez les différents peuples de la terre où l’on trouve toujours une vision creuse en réponse à un fait clair, net et précis.

Dans ces occasions quel est le parti du bon sens ? Celui, mon amie, que nous avons pris : quoi que les optimistes nous disent, nous leur répliquerons que si le monde ne pouvait exister sans les êtres sensibles, ni les êtres sensibles sans la douleur, il n’y avait qu’à demeurer en repos. Il s’était bien passé une éternité sans que cette sottise-là fût.

Le monde, une sottise ! Ah ! mon amie, la belle sottise pourtant ! C’est, selon quelques habitants du Malabar, une des soixante-quatorze comédies dont l’Éternel s’amuse.

Leibnitz, le fondateur de l’optimisme, aussi grand poëte que profond philosophe, raconte quelque part qu’il y avait dans un temple de Memphis une haute pyramide de globes placés les uns sur les autres ; qu’un prêtre, interrogé par un voyageur sur cette pyramide et ces globes, répondit que c’étaient tous les mondes possibles, et que le plus parfait était au sommet ; que le voyageur, curieux de voir ce plus parfait des mondes, monta au haut de la pyramide, et que la première chose qui frappa ses yeux attachés sur le globe du sommet, ce fut Tarquin qui violait Lucrèce.

Je ne sais qui est-ce qui rappela ce trait que je connaissais et dont je crois vous avoir entretenue.

C’est une chose singulière que la conversation, surtout lorsque la compagnie est un peu nombreuse. Voyez les circuits que nous avons faits ; les rêves d’un malade en délire ne sont pas plus hétéroclites. Cependant, comme il n’y a rien de décousu ni dans la tête d’un homme qui rêve, ni dans celle d’un fou, tout se tient aussi dans la conversation ; mais il serait quelquefois bien difficile de retrouver les chaînons imperceptibles qui ont attiré tant d’idées disparates. Un homme jette un mot qu’il détache de ce qui a précédé et suivi dans sa tête ; un autre en fait autant, et puis attrape qui pourra. Une seule qualité physique peut conduire l’esprit qui s’en occupe à une infinité de choses diverses. Prenons une couleur, le jaune, par exemple : l’or est jaune, la soie est jaune, le souci est jaune, la bile est jaune, la paille est jaune ; à combien d’autres fils ce fil ne répond-il pas ? La folie, le rêve, le décousu de la conversation consistent à passer d’un objet à un autre par l’entremise d’une qualité commune.

Le fou ne s’aperçoit pas qu’il en change. Il tient un brin de paille jaune et luisante à la main, et il crie qu’il a saisi un rayon du soleil. Combien d’hommes qui ressemblent à ce fou sans s’en douter ! et moi-même, peut-être dans ce moment.

Le mot de viol lia le forfait de Tarquin avec celui de Lovelace. Lovelace est le héros du roman de Clarisse, et nous voilà sautés de l’histoire romaine à un roman anglais. On disputa beaucoup de Clarisse. Ceux qui méprisaient cet ouvrage le méprisaient souverainement ; ceux qui l’estimaient, aussi outrés dans leur estime que les premiers dans leur mépris, le regardaient comme un des tours de force de l’esprit humain. Je l’ai : je suis bien fâché que vous ne l’ayez pas enfermé dans votre malle. Je ne serai content ni de vous ni de moi que je ne vous aie amenée à goûter la vérité de Paméla, de Tom-Jones, de Clarisse, et de Grandisson.

Il s’est dit et fait ici tant de choses sages et folles, que je ne finirais pas si je ne rompais le fil pour aller tout de suite à deux petites aventures burlesques dont je ne saurais vous faire grâce, quoique je sache très-bien qu’elles sont puériles et d’une couleur qui ne revient guère à la situation d’esprit où vous êtes.

Nous sommes tous logés au premier, le long d’un même corridor ; les uns sur la cour d’entrée et les fossés, les autres sur le jardin et la campagne. Oh ! chère amie, combien je suis bavard ! « Ne pourrai-je jamais », comme disait Mme de Sévigné, qui était aussi bavarde et aussi gloutone, quoi ! « ne plus manger et me taire ! »

Le soir nous étions tous retirés. On avait beaucoup parlé de l’incendie de M. de Bacqueville[76], et voilà Mme d’Aine qui se ressouvient, dans son lit, qu’elle a laissé une énorme souche embrasée sous la cheminée du salon ; peut-être qu’on n’aura pas mis le garde-feu, et puis la souche roulera sur le parquet comme il est déjà arrivé une fois. La peur la prend ; et, comme elle ne commande rien de ce qu’elle peut faire, elle se lève, met ses pieds nus dans ses pantoufles, et sort de sa chambre en corset de nuit et en chemise, une petite lampe de nuit à la main. Elle descendait l’escalier, lorsque M. Le Roy, qui veille d’habitude, et qui s’était amusé à lire dans le salon, remontait ; ils s’aperçoivent. Mme d’Aine se sauve, M. Le Roy la poursuit, l’atteint, et le voilà qui la saisit par le milieu du corps, et qui la baise ; et elle crie : À moi ! à moi ! à mon secours ! Les baisers de son ravisseur l’empêchaient de parler distinctement. Cependant on entendait à peu près : À moi, mes gendres ! s’il me fait un enfant, tant pis pour vous. Les portes s’ouvrent ; on passe sur le corridor, et l’on n’y trouve que Mme d’Aine fort en désordre, cherchant sa cornette et ses pantoufles dans les ténèbres ; car sa lampe s’était éteinte et renversée, et notre ami s’était renfermé chez lui.

Je les ai laissés dans le corridor, où ils faisaient encore, à deux heures du matin, des ris semblables à ceux des dieux d’Homère, qui ne finissaient point, et qui en avaient quelquefois moins de raison ; car vous conviendrez qu’il est plus plaisant de voir une femme grasse, blanche et potelée, presque nue, entre les bras d’un jeune homme insolent et lascif, qu’un vilain boiteux, maladroit, versant à boire à son père et à sa mère après une querelle de ménage assez maussade. C’est la fin du premier livre de l’Iliade.

Cette aventure a fait la plaisanterie du jour. Les uns prétendent que Mme d’Aine a appelé trop tôt, d’autre qu’elle n’a appelé qu’après s’être bien assurée qu’il n’y avait rien à craindre, et qu’elle eût tout autant aimé se taire pour son plaisir que de crier pour son honneur ; et que sais-je quoi encore ?

L’autre historiette est une impertinence du premier ordre. Imaginez que nous sommes quatorze ou quinze à table. Sur la fin du repas, mon fils était assis à la gauche de Mme de C… Il est ordinairement familier avec elle. Il lui prend la main, il veut voir le bras, il relève les manchettes. On le laisse faire, exprès ou de distraction. Il voit sur une peau assez blanche de grands poils noirs ; il se met à lui plumer le bras ; elle veut retirer sa main, il tient ferme ; rabattre sa manchette, il la relève et plume. Elle crie : « Monsieur, voulez-vous finir ? » Il lui répond : « Non, madame ; à quoi diable cela sert-il là ? » et plume toujours. Elle se fâche : « Vous êtes un insolent. » Il la laisse se fâcher, et n’en plume pas moins. Mme d’Aine étouffant moitié de rire, moitié de colère, se tenant les côtes, et cherchant un ton sérieux, lui disait : « Monsieur, y pensez-vous ? » Et puis elle riait. « Qui est-ce qui a jamais épluché une femme à table ? » Et puis elle riait. « Où est l’éducation qu’on vous a donnée ? » Et tous les autres d’éclater : pour moi, les larmes m’en tombaient des yeux, et j’ai cru que j’en mourrais.

Cependant, un moment après, sa mère a fait signe à son fils, et il est allé se jeter aux pieds de la dame et lui demander pardon. Elle prétend qu’il lui a fait mal, mais cela n’est pas vrai ; c’est la mauvaise plaisanterie et nos ris inhumains qui lui ont fait mal.

Le Baron est malade. C’est la dyssenterie et de la fièvre. Je viens de descendre dans le salon, où lui, le père Hoop, Mme d’Aine et Mme d’Holbach prenaient du thé. J’en pris avec eux. Voilà le Baron, à qui la colique n’a pas ôté son ton original : « Maman, connaissez-vous le grand Lama ? — Je ne connais ni le grand ni le petit. — C’est un prêtre du Thibet. — Du Thibet ou d’ailleurs, si c’est un bon prêtre, je le respecte. — Un jour de l’année qu’il a bien dîné, il passe dans sa garde-robe. — Grand bien lui fasse. — Et là..... — Voici quelque cochonnerie. — Qu’appelez-vous une cochonnerie, s’il vous plaît ? Un besoin, ce me semble, assez simple, assez naturel et assez général, et que malgré votre spiritualisme, vous satisfaites comme votre meunière. — Mais puisque cochonnerie il y a, quand le grand Lama a fait sa cochonnerie — On la prend comme une chose sacrée, on la met en poudre, et on l’envoie par petits paquets à tous les princes souverains, qui la prennent en thé les jours de dévotion. — Quelle folie ! — Folie ou non, c’est un fait. Mais vous croyez donc que si l’on vous faisait présent d’une crotte de Jésus-Christ, vous n’en seriez pas bien fière ; et vous croyez que si l’on faisait présent à un janséniste d’une crotte du bienheureux diacre[77], il ne la ferait pas enchâsser dans l’or, et qu’elle tarderait beaucoup à opérer un miracle ? »

Ne lisez pas cela à Mme Le Gendre, elle n’aime pas ce ton-là. Mais à vous, je vous dirai que le fait du grand Lama est certain, et malgré sa mauvaise odeur, vous y reconnaîtrez une des plus fortes preuves de ce que les prêtres peuvent sur les esprits.

Voici pour M me Le Gendre. Damilaville m’a envoyé l’Histoire du czar, et je l’ai lue[78].

Elle est divisée en trois parties : une préface sur la manière d’écrire l’histoire en général, une description de la Russie, et de l’histoire du czar, depuis sa naissance jusqu’à la défaite de Charles XII à la journée de Pultawa.

La préface est légère. C’est le ton de la facilité. Ce morceau figurerait assez bien parmi les Mélanges de littérature de l’auteur. On y avance sur la fin qu’il ne faut point écrire la vie domestique des grands hommes. Cet étrange paradoxe est appuyé de raisons que l’honnêteté rend spécieuses ; mais c’est une fausseté, ou mon ami Plutarque est un sot.

Il y a dans ce premier morceau un mot qui me plaît, c’est que s’il n’y avait eu qu’une bataille donnée, on saurait les noms de tous ceux qui y ont assisté, et que leur généalogie passerait à la postérité la plus reculée.

Qu’est-ce qui montre mieux que l’évidence de cette pensée combien c’est une étrange chose que des hommes attroupés qui se rendent dans un même lieu pour s’entr’égorger ?

Si les animaux, dont nous sommes un fléau, réfléchissaient sur l’homme, comme l’homme réfléchit sur eux, ne regarderaient-ils pas cet événement comme une attention particulière de la Providence ? et ne diraient-ils pas entre eux : Sans cette fureur que la nature inspire à l’homme, et qu’elle le presse de satisfaire par intervalle, sans cette soif qu’il a de son semblable, cette race maudite couvrirait toute la surface de la terre, et ce serait fait de nous ? Si les cerfs pensaient, le grand événement pour les cerfs de la forêt de Fontainebleau que la mort de Louis XV ! qu’en diraient-ils ?

Et les poissons de nos fossés à qui nous nous amusons à jeter du pain après le dîner, que pensent-ils de cette manne qui leur tombe du ciel en automne ? N’y a-t-il pas là quelque Moïse écaillé qui se fait honneur de notre bienfaisance ?

Quoiqu’il en soit, il me prend envie de vous réconcilier un peu avec les guerres, les pestes et les autres fléaux de l’espèce humaine. Savez-vous que si tous les empires étaient aussi bien gouvernés que la Chine, le pays le plus fécond de la terre, il y aurait trois fois plus d’hommes qu’ils n’en pourraient nourrir ? Il faut que tout ce qui est soit, bien ou mal.

La description de la Russie est commune ; on y étale par-ci par-là des prétentions à la connaissance de l’histoire naturelle.

Quant à l’Histoire du czar, on la lit avec plaisir ; mais si l’on se demandait à la fin : Quel grand tableau ai-je vu ? Quelle réflexion profonde me reste-t-il ? on ne saurait que se répondre.

L’écrivain de la France ne s’est peut-être pas élevé au niveau du législateur de la Russie. Cependant, si toutes les gazettes étaient faites comme cela, je n’en voudrais perdre aucune.

Il y a un très-beau chapitre des cruautés de la princesse Sophie. On ne voit pas sans émotion le jeune Pierre âgé de douze à treize ans, tenant une vierge entre ses mains, conduit par ses sœurs en pleurs à une multitude de soldats féroces qui le demandent à grands cris pour l’égorger, et qui viennent de couper la tête, les pieds et les mains à son frère. Cela me rappelle certains morceaux de Tacite, tels que la consternation de Rome lorsque l’on y apprit la mort de Germanicus, et la douleur du peuple lorsqu’on y apporta les cendres de ce prince.

Il y a dans la description du pays un endroit sur les mœurs des Samoïèdes qui est très-bien. Mais pourquoi cette pente à déprimer les ouvrages estimés ? On y prend à tâche en deux endroits de déprimer l’Histoire naturelle de M. de Buffon. On y relève des minuties de géographie, et la critique est assaisonnée d’éloges ironiques.

Damilaville a trouvé tout fort beau ; je lui en ai lavé la tête ; mais j’ai tempéré l’amertume de ma leçon, en lui disant avec la même sincérité que je le dirais à vous et à sœur Uranie : Ne soyez point mortifiées que je vous apprenne quelque chose en littérature et en philosophie. Ne seriez-vous pas assez fières toute votre vie d’être mes maîtresses en morale, et surtout en morale pratique ? Vous connaissez le bien, vous sentez juste, vous avez le cœur sensible et l’esprit délicat ; c’est vous qui êtes des hommes, et c’est moi qui suis la cigale qui fait du bruit dans la campagne.

Mais enfin quand nous reverrons-nous ? sera-ce à la Toussaint ou à la Saint-Martin que les affaires me ramèneront celle que j’aime, et que les mauvais temps lui rendront son philosophe ? Le philosophe doit se montrer avec le mauvais temps ; c’est sa saison.

Je me sentais disposé à vous dire des choses douces ; car c’est pour vous aimer qu’il faut que je commence et que je finisse.

Si les endroits de mes lettres où je vous entretiens de mes sentiments sont ceux qu’Uranie aime le mieux à lire, ce sont aussi ceux qui ne m’ont rien coûté, et qui me plaisent le plus à écrire.

Mais voilà la messe qui sonne ; le petit Croque-Dieu[79] est arrivé. Je l’entends rire, pour me servir de la comparaison de M. Le Roy, comme un cerf au mois d’octobre ; il prétend qu’on s’y tromperait dans la forêt.

Moitié de ces femmes iront entendre la messe dans le billard, moitié dans ma chambre, d’où l’on voit la porte de la chapelle qui est l’autre côté de la cour : elles prétendent que l’efficacité d’une messe s’étend au moins à cinquante pas à la ronde. Pour nous, nous n’avons point d’opinions là-dessus.

J’ai dit un mot à Grimm de votre affaire avec Vissen ; il m’a répondu que tous ces gens-là étaient des fripons, que Vissen passait pour avoir plus de cinquante mille livres de rente, qu’il fallait tenir ferme ; qu’il était pusillanime, qu’il n’aurait jamais le courage de faire une grande vilenie, et que, sans avoir peut-être beaucoup d’honneur, il serait assez attaché à la considération publique pour craindre un esclandre : d’où je conclus qu’il faudrait faire entendre adroitement à l’oncle combien son mémoire est inique et contraire à la loi, le jugement qu’on porterait dans le monde de lui et de son neveu, si une pièce pareille devenait publique. Il faut la conserver, et ne pas répondre qu’elle ne soit rentrée dans vos mains.

Je répondrai par le premier courrier à vos numéros 27 et 28.

Il y a longtemps que vous ne m’avez rien dit du bobo. Avez-vous entendu parler des pilules de ciguë ? On leur attribue des prodiges dans toutes les maladies d’obstructions, loupes, glandes engorgées, tumeurs cancéreuses.

Je m’arrondis comme une boule. Mme Le Gendre, combien vous m’allez détester ! Mon ventre lutte avec effort contre les boutons de ma veste, et s’indigne de ne pouvoir briser cet obstacle, surtout après dîner.

Adieu, ma tendre amie. Je suis tout à vous pour jamais ; c’est surtout dans les malheureuses circonstances que mon cœur me le dit.

Nous n’avons plus personne, tout le bruit de la maison s’est dissipé. Nous allons nous rapprocher, le Baron, le père Hoop et moi. Ils s’en sont allés, Dieu merci, tous les indifférents qui nous séparaient.

Je vais faire partir, avec celle-ci, celle que vous m’avez adressée pour M. de Prisye.

Savez-vous, mon amie, que vous l’avez terminée par une phrase équivoque, dont un fat tirerait grand avantage et qui serait bien capable d’alarmer un jaloux ? « Je verrais la bonne compagnie, ma sœur, ses enfants, est-ce tout ? Oh ! non, je ne finirais pas si je voulais tout dire. » Il paraît y avoir bien de la coquetterie là dedans, ou même pis ; mais je n’y entends rien, et M. de Prisye n’y mettra que ce qu’il faut. Ce n’est pas un fat, et je ne suis pas jaloux.

Damilaville est un homme admirable ; il me vient trois fois la semaine un homme de sa part, qui m’apporte vos lettres, et qui prend les miennes.

Adieu, adieu ! Prévenez-moi de loin sur votre retour, afin qu’il n’y ait pas une douzaine de mes lettres en l’air qui aillent vous chercher à Isle, quand vous n’y serez plus.

Vous m’êtes plus chère que jamais ; l’absence n’y fait rien : si, elle y fait : elle impatiente.

Je viens de relire cette lettre. J’avais presque envie de la brûler ; j’ai craint que la lecture que vous en ferez ne vous fatiguât.

Pour peu qu’elle vous applique, laissez-la. Vous y reviendrez, elle n’est obscure que par l’impossibilité de ne rien omettre de ce qui s’est dit.

Et puis ces matières ne vous sont pas aussi familières qu’à nous. Je brûle de vous revoir.


XLVIII


Au Grandval, le 28 octobre 1760.


Si vous ne vous rappelez pas vos lettres depuis le numéro 22 jusqu’au numéro 29 que je viens de recevoir, vous n’entendrez rien à ceci.

Je cause un peu avec vous comme ce voyageur à qui son camarade disait : « Voilà une belle prairie ! » et qui lui répondait au bout d’une lieue : « Oui, elle est fort belle. »

Quand vous lui avez lu : « Oui, madame, je vous hais », elle a ri et n’en a voulu rien croire. Si j’avais écrit : « Oui, madame, je vous aime », elle serait devenue sérieuse, et n’en aurait pas cru davantage. Il n’y a plus que l’indifférence que je lui protesterais mal ; car je ne l’ai pas, et ne l’aurai jamais.

Gaschon s’est présenté tout seul. Ils ont causé la première fois, comme ils causeront la centième. C’est la commodité de ceux qui ne se disent rien ; mais pour Uranie, vous et moi, il faut que l’ennui de nous-même et des autres nous prenne, quand le cœur et l’esprit sont muets, et qu’il n’y a que les lèvres qui se remuent et qui font du bruit. Je me suis demandé plusieurs fois pourquoi, avec un caractère doux et facile, de l’indulgence, de la gaieté et des connaissances, j’étais si peu fait pour la société. C’est qu’il est impossible que j’y sois comme avec mes amis, et que je ne sais pas cette langue froide et vide de sens qu’on parle aux indifférents ; j’y suis silencieux ou indiscret. La belle occasion de marivauder ! Et pourquoi m’y refuserais-je ? le pis-aller, c’est d’être long avec les autres. Plus mes lettres sont courtes avec vous, au contraire, plus elles sont longues, plus j’en suis content. Je me dis : Quel plaisir elle aura quand elle recevra ce paquet ! D’abord, elle le pèsera de la main : elle le serrera pour quand elle sera seule ; il lui tardera bien d’être seule ; elle l’ouvrira avec empressement, croyant y trouver au moins une brochure. Point de brochure, mais un volume de mon écriture, en feuilles séparées. On rangera ces feuilles ; on lira presque toute la nuit ; il en restera la moitié encore pour le lendemain. Le lendemain, on achèvera, et l’on relira, pour soi et pour sa chère sœur, les lignes qui auront plu davantage : car, quand on ne serait pas bien aimée, on voudrait le paraître ; quand l’amant ne serait pas fort aimable, on voudrait qu’il le parût. Les amants me semblent encore, en ce point, plus honnêtes et plus délicats que la plupart des époux.

Ce volume d’écriture qu’on aura reçu et lu avec tant de plaisir, que contiendra-t-il ? Des riens ; mais ces riens mis bout à bout forment de toutes les histoires la plus importante, celle de l’ami de notre cœur.

Le calcul que vous trouvez si mauvais est pourtant celui de toutes les passions. Des années entières de poursuite pour la jouissance d’un moment, voilà leur arithmétique, et tant que le monde durera, c’est ainsi qu’elles compteront.

Lorsque je défendais le jeune homme[80] c’est comme aimable et non comme honnête. — Mais est-on aimable sans être honnête ? — Hélas ! oui ; et c’est un peu la faute des femmes..... Mais, après tout, c’est là l’homme qu’il leur faut, puisqu’elles trompent, trahissent, tourmentent, conduisent, ou méprisent et font mourir les autres de douleur.

Uranie, Uranie, je crains bien que vous ne fassiez trop de cas des qualités agréables, et pas assez des qualités solides. Vous craignez trop l’ennui, le ridicule vous touche trop vivement pour que vous estimiez la vertu tout son prix. Peut-être feriez-vous demain le bonheur de l’homme de génie qui pourrait résoudre tous vos doutes profonds, tandis que vous refuseriez un regard de pitié à celui qui serait prêt ta tout moment de donner sa vie pour vous.

Chère amie, je vous prie de demander à Mme Le Gendre, à présent que M. Marson est mort, si elle ne serait pas plus contente d’elle-même de l’avoir rendu heureux seulement une fois ; mais donnez-lui le jour entier pour répondre à ma question, et ne lui dites pas qu’elle est de moi ; faites-la-lui comme de vous. Sa réponse m’apprendra jusqu’où un homme sensible peut se mettre à la place d’une honnête femme. Il s’en serait allé son débiteur, et elle reste sa créancière. Vous seriez bien étonnée qu’elle ne l’eût refusé quelquefois que par la crainte qu’il ne vécût trop longtemps. Si un homme était destiné à expirer entre les bras d’une femme, mais expirer tout à fait, et que le moment du plus grand plaisir de la vie en fût aussi le dernier moment, c’est aux indifférents, aux ennuyeux, aux odieux qu’on réserverait ses faveurs.

L’abbé de Voisenon se défend tant qu’il peut de la petite ordure[81] ; mais elle demeurera sur son compte, jusqu’à ce qu’un autre se soit montré. En tout, c’est presque toujours le défaut de succès qui fait la honte. Les gens de cœur n’ont du remords que d’avoir manqué leur coup.

Les Facéties sont un recueil des impertinences de l’année 1760[82], que M. de Voltaire a fait imprimer à Genève et qu’il a grossi de quelques autres. La Vision y est, mais on a supprimé les deux versets de Mme de Robecq[83]. Voilà, ou je me trompe fort, la raison pour laquelle l’édition a été faite ; peut-être aussi l’envie d’expier un peu sa honte du commerce épistolaire avec Palissot y est entrée pour quelque chose. Il a apostille les lettres de Palissot de petites notes très-cruelles. Il y a six mois qu’on s’étouffait à la comédie des Philosophes ; qu’est-elle devenue ? Elle est au fond de l’abîme qui reste ouvert aux productions sans mœurs et sans génie, et l’ignominie est restée à l’auteur. Que le mot du philosophe athénien est beau ! Il disait à ceux qui le plaignaient : « Ce n’est pas moi, c’est Anite et Mélite qu’il faut plaindre. S’il fallait être à leur place ou à la mienne, balanceriez-vous ? » Combien de circonstances dans la vie où l’on se consolerait de la même manière ? Qui de nous voudrait avoir le portefeuille de M..... dans sa poche ?

Le Discours sur la Satire des philosophes est de l’abbé Coyer. C’est ce qu’il a fait de mieux, et je suis bien aise que cet homme me soit du parti des honnêtes gens, quand ce ne serait que pour opposer guêpe à guêpe.

N’allez pas vous mettre dans la tête que votre hiver sera triste. Il n’y a pas un mot à rabattre de vos réflexions. Si vous osez, ils n’oseront pas. Que madame votre mère sache seulement dire à sa fille : Votre époux est un homme de bien à qui l’on persuade une mauvaise action. Vous avez de la religion : voudriez-vous enrichir vos enfants avec le bien des autres ? Interrogez confidemment votre mari, et vous verrez le fond de cette iniquité. Il peut se laisser tromper et déshonorer par son neveu, s’il le veut. Pour moi, je suis résolue à suivre le sort des autres créanciers. Je perdrai avec eux, et je serai payée aux échéances fixées par ma transaction, intérêt et principal.

Je reviens à Astrée et à Céladon[84]. Il y a à peu près un an que je le vis à Oiry. C’est la seule fois que je l’aie vu. Il était gai, il paraissait avoir de la santé. Nous nous promenâmes tête à tête, à gauche de la maison en sortant, sous une belle allée plantée au bord de la rivière mélancolique, d’où l’on voit les riches coteaux de la Champagne. Je lui parlai d’Astrée, la joie le transportait, il était tout oreilles. Une chose surtout me touchait, c’est la contrainte honnête qu’il s’imposait. Il me laissait dire, de peur que ses questions ne le rendissent indiscret. Il ne me croyait pas instruit de ses sentiments. J’ai pensé depuis que, de la manière dont je lui parlais d’Astrée, il ne tint qu’à lui de me prendre pour un rival.

Il n’est plus, il est mort de douleur. Voilà donc le sort qui attend les honnêtes gens. Le temps suscitera quelqu’un qui aura ce qui manquait à Céladon, et qui manquera de la grande qualité qu’il avait. Astrée le verra, l’aimera et en sera trompée, et Céladon sera vengé par Hylas ; et c’est alors que le temps de pleurer Céladon sera venu. On reçoit avec plaisir le grimoire. Cela me chagrine : c’est qu’il faut ne rien recevoir ou répondre. Elle vient de pousser l’un sous la tombe, et la voilà qui mène l’autre aux Petites-Maisons. Je n’aime pas ces gens-là ; ils sont cruels. Je vous ai dit le mot d’une femme que je ne compare en rien à Uranie.

Elle ne reviendra donc pas avec vous ? J’en suis fâché. On n’était pas digne de la connaître, quand on peut s’en passer. Oui, vraiment, ce serait une chose bien douce que la vie comme vous la projetez à Isle ou aux environs de Pékin ; mais les affaires de Dorval et la jalousie de Morphyse ne nous permettront jamais d’être heureux. Morphyse n’est pas faite pour être négligée. Pourrions-nous avoir du plaisir et lui voir de la peine ?

Pour Dieu, mon amie, ne comptez jamais sur M. Gaschon. C’est un esclave qui porte deux chaînes. Il a celle de l’intérêt à une jambe, et celle du plaisir à l’autre jambe, d’où elle va faire ensuite cent tours sur le reste de son corps. On ne se tire pas de là. Notre translation à Avignon est un conte. Il n’y a pas plus loin d’ici à Pékin que d’ici à Avignon. À propos, si c’est aux environs de Pékin que nous allons, il faut que vous laissiez ici vos pieds ; les femmes n’en portent point. Là tout vient à elles ; elles ne vont à rien. Mlle Boileau disait qu’elle aime assez aller et venir. Mme Le Gendre, elle, en sera toujours pour attendre.

J’ai lu votre Mémoire. Je n’y ai rien appris ; vous avez tout dit ; mais votre lettre à M. Fourmont m’a fait concevoir que, justice à part, madame votre mère, par intérêt pour son gendre, ne peut accéder aux propositions qu’on lui fait. Si la fortune de M. de Solignac est mal assise, vous risquez tout ; si on le trompe, et qu’on le ruine, vous y donnez les mains. Mais je voudrais bien que cet homme s’expliquât avec vous sur cette générosité à se départir de cinq à six cent mille francs qui lui sont dus.

S’il me convient d’être toujours aimé à la folie ? Il ne me convient d’aimer toujours et d’être toujours aimé que comme cela. Vous savez bien que toutes les petites passions compassées me font pitié. Je crois vous en avoir dit les raisons. Ajoutez qu’elles exigent autant que les grandes, et ne rendent presque rien.

Plus de philosophie, mon amie ; nous n’en faisons plus. Le Baron continue de se croire indisposé. La gaieté des autres l’afflige, et nous avons la complaisance d’être tristes. Il se retire de bonne heure. Les femmes ont l’air de sultanes qui suivent. Nous restons quelquefois à tisonner, le père Hoop et moi. Ma foi, cet Écossais est un galant homme. Depuis son histoire, il est devenu pour moi tout à fait intéressant. Voyez, chère amie, l’effet d’une seule bonne action. La vertu est un titre qui nous recommande à tous les hommes. Il est profondément instruit des usages de son pays. C’est le texte de nos promenades. Malgré le mauvais temps, nous sortons tous les jours depuis huit heures jusqu’à cinq. Nous suivons la crête des hauteurs, au risque d’être emportés par les vents. Pendant deux jours, le baromètre était ici au-dessous de la tempête. Il me semble que j’ai l’esprit fou dans les grands vents. Quelque temps qu’il fasse, c’est l’état de mon cœur.

À propos de la facilité de dépenser, qui est presque toujours en proportion de la facilité d’acquérir, je lui citais nos filles de joie, et surtout la Deschamps, qui a à peine trente ans, et qui se vante d’avoir déjà dissipé deux millions. Il me disait que cette espèce de courtisanes élégantes était presque inconnue à Londres, et qu’il n’avait mémoire que d’une Miss Philipps qui avait tiré de ses charmes des sommes immenses, et à qui il ne restait pas une obole à quarante-cinq ans. Elle avait un esprit étonnant. Elle avait connu tous les grands des trois royaumes. Elle avait rendu la plupart de ces hommes infidèles à leurs femmes. Lorsqu’un de ces noms se présentait sous sa plume, elle le laissait en blanc ; mais elle écrivait à la personne un billet où elle exposait sa situation et la nécessité indispensable de faire mention de milord, s’il n’avait pas la bonté de la secourir. On répondait par une bourse de trois cents louis, et le nom restait rempli par des points. Ce fut ainsi qu’elle répara sa fortune.

Le Baron ne paraît point à table ; nous n’y sommes que quatre : Mme d’Aine, Mme d’Holbach, l’Écossais et moi. Mme d’Aine l’appelle bibi de son cœur. Si vous voyiez ce bibi-là ! nous en faisons des ris à mourir.

Ô les hommes ! les hommes ! J’ai fait connaissance avec cette demoiselle d’Ette. C’était une Flamande, et il y paraît à la peau et aux couleurs. Son visage est comme une grande jatte de lait sur laquelle on a jeté des feuilles de roses, et des tétons à servir de coussins au menton, les fesses à l’avenant, du moins je le présume. Elle est bien née. Le chevalier de Valory l’enleva de la maison paternelle à l’âge de quatorze ans, en vécut une quinzaine avec elle, la déshonora, lui fit des enfants, lui promit de l’épouser, s’entêta d’une autre, et la planta là. Et voilà ce qu’on appelle d’honnêtes gens. Ils ont de ces actions par-devers eux ; ils s’en souviennent, on les sait, et cependant ils vont tête levée. Ils vous parlent vice et vertu sans bégayer, sans rougir. Ils louent, ils blâment ; personne n’est plus difficile en procédés ; cela va jusqu’au scrupule : il faut entendre comme ils en décident. Je m’y perds ; je me cacherais dans un trou ; je ne sortirais plus ; ou, à la rencontre de mes connaissances, j’entrerais dans un allée, et je fermerais la porte sur moi. Au nom de l’honnêteté, mon visage se décomposerait, et la sueur me coulerait le long du visage.

Je vois tout cela, et je romps encore des lances en faveur de l’espèce humaine. J’ai délié le Baron de me trouver dans l’histoire un scélérat, si parfaitement heureux qu’il ait été, dont la vie ne m’offrît les plus fortes présomptions d’un malheur proportionné à sa méchanceté ; et un homme de bien, si parfaitement malheureux qu’il ait été, dont la vie ne m’offrît les plus fortes présomptions d’un bonheur proportionné à sa bonté.

Chère amie, la belle tâche que l’histoire inconnue et secrète de ces deux hommes ! Si je la remplissais à mon gré, la grande question du bonheur et de la vertu serait bien avancée : il faudra voir.

Il m’arriva, il y a quelques jours, une chose qui me remplit l’âme d’amertume. C’était avant dîner. Je pris sur la cheminée un volume de l’Histoire universelle, et, à l’ouverture du livre, je lus cent forfaits horribles en moins de vingt pages ; et le Baron me disait ironiquement : « Voilà le sublime de la nature, le beau inné de l’espèce humaine, sa bonté naturelle ! » Eh bien ! il faut donc espérer que quand votre de V… aura spolié la succession de son père, abusé son oncle, et volé votre mère, vos sœurs, vous, il se promènera comme un autre, qu’il sera bien venu partout ; et que, si quelqu’un demande qui est ce jeune homme-là, la maîtresse de la maison répondra : C’est M. de V… ; c’est la politesse même ; il est plein de talents, et d’honnêteté, et de sentiments.

Vite, vite, mes amies, sauvons-nous dans un bois, à Pékin, à Avignon. Madame, prenez votre fille par une main, et mettez sous l’autre bras un de vos oreillers, ou plutôt laissez là vos oreillers ; tandis qu’on les remplira, qu’on choisira le duvet, avant qu’ils soient cousus, vous aurez vécu deux jours de plus avec les méchants ! Et qui sait le mal qu’ils vous feront dans deux jours ? Fuyons, vous dis-je.

Notre maladie de Langres n’a rien de commun avec celle de Vitry. Cela commençait par un grand mal de tête, la fièvre survenait, le transport, le vomissement de sang ou de vers, la mort ou la guérison.

Elle ne vous a pas proposé de vous embrasser pour moi ; mais si elle l’eût fait, l’eussiez-vous accepté ?

J’aimerais tout autant que vous partissiez toutes deux pour Paris, et que Mme Le Gendre vînt faire la chose elle-même. Vous ne la serviriez peut-être pas à son gré ; et puis vous embrasser pour moi, je n’entends pas. Est-ce vous embrasser comme je vous embrasserais bien, si vous vouliez, ou comme je serais embrassé d’elle, si j’y étais ? Cela est fort différent. Je permets le second.

Je persiste, mon amie ; je n’ai pas un liard de cette monnaie-là. Je sais dire tout, excepté bonjour. J’en serai toute ma vie à l’a b c de tous ces propos que l’on porte de maison en maison ; ce qu’on entend dans tous les quartiers, à la même heure. Au reste, je suis prêt à croire tout le bien que vous me dites de votre sœur. Il faut bien qu’elle soit de la famille. D’ailleurs on ne peut avoir trop bonne opinion d’une femme qu’une autre femme loue, et dont Mme Le Gendre ne dédaigne pas d’être jalouse.

Sérieusement, vous croyez que la présence des honnêtes gens déconcerte les fripons… Oui, la première fois qu’ils mettent la main dans la poche, et qu’on les y prend. En peu de temps ils deviennent insolents, à moins que le cœur ne soit mal à l’aise, lorsque la contenance est la meilleure. Mais cette hypocrisie habituelle n’étouffe-t-elle pas à la longue le cri de la conscience ? le cœur ne s’ennuie-t-il pas de s’entendre imposer silence, et ne prend-il pas le parti de se taire ? On acquiert le geste de la vertu, et l’on s’en tient là.

Encore une fois, tranquillisez-vous, votre affaire n’ira pas au Palais, du moins quant à ce qui vous concerne, vous et vos créanciers ; ce n’est pas un objet à remplir les engagements de V… avec son oncle. Tout ceci n’est peut-être qu’une simagrée. Ils savent à quoi s’en tenir ; si vous y donnez, à la bonne heure ; sinon, on nous satisfera.

C’est vous qui me ramenez encore à Uranie et au philosophe ; j’y reviens sans dégoût. Eh bien ! voilà un homme plus épris que jamais, sans cesse attisant son feu par les lettres qu’il écrit, autorisé dans ses espérances par la bonté qu’on a de les recevoir et la liberté de demander ses réponses, s’acheminant peu à peu au sort du malheureux Marson, ou à pis, et qu’on laisse froidement aller… Vous m’en direz tout ce qu’il vous plaira, mais cela ne s’arrange point dans ma tête avec la vérité du caractère d’Uranie. Tout ou rien, dites-le-lui de ma part.

Je brûle de faire un tour à Paris.

Le Baron, qui voit que je perds mon temps, et qui en est enragé, me disait hier au soir : « Savez-vous ce que c’est qu’une torpille ? — Pas trop. — C’est un poisson engourdi et qui porte son engourdissement à tout ce qu’il touche. Voilà l’emblème de tous vos collègues. »

Adieu, mon amie. Trois mois encore d’absence ! et le sang-froid avec lequel vous m’annoncez cela ! Mais vous ne croyez pas aux trois mois, n’est-ce pas ?

Quand, vous vous séparerez de la chère sœur, embrassez-la bien tendrement pour moi, et si par hasard elle vous propose de me le rendre, acceptez.

Je vous écrivais tout à l’heure que je bridais d’aller à Paris : à présent je tremble d’y trouver un monde d’affaires. N’ayant pas à m’en occuper, j’aimerais autant les ignorer.

J’ai toutes vos lettres jusqu’au n° 29 sans interruption.

N’ayez aucune inquiétude sur les contre-seings.

J’ai été tente deux ou trois fois d’être aussi fou que vous, mais j’étais tout éveillé, et j’ai résisté.

Je puis encore aller un peu ; mais pour jusqu’à trois mois cela est impossible.

Permettez-vous ?

Adieu, je sens l’ivresse qui me gagne.


XLIX


Au Grandval, le 31 octobre 1760.


Vous ne savez pas ce que c’est que le spleen, ou les vapeurs anglaises ; je ne le savais pas non plus. Je le demandai à notre Écossais dans notre dernière promenade, et voici ce qu’il me répondit :

« Je sens depuis vingt ans un malaise général, plus ou moins fâcheux ; je n’ai jamais la tête libre. Elle est quelquefois si lourde que c’est comme un poids qui vous tire en devant, et qui vous entraînerait d’une fenêtre dans la rue, ou au fond d’une rivière, si on était sur le bord. J’ai des idées noires, de la tristesse et de l’ennui ; je me trouve mal partout, je ne veux rien, je ne saurais vouloir, je cherche à m’amuser et à m’occuper, inutilement ; la gaieté des autres m’afflige, je souffre à les entendre rire ou parler. Connaissez-vous cette espèce de stupidité ou de mauvaise humeur qu’on éprouve en se réveillant après avoir trop dormi ? Voilà mon état ordinaire, la vie m’est en dégoût ; les moindres variations dans l’atmosphère me sont comme des secousses violentes ; je ne saurais rester en place, il faut que j’aille sans savoir où. C’est comme cela que j’ai fait le tour du monde. Je dors mal, je manque d’appétit, je ne saurais digérer, je ne suis bien que dans un coche. Je suis tout au rebours des autres : je me déplais à ce qu’ils aiment, j’aime ce qui leur déplaît ; il y a des jours où je hais la lumière, d’autres fois elle me rassure, et si j’entrais subitement dans les ténèbres, je croirais tomber dans un gouffre. Mes nuits sont agitées de mille rêves bizarres : imaginez que l’avant-dernière je me croyais marié à Mme R..... Je n’ai jamais connu un pareil désespoir. Je suis vieux, caduc, impotent ; quel démon m’a poussé à cela ? Que ferai-je de cette jeune femme-là ? Que fera-t-elle de moi ? Voilà ce que je me disais. Mais, ajoutait-il, la sensation la plus importune, c’est de connaître sa stupidité, de savoir qu’on n’est pas né stupide, de vouloir jouir de sa tête, s’appliquer, s’amuser, se prêter à la conversation, s’agiter, et de succomber à la fin sous l’effort. Alors il est impossible de vous peindre la douleur d’âme qu’on ressent à se voir condamner sans ressource à être ce qu’on n’est pas. Monsieur, ajoutait-il encore avec une exclamation qui me déchirait l’âme, j’ai été gai, je volais comme vous sur la terre, je jouissais d’un beau jour, d’une belle femme, d’un bon livre, d’une belle promenade, d’une conversation douce, du spectacle de la nature, de l’entretien des hommes sages, de la comédie des fous : je me souviens encore de ce bonheur ; je sens qu’il faut y renoncer. »

Eh bien, avec cela, mon amie, cet homme est encore de la société la plus agréable. Il lui reste je ne sais quoi de sa gaieté première qui se remarque toujours dans son expression. Sa tristesse est originale, et n’est pas triste. Il n’est jamais plus mal que quand il se tait ; et il y a tant de gens qui seraient fort bien comme le père Hoop quand il est mal !

Voilà des vents, une pluie, de la tempête, un murmure sourd qui font retentir sans cesse nos corridors, dont il est désespéré.

J’aime, moi, ces vents violents, cette pluie que j’entends frapper nos gouttières pendant la nuit, cet orage qui agite avec fracas les arbres qui nous entourent, cette basse continue qui gronde autour de moi ; j’en dors plus profondément, j’en trouve mon oreiller plus doux, je m’enfonce dans mon lit, je m’y ramasse en un peloton ; il se fait en moi une comparaison secrète de mon bonheur avec le triste état de ceux qui manquent de gîte, de toit, de tout asile, qui errent la nuit exposés à toute l’inclémence de ce ciel, qui valent mieux que moi peut-être que le sort a distingué, et je jouis de la préférence.

Tibulle sentait comme moi ; mais je suis seul dans mon lit, et lui il tenait entre ses bras celle dont il était aimé, il la rassurait contre le tumulte de l’air qui se faisait autour de lui, et ce tumulte n’ajoutait peut-être à son bonheur que par la certitude où il était que personne ne s’en doutait, et ne viendrait le troubler par le temps orageux qu’il faisait. Ce temps renferme les importuns, je le sais bien. Combien de fois un ciel qui se fondait en eau ne m’a-t-il pas été favorable ? Le bruit d’un lit que le plaisir fait craquer se perd, se dérobe, ou est mis par une mère sur le compte du vent. C’est alors qu’on peut sortir de sa chambre sur la pointe du pied, qu’une porte peut crier en s’ouvrant, se fermer durement, qu’on peut faire un faux pas en s’en retournant, et cela sans conséquence. Ah ! si j’étais à Isle, et que vous voulussiez ! ils diraient tous le lendemain : La nuit affreuse qu’il a fait ! et nous nous tairions, et nous nous regarderions en souriant.

Eh ! non, je ne crois pas que vous m’oubliiez, même quand je vous le dis !

J’ai reçu toutes vos lettres ; n’en soyez point inquiète. Elles arrivent tard à cause des tours qu’elles font avant d’arriver. Le mauvais temps et les voyages des domestiques à Charenton m’auraient ruiné sans Damilaville ; je ne me mêle de rien, et tout se fait par ses ordres.

Je vous apparais donc quelquefois en rêve ? Le sommeil ne me sert pas si bien que vous, mais je sais m’en dédommager quand je veille ; ne donnez pas à cela trop de force, je n’ai encore rien à regretter ; non, mais il est temps que vous vous rapprochiez de moi.

Amusez-vous toujours de mes petits volumes, et croyez qu’ils ne prennent rien sur mon repos ; nous nous retirons de bonne heure depuis que le Baron est indisposé. J’ai refusé qu’on fît du feu chez moi. L’aspect de mon appartement les transit, et je n’ai personne ni le matin ni le soir.

J’ai déjà par-devers moi un jour de sobriété. Mme d’Aine a juré que cela ne durerait pas.

Il faut que je vous apprenne un secret pour gagner au jeu, c’est de se mettre à cul nu. C’est le Baron qui l’a enseigné à Mme d’Aine, et elle s’en est bien trouvée.

Le père Hoop est jeune ; je ne sais pas s’il a les quarante-cinq ans que vous lui donnez, mais à cent ans il aura le même visage. Le Baron l’appelle vieille momie : j’en ai encore une autre. Le joli temps que Mme Le Gendre passerait entre ces deux momies-là ! Ma seconde momie, c’est le docteur Sanchez, ci-devant premier médecin de la czarine, juif de religion et Portugais d’origine.

Quand je me la représente jeune, fraîche et vermeille entre ces deux sempiternités, il me semble que je vois un tableau de Fleur d’Épine, ou des Quatre Facardins[85].

C’est encore un homme bien précieux que le docteur Sanchez.

À propos, Mme Le Gendre se mettrait de temps en temps les doigts dans les oreilles ; car ils sont tous les deux un peu orduriers. Au demeurant, grands penseurs et jamais d’ordures vides de sens ; il y a toujours quelques petites perles dans ce fumier-là.

Nous ne causerons plus guère, l’Écossais et moi ; le moyen de sortir par le temps qu’il fait ?

Nos gens, hommes et femmes, allèrent dimanche au Piple[86], danser chez Mme de La Bourdonnaye, et ils en revinrent à dix heures du soir, crottés jusqu’aux fesses, et trempés jusqu’aux os. C’était un plaisir de voir Mlle Anselme dans cet équipage.

L’affaire du grimoire parti sans un mot de moi est précisément comme vous l’avez pensé. M. Gillet n’a rien à vous.

À propos de Chinois et de magot, quand un étranger débarque à Canton, on lui donne un maître de cérémonies, comme on donnerait ici un maître à danser, et ceux qui ont les dispositions les plus heureuses sont au moins trois mois à apprendre toutes les révérences d’usage.

Le père Hoop défendit hier avec beaucoup de vigueur les formalités chinoises. M. de Saint-Lambert fut de son avis. Le Baron n’y prit point de part, parce qu’il ne parle plus. Ils prétendirent l’un et l’autre que, puisqu’il est impossible de rendre les hommes bons, il fallait au moins les forcer à le paraître.

Je pensai, moi, que c’était anéantir la franchise et rendre une nation hypocrite.

Cette question vaut bien la peine d’être creusée, et n’est pas aussi facile qu’elle le paraît d’abord.

Le Baron m’appela hier à côté de lui : « Tenez, me dit-il, asseyez-vous là, et lisez ; voilà encore un exemple frappant de la sublime morale de la nature humaine. » Je m’assis, je pris le livre, et je lus : « Sha-Sesi Ier de Perse aimait beaucoup à s’entretenir avec une de ses parentes. C’était une femme d’esprit et d’une gaieté charmante. Sha-Abbas l’avait accordée pour épouse à un de ses officiers, en récompense des grands services qu’il en avait reçus. Un jour cette femme dit, en plaisantant, à Sesi : « Seigneur, vous ne vous pressez guère d’avoir des enfants. Savez-vous bien qu’à force de différer, vous pourriez bien mettre la couronne sur la tête d’un de mes petits-fils ? » La bête féroce se lève, se renferme dans son palais, appelle les trois enfants de cette femme, et leur fait couper la tête à tous trois. Le lendemain il invite la mère à dîner, et lui fait servir dans un plat couvert la tête de ses enfants..... Et moi, je jette le livre ; et vous, mon amie, ne jetez-vous pas ma lettre ? Et puis le Baron se met à rire : Et le beau moral ? et la dignité de la nature humaine ? etc.

La dame D..... contrefait toujours la désolée de la perte de Pouf. Elle lui avait mis au cou un beau collier avec une plaque d’argent sur laquelle on avait gravé : Je m’appelle Pouf, et j’appartiens à Mme D..... On a renvoyé le collier avec ces mots cruels : Pouf se porte bien.

Les politiques prévoient que cette affaire aura des suites.

Ce n’est pas le chien renvoyé qui fait le fond, ce sont les détours de la dame..... Son ami, en général, n’aime pas les chiens ni les autres bêtes, n’importe quel nom elles aient, ni comme quoi elles marchent.

Votre globe, et votre manière d’obvier à tout, est horrible. Si une idée comme celle-là m’était venue, et que j’eusse eu le malheur de vous la confier, et surtout du ton leste dont vous l’avez fait, je n’en dormirais pas de quatre jours. J’aurais peur que vous ne vissiez là dedans de la fausseté et de la cruauté. Je vous conseille de travailler sérieusement à votre apologie, si vous êtes assez jalouse de mon estime pour n’en vouloir rien perdre. Pensez-y les jours et les nuits. Que ce soit au moins un volume ! Je l’attends, et en l’attendant, j’ai le cœur flétri.

Je crains beaucoup qu’en dépit du mauvais temps qui chasse tout le monde des champs vers la ville, et des affaires qui vous rappellent, vous ne restiez encore longtemps. Ma mère voudrait bien encore passer ici trois mois ; le temps et l’éloignement ne peuvent rien changer à mes sentiments. Qu’est-ce que tout cela m’annonce ?

Nous avons eu ici M. Magon, qui est à présent directeur de la Compagnie des Indes, et qui a beaucoup voyagé. Il est gai, il est tout jeune, il a de l’esprit, des connaissances, de la philosophie. C’est un neveu de Maupertuis. J’ai appris, à cette occasion, une chose qui m’a fait plaisir. Maupertuis avait eu un enfant d’une fille. Il a fait élever cet enfant en Chine, où il l’a envoyé dès l’âge de cinq ans. Il n’a pas dix-huit ans ; il est presque aussi savant qu’un mandarin. Il sait plus de trente mille mots. Il est en chemin pour Paris. C’est une curiosité que j’attends.

Ô chère amie ! qu’il y a peu de monde à qui il soit permis de jouer ! Je ne veux pas vous écrire cela, et si j’oublie de vous en parler, tant mieux.

Je ne reçois jamais une de vos lettres sans un petit billet tout à fait obligeant de M. Damilaville. Voici comme se passe mon temps :

À huit heures, jour ou non, je me lève.

Je prends mes deux tasses de thé.

Beau ou laid, j’ouvre ma fenêtre et je prends l’air.

Je me renferme et je lis.

Je lis un poëme italien burlesque, qui me fait alternativement pleurer de douleur et de plaisir ; et puis, cela est écrit partout avec une facilité, une douceur, une délicatesse ! et des préambules à tourner la tête.

Il me prend quelquefois des envies de vous en traduire des morceaux, mais il n’y a pas moyen ; toutes ces fleurs délicates-là se fanent entre mes mains. Ces auteurs qui charment si puissamment nos ennuis, qui nous ravissent à nous-mêmes, à qui Nature a mis en main une baguette magique dont ils ne nous touchent pas plus tôt que nous oublions les maux de la vie, que les ténèbres sortent de notre âme, et que nous sommes réconciliés avec l’existence, sont à placer entre les bienfaiteurs du genre humain.

Nous dînons, après avoir un peu causé vers le feu.

Nous dînons toujours longtemps.

Après dîner, c’est la promenade, ou le billard, ou les échecs.

Le Baron ne veut pas que l’Écossais joue aux échecs, et il a raison.

Puis un peu de causerie et de lecture.

Le piquet, le souper, le radotage au bougeoir, et le coucher.

Que regretter au milieu de cela ? Rien, si ce n’est ma Sophie.

Paris est oublié, mais en revanche Isle et les vordes ne le sont pas. C’est toujours là que je me retrouve à la fin de mes rêveries. Mais dites-moi pourquoi j’y arrive toujours à votre insu, à celui de votre sœur et de votre mère ?

Adieu, chère et tendre amie. Je vous embrasse de toute mon âme.


C’est aujourd’hui jour de fête et de messe : ce qu’il y a de plaisant, c’est que c’est la même cloche qui fait marcher les coquemars et le calice. C’est une idée folle qui me fait toujours rire.



L


Paris, le 3 novembre 1760.


Ce lundi matin, Mme d’Aine a renvoyé dans son équipage, à Paris, un de ses parents, avec un homme d’affaires qui lui est attaché. J’ai profité de l’occasion pour m’en revenir, le Baron m’ayant assuré qu’il ne ferait ici aucun voyage dans le courant de la semaine. Mme d’Aine, que j’ai trouvée seule au bas de l’escalier, m’a dit : « J’avais compté sur vous pour jusque après la Saint-Martin ; mais je vois ce que c’est. » Je n’en suis pas convenu, quoique cela fût vrai.

Nous nous sommes bien embrassés, Mme d’Aine et moi ; je l’ai remerciée de mon mieux. Elle m’a dit que la chambre que j’occupais serait dorénavant appelée la mienne, et que je ne pourrais jamais m’installer ni trop tôt, ni pour trop longtemps. Nous avons eu, le Baron et moi, deux moments fort doux : l’un en nous retrouvant quand j’arrivai au Grandval, l’autre en nous séparant aujourd’hui. Il avait, ces deux jours-là, l’air touché : la première fois de plaisir, la seconde fois de peine. J’ai gagné de l’intimité avec Mme d’Holbach. J’ai eu quelque occasion de m’apercevoir qu’elle avait conçu beaucoup d’estime pour moi. J’ai été flatté de voir que mon témoignage donnait du poids à des récits qu’on lui faisait, et qu’elle avait de la répugnance à croire. Elle m’a vu partir avec peine. Elle ne doutait pas qu’un mot d’elle ne me retînt, mais elle ne l’a pas dit. Et le père Hoop ? Nous nous sommes baisé les joues, serré les mains, et bien promis de nous rapprocher incessamment. Je lui ai conseillé, en attendant, d’aller prendre l’air sur les lieux hauts.

Me voilà donc de retour à Paris. J’arrive, et je retrouve Jeanneton convalescente de plusieurs abcès à la gorge, pour lesquels elle a été soignée plusieurs fois, et qu’il a fallu ouvrir à la lancette, les uns après les autres ; ma femme au vin de quinquina, pour une fièvre réglée dont elle a eu les premiers accès dans les premiers jours de mon départ, et qu’on n’a point encore pu déraciner ; la petite fille avec le nez galeux, la fièvre, et les amygdales enflées : ainsi me voilà dans un hôpital, et je suis où je dois être, car je ne me porte pas trop bien. J’ai l’estomac tout à fait dérangé. J’avais pris sur moi de ne plus paraître à table le soir ; ils m’entraînèrent hier malgré moi. Il y avait des poires excellentes, j’en mangeai une, et puis une autre, et une troisième : je les sens aujourd’hui à six heures comme si je sortais de table. Le thé n’y a rien fait ; mais cela finira comme toutes les indigestions, et puis je me porterai bien, et ce sera pour longtemps ; car me voilà rendu à ma vie ordinaire et sobre.

Tout en arrivant à Paris, je suis accouru sur le quai des Miramionnes ; car il fallait que j’eusse vos lettres, s’il m’en était venu quelques-unes, et que je les empêchasse d’aller me chercher au Grandval où je n’étais plus, et où j’avais assuré avant-hier à Damilaville que je resterais jusqu’à mardi. Damilaville n’y est pas ; il dîne chez une amie. En attendant qu’il revienne et que je vous lise, je vous écris.

Combien de tournées j’ai déjà faites depuis que je suis rentré dans cet enfer ! Combien j’ai vu de monde ! Quelle vie en comparaison de celle des champs ! Je ne serais pas ici, si j’avais pensé que c’est lundi, et que Grimm est arrivé de la Chevrette. Mais je me console de cette distraction. Si je ne suis pas avec lui, du moins je m’entretiens avec vous. Damilaville, qui est très-pressé de me voir, m’a fait dire par son domestique que si je ne me hâtais pas d’aller à lui, il se hâterait de venir à moi. Je l’ai prié très-instamment, par un petit billet, de rester où il était ; que je n’avais que faire de lui avant deux ou trois heures. J’emploierai la moitié de ce temps à écrire à mon amie ; et quand je lui aurai rendu compte de toutes mes heures, j’emploierai celles qui me resteront à rêver avec elle ; je la chercherai dans le salon, je me placerai à côté d’elle, je la serrerai. Auparavant, je l’aurai longtemps regardée sans qu’elle m’ait vu, sans que personne me gênât ; car je me suppose invisible.

Je me suis fait une physionomie de l’abbé Marin tout à fait singulière. Je veux qu’il ait la tête ronde, un peu chauve sur le haut ; le front assez étendu, mais peu haut  ; les yeux petits, mais ardents ; les joues un peu ridées, mais vermeilles ; la bouche grande, mais riante ; presque point de menton, guère de cou, le corps rondelet, les épaules larges, les cuisses grosses, les jambes courtes. Je vous entends tous jaser. Je vous vois tous selon vos attitudes favorites ; je vous peindrais, si j’en avais le temps ; mon amie serait droite, derrière le fauteuil de sa mère, en face de sa sœur, avec ses lunettes sur le nez. Elle parlerait ; sa sœur, la tête appuyée sur sa main, et son coude posé sur la table, l’écouterait en faisant les petits yeux. L’abbé serait assis, les mains posées sur les genoux, mal à son aise ; car la chaise est haute, et ses pieds touchent à peine au parquet ; mais il ne restera pas longtemps dans cette contrainte, car je présume que l’abbé aime ses aises. Et votre conversation, est-ce que je ne la ferais pas ? Est-ce que je ne ferais pas parler chacun selon le caractère que je lui connais, et l’abbé selon celui que je lui prête ? Que je suis aise ! Damilaville ne vient point, et j’aurai encore le temps de tourner la page et de la remplir. J’en remplirais vraiment bien une douzaine d’autres, si je me mettais à répondre à vos deux dernières lettres, et à vous rendre vos dernières conversations. Nous avons eu ici un homme bien connu : c’est Dieskau, dont je crois vous avoir parlé quelquefois. Cet homme a commandé longtemps en Canada, et avec honneur. Il est criblé de blessures. Malgré les indispositions qui l’affligent et l’affligeront toute sa vie, il est gai. Ç’a été un ami intime du fameux maréchal de Saxe. Nous avons eu un jeune marin, très-expérimenté, appelé M. Marchais. La première fois je vous dirai tout ce que j’ai retenu de leurs conversations. Le père Hoop est enfourné dans la lecture de l’histoire de ses bons amis les Chinois, qu’il a vus si longtemps à Canton. J’y reviendrai donc encore à ces Chinois, pour vous en dire des choses qui vous feront sûrement plaisir.

Mais voilà Damilaville revenu. Je suis arrivé trop tard. Pour la première fois, il avait été diligent, et deux de vos paquets étaient partis ce matin pour le Grandval, en même temps que j’en revenais. Voilà un plaisir différé jusqu’à demain. Adieu, mon amie ; je vous embrasse. Mais revenez donc ; la Marne paraît vouloir m’exaucer. Si les pluies continuent, elle ne tardera pas à flotter au bas de votre terrasse. Dans la position fâcheuse où je me trouve, vous regretterez bien de n’être pas ici. Demain ou après, j’irai voir Mlle Boileau, et peut-être Mme de Solignac, mais je ne réponds de rien. Mon respect à qui vous savez bien. Mes caresses les plus tendres à qui vous savez bien encore.


LI


À Paris, le 6 novembre 1760.


La belle journée que celle de la Toussaint ! En profitâtes-vous ? À huit heures du matin, étiez-vous habillées ? aviez-vous mis vos chaperons et pris vos bâtons ? Je suis sûr que non. Vous dormiez, paresseuses que vous êtes, et je dormais aussi, paresseux que je suis. J’entendis frapper à ma porte : c’était l’Écossais. Il entre, ouvre mes rideaux, et dit : « Allons, debout ; c’est sur les lieux hauts que le soleil est beau à voir. M. Marchais sera de la partie. » Ce M. Marchais est un jeune marin dont je vous ai déjà parlé. Chemin faisant, je lui demandai quel âge il avait. « Trente ans, me dit-il. — Trente ans ! repris-je avec étonnement. Vous en paraissez au moins quarante-cinq. Qu’est-ce qui vous a vieilli si vite ? — La mer et la fatigue. » Ah ! chère amie, quelle peinture ils me firent de la vie de la mer ! La peau se ride et se noircit, les lèvres se sèchent, les muscles s’élèvent et se raidissent ; en moins de trois ou quatre voyages, on ressemble très-bien à un Triton, tels qu’on les peint aux Gobelins. On ne mange que du pain dur et des viandes salées. Souvent on manque d’eau, et puis des tempêtes qui vous tiennent vingt-quatre heures de suite entre la mort et la vie. Il est impossible que vous vous fassiez une juste image d’un équipage après une tempête. À ce propos, l’Écossais nous dit : « Imaginez que nos voiles étaient déchirées, nos mâts rompus, nos matelots épuisés de fatigue, le vaisseau sans gouvernail, abandonné aux flots, le vent nous portant avec fureur droit contre des rochers ; douze autres et moi assis en silence dans la chambre du capitaine, la tête baissée, les bras croisés, les yeux fermés, en attendant à chaque minute le naufrage et la mort. On est bien vieux quand on a passé une entière journée dans ces transes-là. Ce fut un matelot ivre qui nous sauva. Il y avait à fond de cale une vieille voile, pourrie et criblée de trous ; il alla la chercher, et la tendit comme il put. Les voiles neuves, qui recevaient toute la masse du vent, avaient été déchirées comme du papier. Celle-ci, en arrêtant et en laissant échapper une partie, résista, et conduisit le bâtiment. Il rasa le pied de rochers terribles, mais il n’y toucha pas… » On ne profite de rien ; pourquoi n’aurait-on pas des voiles percées pour les gros temps ?

Nous gagnâmes le haut de la côte au milieu de cette tempête, et nous nous trouvâmes à la hauteur de Chennevières, où nous dirigeâmes notre course, dans le dessein d’embrasser les petits enfants, mais ils étaient encore dans leurs berceaux. Nous nous contentâmes de lever leur couverture et de les regarder : c’est un spectacle qui touche. Après avoir cajolé un peu la nourrice, que Raphaël aurait prise pour un modèle de la Vierge, à ce que disait Marmontel, la première fois qu’il la vit, et l’avoir un peu dédommagée de nos mauvaises plaisanteries par nos largesses, nous traversâmes la plaine de Champigny à Ormesson-d’Amboile, et nous regagnâmes le Grandval, où nous trouvâmes le baron de Dieskau, qui avait saisi ce jour de beau temps pour s’acquitter, avec Mme d’Aine et le Baron, de la promesse qu’il leur avait faite de les venir voir. Ce fut une reconnaissance entre lui et le jeune Marchais. Ils s’étaient connus à Québec.

Je crois vous avoir déjà parlé du baron de Dieskau. Si vous lisiez les gazettes, vous y auriez trouvé son nom avec un éloge. Il commandait, il y a quatre ou cinq ans, aux environs de Québec et de Montréal, une poignée de Français et de Canadiens ; il fut attaqué par un corps considérable d’Anglais et de sauvages iroquois. L’inégalité du nombre ne l’effraya point, il tint ferme ; tous ses gens furent taillés en pièces ; il demeura, lui, étendu sur le champ de bataille, balafré en plusieurs endroits, et une jambe rompue. Il en eût été quitte pour cela ; mais après l’action, lorsqu’on dépouillait les morts, une déserteur français, qui lui remarqua quelque signe de vie, au lieu de le secourir, lui lâcha son mousquet dans le bas-ventre, et il en eut la vessie crevée, les parties de la génération endommagées, et il vit avec une jambe trop courte de quatre à cinq pouces, avec un faux urètre pratiqué à la cuisse, par lequel il rend les urines, si vous voulez appeler cela vivre.

Le général ennemi avait eu les côtes cassées. Le joli métier ! On les transporta tous deux dans la même tente. Jamais l’Anglais ne voulut qu’on visitât ses blessures avant qu’on eût pansé celles de son ennemi. Quel moment la bonté naturelle et l’humanité choisissent-elles pour se montrer ! C’est au milieu du sang et du carnage. Je vous en citerais cent exemples.

En voilà un de général à général ; en voulez-vous un de soldat à soldat ? Le voici, comme le baron de Dieskau nous l’a raconté. Deux soldats camarades se trouvèrent l’un à côté de l’autre à une action périlleuse. Le plus jeune, tourmenté du pressentiment qu’il n’en reviendrait pas, marchait de mauvaise grâce ; l’autre lui dit : « Qu’as-tu, l’ami ? Comment, mordieu ! je crois que tu trembles ! — Oui, lui répondit son camarade, je crains que ceci ne tourne mal, et je pense à ma pauvre femme et à mes pauvres enfants. — Remets-toi, répond le vieux caporal ; va, si tu es tué, et que j’en revienne, je te donne ma parole d’honneur que j’épouserai ta femme, et que j’aurai soin de tes enfants. » En effet, le jeune soldat fut tué, et l’autre lui tint parole. C’est un fait certain ; car le baron ne ment pas.

Mais savez-vous ce qui s’est passé au commencement de l’affaire de M. de Castries et du prince héréditaire, sous les murs de Wesel, tout à l’heure ? Ce M. de Castries est l’ami de Grimm ; ainsi je vous laisse à penser combien ce succès, le plus important que les Français aient eu dans toute cette guerre, a fait de plaisir à celui-ci. M. de Ségur, qui commandait l’aile gauche, est attaqué dans l’obscurité par le jeune prince. Les deux troupes étaient à bout touchant. M. de Ségur allait être massacré. Le jeune prince l’entend nommer, il vole à son secours. M. de Ségur, qui ne sait rien de cela, l’aperçoit à ses côtés, le reconnaît, et lui crie : « Eh ! mon prince, que faites-vous là ? mes grenadiers, qui sont à vingt pas, vont faire feu. — Monsieur, lui répond le jeune prince, j’ai entendu votre nom, et je suis accouru pour empêcher ces gens-là de vous massacrer. » Tandis qu’ils se parlaient, les deux troupes entre lesquelles ils étaient font feu en même temps. M. de Ségur en est quitte pour deux coups de sabre, et il reste prisonnier du jeune prince, qui cependant a été obligé de se retirer, et deux jours après de lever le siège de Wesel. Ne serez-vous pas étonnée de la générosité de ces deux hommes, dont l’un ne voit que le péril de l’autre, et qui s’oublient si bien que c’est un prodige qu’ils n’aient pas été tués au même moment ? On avait raconté ce fait à Grimm ; il ne le croyait guère, mais il lui a été confirmé par Mme de Ségur même, qu’il trouva, il y a quelques jours, chez Mme Geoffrin. Ainsi point de doute encore sur celui-ci.

Non, chère amie, la nature ne nous a pas faits méchants ; c’est la mauvaise éducation, le mauvais exemple, la mauvaise législation qui nous corrompent. Si c’est là une erreur, du moins je suis bien aise de la trouver au fond de mon cœur, et je serais bien fâché que l’expérience ou la réflexion me détrompât jamais ; que deviendrais-je ? Il faudrait, ou vivre seul, ou se croire sans cesse entouré de méchants ; ni l’un ni l’autre ne me convient.

Le procédé généreux du général anglais, celui des deux soldats, celui de M. de Ségur et du jeune prince héréditaire, s’amenèrent l’un par l’autre. On demanda lequel des deux, de M. de Ségur et du prince héréditaire, s’était montré le plus généreux. Belle question à discuter entre Uranie et sa sœur ! Le baron de Dieskau, continuant toujours son récit, dit qu’à peine le général Johnson et lui avaient été pansés que les chefs des sauvages iroquois entrèrent dans leur tente. Il y eut entre eux et Johnson une conversation fort vive. Le baron de Dieskau, qui ignorait la langue iroquoise, n’entendait pas ce qu’ils se disaient, mais il voyait aux gestes qu’il s’agissait de lui, et que les sauvages demandaient à l’Anglais quelque chose qu’il leur refusait. Les sauvages se retirèrent mécontents, et le baron de Dieskau demanda à Johnson ce que les sauvages voulaient. « By God ! lui répondit Johnson, ce qu’ils veulent ! venger sur vous la mort de trois ou quatre de leurs chefs, qui ont été écharpés dans l’action, vous avoir, vous brûler, vous fumer et vous manger. Mais ne craignez rien, cela ne sera pas. Ils menacent de me quitter, ils peuvent faire pis ; mais ou vous vivrez, ou ils nous égorgeront tous deux. »

Tandis qu’ils s’entretenaient ainsi, les sauvages rentrèrent ; la contestation recommença, mais avec moins de chaleur ; peu à peu les sauvages s’apaisèrent. Avant de se retirer, ils s’approchèrent du baron, lui tendirent la main, et la paix fut faite. Mais ils n’étaient pas hors de la tente, que le général Johnson dit au baron : « Mon ami, si vous vous croyez en sûreté, vous avez tort ; malgré vos blessures, il faut sortir d’ici, et vous porter à la ville. » En même temps on entrelace quelques branches d’arbre, on l’étend dessus, et on le porte à la ville, au milieu de quarante soldats qui l’escortent. Le lendemain les sauvages, instruits de cette évasion, vont à la ville, s’introduisent dans la maison où il était soigné ; ils avaient leurs poignards cachés sous leurs vêtements ; ils fondent sur lui, et ils l’auraient égorgé, s’il n’avait promptement été secouru. Il y eut seulement deux ou trois blessures d’ajoutées à celles qu’il avait déjà.

Eh bien ! me direz-vous, où est la bonté naturelle ? Qui est-ce qui a corrompu ces Iroquois ? Qui est-ce qui leur a inspiré la vengeance et la trahison ? Les dieux, mon amie, les dieux ; la vengeance est chez ces malheureux une vertu religieuse. Ils croient que le Grand-Esprit, qui habite derrière une montagne qui n’est pas trop loin de Québec, les attend après leur mort, qu’il les jugera, et qu’il estimera leur mérite par le nombre de chevelures qu’ils lui apporteront. Ainsi, lorsque vous voyez un Iroquois étendre un ennemi d’un coup de massue, se pencher sur lui, tirer son couteau, lui fendre la peau du front, et lui arracher avec les dents la peau de la tête, c’est pour plaire à son Dieu. Il n’y a pas une seule contrée, il n’y a pas un seul peuple où l’ordre de Dieu n’ait consacré quelque crime.

Les Canadiens disent que les montagnards écossais sont les sauvages de l’Europe. Vous voyez bien qu’il faut lire tout ceci comme une conversation.

« Cela est assez vrai, dit le père Hoop, nos montagnards sont nus, ils sont braves et vindicatifs ; lorsqu’ils mangent en troupe, sur la fin du repas, où les têtes sont échauffées par le vin, et où les vieilles querelles se rappellent et les propos deviennent injurieux, savez-vous comme ils se contiennent ? Ils tirent tous leurs poignards et les plantent sur la table, à côté de leurs verres. Voilà la réponse au premier mot injurieux. »

Le prétendant, dont les Anglais ont mis la tête à prix, qu’ils ont chassé, pendant plusieurs mois, de montagne en montagne, comme on force une bête féroce, a trouvé la sûreté dans les cavernes de ces malheureux montagnards, qui auraient pu passer de la plus profonde misère à l’opulence en le livrant, et qui n’y pensèrent seulement pas ; autre preuve de la bonté naturelle.

Il n’est pas nécessaire de vous avertir que je suis toujours notre conversation, vous vous en apercevez bien. Le père Hoop avait un ami à la bataille qui se donna entre les montagnards écossais, commandés par le prétendant, et les Anglais. Cet ami était parmi ceux-ci ; il reçoit un coup de sabre qui lui abat une main ; il y avait une bague de diamant à l’un de ses doigts : le montagnard voit quelque chose qui reluit à terre, il se baisse, il met la main coupée dans sa poche, et continue de se battre. Ces hommes connaissent donc le prix de l’or et de l’argent, et s’ils ne livrèrent pas le prétendant, c’est qu’ils ne voulaient point d’or à ce prix.

Vous voyez, mon amie, que nous faisions très-bien les honneurs de la maison à ceux qui nous visitaient. Nous avions un militaire, et nous l’avons fait parler guerre, tout son bien aise. Nous avons appris de lui des choses que nous ne savions pas ; nous avons été polis ; ce qui vaut beaucoup mieux que de lui avoir répété celles que nous savions, et qu’il pouvait ignorer.

Le baron de Dieskau a servi longtemps sous le maréchal de Saxe. Il avait coutume de passer l’automne avec lui au Piple, maison voisine du Grandval, qui appartient maintenant à Mme de La Bourdonnaye. Cette femme y passe toute l’année, seule avec son amant ; vous ajouterez en vous-même : Que lui faut-il de plus ?

Il nous parla beaucoup du maréchal, de ses occupations, de ses amours, de ses campagnes, des actions périlleuses auxquelles il avait eu part, des nations qu’il avait parcourues, etc., etc.

Ah ! mon amie ! quelle différence entre lire l’histoire et entendre l’homme ! Les choses intéressent bien autrement. D’où vient cet intérêt ? Est-ce du rôle de celui qui raconte, ou du rôle de celui qui écoute ? Serait-ce que nous serions flattés de la préférence du sort qui nous adresse à celui à qui tant de choses extraordinaires sont arrivées, et de l’avantage que nous avons sur les autres par le degré de certitude que nous acquérons, et par celui que nous serons en droit d’exiger, lorsque nous redirons à notre tour ? On est bien fier, quand on raconte, de pouvoir ajouter : Celui à qui cela est arrivé, je l’ai vu ; c’est de lui-même que je tiens la chose. Il n’y a qu’un cran au-dessus de celui-là, ce serait de pouvoir dire : J’ai vu la chose arriver, et j’y étais. Encore ne sais-je s’il ne vaut pas mieux quelquefois appuyer son récit de l’autorité immédiate d’un personnage important que de son propre témoignage, si un homme n’est pas plus croyable quand il dit : Je tiens la chose du maréchal de Turenne, ou du maréchal de Saxe, que s’il disait : Je l’ai vue. Quoiqu’il puisse aussi facilement mentir sur un de ces points que sur l’autre, il me semble que du moins il nous trouve plus disposés à recevoir pour vrai un de ces mensonges que l’autre. Dans le premier cas, il faut qu’il y ait deux menteurs, et il n’en faut qu’un dans le second ; et entre les deux menteurs, il y a un personnage bien important. D’ailleurs tout le monde peut avoir le livre que je lis, mais non converser avec le héros. Il n’y a point de vanité à avoir un livre, mais il y a de la vanité à avoir approché, à avoir conversé avec un grand homme.

On nous mortifie donc beaucoup, quand nous citons, et qu’on ne nous croit pas ?… Sans doute. Demandez-le à Mlle Boileau. Premièrement, on conteste nos connaissances, et on ne raconte souvent que pour citer ce qu’on connaît. Secondement, on nous accuse d’imbécillité ou d’imposture, si nous voulons persuader aux autres ce que nous ne croyons pas ; d’imbécillité, si nous sommes de bonne foi, et que nous croyions vraiment une chose absurde. Et puis, vaut-il mieux être menteur qu’imbécile ? On peut se corriger du mensonge, mais non de l’imbécillité. On ne ment plus guère, quand on s’est départi de la prétention d’occuper les autres. Ô le beau marivaudage que voilà ! Si je voulais suivre mes idées, on aurait plus tôt fini le tour du monde à cloche-pied que je n’en aurais vu le bout. Cependant le monde a environ neuf mille lieues de tour, et..... Et que neuf mille diables emportent Marivaux et tous ses insipides sectateurs tels que moi !

Le baron de Dieskau a toute la peine imaginable de se lever de son fauteuil, et il lui eût été plus aisé, il y a dix ans, d’aller sous la ligne ou sous le pôle, qu’il ne lui serait facile aujourd’hui d’aller au bout d’une de nos allées. Nous lui avons fait compagnie tout le jour. J’ai joué aux échecs avec lui. Il a joué au passe-dix avec le Baron. Hier, il a fait la martingale avec nous.

Nous nous sommes couchés de bonne heure. Le ciel nous promettait un beau lendemain ; et voilà le vent qui s’élève, les étoiles qui disparaissent, un déluge qui tombe, et les arbres qui nous garantissent à l’occident, frappés les uns contre les autres, de faire un fracas terrible, et nous de nous renfermer et de nous presser autour du foyer. Nous avons passé le dimanche comme nous avons pu.

Le baron de Dieskau nous a quittés sur les cinq heures. Nous nous sommes tous mis en bonnet de nuit et en déshabillé, avec la permission des femmes, qui ont arrangé que nous souperions debout dans le salon, en faveur de notre Baron qui est indisposé, et, en attendant, nous avons repris notre causerie. J’ai cru que de ma vie je ne vous reparlerais des Chinois, et m’y voilà revenu ; mais c’est la faute du père Hoop ; prenez-vous-en à lui, si je vous ennuie.

Il nous a raconté qu’un de leurs souverains était engagé dans une guerre avec les Tartares qui sont au nord de la Chine. La saison était rigoureuse. Le général chinois écrivit à l’empereur que les soldats souffraient beaucoup du froid. Pour toute réponse, l’empereur lui envoya sa pelisse, avec ce mot : « Dites de ma part à vos braves soldats que je voudrais en avoir une pour chacun d’eux. »

Le père Hoop a remarqué que les Chinois sont les seuls peuples de la terre qui aient eu beaucoup plus de bons rois et de bons ministres que de mauvais. « Eh ! père Hoop, pourquoi cela ? a demandé une voix qui venait du fond du salon. — C’est que les enfants de l’empereur y sont bien élevés, et qu’il n’est presque jamais arrivé qu’un mauvais prince soit mort dans son lit. — Comment ! lui dis-je, le peuple juge donc si un prince est bon ou mauvais ? — Sans doute, et il ne s’y trompe pas plus que des enfants sur le compte de leur père ou de leur tuteur. À la Chine, un bon prince est celui qui se conforme aux lois ; un mauvais prince est celui qui les enfreint. La loi est sur le trône. Le prince est sous la loi, et au-dessus de ses sujets. C’est le premier sujet de la loi. »

Le père Hoop a raconté que les mandarins disaient un jour à un empereur : « Seigneur, le peuple est dans la misère, il faut aller à son secours. — Allez, dit l’empereur ; il faut y courir comme à une inondation ou à un incendie. — Il faudra proportionner les secours aux besoins. — J’y consens, pourvu que l’examen ne prenne pas trop de temps, et ne soit pas trop scrupuleux. Surtout qu’on ne craigne pas que la libéralité excède mes intentions. »

Il dit qu’un autre empereur assiégeait Nankin. Cette ville contient plusieurs millions d’habitants. Les habitants s’étaient défendus avec une valeur inouïe ; cependant ils étaient sur le point d’être emportés d’assaut. L’empereur s’aperçut, à la chaleur et à l’indignation des officiers et des soldats, qu’il ne serait point en son pouvoir d’empêcher un massacre épouvantable. Le souci le saisit. Les officiers le pressent de les conduire à la tranchée ; il ne sait quel parti prendre ; il feint de tomber malade ; il se renferme dans sa tente. Il était aimé ; la tristesse se répand dans le camp. Les opérations du siège sont suspendues. On fait de tous côtés des vœux pour la santé de l’empereur. On le consulte lui-même. » Mes amis, dit-il à ses généraux, ma santé est entre vos mains ; voyez si vous voulez que je vive. — Si nous le voulons ! Seigneur, parlez, dites vite ce qu’il faut que nous fassions. Nous voilà tous prêts à mourir. — Il ne s’agit pas de mourir, mais de me jurer une chose beaucoup plus facile. — Nous le jurons. — Eh bien ! ajouta-t-il en se levant brusquement, et tirant son cimeterre, me voilà guéri. Marchons contre les rebelles, escaladons les murs, entrons dans leur ville ; mais que, la ville prise, il ne soit pas versé une goutte de sang. Voilà ce que vous m’avez juré et ce que j’exige », et ce qui fut fait.

L’Y-Wang-Ti (c’est toujours le père Hoop qui parle) a fait bâtir la grande muraille qui sépare la Chine de la Tartarie, qui a six cents lieues de circuit, trois mille tours, trente pieds de haut, quinze d’épais ; qui laisse entrer et sortir des fleuves sous des rochers, qui traverse un bras de mer, qui passe par des marais de plusieurs lieues. L’Y-Wang-Ti l’a fait construire en cinq ans. C’est le même qui a donné les lois les plus sages de l’univers, qui a délivré de la tyrannie des princes du sang la nation qui leur avait toujours été asservie ; jusqu’à ses enfants qu’il réduisit à la condition de simples sujets..... Eh bien ! ce prince fit brûler tous les livres, et défendit, sous peine de mort, d’en conserver d’autres que d’agriculture, d’architecture et de médecine. Si Rousseau avait connu ce trait historique, le beau parti qu’il en eût tiré ! Comme il eût fait valoir les raisons de l’empereur chinois !

L’Y-Wang-Ti disait que, dans un État où il y avait des gens qu’on appelle gens à talents, les gens de bien n’étaient que les seconds..... ; que partout où il y avait plus de gloire à penser qu’à faire, le nombre de ceux qu’on appelle penseurs devait toujours aller en augmentant, et avec eux le nombre des oisifs, des orgueilleux, des inutiles et des fainéants..... ; que ces jaseurs consacrant par des éloges absurdes les anciennes constitutions, ils liaient les mains du prince qui ne pouvait rien innover sans révolter la nation, quoiqu’il n’y eût pas une loi qui, au bout de cinquante ans, ne devînt un abus..... ; que les productions de l’esprit sont froides et maussades lorsque le génie n’est pas l’organe des passions, et qu’alors elles sont dangereuses. Le beau texte que voilà ! Vous devriez m’aimer à la folie.

Que dirent de cette logique de l’Y-Wang-Ti les gens du conseil du coffre de fer, qui étaient tous lettrés ?..... Qu’il raisonnait comme un barbare.

Je vous fais grâce de toutes les réflexions qui furent amenées par ces traits historiques, vous les referez toutes et beaucoup d’autres.

Le Baron, qui est malade, en dépit de la médecine qui s’est emparée de lui, trouva fort mauvais que l’Y-Wang-Ti eût épargné les livres de médecine. Il disait qu’on ne connaissait pas le corps humain, qu’on ne connaissait pas les fonctions des parties, qu’on ne connaissait point la nature des substances qu’on donne en remèdes, qu’on ne connaissait rien, et qu’il ne comprenait pas comment on pouvait faire une science de tant de choses ignorées et inconnues.

Je lui répondis à la façon de l’abbé Galiani… Des Espagnols abordèrent un jour dans une contrée du Nouveau-Monde où les habitants grossiers ignoraient encore l’usage du feu. C’était en hiver. Ils dirent aux habitants qu’avec du bois et une autre chose ils imiteraient le soleil et allumeraient sur terre du feu comme celui qui luisait au soleil. « Vous connaissez donc ce que c’est que le bois, dirent les habitants de la contrée aux Espagnols ? — Non. — Vous connaissez donc le feu qui luit au soleil ? — Non. — Vous connaissez donc au moins comment le feu prend au bois ? — Non. — Et quand vous avez allumé le feu, sans doute que vous savez l’éteindre ? — Oui. — Et avec quoi ? — Avec l’eau. — Et vous savez donc ce que c’est que l’eau ? — Non. — Et vous savez donc comment le feu est éteint par l’eau ? — Non. » Les habitants de la contrée se mirent à rire, et tournèrent le dos aux Espagnols, qui allumèrent du feu qu’ils ne connaissaient pas, avec du bois qu’ils ne connaissaient pas, sans savoir comment le feu consumait le bois, et ensuite, avec de l’eau qu’ils ne connaissaient pas, ils éteignirent le feu qu’ils ne connaissaient pas sans savoir comment l’eau éteignait le feu.

Sur la fin de notre conversation, lorsque nous étions sur le point de nous retirer, je demandai au Baron s’il ne comptait pas dans la semaine faire un tour à Paris. Il me répondit que non. « En ce cas, lui dis-je, je profiterai du carrosse de Mme d’Aine, qui ramène demain ces messieurs. » Il y consentit, et me voilà de retour, sur le quai des Miramionnes, pour empêcher vos lettres d’aller au Grandval, où elles étaient déjà !

Nous avons eu le soir, Damilaville et moi, le plaisir de nous embrasser, et il a été doux. C’était le lundi. Le mardi matin, nous avons eu, Grimm et moi, le plaisir de nous embrasser, et il a été très-doux. Nous avons dîné ensemble. Je lui ai demandé des nouvelles de la santé de Mme d’Épinay.

À propos de Pouf, de Thisbé et de Taupin, nouveau personnage important dont vous n’avez point encore entendu parler, je vous ferais de bons contes, si j’en avais le loisir. Taupin est le chien du meunier ; ah ! ma bonne amie, respectez Taupin, s’il vous plaît. Je croyais savoir aimer, Taupin m’a appris que je n’y entendais rien, et j’en suis bien humilié. Vous vous croyez peut-être aimée ; Taupin, si vous l’aviez vu, vous aurait donné quelque souci sur ce point. Il a pris un goût de préférence pour Thisbé. Or, imaginez que, par le temps qu’il faisait, tous les jours il venait à la porte s’étendre dans le sable mouillé, le nez penché sur ses deux pattes, les yeux attachés vers nos fenêtres. tenant ferme dans son poste incommode, malgré la pluie qui tombait à seaux, le vent qui agitait ses oreilles, oubliant le boire, le manger, la maison, son maître, sa maîtresse, et gémissant, soupirant pour Thisbé, depuis le matin jusqu’au soir. Je soupçonne, il est vrai, qu’il y a un peu de luxure dans le fait de Taupin ; mais Mme d’Aine prétend qu’il est impossible d’analyser les sentiments les plus délicats, sans y découvrir un peu de saloperie. Ah ! chère amie, les noms étranges qu’on donne à la tendresse ! Je n’oserais vous les redire. Si la nature les entendait, elle leur donnerait à tous des croquignoles.

Mme d’Holbach prétend que Saurin et la dame de la Chevrette nous jouent, qu’ils nous mentent, en nous disant la vérité.

Me voilà donc installé rue Taranne pour jusqu’à l’automne prochain. Jeanneton est hors d’affaire. Sa maîtresse continuera encore quelques jours le vin de quinquina. Angélique a le cou libre, de l’appétit, de la gaieté, mais, sur le soir, un peu de fièvre. Elles se purgeront toutes, les unes après les autres, à commencer de demain ; c’est l’enfant qui débutera.

Je crois bien que Racine vous fait grand plaisir : c’est peut-être le plus grand poëte qui ait jamais existé, chère amie. Gardez-vous bien d’attaquer le caractère d’Iphigénie. Sa résignation est un enthousiasme de quelques heures. Le caractère est poétique, et partout un peu plus grand que nature : si le poëte l’eût introduite dans un poëme épique, où cet épisode eût été de plusieurs jours, vous l’auriez vue agitée de tous les mouvements que vous exigez ; elle en éprouve bien quelques-uns, mais toujours tempérés par la douceur, le respect, la soumission, l’obéissance ; toutes vos objections se réduisent à ceci : Iphigénie et moi sont deux. Le caractère d’Iphigénie était facile à peindre, celui d’Achille et celui d’Ulysse faciles, celui de Clytemnestre plus facile encore ; mais celui d’Agamemnon, dont vous ne me dites rien, comment n’y avez-vous pas pensé ? Un père immole sa fille par ambition, et il ne faut pas qu’il soit odieux. Quel problème à résoudre ! Voyez tout ce que le poëte a fait pour cela. Agamemnon a appelé sa fille en Aulide ; voilà la seule faute qu’il ait commise, et c’est avant que la pièce commence. Il est agité de remords, il se lève pendant la nuit ; il veut l’empêcher d’arriver en Aulide ; il n’y réussit pas, il se désespère de son arrivée, ce sont les dieux qui le trompent. Par qui fait-on plaider auprès de lui la cause de sa fille ? Par un amant furieux qui la gâte par ses menaces, par une mère furieuse qui veut subjuguer son époux ; on abandonne, au milieu de cela, ce père irrité au plus adroit fripon de la Grèce. Cependant il est sur le point de ravir sa fille au couteau, lorsque Ériphile dénonce sa faute aux Grecs et à Calchas qui la demandent à grands cris, et puis il y a dix ans que les Grecs sont devant Troie. Il n’y a pas un chef dans l’armée qui n’ait perdu un père, un fils, un frère, un ami pour l’injure faite aux Atrides. Le sang des Atrides est-il le seul sang précieux de la Grèce ? Tout sentiment d’ambition à part, Agamemnon ne doit-il rien aux dieux, ne doit-il rien aux Grecs ? Que de circonstances accumulées pour pallier l’erreur d’un moment ! Le secret de cette boîte-là vous a échappé.

Un peu de repos aura rendu la santé à vos dames. Si j’osais, je leur donnerais le conseil que Circé donne à Ascitte : Si seorsim à fratre unà nocte dormieris.

Je sais bon gré à l’abbé Marin de vous amuser. Et l’abbé Blanc ne s’en mêle-t-il point ? Je ne m’attendais guère à faire le rôle d’un père de l’Église et à être cité en chaire.

Que cette mère est à plaindre ! oui, d’avoir la tête aussi mal faite. (Vous devinez bien l’à-propos de cela.) Qu’elle soit juste dans la dispensation de ses sentiments, et elle sera heureuse, et nous serions heureux aussi. Mais votre abbé Marin traite la grande affaire assez lestement, ce me semble ; il y a bien plus de force et de mérite à lui qu’à un autre. Quelle raison pour croire tout cela vrai que de l’avoir prêché toute sa vie ! Quoi donc ? vous voudriez qu’ils se fussent égosillés pour une sottise, et qu’ils en convinssent ! Cela ne se peut. C’est comme les voyageurs qui ont fait deux mille lieues ; et ce sera pour des choses communes ? Va-t’en voir s’ils viennent…..

Cela n’est guère poli. Pardon, mon amie. Vous voilà donc encore absente pour un mois ; je ne vous avais accordé que jusqu’à la Saint-Martin, et je n’aime pas que vous dérangiez mon calcul. Il faut que je prenne patience sur nouveaux frais.

En vérité, on est bien mal avec ceux qui ressemblent à Morphyse ; ce sont perpétuellement des ruses, des réticences, des mystères, des secrets, des méfiances, et puis l’habitude de la duplicité et de la dissimulation se prend, la franchise s’évanouit. Il est étonnant que cela n’ait pas pris davantage sur vos jeunes âmes, et qu’on n’ait pas fait de vous deux bohémiennes.

Vous n’avez point vu le nain de la dame D..... parmi les autres ? C’est qu’elle n’y était pas ; est-ce que vous avez oublié qu’elle est à couteau tiré avec la vieille fée, sa voisine ; elle n’était pas à la Chevrette. L’indisposition de sa mère la retenait à Paris, tandis que l’ami était au Grandval ; Pouf n’est pour rien là dedans. On m’a bien recommandé de me taire sur Pouf, j’ai promis et tenu parole.

Ne vous attendrissez pas trop sur la dame aux bras velus ; il lui est arrivé ce qui arrivera à celles qui, sans dignité dans le caractère, sans respect pour elles-mêmes, ne tiendront pas loin ces animaux insolents qu’on appelle jeunes gens. Auparavant mon fils[87] la prenait à bras-le-corps, la tirait sur ses genoux, lui maniait les bras, mesurait sa taille fine entre ses mains, et elle disait en minaudant : Allons donc, finissez donc ! que vous êtes enfant ! Et mon fils a fini par lui éplucher les bras à table, en présence de vingt personnes.

Vous ne m’avez rien dit des propos de M. Le Roy ; ils étaient pourtant bien gais et bien originaux.

Eh bien ! vous êtes donc sûre que M. de Prisye ne s’y trompe pas ? Mais, puisque vous avez pensé que cette phrase pourrait me paraître singulière, pourquoi n’avez-vous pas pensé qu’elle pourrait lui paraître aussi singulière qu’à moi ? Pourquoi l’avoir laissée ? Si vous me trompiez, s’il trompait Mlle Boileau, si vous étiez deux scélérats, ma foi, comme M. Orgon, je ne croirais plus aux gens de bien. Il faut que je consulte Mlle Boileau là-dessus. Nous verrons ce qu’elle en dira ; sauf à vous faire, à vous et à lui, un petit secret de sa décision. Si nous nous en mêlons une fois, soyez sûre que nous saurons bien aussi vous faire des phrases singulières, et que nous serons bien assez traîtres pour vous en demander votre avis.

Je vous prie, mon amie, plus de comparaison entre Grimm et moi. Je me console de sa supériorité en la reconnaissant. Je suis vain de la victoire que je remporte sur mon amour-propre, et il ne faut pas m’ôter ce pauvre petit avantage-là.

Pourquoi la louange embarrasse-t-elle ? C’est qu’il est contre la justice qu’on se doit de la refuser, puisqu’on la mérite, et contre la modestie qu’on exige de l’accepter, puisqu’alors ce serait se réunir aux autres pour se préconiser. On est décontenancé, comme il faut toujours qu’on le soit, lorsqu’il faut répondre, et qu’on ne saurait dire ni oui ni non. Je souhaite pour moi que ce soit là votre solution.

Vous voilà donc rappelée à Paris par M. de Fourmont. Ce cérémonial-là, de se rendre le maître chez vous, à neuf heures, pour vous entretenir de ce que votre sœur savait déjà, est encore d’un ridicule que je ne saurais trop louer, tant il est parfait. Que ne vous parlait-elle d’amitié en présence de Mme Le Gendre ? Où était l’inconvénient de cette intimité ? Jusqu’à quand serez-vous étrangère dans votre famille ? Et le rôle d’Iphigénie vous étonne ; et vous ne voyez pas que le vôtre est plus dur ! Agamemnon n’immola sa fille qu’une fois, et Morphyse immole la sienne dix fois par jour. Il est plus facile de souffrir une grande peine que de souffrir toute sa vie de petites mortifications qui se succèdent sans fin.

Revenez donc ; revenez voir en personne la tendresse que vous n’avez fait que lire ; elle vous attend.

Non, Damilaville ne décachette point. Aussi celle adressée à M. Duval a-t-elle fait le voyage du Granval avec les vôtres. On la lui a portée ce matin ; il a répondu sur-le-champ, et cette réponse est partie contre-signée.

Arrivez donc, gros Fourmont. Tâchez donc d’accélérer votre lourde allure, et ramenez-moi ma Sophie.

Jusqu’à présent, j’ai écrit comme si Uranie devait me lire. Peut-être y avez-vous un peu perdu ; mais j’ai voulu épargner à votre délicatesse le petit déplaisir de sauter des lignes, et de celer quelque chose à celle qu’on porte au fond de son cœur. Il me semble que cela me coûterait, à moi, et je vous mets souvent à ma place.

Quand vous vous séparerez de votre chère sœur, dites-lui de ma part, et du ton le plus touché que vous pourrez : « Chère sœur, nous nous reverrons tous les trois, nous nous reverrons ».

Vous aurez lundi des nouvelles de M. de Saint-Gény. Damilaville a dû en demander aujourd’hui.

À propos, quatre-vingts livres de café, soixante pour vous et vingt pour moi, à trente-sept sous la livre. La modicité du prix m’a rendu la qualité suspecte. Voilà une phrase cadencée qui pue l’Académie. Si vous voulez en sentir tout le ridicule, dites-la du ton gascon dont M. Mairan disait à Rendu, son valet de chambre, de le tirer d’une mare d’eau : Rendu, sauvez-moi de ce déluge, d’une façon quelconque. Je suis un furieux bavard, n’est-ce pas, mon amie ? Mais nous l’avons essayé, Grimm et moi, et nous l’avons trouvé bon. Demandez à madame votre mère si elle en veut toujours. Ce traître Damilaville en a quatre-vingts livres, de Marseille, dont il ne céderait pas un grain. Ferai-je mieux que lui ? Oh ! ma foi, je n’en sais rien.

Vous me direz apparemment ce que M. Duval aura chanté. À M. Duval, rue des Vieux-Augustins, etc. Quelle diable d’adresse est-ce là ? Cela m’a un peu brouillé.

Mais est-ce qu’Uranie ne daignera pas prendre la plume un jour, et mettre un petit mot de sa main à la fin d’une de vos lettres ? Un petit mot doux pour celui qui fait tout pour lui marquer son respect, lui inspirer une haute idée d’elle-même, celle qu’il en a, et mériter un peu son estime.

Je ne sais pas ce qu’il y avait dans ma dernière lettre, sur le vice et sur la vertu d’assez passable, pour que vous ayez osé en faire part à madame votre mère. De quoi s’agissait-il ? Je mets si peu de prétention à ce que je vous écris que, d’un courrier à l’autre, la seule chose qui m’en reste, c’est que j’ai voulu vous rendre compte de tous les instants d’une vie qui vous appartient, et vous faire lire au fond d’un cœur où vous régnez.

Adieu, ma tendre amie. Voilà encore un petit volume. Si j’en avais eu le temps, j’y aurais mis une épître dédicatoire. Il arriva avant-hier, chez Damilaville, une petite aventure qui prouve que rien ne gagne comme l’exemple de la bonté.

Un habile garçon, qui s’appelle Desmarets, devait être envoyé en Sibérie pour y faire des observations ; il n’ira pas. On lui préfère un sot appelé l’abbé Chappe[88]. Desmarets, Tillet, et un jeune conseiller au Parlement, qui avaient dîné chez Gaudet, montèrent, le soir, chez Damilaville, où j’étais. Je connaissais Desmarets et Tillet ; on se salue, on s’embrasse, et je dis à Desmarets : « Que faites-vous ici ? je vous croyais à grelotter au Kamtchatka, dans un trou de quelque Jakut. » Vous entendez sa réponse : « Je suis fâché, pour le progrès des sciences, qu’un autre fasse le voyage. » Il ajouta qu’il avait préparé un grand nombre d’expériences qu’assurément l’abbé Chappe ne fera pas. « Avez-vous un mémoire bien détaillé de toutes ces expériences ? — Tout prêt. — Savez-vous ce qu’il faut en faire ? Le porter à l’abbé Chappe. Parce que vous ne pouvez pas faire le bien par vous-même, ne devez-vous pas contribuer de toutes vos forces pour qu’il soit fait par un autre ? » Tout le monde fut de mon avis.

Je ne pourrais soutenir cette pensée qu’un homme a eu cet avantage sur moi..... Cet homme est un homme de bien, du moins je dois le supposer. Il vous est dévoué, âme et corps, il ne vit que pour vous, il étudie toutes vos volontés. C’est vous qui faites son bonheur, sa peine, son repos, ses alarmes ; son sort est attaché au vôtre. Il ferait le tour du monde pour vous aller chercher un fétu qui vous plairait ; et, lorsque vous lui accordez la seule récompense qu’il se promette, et qu’il s’efforce de mériter, vous appelez cela accorder de l’avantage sur soi. Est-ce là l’expression ? Je m’en rapporte à vous-même, qui avez l’esprit juste. En toute autre circonstance, il me semble qu’on dirait : c’est retour, c’est équité. Les coquettes laissent prendre de l’avantage sur elles ; les femmes galantes et à tempérament aussi ; les folles, les étourdies, et, en un mot, toutes celles qui ne mettent aucun prix honnête à leurs faveurs, et qu’on possède sans les avoir méritées. Mais il n’en est pas ainsi des autres.

Vous souvenez-vous d’un trait que je vous ai raconté d’un de mes amis[89] ? Il aimait depuis longtemps ; il croyait avoir mérité quelque récompense, et la sollicitait, comme elle doit l’être, vivement. On le refusait sans en apporter de raisons….. il s’avisa de dire : « C’est que vous ne m’aimez pas » Cette femme aimait éperdument. « C’est que je ne vous aime pas ! répondit-elle en fondant en larmes. Levez-vous (il était à ses genoux), donnez-moi la main » ; il se lève, il lui donne la main, elle le conduit vers un canapé, elle s’assied, se couvre les yeux de ses mains sous lesquelles les larmes coulaient toujours, et lui dit : « Eh bien ! monsieur, soyez heureux. » Vous vous doutez bien qu’il ne le fut pas. Non ce jour-là ; mais un autre qu’il était à côté d’elle, qu’il la regardait avec des yeux remplis d’amour et de tendresse, et qu’il ne lui demandait rien, elle jeta ses deux bras autour de son cou, sa bouche alla doucement se coller sur la sienne, et il fut heureux.

Il y a une lettre de vous chez Damilaville. Je cours bien vite la chercher. Adieu, adieu.

De Saint-Gény se porte à merveille. C’est un garçon de bien, très-aimé, très-considéré. On rend justice à ses talents ; mais il n’a ni zèle ni activité. On lui reproche de l’indolence et de la paresse. Il faudrait que madame votre mère et la sienne le secouassent de temps en temps. Je vous réponds toujours de la protection de M. Damilaville pour lui, parce que M. Damilaville a de l’amitié pour moi, et qu’il sait l’intérêt que je prends à M. de Saint-Gény, et à tout ce qui vous tient par le fil le plus léger.

Mes très-humbles respects à madame votre mère.


LII


À Paris, le 10 novembre 1760.


Voyez l’attention de M. Damilaville. C’est aujourd’hui dimanche. Il a été forcé de sortir de son bureau. Il ne doutait pas que je ne vinsse ce soir ; car je ne manque jamais quand j’espère une lettre de vous. Il a laissé la clef avec deux bougies sur une table, et entre les deux bougies, la petite lettre de vous avec un billet de lui bien honnête. Je vous ai lue et relue ; je suis seul et je vais vous répondre.

Je suis bien fâché que madame votre mère soit indisposée. Il n’y a qu’un jour à son compte, quoiqu’il y ait bien du temps au nôtre, qu’elle est à la campagne. Ce sont d’abord les mauvais temps qui l’ont empêchée d’en jouir ; et, quand les mauvais temps vont cesser, car enfin ils vont cesser, s’ils ne doivent pas durer toujours, voilà un rhumatisme qui la tient courbée sur les tisons. Comment se fait-il qu’elle ait de la gaieté, et avec vous ? Hier, je disais, avec Damilaville, que quand j’étais las de voir aller les choses contre mon gré, il me prenait des bouffées de résignation. Alors la douleur des hypocondres se détend, la bile accumulée coule doucement : le sort ne me laisserait pas une chemise au dos, que peut-être j’en plaisanterais. Je conçois qu’il y a des hommes assez heureusement nés pour être, par tempérament et constamment, ce que je suis seulement par intervalle, de réflexion, et par secousses ; témoin l’auteur de Zaïde, ce petit abbé de La Marre qui n’avait pas un sou, qui se portait mal, qui n’avait ni habit, ni pain, ni souliers ;


Sa culotte, attachée avec une ficelle.
Laissait voir, par cent trous, un cul plus noir qu’icelle.


Eh bien ! le soir, sur les onze heures, lorsque tout le monde dormait, il contrefaisait, avec une pipe à fumer, les cris d’un enfant exposé ; et le matin, sur le point du jour, il mettait en train de chanter tous les coqs du voisinage. Au sein de l’indigence, il était plus heureux que nous[90]. Votre mère a pris son parti. Elle aura de la bonne humeur jusqu’à demain. Cette espèce de philosophie éphémère ne dure pas davantage.

On parle donc de retour ! On remue donc les malles ! Le courrier prochain m’apprendra peut-être votre départ. Ne vous attendre que pour les derniers jours du mois, je ne saurais. Vous m’avez mis en train d’espérer. S’il nous est permis d’aller au-devant de vous, vous nous le direz apparemment. Au reste, ne faites rien là-dessus de votre mouvement. Si l’on nous rencontre sur la route, qu’on s’y attende, et qu’on l’ait à gré. Oui, ce fut un terrible jour que celui que vous rappelez. Mais vous aviez de la santé, on pouvait se flatter que vous supportiez la fatigue du voyage ; on ne craignait pas que vous restassiez mourante dans une auberge ou sur un grand chemin. Il vint un jour, et ce jour était la veille même de votre départ, où j’avais toutes ces alarmes. On vous croyait assez de force pour faire soixante lieues en poste, dans une voiture très-dure, dans la saison la plus fatigante, et vous étiez dans votre lit, et vous ne pouviez vous tenir debout, et vous n’auriez pas fait pour toute chose au monde le tour de votre chambre, et vous ne pouviez parler. Mais laissons cela ; ma bile se remuerait trop violemment ; je ne m’en porterais pas mieux, je n’en serais pas plus content, et de celle qui vous entraînait, et de celle qui se portait à sa fantaisie, et qui fermait les yeux sur votre état.

Mais qui est-ce qui vous a envoyé la Confession de Voltaire[91] ? Vous ne me le dites pas. À propos de Voltaire, il se plaint à Grimm très-amèrement de mon silence. Il dit qu’il est au moins de la politesse de remercier son avocat[92]. Et qui diable l’a prié de plaider ma cause ? Il a, dit-il, ressenti la plus vive douleur, chère amie ; on ne saurait arracher un cheveu à cet homme, sans lui faire jeter les hauts cris. À soixante ans passés, il est auteur, et auteur célèbre, et il n’est pas encore fait à la peine. Il ne s’y fera jamais. L’avenir ne le corrigera point. Il espérera le bonheur jusqu’au moment où la vie lui échappera.

Non, je ne sais pas qui est l’auteur de la Confession. Oui, je suis dans la grande ville, et si je n’avais pas eu cent fois plus de force qu’Adam le jour que la pomme fatale lui fut présentée, je serais parti pour la Chevrette ; j’y étais appelé par un billet doux, et par un billet très-doux ; car il y en avait deux.

L’enfant, à qui la mauvaise santé ne peut ôter ni la sérénité ni la sensibilité, me jeta ses petits bras autour du cou, et m’embrassa, en disant : « C’est mon papa, c’est mon petit papa. » Je passai dans mon cabinet où je trouvai une pile de lettres. Je les lus. On servit, et nous nous mîmes à table.

Mes collègues n’ont presque rien fait. Je ne sais plus quand je sortirai de cette galère. Si j’en crois le chevalier de Jaucourt, son projet est de m’y tenir encore un an. Cet homme est depuis six à sept ans au centre de six à sept secrétaires, lisant, dictant, travaillant treize à quatorze heures par jour, et cette position-là ne l’a pas encore ennuyé.

Je n’ai rien outré à la peinture de la maladie du père Hoop. Il a été sur le point de secouer le fardeau. Quand je lui demandai ce qu’il estimait le plus de la vie, il me répondit : « Premièrement de n’y être pas, secondement de se bien porter ; vous voyez combien je suis chanceux ; j’y suis et je me porte mal. » À vous parler vrai, je ne compte pas qu’il finisse naturellement.

Vous auriez fait une belle chose sans les contre-seings. Les endroits de mes lettres où je vous dis que je vous aime sont ceux qui vous plaisent le plus ; c’est, dites-vous, la seule chose qu’il y ait dans les vôtres, c’est-à-dire qu’elles sont pour moi partout comme les miennes dans les ligues qui vous en paraissent excellentes. Ne suis-je pas bien à plaindre ? Mes lettres sont variées, et les vôtres le seront, et plus agréablement encore que les miennes, quand vous pourrez vous résoudre, comme moi, à m’envoyer vos conversations d’Isle. Vous verrez que ce que vous, Mme Le Gendre et madame votre mère direz sur un sujet ou de goût, ou de caractère, ou d’affaire, ou d’histoire, ou de morale, ne vaudra pas mieux que les boutades de l’Écossais, que les folies de Mme d’Aine, que l’originalité du Baron, et que mon marivaudage, car je marivaude, Marivaux sans le savoir, et moi le sachant.

Je n’ai point encore fait de feu. Tant que celui de nature me suffira, je me passerai de l’autre.

Cette sobriété d’un jour n’a pas duré davantage. Damilaville ne l’a pas voulu. Nous dînâmes hier ensemble depuis deux heures et demie jusqu’à neuf heures du soir. À neuf heures sonnantes nous prenions le plus délicieux café du monde. Oh ! la bonne chose pour la santé qu’une débauche de bon vin !

Mon ami est l’homme le plus inabordable. Il a un froid, un sec, un renfermé qui déconcerte la première fois ; à la centième comme à la première, quand cela lui convient.

Le nom de Pouf vous fait rire, vous paraît bien imaginé. Le petit animal tout rond, gros comme le poing, ressemble parfaitement à son nom.

Je n’entends rien non plus à la ligne où il s’agit de fête et de messe, sinon que quelquefois je vous commence la veille une lettre que je continue le lendemain, comme si c’était le même jour. Voilà la clef d’une infinité d’autres endroits.

Oui, il ne tiendra qu’à Uranie d’aimer sa fille à la folie. Je crois en avoir le secret, mais ce sera pour une autre fois. Bonsoir, mes bonnes amies ; si vous aimiez autant que moi, et que vous le sentissiez comme je fais dans ce moment, vous seriez trop heureuses. Je prends votre main, je la mets dans la sienne, et je les serre toutes deux.


LIII


À Paris, le 11 novembre 1760.


J’étais venu ici dans le dessein d’y trouver une lettre et d’y répondre. J’ai eu la lettre. Je l’ai lue avec le plaisir que toutes me donnent, mais il ne m’a pas été possible de vous faire réponse.

J’ai trouvé Thiriol, un ami de Voltaire ; c’est un bon homme, mais d’une mémoire cruelle. Il s’est mis à nous réciter des vers de tous les poëtes du monde, et il était près de neuf heures quand il nous a quittés.

Le moyen de passer ici le temps qu’il me faudrait pour vous entretenir des peines que se donne Uranie, et y apporter la consolation qu’elle peut attendre de moi ! Je me suis fait une loi de rentrer de bonne heure, du moins jusqu’à ce que tout le monde se porte mieux à la maison. Je vous écris seulement ce billet pour prévenir l’inquiétude que mon silence pourrait vous causer. Bonsoir, ma tendre amie. Jeudi, je tâcherai de réparer la brièveté de celle-ci. Si vous la comparez avec la précédente, vous ne manquerez pas de dire que je suis extrême en tout. Je ne sais si cela est aussi généralement vrai qu’on pourrait le croire ; mais en tendresse, en attachement, en estime, en respect pour vous, quelque extrême qu’on veuille me supposer, je ne ferai mentir personne. Un mot de moi à Uranie. Elle voit sa fille d’un air trop sévère. Quand elle aura causé là-dessus avec elle-même pendant une matinée, elle retrouvera sa fille à moitié corrigée. Avant que d’accuser l’enfance d’une autre, je lui demande de se rappeler la sienne. Qu’est-ce que la sensibilité ? L’effet vif sur notre âme d’une infinité d’observations délicates que nous rapprochons. Cette qualité, dont la nature nous donne le germe, s’étouffe ou se vivifie donc par l’âge, l’expérience, la réflexion. Nous serions tous bien honteux si nos parents avaient tenu registre de toutes les choses dures, cruelles même, que nous avons dites ou faites, quand nous étions jeunes. Nous verrions, dans l’histoire de nos premières années, l’excuse des premières années de nos enfants que nous jugeons si sévèrement. Un peu de patience, il en a fallu tant avoir avec nous. Je ne me tiens pas quitte par ce petit nombre de lignes. Le sujet est trop important pour n’y pas revenir. Bonsoir, mon amie, bonsoir. Ne perdez rien de votre amour. Pour peu que vous en diminuassiez, vous ne me payeriez plus de retour.


LIV


À Paris, le 2 novembre 1760.


Les gens du monde n’ont point d’honneur : ils font trop d’affaires et de trop importantes ; ils s’écartent d’abord un peu du droit chemin, puis encore un peu, et de petits écarts en petits écarts réitérés, bientôt ils se trouvent tout à fait égarés, et ce qu’ils ont fait avec succès devient l’unique règle de ce qu’ils ont à faire. Vous voyez bien à quoi je réponds. Mais ce qui me confond, c’est cette espèce de bienfaisance malhonnête avec laquelle ils se prêtent à arranger à leur mode les affaires des gens scrupuleux. On dirait, ou qu’ils n’ont pas assez de leurs propres iniquités, ou qu’ils croient expier celles-ci par celles qu’ils veulent bien commettre en faveur des autres. Il semble qu’ils se disent en eux-mêmes : Vous voyez bien, si ma morale est mauvaise, au moins j’ai la même pour moi et pour mes amis.

Il y avait donc bien de la tendresse, du respect, de l’estime dans cette lettre de rappel ? Les sentiments qu’il nous a vu prendre de sa moitié, à nous qui sommes censés nous connaître en mérite, n’ont pas peu contribué à lui inspirer ceux qu’il en a. Il a cru pouvoir estimer un peu celle que nous adorons. Elle a cru longtemps que la seule chose qu’elle désirait en son mari, c’était de l’estimer ce qu’elle valait ; elle s’est trompée. Il en est venu là, et je gage qu’elle n’en est pas plus éprise.

Vous voilà donc seule à présent, mais heureusement ce ne sera pas pour longtemps ; tout m’annonce un retour prochain. Ces travaux projetés sur la rivière de Larzicourt sont ou différés ou moins inquiétants, puisqu’on cherche des chevaux ; mais je ne veux plus compter sur rien. Je suis trop mal à mon aise lorsqu’une lettre vient détruire les espérances que j’avais conçues sur la précédente. On dirait que Morphyse a deviné que vous m’écrivez tout, et qu’elle se fait un jeu de vous montrer à celui que vous aimez et de vous ravir à ses souhaits, d’une poste à l’autre.

Vous faites aussi des débauches de table ! Cela vous convient fort. Et qui est-ce qui vous a permis de vivre comme ceux qui se portent bien ? Me voilà tout à fait dérangé. J’ai eu les intestins brouillés, des envies de vomir, de la fièvre, de l’insomnie ; je devais être émétisé aujourd’hui. J’étais trop échauffé pour qu’on l’osât ; c’est partie remise. En attendant, je vais, je viens, je ris, je cause, je me plains, et demain il n’y paraîtra plus. Mais vous, vous payez de quinze mauvais jours un petit verre de vin et une cuisse de perdrix de trop. Tout le monde se porte bien, excepté moi et Angélique. Vous ai-je dit que cette petite étourdie-là s’était arraché un ongle du gros orteil ? Il n’en fallait pas davantage pour mettre en péril le pied d’un autre enfant moins sain. Elle n’en a pas été alitée plus d’un jour.

J’ai lu à M. Grimm la comparaison que vous nous avez faite d’Hypermnestre avec Tancrède, il trouve que cela n’est pas si faux qu’il en faille rougir.

Je n’oublierai pas votre billet de loterie. Mme Le Gendre ne se lasse donc pas d’inviter la fortune. J’en suis bien aise… Mais la fortune en use avec elle comme la cliente en use avec ses amants.

Nous ne sommes pas à Bouillon, mais il est décidé que nous imprimerons en pays étranger, et que je n’irai pas. Ma présence donnera le change à nos ennemis, et rien n’empêchera, avec trois ou quatre contre-seings dont nous disposons, que les feuilles ne nous viennent et que nous ne puissions avoir l’ouvrage à notre aise.

Vous n’avez pas répondu juste à mon raisonnement en faveur de la médecine. La sensibilité on l’insensibilité des êtres sur lesquels on opère ne fait rien à la certitude ou à l’incertitude des expériences.

Ma sœur a un étrange procédé avec moi. Je vous ai dit, il y a deux mois, qu’elle m’avait envoyé un compte avec des modèles de quittances : j’ai transcrit les quittances au bas du compte, j’ai renvoyé le tout, et depuis je n’ai entendu parler de rien. Ce maudit saint[93] l’aurait-il pervertie ? Malheur à la famille dans laquelle il y aura un saint !

À moi, mes gendres, est d’autant plus plaisant qu’il y a longtemps que le danger est passé[94].

Caliste chancelle, et ce pauvre Colardeau, qui en est l’auteur, est désespéré[95]. Voici encore quelques beaux endroits que je me rappelle. Caliste dit de son abominable amant : Mais qui peut le rappeler auprès de moi ? La jalousie ? Lui, jaloux ! Ce lui, jaloux ! est beau. Et comme cette enchanteresse de Clairon le dit ! Quand sa confidente l’invite à donner la main à un époux qui lui est présenté par son père : Moi, dit-elle, j’irais porter mes affronts en dot à mon époux ! et à un ami de Lotario, qui lui laisse apercevoir qu’il sait son malheur : Éloignez-vous, vous m’avez fait rougir ; ne me voyez jamais. Et ces deux vers-ci, qu’en direz-vous ?


La nature, crois-moi, dans le sein d’une mère,
Pousse un cri plus plaintif que dans celui d’un père.


Je me suis grippé, à l’occasion de cet endroit, avec le mari de ma bonne amie, Mme Riccoboni, et lui avec moi, sans nous connaître. Toutes les nuits il m’en revient des bribes qui me font tressaillir.

À propos de la maladie de Mme Helvétius, croiriez-vous bien que ces Jésuites, qui ont si cruellement persécuté son mari, ont eu le courage de lui faire visite ? Je voudrais bien pouvoir vous rendre les propos qu’il leur a tenus avec sa brusque bonhomie ; il n’y a pas un mot à perdre : « Mais comment, Pères, c’est vous ! Vous êtes des hommes incompréhensibles. Vous vous croyez faits pour tout subjuguer, amis, ennemis. — Nous en sommes bien fâchés, nous n’avons pu faire autrement. — Je sais bien que vous seriez d’honnêtes gens, si cela dépendait de vous. Il y a beaucoup d’autres gens dans la société qui sont exactement dans le même cas ; cela ne dépend pas d’eux ; ce sont des coquins à qui je pardonne de l’être, mais je ne les vois pas. »

Que pensez-vous de cela ? Le reste ne me revient pas, mais il est exactement comme l’échantillon que voilà.

Vous savez apparemment que le capitan bacha ou l’amiral du sultan, qui va tous les ans, au nom de son maître, recueillir le tribut dans les îles de l’Archipel, s’en revenait avec dix à onze millions, lorsqu’un mouvement de dévotion le fit relâcher à une petite île appelée Lampédouse, où les chrétiens et les musulmans ont un petit temple commun ; et que, tandis qu’il était en oraison, les esclaves chrétiens qui étaient sur son bord, au nombre de deux cents, ont assommé, avec leurs chaînes, les esclaves turcs, ont mis à la voile, et s’en sont allés à Malte, où ils ont été bien reçus, et où l’on a accordé la liberté à cinq esclaves turcs qui avaient généreusement aidé les esclaves chrétiens à massacrer leurs confrères. Récompense bien placée ! À votre avis ?

M. et Mme de Buffon sont arrivés. J’ai vu madame. Elle n’a plus de cou ; son menton a fait la moitié du chemin ; devinez ce qui a fait l’autre moitié ? moyennant quoi ses trois mentons reposent sur deux bons gros oreillers. Elle me paraît avoir un peu oublié ses douleurs. Je ne dînai point avec elle ; j’avais promis à Mme d’Épinay, à l’ami Grimm et à l’abbé Galiani.

L’abbé est petit, gras, potelé : un certain Ascylte, de votre connaissance, un certain Lycas, aussi de votre connaissance, s’en seraient bien accommodés autrefois. Il nous disait à ce propos qu’un jour il voyageait dans un coche public ; c’était en hiver. D’abord, on ne sut avec qui l’on était ; mais lorsque le jour commença à paraître, il se trouva à côté d’un Jésuite ; deux filles à côté d’un Bernardin et d’un Bénédictin, et celui-ci à côté du secrétaire d’un sénateur napolitain. Il ne se passa rien dans la matinée, sinon que les deux moines faisaient tous leurs efforts pour se rendre agréables aux deux filles. Chacun alla dîner de son côté. La soirée fut comme la matinée, c’est-à-dire même galanterie de la part des moines. Le souper se fit en commun. Après le souper, lorsqu’il fallut se retirer, le Jésuite s’approcha de l’abbé, et lui dit : « Monsieur, il ne paraît pas que nous sommes là en bonne compagnie : vous devriez demander une chambre à deux lits pour nous. » L’abbé obligeamment la demanda, et l’obtint. On mit les deux filles dans une autre chambre à deux lits, les deux moines dans une troisième chambre à deux lits, et le secrétaire du sénateur dans un cabinet, seul. Chacun retiré, le Jésuite entreprit l’abbé de conversation, de son lit au sien. Tandis que l’abbé et le Jésuite causaient, un des moines attendait que l’autre moine fût endormi, afin d’aller trouver les filles. Le Bernardin fut le plus pressé ; il se lève sur la pointe du pied, il va dans la chambre des filles, il rencontre un lit, il tâte, il était vide : une des filles, qui l’occupait, était allée causer avec le secrétaire. Il va à l’autre lit, il y trouve l’autre fille, et se place à côté d’elle. Cependant le Bénédictin s’avançait sur ses pas ; il arrive droit au lit du Bernardin et de la fille ; ce fut le Bernardin qui lui tomba sous la main ; il le happe par le cou, il le traîne au milieu de la chambre, et se met à sa place. L’autre se relève, et s’en va tomber à coups de poing sur son rival ; il frappe à tort à travers ; la fille en reçoit un dans l’œil, et se met à faire des cris affreux. Les deux moines, en chemise, se battent, et font aussi des cris affreux. Le Jésuite, qui causait avec l’abbé, effrayé, se lève, court au lit de l’abbé et lui dit : « Monsieur, entendez-vous ces cris ? Je me meurs de peur ; de grâce, faites-moi une petite place à côté de vous. » Le moyen, ajoute l’abbé, de renvoyer ce pauvre Jésuite ! il avait si peur ! Et pendant que le Jésuite se rassure, quoique le bruit augmente, l’hôte monte. On laisse une des filles couchée avec le secrétaire, on enferme l’autre sous clef, on sépare les deux moines, et le reste de la nuit se passa fort bien.

Le père Hoop se porte un peu mieux. Il m’a dit, à l’occasion du nouveau roi d’Angleterre, une histoire très-cynique. Adieu, ma tendre amie, il se fait tard. Je vous écris chez Damilaville. Je me porte mal. Je n’aime point à me faire attendre, je m’en vais. M. Gaschon a envoyé chez moi ce matin savoir comment je me portais. Je lui ai donné rendez-vous pour dimanche matin chez Mlle Boileau. S’il se porte bien, si je me porte bien, si je me porte mieux, nous causerons un peu gaiement. Vous vous doutez bien qu’il sera aussi un peu mention de vous.

Adieu, j’ai les yeux faibles, la tête fatiguée ; j’écris sans savoir ce que j’écris : revenez me mettre à la raison. Malgré toutes les promesses que je me suis faites de ne me plus promettre rien, je ne sais pourquoi je me flatte que cette lettre sera la dernière que je vous écrirai. Adieu. J’ai reçu ce matin un billet de M. Grimm, qui est charmant. Le comte de Lauraguais m’est venu voir. Savez-vous l’accident arrivé à sa femme ? Elle voulait prendre des gouttes d’Hoffmann ; on s’est trompé de bouteille, et on lui a donné quatre-vingt-quatre gouttes de laudanum. Elle n’en mourra pas. Bonsoir, ma bonne amie ; adieu. Je ne saurais vous quitter tant qu’il me reste un quart d’heure, et que je suis à côté de vous, ou tant qu’il me reste une ligne de papier blanc, et que je vous écris.


LV


À Paris, le 25 novembre 1760.


C’est, je crois, vendredi passé que je devais prendre l’émétique. Ils disaient tous que c’était le seul remède aux défaillances et aux envies de vomir dont je suis attaqué tous les matins, depuis environ deux ans. Mais j’eus la fièvre le soir, la nuit fut mauvaise, et je me trouvai si échauffé, si brûlant, quand on m’apporta le purgatif, que je vis trop d’imprudence à le prendre. Depuis j’ai vécu sobrement, j’ai pris du thé, j’ai humecté, et je guérirai, si je ne me trompe, par le seul régime. Je dîne seul ; quelque frugal que soit le repas que je fais, il est suivi d’un mal de tête, léger à la vérité, mais signe d’un estomac qui fatigue, et qui digère avec peine. Laissons là ma santé, qui se raccommodera plus aisément encore qu’elle ne s’est dérangée, pourvu surtout que la faculté ne s’en mêle pas. Or, elle ne s’en mêlera pas ; je crains ses formules.

J’allai chez Mlle Boileau, où j’espérais que l’ami Gaschon m’aurait précédé : point d’ami Gaschon. Mlle Boileau, en jupon court et en casaquin blanc, blanc si vous voulez, était chez Mme Berger. Le fils de M. de Solignac s’écrivait à la porte ; sur mon nom il sortit ; je lui demandai des nouvelles de monsieur son père, de madame sa mère ; sa mère était à la messe. Cependant Mlle Boileau descend, je la vois traverser la cour sur la pointe du pied ; je laisse M. de Solignac le fils, et je la vais trouver chez elle. Nous causâmes d’abord de vous, puis d’elle, de M. de Prisye, de moi, de Mme Le Gendre, de madame votre mère, de vos affaires, de votre absence, de votre retour. Nous y serions encore, mais Mme de Solignac arriva au milieu de notre ramage et le rendit un peu plus réservé. Je lui dis que j’aurais eu l’honneur de lui présenter mon respect plus tôt, que j’étais venu, entre deux voyages à la campagne, dans ce dessein, qu’elle n’y était pas, et que je m’y étais fait écrire par M. de Solignac ; et puis le bavardage banal commença. Je ne sais comment je m’en tirai, je lui demandai des nouvelles de madame….. et de vous surtout, si elles étaient fraîches. Elle me répondit qu’elle en avait de trois jours par madame sa mère, mais non par vous. Est-ce que vous négligeriez de lui écrire ? Elle se leva ; je lui demandai la permission de lui faire une visite ; elle me l’accorda, et elle s’en alla, appelée par les soins que demandait d’elle Mlle de Solignac attaquée d’un érysipèle.

Mlle Boileau n’était ni habillée ni emmessée, et elle dînait en ville, ce qui nous sépara promptement. Je donnai à M. Gaschon trois quarts d’heure dont Mlle Boileau ne voulait point. Je le trouvai. Oh ! combien nous dîmes de folies ! Je le quittai pour me rendre à dîner chez le Baron ; mais nous nous retrouverons, rue Pavée, Mlle Boileau et moi, après-demain. Il faut pourtant que j’aie vu Mme de Solignac chez elle avant votre retour, que l’on ne croit pas ici aussi voisin que vous l’imaginez. En vérité, je jure qu’avec ces malles descendues, ces chevaux demandés, madame votre mère vous joue.

Je dînai chez le Baron avec l’auteur de Caliste. Il n’a pas une once de chair sur le corps ; un petit nez aquilin, une tête allongée, un visage effilé, de petits yeux perçants, de longues jambes, un corps mince et fluet ; couvrez cela de plumes, ajoutez à ses maigres épaules de longues ailes, recourbez les ongles de ses pieds et de ses mains, et vous aurez un tiercelet d’épervier. Je lui fis beaucoup de compliments sur sa pièce, et ils étaient sincères. Nous nous promîmes de nous revoir. Ce sera quand il voudra ; c’est son affaire. La présence de Saurin renferma un peu les amitiés que j’aurais faites à Golardeau, je craignis d’allumer de la jalousie ; Grimm et Golardeau allèrent sur les cinq heures à la Comédie. Moi je vins ici sur les sept heures chercher une lettre de vous, que j’y trouvai ; c’est la quarante-deuxième. Morphyse sera donc toujours Morphyse, un gros écheveau brouillé de secrets et de mystères. M. Fourmont n’était pas encore hier à Paris ; car on n’aurait pas manqué de me le dire. Emballez toujours vos chiffons, mais emballez les uns après les autres ; sans cette précaution, craignez que l’impatience ne vous prenne trop violente, lorsque vous n’aurez plus rien à serrer, et que le premier pas réel ne se fera point, et que vous aurez fait le dernier pas imaginaire vers Paris.

Je suis bien aise qu’il y ait par-ci par-là, dans mes griffonnages, quelques mots que vous puissiez lire à madame votre mère, et qui vous fassent pardonner un peu l’exactitude de ce commerce ; car je crois que, sans un peu d’intérêt, elle me pardonnerait aisément une passion qui vous rendrait malheureuse.

Ce vers qui vous plaît tant, et qui me fait tourner la tête, à moi :


Peut-être que mon père y mêla quelques pleurs[96],


croyez-vous bien qu’il y a ici des gens d’un goût assez gauche pour oser l’attaquer, et à qui il a fallu que je disse : Grosses bêtes, ne voyez-vous pas comme ces pleurs excusent son père, dans le moment le plus cruel ? Et comme cette réflexion, au moment de mourir, fait honneur à cette fille ! Et puis, quel tableau que celui d’un père qui laisse tomber des larmes dans la même coupe où il verse des poisons pour sa fille ! Il n’y a rien de sacré pour la sottise, la méchanceté et l’envie ; elles portent leurs mains sacrilèges sur tout.

Depuis que je suis revenu de la campagne, il me semble que je ne sens plus si bien que je vous aime. C’est un bruit autour de moi ; ce sont des saccades : c’est un charivari qui m’arrache à moi-même. Je ne saurais plus donner d’attention aux mouvements de cœur. Il faut de la retraite, du repos, du silence aux amants. Le tumulte des grandes villes ne fatigue personne comme eux. Ils soupirent après la fin du jour ; c’est lorsque le sommeil enchaînera tous ces êtres bruyants qui les distraient et qui les importunent qu’ils se retrouveront avec leur amie.

Vous voilà donc bien fière de sa bonne humeur. Jouissez-en. Pour moi, j’en serais affligé. Je ne pourrais souffrir de devoir à la satisfaction d’une misérable petite fantaisie le prix de mon attachement, de mes soins, de ma tendresse, d’une infinité de qualités personnelles. Il est bien malheureux qu’elle n’ait pas tous les jours des casaquins estropiés à raccommoder ; vous seriez dispensée d’être vraie, douce, honnête, attentive, franche, soumise, vertueuse, désintéressée ; vous seriez chérie sans toutes ces misères-là.

C’était bien mon dessein de ne pas écrire à ce méchant et extraordinaire enfant des Délices[97] ; mais comment pourrai-je à présent m’en tirer ? Voilà-t-il pas que Damilaville et Thiriot m’ont mis dans la nécessité de lui faire passer mes observations sur Tancrède !

Le chevalier de Jaucourt. Ne craignez pas qu’il s’ennuie de moudre des articles ; Dieu le fit pour cela. Je voudrais que vous vissiez comme sa physionomie s’allonge quand on lui annonce la fin de son travail, ou plutôt la nécessité de le finir. Il a vraiment l’air désolé. Je serai quitte de mon ouvrage avant Pâques, ou je serai mort. Vous en croirez tout ce qu’il vous plaira, mais cela sera. Ce qui me prend un temps infini, ce sont les lettres que je suis forcé d’écrire à mes paresseux de collègues, pour les accélérer. Ils ont la peau si dure, que j’ai beau piquer des deux, ils n’en vont pas plus vite ; mais, sans l’attention de leur tenir sans cesse l’éperon dans le flanc, ils s’arrêteraient tout court.

Thiriot est un bon homme qui n’est ni suffisant, ni fat. Il a une mémoire étonnante, et il aurait assez d’esprit s’il savait moins. Il a tout retenu. Au lieu de dire d’après lui, il cite toujours ; ce qui fatigue et déplaît.

Je trouve que vous avez envisagé la question de la louange sous bien plus de faces que je n’ai fait. Mais vous m’avez seulement demandé pourquoi elle embarrassait. Il est vrai que vous êtes un peu baroque. Mais c’est que les autres ont eu beau se frotter contre vous, ils n’ont jamais pu émousser votre aspérité naturelle. J’en suis bien aise. J’aime mieux votre surface anguleuse et raboteuse que le poli maussade et commun de tous ces gens du monde. Au milieu de leur bourdonnement sourd et monotone, si vous jetez un mot dissonant, il frappe, et on le remarque. Tant mieux si elle n’a rien vu de votre trouble ; car je pense que sa réflexion vous troubla. Ses principes, ses principes ! Tout cela vaudrait bien la peine d’être discuté. Je trouve qu’elle se permettrait aisément la chose importante, et qu’elle se ferait un grand mérite de s’interdire l’accessoire qui n’est rien.

Non, chère amie, vous avez beau prêcher la sobriété, vous ne m’ennuierez point ; je verrai toujours l’intérêt que vous prenez à ma santé, et je ne m’en corrigerai pas davantage. Pourquoi voulez-vous que votre sermon m’ennuie ? Et puis je mange de distraction ; que faut-il que j’y fasse ? Comment parvient-on à n’être pas distrait ?

Je suis fâché que vous n’ayez pas pu parler à votre sœur de mon avis sur le philosophe. Peut-être c’est ce qu’il y a de mieux et de singulier dans ma lettre. J’insiste. Un homme aimable, qui resterait froid à côté d’une femme à prétention, finirait par en être haï. On ne sait jamais ce que feraient ceux qui cherchent à droite et à gauche des appuis à leur malhonnêteté secrète. Je hasarde cette phrase, parce que j’espère que vous ne vous rappellerez point l’endroit de votre lettre auquel elle a rapport. Mais je m’aperçois que je vous écris d’humeur, et j’en ai en effet.

Vous savez que ce pauvre La Condamine a perdu ses oreilles, à Quito, en mesurant un angle de l’équateur et du méridien, pour déterminer la figure de la terre. Il court une place vacante à l’Académie française, et on lui objecte sa surdité. Ne trouvez-vous pas cela bien cruel ? Il ne lui manquait qu’à perdre les yeux dans les sables brûlants des bords de la rivière des Amazones, et puis ils auraient dit que cet homme n’était plus bon qu’à noyer. Ces injustices me désespèrent. D’Alembert vient de faire une action qui trouve des apologistes. Vous savez que La Condamine est l’apôtre de l’inoculation en France ; eh bien ! à la rentrée publique de l’Académie des sciences, d’Alembert vient de lire un Mémoire que tous les sots doivent prendre pour un écrit contre l’inoculation, et que tous les gens d’esprit disent n’être pas pour. Je n’en sais rien. Je ne l’ai pas entendu. Je laisse là les équations, je juge du procédé.

Est-ce toujours le 4 décembre que vous partez ? Et cette lettre sera-t-elle enfin la dernière ? Votre lettre ne sera remise à Mlle Boileau qu’après-demain ; mais aussi elle lui sera remise de la main à la main. Mme d’Épinay a eu un accès de migraine dont elle a pensé périr. J’allai la voir le lendemain. Nous passâmes la soirée tête à tête. La sévérité des principes de son ami[98] se perd ; il distingue deux justices, une à l’usage des souverains. Je vois tout cela comme elle, cependant je l’excuse tant que je puis. À chaque reproche, j’ajoute en refrain : Mais il est jeune, mais il est fidèle, mais vous l’aimez, et puis elle rit. Nous en étions là lorsque Saurin entra. Comme il était réservé ! comme il était froid ! comme il était révérencieux ! et comme, un moment après, il était violent, emporté, bourru, impoli ! Il est plus clair que le jour qu’il en est tombé amoureux. Ce n’est pas là son allure ordinaire. Saurin sortit, et l’abbé Galiani entra, et avec le gentil abbé, la gaieté, l’imagination, l’esprit, la folie, la plaisanterie, et tout ce qui fait oublier les peines de la vie. Dieu sait les contes qu’il lit. À propos des faux jugements que nous portons sur le préjugé que la chose étant communément comme nous l’attendons, elle ne sera point autrement ; il disait qu’un voiturier qui menait, avec ses chevaux et sa chaise, le public, fut appelé au couvent des Bernardins pour un religieux qui avait un voyage à faire. Il propose son prix, on y tope ; il demande à voir la malle, elle était à l’ordinaire. Le lendemain, de grand matin, il arrive avec ses chevaux et sa chaise ; on lui livre la malle, il l’attache. Il ouvre la portière ; il attend que son moine vienne se placer. Il ne l’avait point vu ce moine ; il vient enfin. Imaginez un colosse en longueur, largeur et profondeur. À peine toute la place de la chaise y suffisait-elle. À l’aspect de cette masse de chair monstrueuse, le voiturier s’écrie : « Une autre fois je me ferai montrer le moine. » Tous les jours nous demandons à voir la malle, et nous oublions le moine. Une femme a les yeux charmants, la plus jolie bouche, des tétons à affoler : voilà la malle. Il nous vint à Grimm et moi, en même temps, une bonne application de ce conte. La comédienne Lepri n’aurait pas été dans le cas de s’écrier : Ah ! scellerato ! si elle se fût fait montrer le moine.

Et puis à propos de ce qu’il ne faut point faire faire son rôle à un autre, il racontait qu’un général d’ordre fit une visite à un cardinal dans un moment où, en petite veste, la tête nue et déshabillé, il s’amusait avec ses amis. Jamais visite ne lui sembla plus à contre-temps. Il en prit de l’humeur. Il fallait s’habiller décemment, ou renvoyer le général. Mais il n’était guère possible de prendre ce dernier parti. Un des amis du cardinal lui dit : « Monseigneur, laissez-moi faire. Je vais prendre vos habits, et dans un moment je vous débarrasse de ce maudit général. » Le cardinal y consentit, et voilà la toque jetée sur sa tête, et la barrette jetée sur les épaules du représentant de Son Éminence. Mais Son Éminence était grasse et replète, et son représentant était un petit homme maigre et fluet. Ajoutez que le général avait vu, par hasard, une fois ou deux Son Éminence ; aussi le premier mot dont il le salua, c’est qu’il le trouvait bien changé. « Il est vrai, lui répondit le faux cardinal ; c’est l’effet d’une maladie vénérienne qu’on n’a jamais bien pu guérir. » Et l’Éminence vraie, qui était aux aguets pour voir comment son représentant s’en tirerait, et qui entendit cette réponse, d’oublier son déshabillé indécent, et de se jeter tout au milieu du salon, et de crier au général : « Cet homme ne sait ce qu’il dit ; c’est moi qui suis Son Éminence, et qui n’ai point eu le mal qu’il me donne, mais bien la honte de vous recevoir dans l’état où vous me voyez. » J’en aurais bien un autre meilleur à vous faire, mais je n’en ai pas le temps, et puis cela ne vous amuserait peut-être pas autant écrit que cela nous amuse récité. Sans cela, je vous peindrais un archevêque contrefaisant une duchesse dans le lit de la duchesse, et se faisant donner le pot de chambre par un cardinal. Mais pour cela il faut savoir, comme l’abbé, tous les propos de l’archevêque en duchesse, tous les propos du cardinal trompé, les sonnettes tirées, et personne ne venant, les sonnettes toujours tirées et personne toujours ne venant, le besoin pressant de la duchesse, enfin l’offre officieuse du cardinal, et la manière dont il est détrompé.

Adieu, ma tendre amie ! je vous embrasse de toute mon âme. J’ai la folie de croire que cette lettre vous rencontrera à Vitry-le-François. Ah ! c’est bien une folie ! Madame se porte assez bien, Angélique à merveille, moi couci couci. La chère sœur m’a enfin répondu ; je mens, car sa réponse est adressée à madame. Le saint prêtre n’a pas encore fait tout le mal qu’il a à faire, mais je vois qu’il est en bon train. Ce tempérament, qu’on a imaginé pour ne le point offenser, montre toute la faiblesse qu’on aura s’il insiste, et il insistera. Si les choses en viennent à un certain point, je vais en province, je vends mon patrimoine, et j’oublie des gens qui ne méritent pas un frère tel que moi. Les oublier ! je ne sais ce que je dis, je ne le saurais jamais ; c’est comme si j’avais à me plaindre de vous, et que je disse dans un moment de dépit : Voilà qui est fait, je ne l’aimerai plus.

J’ai reçu, ce matin, la visite de M. de Buffon. J’irai un de ces soirs passer quelques heures avec lui. J’aime les hommes qui ont une grande confiance en leurs talents. Il est directeur de l’Académie française, et, en cette qualité, chargé de trois ou quatre discours de réception ; c’est une cruelle corvée. Que dire d’un M. de Limoges[99] ? Que dire d’un M. Watelet[100] ? Que dire des morts et des vivants ? Cependant il n’est pas permis de les offenser par le mépris ; il faudra donc qu’il les loue, et il disait : « Eh bien ! je les louerai, je les louerai bien, et l’on m’applaudira. Est-ce que l’homme éloquent trouve quelque sujet stérile ? Est-ce qu’il y a quelque chose dont il ne sache pas parler ? » C’est bien par désintéressement que je loue cette confiance : car je ne l’ai point. Tout m’effraie au premier coup d’œil, et il faut que je sois de cent coudées au-dessus d’une besogne, quand je ne la trouve pas de cent pieds au-dessus de moi.

Adieu, ma tendre amie, quand est-ce que je vous embrasserai vraiment ? Sera-ce demain, après, ou après ? Cela me fera bien autant de plaisir qu’à vous : car votre absence a bien été pour moi aussi longue que la mienne pour vous. Tenez, la première fois qu’on nous séparera, prenons le parti de ne nous plus aimer.


LVI


Paris, le 1er décembre 1760.


Non, je ne vous attends plus. Je souffre trop à être trompé. J’ai remis votre lettre à Mlle Boileau. J’ai plaisanté M. de Prisye sur les dernières lignes de celle que je lui ai envoyée de vous. Tout cela s’est fort bien passé, et je suis chargé de vous présenter les amitiés de tout le monde. On vous aime ici et on vous y estime beaucoup. Ce n’est point un compliment flatteur qu’on veuille me faire.

Voici donc de nouvelles brouilleries qui s’apprêtent[101] ; vous en jugerez par un arrêt du Parlement, que je vous envoie. Autre nouvelle qui vous fera plus de plaisir. On joue à présent à Marseille le Père de Famille. Je suis désolé de ne pouvoir vous envoyer la gazette qui fait mention de son succès. Toutes les têtes en sont tournées. Entre autres choses qu’on y dit, et qui me font plaisir, c’est qu’à peine la première scène est-elle jouée, qu’on croit être en famille, et qu’on oublie qu’on est devant un théâtre. Ce ne sont plus des tréteaux, c’est une maison particulière. Si ces gens-là ont parlé d’après l’impression, il faut qu’elle ait été bien violente. Jamais aucune pièce n’a été louée comme elle est là. On la rejoue pour une actrice à qui on fait le cadeau de la recette d’une représentation. Un mot encore là-dessus : c’est qu’on ajoute que la difficulté de la déclamation et du jeu n’a pas, à beaucoup près, autant dérouté les acteurs qu’on le craignait.

Malgré moi, malgré vous, il a bien fallu écrire à cet illustre réfugié du lac[102]. Il a écrit deux lettres charmantes, l’une à Thiriot, l’autre à Damilaville ; elles sont pleines des choses les plus douces et les plus obligeantes. Thiriot a été chargé de me remettre les vingt volumes reliés de ses œuvres. Je les reçus mercredi ; vendredi mon remerciement était fait, il était en chemin pour Genève le samedi. Damilaville et Thiriot disent qu’il est fort bien. C’est une critique assez sensée de son Tancrède, c’est un éloge de ses ouvrages, surtout de son Histoire universelle[103], dont ils pensent que j’ai parlé sublimement ; c’est une excuse de ma paresse, c’est une exhortation à nous conserver une vie que je regarde comme la plus précieuse et la plus honorable à l’univers : car on a des rois, des souverains, des juges, des ministres en tout temps ; il faut des siècles pour recouvrer un homme comme lui, etc.

Trois hommes, M. de Limoges, M. Watelet, M. de La Condamine, concourent pour entrer à l’Académie. Il n’y avait que deux places vacantes ; M. de Limoges, à qui la première était assurée, s’est retiré, afin qu’aucun de ses deux concurrents n’eût le désagrément d’un refus. Cela est bien honnête. Il se fait cent mille actions comme celle-là par jour. Nous nous sommes arraché le blanc des yeux, Helvétius, Saurin et moi. Hier au soir ils prétendaient qu’il y avait des hommes qui n’avaient aucun sentiment d’honnêteté, ni aucune idée de l’immortalité ; nous plaidions avec chaleur, comme il arrivera toujours quand on aura des femmes pour juges. Mme de Valory, Mme d’Épinay, Mme d’Holbach siégèrent. J’avouais que la crainte du ressentiment était bien la plus forte digue de la méchanceté, mais je voulais qu’à ce motif on en joignît un autre qui naissait de l’essence même de la vertu, si la vertu n’était pas un mot. Je voulais que le caractère ne s’en effaçât jamais entièrement, même dans les âmes les plus dégradées ; je voulais qu’un homme qui préférait son intérêt propre au bien public sentît plus ou moins qu’on pouvait faire mieux, et qu’il s’estimât moins de n’avoir pas la force de se sacrifier ; je voulais, puisqu’on ne pouvait pas se rendre fou à discrétion, qu’on ne pût pas non plus se rendre plus méchant ; que si l’ordre était quelque chose, on ne réussît jamais à l’ignorer comme si de rien n’était ; que, quelque mépris que l’on fît de la postérité, il n’y eût personne qui ne souffrît un peu si on l’assurait que ceux qu’il n’entendrait pas diraient de lui qu’il était un scélérat. Cela fut vif ; mais ce qui me plut singulièrement, c’est qu’à peine la dispute fut-elle apaisée, que ces honnêtes gens-là, sans s’en apercevoir, dirent les choses les plus fortes en faveur du sentiment qu’ils venaient de combattre. Ils disaient d’eux-mêmes la réfutation de leur opinion, mais Socrate, à ma place, la leur aurait arrachée ; puis il aurait mis leur discours du moment en contradiction avec leur discours du moment précédent, puis il leur aurait tourné le dos en souriant finement. Chère amie, si vous vouliez faire usage de cette méthode avec la finesse, le sang-froid, la justesse que vous avez, personne n’y réussirait comme vous, et vous seriez mon Aspasie. Cette Aspasie-là de Socrate n’était pas si sage que vous. J’ai mille choses à faire. Je devrais être à l’Hôtel des Fermes, je devrais être chez le caissier de M. de Saint-Julien, je devrais être chez Mme d’Épinay, et je suis avec vous, et je ne saurais vous quitter. Adieu, mon amie. Ah ! vous ne m’aimez pas comme je vous aime. Vous ne prenez pas le retard de votre retour comme moi. Tant mieux : vous seriez trop à plaindre, si vous étiez aussi malade d’amour que moi. Il est fait, ce portrait qui me ressemble ; il sera chez Grimm demain. C’est lui qui m’aura. Adieu, adieu.


LVII


À Paris, le 12 septembre 1761.


J’ai l’âme flétrie de tous côtés. Il y avait environ vingt-cinq jours que je n’avais aperçu mon enfant, je l’ai trouvée tout à fait empirée. Elle grasseyé, elle minaude, elle grimace ; elle connaît tout le pouvoir de son humeur et de ses larmes ; elle boude et pleure pour rien ; elle a la mémoire pleine de sots rébus ; elle est dégingandée ; on n’en peut venir à bout ; le goût du travail et de la lecture, qui lui était naturel, se perd. Je vois tout cela, et je m’en désolerais, si l’effet de ma présence depuis quelques jours ne me laissait espérer quelque réforme. Elle est grande, elle est assez bien de visage, elle a de l’aptitude à tous les exercices du corps et de l’esprit ; Uranie ou sa sœur en aurait fait un sujet surprenant. Sa mère, qui s’en est emparée, ne souffrira jamais que j’en fasse quelque chose. Eh bien ! elle ressemblera à cent mille autres, et si elle a un sot mari, comme il y a cent mille à parier contre un que cela arrivera, elle en sera moins mécontente que si une meilleure éducation l’eût rendue plus difficile.

Autre sujet de peine. Cette terrible révision est finie. J’y ai passé vingt-cinq jours de suite, à dix heures de travail par jour. Mes corsaires ont tous leurs manuscrits sous les yeux. C’est une masse énorme qui les effraye. Ils surfont eux-mêmes mon travail, et moi je dis : « Donc, je n’en obtiendrai rien. La conséquence est juste. S’ils avaient envie de le payer, ce travail, ils le déprimeraient. » Je suis si sûr de ma logique, que je ne m’attends à rien, mais à rien absolument. Si par hasard je me suis trompé, je ne rougirai point d’en convenir ; mais je ne me trompe pas, je gage ce qu’on voudra.

Grimm arrive ce soir de la Chevrette. Je lui avais promis d’aller au Salon, et de lui esquisser un jugement rapide des principaux morceaux qui y sont exposés ; le dégoût, l’ennui, la mélancolie m’ont empêché de lui tenir parole, et c’est encore un chagrin pour moi.

Comme je finissais hier la lettre que je vous écrivis, arriva l’abbé de La Porte, ami du directeur des eaux de Passy, qui nous raconta les détails suivants de l’aventure de la petite Hus[104]. Mais je suis bien maussade aujourd’hui pour entamer une chose aussi gaie ; n’importe, quand vous l’aurez lue, vous fermerez ma lettre, et vous en ferez de vous-même un meilleur récit.

M. Bertin[105] a une maisonnette de 50,000 à 60,000 francs à Passy ; c’est là qu’il va passer une partie de la belle saison avec Mlle Hus.

Cette maison est tout à côté des vieilles eaux. Le maître de ces eaux est un jeune homme beau, bien fait, leste d’action et de propos, ayant de l’esprit et du jargon, fréquentant le monde, et en possédant à fond les manières. Il s’appelle Vielard. Il y avait environ dix-huit mois que l’équitable Mlle Hus avait rendu justice dans son cœur au mérite de M. Vielard, et que M. Vielard avait rendu justice dans le sien aux charmes de Mlle Hus. Dans les commencements, M. Bertin était enchanté d’avoir M. Vielard ; dans la suite il devint froid avec lui, puis impoli, puis insolent ; ensuite il lui fit fermer sa porte, ensuite insulter par ses gens. M. Vielard aimait et patientait. Il y eut avant-hier huit jours que M. Bertin s’éloigna de Mlle Hus sur les dix heures du matin, pour aller de Passy à Paris. Il faut passer sous les fenêtres de M. Vielard. Celui-ci ne s’est pas plus tôt assuré que son rival est au pied de la montagne, qu’il sort de chez lui, s’approche de la porte de la maison qu’habite Mlle Hus, la trouve ouverte, entre, et monte à l’appartement de sa bien-aimée. À peine est-il entré que toutes les portes se ferment sur lui. M. Vielard et Mlle Hus dînèrent ensemble. Le temps passe vite ; il était quatre heures du soir qu’ils ne s’étaient pas encore dit toutes les choses douces qu’ils avaient retenues depuis un temps infini que la jalousie les tenait séparés. Ils entendent le bruit d’un carrosse qui s’arrête sous les fenêtres ; ils soupçonnent qui ce peut être. Pour s’en assurer, Vielard s’échappe par une garde-robe, et grimpe par un escalier dérobé au haut d’un belvédère qui couronne la maison ; de là il voit avec effroi descendre M. Bertin de sa voiture ; il se précipite à travers le petit escalier ; il avertit la petite Hus, et remonte. Il sortait par une porte et M. Bertin entrait par une autre. Le voilà à son belvédère, et M. Bertin assis chez Mlle Hus ; il l’embrasse, il lui parle de ce qu’il a fait, de ce qu’il fera : pas le moindre signe d’altération sur son visage. Elle l’embrasse, elle lui parle de l’emploi de son temps et du plaisir qu’elle a de le revoir quelques heures plus tôt qu’elle ne l’attendait. Même assurance, même tranquillité de sa part. Une heure, deux heures, trois heures se passent. M. Bertin propose un piquet, la petite Hus l’accepte. Cependant l’homme du belvédère profite de l’obscurité pour descendre, et s’adresser à toutes les portes qu’il trouve fermées. Il examine s’il n’y aurait pas moyen de franchir les murs ; aucun, sans risquer de se briser une ou deux jambes. Il regagne sa demeure aérienne ; Mlle Hus, de son côté, a, de quart d’heure en quart d’heure, des petits besoins. Elle sort, elle va de son belvédère dans la cour, cherchant une issue à son prisonnier, sans la trouver. M. Bertin voit tout cela sans rien dire ; le piquet s’achève ; le souper sonne ; ou sert ; on soupe. Après le souper, ou cause. Après avoir causé jusqu’à minuit, on se retire, M. Berlin chez lui, Mlle Hus chez elle. M. Bertin dort ou paraît dormir profondément. La petite Hus descend, va dans les offices, charge sur des assiettes tout ce qui lui tombe sous la main, sert un mauvais souper à son ami, qui se morfondait au haut du belvédère, d’où il descend dans son appartement. Après souper, on délibère sur ce qu’on fera. La fin de la délibération, ce fut de se coucher, pour achever de se communiquer ce qu’on pouvait encore avoir à se dire. Ils se couchèrent donc ; mais comme il y avait un peu plus d’inconvénient pour M. Vielard à se lever une heure trop tard qu’une heure trop tôt, il était tout habillé, lorsque M. Bertin, qui avait apparemment fait la même réflexion, vint sur les huit heures frapper à la porte de Mlle Hus ; point de réponse. Il refrappe, on s’obstine à se taire. Il appelle, on n’entend pas. Il descend, et tandis qu’il descend, la garde-robe de Mlle Hus s’ouvre, et Vielard regrimpe au belvédère. Pour cette fois, il y trouve en sentinelles deux laquais de son rival. Il les regarde sans s’étonner, et leur dit : « Eh bien ! qu’est-ce qu’il y a ? Oui, c’est moi, pourquoi toutes les portes sont-elles fermées ? » Comme il achevait cette courte harangue, il entend du bruit sur les degrés au-dessous de lui. Il met l’épée à la main, il descend, il rencontre l’intendant de M. Bertin, accompagné d’un serrurier ; il présente la pointe de l’épée à la gorge du premier, en lui criant : « Descends, suis-moi et ouvre, ou je te tue. » L’intendant, effrayé du discours et de la pointe qui le menaçait, oublie qu’il est sur un escalier, se renverse en arrière, tombe sur le serrurier, et le culbute. L’intrépide Vielard profite de leur chute, leur passe sur le ventre, saute le reste des degrés, arrive dans la cour, va à la principale porte où il trouve un petit groupe de femmes qui jasaient tout bas. Il leur crie d’une voix troublée, d’un œil hagard, et d’une épée qui lui vacillait dans les mains ; « Qu’on m’ouvre ! » Toutes ces femmes effarouchées se sauvent en poussant des cris. Vielard aperçoit la grosse clef à la porte, il ouvre ; le voilà dans la rue, et de la rue, en deux sauts, chez lui. Deux heures après on aperçoit M. Berlin qui regagnait Paris dans sa voiture, et deux autres heures après Mlle Hus en fiacre, environnée de paquets, qui regagnait la grande ville, et le lendemain un fourgon qui transportait tous les débris d’un ménage. Il y avait quinze ans qu’ils vivaient ensemble ; M. Bertin en avait eu une poussinée d’enfants. Ces enfants, une vieille passion le tireront ; il suivra ; il demandera à rentrer en grâce, et il sera exaucé pour dix mille écus ; voilà la gageure que je propose à quiconque voudra[106]

Je répondrai une autre fois à votre numéro 25 que je reçois. Écrivez sur-le-champ, ou plutôt faites écrire par Uranie sur la première lettre que vous écrirez à M. Vialet : Oui vraiment, oui l’Anjou, et le plus tôt que faire se pourra. Il entendra ces mots, il les baisera. Je serai servi promptement, et j’en aurai l’obligation à Uranie. Ajoutez, si vous voulez, qu’il y a dans sa lettre un diable m’emporte qui m’a fait mourir de rire ; croyez qu’il peut compter sur mon dévouement en tout et partout.


LVIII


À Paris, le 17 septembre 1761.


J’ai l’âme toute renversée. Je ne vous écris que pour vous empêcher de prendre de l’inquiétude. Vous savez le mal sensible que me causent l’injustice et la déraison ; eh bien, imaginez qu’il a fallu en supporter un débordement qui a duré plus de deux heures à s’écouler. Mais dites-moi quel avantage il en reviendra à cette femme, lorsqu’elle m’aura fait rompre un vaisseau dans la poitrine, ou dérangé les fibres du cerveau ? Ah ! que la vie me paraît dure à passer ! combien de moments où j’en accepterais la fin avec joie ! Ne vous offensez pas de ces sentiments. Vous êtes loin de moi, et mon cœur est encore tout gonflé. Dans trois ou quatre heures je dormirai. Demain je retrouverai l’amour au fond de cette âme que l’impatience et l’indignation occupent maintenant et tourmentent, les furies s’en seront allées pendant le sommeil ; la tendresse et tout son doux cortège reprendra sa place, et je ne voudrai plus mourir. Je vous plaignais d’être séparées ; je vous plains d’être l’une à côté de l’autre, sans jouir de ce bonheur.

Ce que vous me dites de l’enterrement et du testament de Clarisse[107], je l’avais éprouvé ; c’est seulement une preuve de plus de la ressemblance de nos âmes. Seulement encore mes yeux se remplirent de larmes. Je ne pouvais plus lire, je me levai, et je me mis à me désoler, à apostropher le frère, la sœur, le père, la mère et les oncles, et à parler tout haut, au grand étonnement de Damilaville qui n’entendait rien ni à mon transport ni à mes discours, et qui me demandait à qui j’en avais. Il est sûr que ces lectures sont très-malsaines après le repas, et que vous choisissez mal votre moment ; c’est avant la promenade qu’il faudrait prendre le livre. Il n’y a pas une lettre où l’on ne puisse trouver deux ou trois textes de morale à discuter.

Uranie, Uranie, chère sœur, vous négligez votre santé ! vous perdez votre estomac et vos forces sans ressource ; vous serez infirme à la fleur de votre âge, et vous quitterez la vie au moment où vos conseils, votre indulgence et vos secours seraient si nécessaires au petit sauvage. Ce fut quand Télémaque fut chez Calypso qu’il eut besoin de Minerve, et vous risquez de l’abandonner dans le vestibule de la caverne enchanteresse. Vous êtes juste. La vie est une mauvaise chose. Nous en convenons avec vous, elle et moi. Mais il faut la conserver en faveur de ceux à qui on a eu le malheur de la donner.

Non, je ne suis pas pressé de ces fragments ; vous me les renverrez quand il vous plaira. Je m’étais presque engagé d’aller retrouver, à la Chevrette, mes pigeons, mes oies, mes poulets, mes canetons et le cher cénobite. C’est une partie remise. Je viens de recevoir de Grimm un billet qui blesse mon âme trop délicate. Je me suis engagé à lui faire quelques lignes sur les tableaux exposés au Salon ; il m’écrit que, si cela n’est pas prêt demain, il est inutile que j’achève. Je serai vengé de cette espèce de dureté, et je le serai comme il me convient. J’ai travaillé hier toute la journée, aujourd’hui tout le jour. Je passerai la nuit et toute la journée de demain, et, à neuf heures, il recevra un volume d’écriture.

Il a l’air un peu sot, notre ami Saurin.

Les Cacouacs[108] ? c’est ainsi qu’on appelait, l’hiver passé, tous ceux qui appréciaient les principes de la morale au taux de la raison, qui remarquaient les sottises du gouvernement et qui s’en expliquaient librement, et qui traînaient Briochet le père, le fils et l’abbé dans la boue. Il ne vous manque plus que de me demander ce que c’est que Briochet. C’est le premier joueur de marionnettes qui ait existé dans le monde. Tout cela bien compris, vous comprendrez encore que je suis Cacouac en diable, que vous l’êtes un peu, et votre sœur aussi, et qu’il n’y a guère de bon esprit et d’honnête homme qui ne soit plus ou moins de la clique.

Vous croyez qu’un jour Saurin saura tout. Il ne sera pas de bonne humeur ce jour-là[109].

Oui, la Clytemnestre[110] du comte de Lauraguais est en vers, et quelquefois en très-beaux vers. Lorsqu’il me les lisait, je lui disais : « Mais, monsieur le comte, c’est une langue que cela ; où l’avez-vous apprise ? » On dit qu’il a à côté de lui un nommé Clinchant qui la sait. Mais que m’importe à moi que les beaux vers soient de Clinchant ou du comte ? le point important c’est qu’ils soient faits, et ils le sont.

On répand, depuis quelques jours, la mort de Mlle Arnould ; cela mérite confirmation. En attendant, l’abbé Raynal m’a fait son oraison funèbre, en me récitant quelques traits d’une conversation qu’elle avait eue avec Mme Portail, et où il m’a semblé que celle-ci avait fait le rôle de catin, et la petite actrice celui d’honnête femme. « Mais, mademoiselle, vous n’avez point de diamants. — Non, madame, et je ne vois pas qu’ils soient fort essentiels à une petite bourgeoise de la rue du Four. — Vous avez donc des rentes ? — Des rentes ! et pourquoi, madame ? M. de Lauraguais a une femme, des enfants, un état à soutenir, et je ne vois pas que je puisse honnêtement accepter la moindre portion d’une fortune qui appartient à d’autres plus légitimement qu’à moi. — Oh ! par ma foi, pour moi je le quitterais. — Cela se peut, mais il a du goût pour moi, j’en ai pour lui. Ç’a peut-être été une imprudence que de le prendre ; mais puisque je l’ai faite, je le garderai… » Je ne me souviens pas du reste. Il me reste seulement l’idée qu’il était aussi malhonnête de la part de la présidente, et aussi honnête de la part de l’actrice.

Votre morale et votre religion sont bonnes. Je n’en ai pas une autre, et je m’en tiens là. Adieu, mes bonnes amies ; commencez-vous à entrevoir dans l’éloignement la possibilité de votre retour ? Je vous embrasse toutes deux. Mme Le Gendre sur ses joues vermeilles ; car elle a seule le secret d’avoir des chairs fraîches et fermes et des joues vermeilles avec une mauvaise santé.


LIX


À Paris, le 22 septembre 1761.


Eh bien ! voilà un bon effet de cette lecture. Imaginez que cet ouvrage est répandu sur toute la surface de la terre, et que voilà Richardson l’auteur de cent bonnes actions par jour. Imaginez qu’il fera le bien de toutes les contrées, de longs siècles après sa mort.

Ces deux femmes-là se ressemblaient si fort d’esprit, de caractère, qu’il était difficile que l’une ne se reconnût pas dans l’autre…

Toute la vie d’Uranie se serait passée à dire à un jeune homme : mon ami, voyez combien je suis estimable ! combien je suis aimable ! estimez-moi tant qu’il vous plaira, mais gardez-vous bien de m’aimer ; et le jeune homme aurait fini par en perdre le repos, la tête et la vie.

Où j’étais ces jours derniers qu’il faisait si beau ? J’étais enfermé dans un appartement très-obscur, à m’user les yeux, à collationner des planches avec leurs explications, à achever de m’hébéter pour des gens qui ne me donneront pas un verre d’eau lorsqu’ils n’auront plus besoin de moi, et qui ont dès à présent bien de la peine à garder avec moi la mesure.

Vous voilà bien fière d’avoir tremblé que miss Howe ne tombât entre les mains de l’ami Lovelace, et vous me croyez bien humilié d’avoir découvert au fond de mon cœur un sentiment aussi horrible que celui que je vous ai avoué. Affaire de goût, mon amie ; envie de compliquer le roman, et puis c’est tout. Cette fille pétulante ne fait que causer ; j’aurais voulu la voir en action. Clarisse est un agneau tombé sous la dent d’un loup, et qui n’a pour se garantir que sa pusillanimité, sa pénétration, sa prudence ; miss Howe aurait été plus le fait de Lovelace. Ces deux êtres-là se seraient donné du fil à retordre. Un beau jour, Lovelace aurait fait l’insolent, et miss Howe lui aurait arraché la peau du visage avec ses ongles, et peut-être crevé un œil avec la pointe de ses ciseaux. Clarisse tourne ses mains contre elle-même, dans un moment de désespoir. Dans un pareil moment, où l’on n’est plus à soi, miss Howe, machinalement, d’instinct, simplement, parce qu’elle était la fille de son père et de sa mère, aurait tourné les siennes contre son persécuteur. Si les choses s’étaient faites comme je le souhaitais, Clarisse eût été sauvée. Il est fort incertain que notre sublime brigand fût venu à bout de miss Howe ; il aurait eu au moins une oreille déchirée ; et vous, trouvez-vous qu’il valait mieux que tout se passât comme il s’est passé ? À la bonne heure, j’y consens. Je n’aurais pas été fâché, pour sauver Clarisse, d’aventurer un peu son amie. J’ai pensé comme cette amie a cent fois pensé elle-même. Mes souhaits la portaient où elle était tentée d’aller. Cela ne vous convient pas ; n’en parions plus.

Tout ce que vous faites pour Morphyse est fort beau ; je le loue. Elle ne vous en chérit pas davantage ; mais vos devoirs sont remplis, et vous vous en estimez plus. Et puis je ne sais si l’on n’en acquiert pas une force qu’on n’aurait pas sans cela. On craint de gâter ce qu’on a fait de bien, et l’on en supporte plus facilement l’humeur et ses bourrasques… Quand je me porte bien, je suis plaisant et gai. Je me porte mal, je digère difficilement, la vésicule du fiel est gonflée, quand je moralise. Votre sœur vous aime bien ; j’admire comme elle se prête à votre délire. Ne levons pas tout à fait ce petit rideau ; c’est bien assez d’en avoir écarté un point. Si vous saviez, mon amie, combien les discours les plus passionnés sont maussades pour ceux qui les écoutent de sang-froid ! Uranie nous voit tous deux dans la cahutte à travers les barreaux ; elle vient s’appuyer sur le trou, et causer gaiement avec nous. C’est la sagesse qui fait un tour aux Petites-Maisons, et qui dissimule aux habitants du lieu, par humanité, qu’ils sont fous. Je ne sais si elle gagne quelque chose à la folie que je vous ai donnée ; mais je suis sûr, par un grand nombre d’expériences, que je perds toujours quelque chose aux sentiments que sa présence vous inspire dans le premier moment. Si cela n’est pas, dites-moi pourquoi j’en ai fait dix fois l’observation, et cela à des intervalles très-éloignés.

Vous comptez encore sur quelques beaux jours que vous n’aurez pas. Adieu les jolies promenades ! adieu les petites causeries solitaires ! adieu la verdure des vordes. Nous avons déjà vu du feu. Hier nous allâmes voir le palais de M. d’Argenson. Le maître n’y était pas, et nous y arrivâmes au moment où un autre ministre disgracié, M. Rouillé, venait d’y expirer. Voyez la rêverie où ces circonstances ont du me jeter.

Non, ce ne sont pas des indigestions, mais des ardeurs d’entrailles que je prends, courbé des journées entières sur un bureau.

Je vous prie de demander à Uranie pourquoi elle ne crève pas les yeux à ses enfants. L’ignorance est la mère de toutes nos erreurs. Est-il bon de connaître la vérité ? Est-il bon d’aimer la vertu ? Est-il important de connaître le bien et le mal, le prix des choses de la vie, ce que l’on se doit à soi-même et aux autres ? ou vaut-il mieux errer dans les ténèbres, n’avoir aucune idée arrêtée, faire le bien par sottise, le mal sans savoir pourquoi, tomber dans le mépris, vivre sans considération, et cætera, et cætera ? Voilà à peu près à quoi se réduit l’observation d’Uranie. Les lumières sont un bien dont on peut abuser, sans doute. L’ignorance et la stupidité, compagnes de l’injustice, de l’erreur et de la superstition, sont toujours des maux.

Je ne crois pas avoir traité l’article de M. Vialet légèrement. J’avais comparé ce qu’on appelle des faveurs avec la vie d’un homme de bien qu’on avait compromise par une conduite indiscrète, et j’avais prononcé qu’à mes yeux ces choses n’étaient pas d’un prix à comparer ; et je persiste.

M. l’ambassadeur[111] vient d’en user un peu durement avec moi. Il me demande un mot sur les tableaux : je vais les voir, je reviens, j’écris, j’écris un volume ; je passe les jours et les nuits pour le contenter ; vous verrez, par sa lettre, comme j’y ai réussi ; je vous l’envoie. Il faut que vous sachiez que je lui avais écrit un mot où je lui disais de ne me pas parler de reconnaissance parce que ce propos semblait en exiger de moi.

Vous ne me verrez pas cette année à Isle ! et qui sait cela ? Nous allons publier un volume de planches ; il faut voir comment il réussira.

Je vous ai déjà dit que M. Rouillé était mort à Neuilly dans le palais d’Argenson, dimanche, sur les trois heures[112]. Voici encore des nouvelles. Je fais de mon mieux pour vous donner de l’importance. Le roi vient d’accorder le commandement du Languedoc à M. le duc de Fitz-James. M. de Caraman a enlevé un camp des ennemis, leur a tué, pris beaucoup de monde, s’est emparé d’un drapeau, de trois pièces de canon, et de tous les équipages. Un M. de Vignolles, colonel d’une troupe légère, y a reçu une blessure mortelle. M. Clermont d’Amboise est mort. M. le baron de Montmorency a le commandement de la Bourgogne à la place de M. de Tavannes. Les Enfants de France seront baptisés à la fin du mois. M. le duc de Berri aura pour parrain le roi de Pologne, électeur de Saxe, et pour marraine Madame ; M. le comte de Provence, pour parrain le roi de Pologne, duc de Lorraine, et Mme Victoire pour marraine ; M. le comte d’Artois, pour parrain M. le duc de Berri et pour marraine Mme Sophie ; la petite Madame, pour parrain M. le duc d’Orléans, et pour marraine Mme Louise. Tous les bureaux de la marine cassés au Havre, à Dunkerque, etc. On n’en a plus que faire. Toutes ces choses ingénieuses-là ne sont pas de moi au moins ; c’est une lettre de la cour que je vous copie, mot pour mot.

Mme Arnould est plus violente et plus aimable que jamais. On l’avait tuée au Marais. Le comte, son Myrtil[113], s’en va à Genève avec une Iphigénie en Tauride en poche[114]. Je l’ai vu dimanche passé, et je n’ai jamais vu d’amour-propre plus intrépide. « Eh bien ! que dites-vous de ma Clytemnestre ? — Qu’il y a de beaux vers. — Voltaire m’a écrit que son Oreste n’était qu’une froide déclamation, une plate machine en comparaison. — Il vous a écrit cela ? — Dix fois au lieu d’une. — Oh ! je vous proteste que le perfide n’en croit pas un mot. — Eh bien ! il a tort. » Qu’en dites-vous ? Voilà ce qu’on appelle une tête tournée. Tant mieux, morbleu ! tant mieux, c’est comme cela qu’il faut être, et cent fois plus ridiculement encore épris de soi, pour faire une grande chose ; car c’est en se croyant capable qu’on la fait, ou du moins qu’on la tente. Adieu, mes amies. Voilà une bien mauvaise lettre, bien froide, pas un petit mot ni d’amitié ni d’amour. Cela est bien mal. Je commets là une faute que je ne vous pardonnerais pas. Je sens pourtant là bien des sentiments accumulés. Quand tout pela se répandra-t-il dans votre sein ? Adieu, âmes célestes. Seriez-vous des âmes célestes, si la nuit avec ses ténèbres… ? Vous entendez, Uranie.


LX


À Paris, le 28 septembre 1761.


Depuis plus de huit jours, je n’avais pas entendu parler de vous, et, ne faisant pas grand fonds sur votre santé, je craignais que ces occupations domestiques, qui se renouvellent sans cesse, ne l’eussent encore dérangée. Comment ! vous ne pourrez jamais vous rappeler que vous n’êtes qu’un tissu de chènevottes, et qu’une huitaine de complaisances, aussi mal entendues de la part de celle qui les a que de celle qui les accorde, peut vous briser sans ressource ?

Mme d’Épinay, dont vous m’avez tant de fois demandé des nouvelles, se porte assez bien. Elle me souhaite plus à la Chevrette qu’elle ne m’y attend, et elle a raison. Grimm me paraît en user bien avec elle ; leur vie de campagne est tout à fait douce ; ils ont peu de monde, et ils font de longues promenades.....

Allons, mes amies, courage ! Détruisez, purgez le monde de tous les êtres malfaisants. Je vois que vous vous êtes arrogé la toute-puissance et la souveraine justice. Pourriez-vous me dire si Morphyse vit encore ? Rassurez-moi sur tous vos parents et tous vos amis ; rassurez-moi sur vous-mêmes. Au premier mécontentement, au premier malentendu, celle qui gagnera l’autre de vitesse restera toute seule jusqu’au moment où, se rappelant le meurtre de tant de gens sur lesquels elle n’avait aucun droit, qu’elle a jugés sur une action, dont elle a prévenu le repentir, elle exerce l’acte de destructeur sur elle-même, monstre plus hideux qu’aucun de ceux qu’elle aurait anéantis. Voici ce que c’est. Vous trouvez que le monde va mal ; vous vous mettez à la place de celui qui l’a fait et qui le gouverne, et vous réparez ses sottises..... Vous jugez les actions des hommes ! vous ! Vous instituez des châtiments et des récompenses entre des choses qui n’ont aucun rapport ; vous prononcez sur la bonté et sur la malice des êtres : vous avez lu sans doute au fond des cœurs ? Vous connaissez toute l’impétuosité des passions, vous avez tout pesé dans vos balances éternelles… Êtes-vous bien sûres l’une et l’autre de n’avoir pas commis quelques actions injustes, que vous vous êtes pardonnées, parce que l’objet en était frivole, mais qui marquaient au fond plus de malice qu’un crime inspiré par la misère ou par la fureur ?… Je vous prie, mes amies, de vous défaire incessamment de votre charge de lieutenant-criminel de l’univers. Les magistrats, assistés de l’expérience, des lois, des conventions qui les contraignent quelquefois, et les autorisent à juger contre le témoignage de leur conscience, tremblent encore quand ils ont à prononcer sur le sort d’un accusé. Et depuis quand a-t-il été permis à un autre être qu’à Dieu d’être en même temps le juge et le délateur ?

C’est que ce Lovelace est d’une figure charmante, qui vous plaît comme à tout le monde, et que vous en avez dans l’esprit une image qui vous séduit ; c’est qu’il a de l’élévation dans l’âme, de l’éducation, des connaissances, tous les talents agréables, de la légèreté, de la force, du courage ; c’est qu’il n’y a rien de vil dans sa scélératesse ; c’est qu’il vous est impossible de le mépriser ; c’est que vous préférez mourir Lovelace, de la main du capitaine Morden, que vivre Solmes ; c’est qu’à tout prendre, nous aimons mieux un être moitié bon, moitié mauvais qu’un être indifférent. Nous espérons de notre bonheur ou de notre adresse d’esquiver à sa malice, et de profiter, dans l’occasion, de sa bonté. Croyez-vous que quelqu’un sous le ciel eût osé impunément faire souffrir à Clarisse la centième partie des injures que Lovelace lui fait ? C’est quelque chose qu’un persécuteur qui, en même temps qu’il nous tourmente, nous protège contre tout ce qui nous environne et nous menace. Et puis, c’est que vous avez un pressentiment que cet homme, qui s’est endurci pour une autre, se serait adouci pour vous.

La première question n’est pas de savoir si l’homicide est un bien ou un mal ; c’est ce qui est bien ou mal qui mérite punition ou récompense, grâce ou peine de mort ; si celui que vous détruisez de votre autorité n’eût pas fait plus de bien au monde par une seule action, qu’il n’a jamais pu y faire de désordres. C’est que vous décidez de plusieurs choses très-obscures. Qui est-ce qui vous a dit qu’il fût permis d’ôter la vie à qui que ce soit au monde, à moins qu’on en veuille à la nôtre ?… S’il est permis de tuer pour un vol, il n’y a rien pour quoi on ne puisse tuer : on tuera pour une épingle. Si l’homicide ordonné par les lois n’était pas une convention à laquelle nous avons tous souscrit, je ne sais comment on pourrait le justifier. À quoi servent les lois, si vous vous mettez à leur place, et si vous sévissez pour des crimes inconnus ? Qui est-ce qui vous justifiera aux yeux des hommes ? J’ai bien peur que votre solution ne vous embarrasse que parce que vous avez fait entrer dans le problème des conditions impossibles. Restez dans la nature ; ne sortez pas de votre condition ; supposez l’ordre nécessaire, et vous verrez que tous vos fantômes s’évanouiront si le crime est inconnu, et que rien ne justifie votre châtiment ; ne voyez-vous pas que celui qui s’arroge le même despotisme que vous peut sévir contre vous, sans blesser ni l’humanité, ni la justice, ni sa conscience, ni les lois ? Appuyez sur cette réflexion, que sans mission, sans caractère, vous jugez de toute la vie d’un homme sur quelques instants. Hélas ! ce malheureux que vous anéantissez pour une action, qui vous a dit qu’il n’en a pas par-devers lui plusieurs pour lesquelles vous le ressusciteriez, mieux connu de vous ? Ne vous êtes vous assise sur le tribunal que pour exterminer ? — Vous laissez en sûreté les gens de bien. — Mais ce n’est pas de ceux-là qu’il s’agit, c’est de la foule, qui est alternativement bonne ou mauvaise. Faites d’abord le triage de leur mérite et de leur démérite, et puis après vous prononcerez.

Votre migraine était une indigestion. Mais à, quoi sert donc que vous ayez la sagesse à côté de vous, si vous faites tout ce qu’il vous plaît ? Uranie, Uranie, vous oubliez votre devoir, et c’est à vous que je m’en prendrai. Ici je lui disais : Je ne veux pas que vous mangiez davantage, et elle m’obéissait. L’amitié serait-elle moins attentive ou moins absolue que l’amour ?

Savez-vous comment je me suis vengé de Grimm ? D’abord il a lu le volume sur les tableaux, et il l’a trouvé rempli d’idées fines et très-agréables. Pendant qu’il le lisait, je lui faisais deux autres morceaux, que je viens de lui envoyer, l’un sur les probabilités des événements, l’autre sur les avantages ou les désavantages de l’inoculation, sujets de deux mémoires que d’Alembert vient de publier avec d’autres opuscules mathématiques[115]. Voilà ce que j’ai fait hier en attendant impatiemment de vos nouvelles ; j’ai lu en même temps un peu d’histoire. Je ne suis plus surpris de l’impression que l’histoire fait sur le Baron ; elle a produit le même effet sur moi. Il n’y a pas un homme de bien sur mille scélérats, et l’homme de bien est presque toujours victime. Vous exterminez, en lisant Clarisse ; moi j’exterminais de mon côté, en lisant les guerres civiles de Naples, sous Henri de Lorraine, duc de Guise. Il n’y avait guère de jour que cet homme vertueux ne fît couper la tête, et pendre par le pied. J’étais bien plus sévère que lui ; combien de têtes et de pieds qu’il épargnait et que je faisais sauter et percer ! En vérité, je crois que le fruit de l’histoire bien lue est d’inspirer la haine, le mépris et la méfiance avec la cruauté.

Voici la suite de l’histoire de Mlle Hus, puisque vous me la demandez. Elle donnait des fêtes à son amant ; Brizard en était toujours ; un certain mauvais comédien appelé Dauberval avait tenté inutilement d’en être ; il était à Passy lors de l’aventure en question. On l’ignorait encore à Paris, lorsqu’il y revint ; la première chose qu’il fait, c’est d’aller chez Brizard et de lui dire : « Camarade, vous ne savez pas ? Mlle Hus vient de donner une fête charmante à M. Bertin ; tous les amis secrets en étaient : pourquoi pas vous ? Est-ce que vous êtes brouillés ? » À ce propos il ajoute tous ceux qui pouvaient engager Brizard à se plaindre à Mlle Hus. Ce qui arriva. Le lendemain, Brizard s’habille ; il va chez Mlle Hus. Après quelques propos vagues : « Comment vous portez-vous ? Quand retournez-vous à Passy ? » etc. « Mais vous ne parlez pas d’une fête charmante que vous avez donnée hier à M. Bertin ; il n’est bruit que de cela. » À ces mots, Mlle Hus s’imagine que Brizard la persifle ; elle se lève et lui applique deux soufflets. Brizard, fort étonné, lui saisit les mains ; elle crie qu’il est un insolent qui vient l’insulter chez elle. On s’explique et il se trouve que c’est Dauberval qui est un mauvais plaisant, et Mlle Hus une impertinente qui a la main leste.

Je travaille toujours ; ce sont des figures que j’explique. Les libraires ont rougi de leur dureté ; je crois qu’ils m’accorderont pourtant par volume de planches le même honoraire mesquin qu’ils me font par volume de discours ; si je ne m’enrichis pas, au moins je ne m’appauvrirai pas. À propos, ma bibliothèque est comme vendue ; ce sont MM. Palesy, de Farges et un troisième qui la prennent[116].

Mais vous ne m’avez rien dit d’un papier de Voltaire que je vous ai envoyé la dernière fois.

J’ai enfin cette tragédie allemande, et l’agréable, c’est que je ne la tiens pas de M. de Montigny. Je reçois de temps en temps la visite de deux petits Allemands ; ce sont deux enfants tout à fait aimables et bien élevés. Je leur ai témoigné l’envie de connaître cet ouvrage, et ils me l’ont traduit en deux ou trois jours ; je ne sais encore ce que c’est. Il est difficile qu’un ouvrage dont Grimm fait un cas surprenant ait été défiguré au point de ne pas mériter de vous être envoyé… Je vous rendrai si intéressante là-bas que je me susciterai quelque autre rivale qu’Uranie, qui nous coupera l’herbe sous le pied à tous deux. Adieu. Soyez plus sage, et vous vous porterez mieux. Vous souhaiteriez que le moine blanc et Morphyse s’entendissent : vous ne voulez donc pas revoir Paris ?


LXI


À Paris, le 2 octobre 1761.


Ils sont venus à Paris précisément comme j’en sortais, et nous ne nous sommes point vus ; seulement, à mon retour de la campagne, j’ai trouvé deux billets, un d’elle et l’autre de lui.

J’ai passé deux jours à Massy avec le mari et la femme[117] ; nous nous sommes beaucoup promenés. Mme Le Breton est mille fois plus folle qu’il ne convient à son âge, à sa piété et à son caractère. Je voudrais bien savoir ce que cette femme a été dans sa jeunesse. Elle était fort liée avec une Mme de la Martillière ; ainsi à la juger d’après le proverbe[118] tout serait dit. Vous savez ou vous ne savez pas que je m’amuse quelquefois à jouer le passionné auprès d’elle ; elle ne s’y méprend pas, ni son mari non plus, et cela donne un tour plaisant et gai à la conversation. Il commence à faire froid ; hier nous étions autour d’un bon feu. Il était fait des douves d’un vieux tonneau, celle de la bonde nous présentait son ouverture tout enflammée. La vieille extravagante me dit : « Philosophe, il y a longtemps que vous sollicitez mes faveurs, voici le moment de les obtenir ; tenez, allez vous purifier là, et je vous accepte. »

Ce cénobite[119] est un personnage très-heureux qui s’est établi dans un coin de la basse-cour. Il boit, il mange, il s’engraisse à vue d’œil ; il sort peu ; je ne saurais vous dire s’il réfléchit beaucoup. Je le crois de la secte d’Épicure. Sa gaieté, au sortir de sa cellule, me donne la meilleure opinion de l’emploi qu’il y fait de son temps. Nous l’allions visiter deux fois par jour ; je vous assure qu’il ne se souciait guère de nous. Quand il était très-jeune, il n’avait point de nom : je l’ai appelé Antoine ou don Antonio. C’est la fermière qui a soin de son entretien et de sa nourriture ; il n’est pas difficile ; ce n’est pas qu’il ne gronde souvent, mais c’est moins d’humeur que par un tour de caractère qui lui est propre. Si le reste de son histoire vous intéresse, je m’en instruirai ; je suis peu curieux, je jouis des gens, sans m’informer qui ils sont ni d’où ils viennent. Un de ces jours que je témoignais à mon hôtesse de Massy combien j’étais surpris de ses inégalités, elle me fit une réponse assez singulière : « C’est, me dit-elle, ma foi, qu’il n’y a point de dévots, et qu’il n’y a que des hypocrites. On a beau, ajouta-t-elle, se mettre à genoux, prier, veiller, jeûner, joindre les mains, élever son cœur et ses yeux au ciel, la nature ne change pas, on reste ce que l’on est. Un homme prend un habit bleu, il attache une aiguillette sur son épaule, il suspend à son côté une longue épée, il charge de plumes son chapeau ; mais il a beau affecter une démarche fière, relever sa tête, menacer du regard, c’est un lâche qui a tous les dehors d’un homme de cœur. Quand je suis réservée, sérieuse, composée, c’est que je ne suis pas moi. J’ai un air d’église, un air du monde, un air de comptoir, un air de maîtresse, voilà ma vie grimacière ; ma vie réelle, mon vrai visage, mon allure naturelle, je la prends rarement, mais c’est autre chose ; je la garde peu, mais alors je dis bien des sottises, et je ne m’arrête que parce qu’il me semble que j’entends encore ma mère qui me dit : Eh bien, petite fille ! et puis je me renferme, et me voilà sous le voile. Quand je suis moi avec les autres, il est rare que je ne m’en repente pas à l’église. Avec tout cela les gens que j’aime le mieux, ce sont ceux avec qui je suis le plus sujette à revenir à ma malhonnêteté de nature. Quand on me gêne, je suis belle et pudique comme une grenade fichée. »

Le comte de Lauraguais a laissé là Mlle Arnould. Au lieu de se reposer voluptueusement sur le sein d’une des plus aimables filles du monde, une folle vanité l’agite et le promène de Paris à Montbard, de Montbard à Genève. Il est allé là avec un rouleau de beaux vers tout faits par un autre, mais qu’il refera à côté de Voltaire, pour lui persuader qu’ils sont de lui. C’est une singulière créature. Il s’est attaché deux jeunes chimistes. Un jour il s’éveille à quatre heures du matin, il va les éveiller dans leur grenier, il les prend dans son carrosse. Les chevaux les avaient conduits à Sèvres qu’ils n’avaient pas encore les yeux ouverts. Il les fait entrer dans sa petite maison ; quand ils y sont, il leur dit : « Messieurs, vous voilà ici ; il me faut une découverte, vous ne sortirez pas qu’elle ne soit faite. Adieu, je reviendrai dans huit jours ; vous avez des vaisseaux, des fourneaux et du charbon ; on vous nourrira ; travaillez. » Cela dit, il referme la porte sur eux et le voilà parti. Il revient, la découverte s’est faite, on la lui communique, et au même instant le voilà convaincu qu’elle est de lui ; il s’en vante ; il est tout fier, même vis-à-vis de ces deux pauvres diables à qui elle appartient, qu’il traite avec mépris comme des sots, et qu’il fait mourir de faim. Encore, s’il disait : Vous avez du génie et point d’argent ; moi j’ai de l’argent, et je veux avoir du génie, entendons-nous ; vous aurez des culottes et j’aurai de la gloire.

Je ne sortirai point de Paris en automne. Les ennuis succèdent aux ennuis. J’use mes yeux sur des planches hérissées de chiffres et de lettres, et, au milieu de ce pénible travail, la pensée amère que des injures, des persécutions, des tourments, des avanies en seront le fruit ; cela n’est-il pas agréable ? L’ami Grimm aura beau prêcher, il n’en sera ni plus ni moins ; je ne saurais plus me repaître de fumée. Un repos délicieux, une lecture douce, une promenade dans un lieu frais et solitaire, une conversation où l’on ouvre son cœur, où l’on se livre à toute sa sensibilité, une émotion forte qui amène des larmes sur le bord des paupières, qui fait palpiter le cœur, qui coupe la voix, qui ravit d’extase, soit qu’elle naisse ou du récit d’une action généreuse, ou d’un sentiment de tendresse, de la santé, de la gaieté, de la liberté, de l’oisiveté, de l’aisance : le voilà, le vrai bonheur, je n’en connaîtrai jamais d’autre. Il faut seulement jeter les yeux à quelques lieues de soi, prévoir le moment où les yeux de ma petite fille s’ouvriront, où sa gorge s’arrondira, où sa gaieté tombera, où elle commencera à devenir soumise, où il s’élèvera dans ses sens un trouble inconnu, dans son cœur un je ne sais quel désir. Ce sera alors aussi le temps des rêves pendant la nuit, des soupirs étouffés, des regards furtifs sur les hommes pendant le jour, et celui de partager ma petite fortune en deux. Il faudra que ce que je lui en céderai suffise à son aisance, et que ce qui m’en restera suffise à la mienne. Adieu, mes bonnes amies. Disputez bien sur Clarisse. Soyez sûres que c’est vous qui sentez juste. Morphyse a une ou deux vues de côté qui la font dire tout de travers. Je vous embrasse de toute mon âme. Les sentiments de tendresse et d’amitié que vous m’avez inspirés font et feront à jamais la partie la plus douce de mon bonheur.


LXII


À Paris, le 7 octobre 1761.


J’attendais avec impatience ce numéro 32. Je craignais que votre complaisance ne vous eût conduite, soit à la promenade, soit au loin, et que vous n’eussiez été incommodée de ces premiers froids. L’hiver nous rend visite en automne… Tout est raccommodé ; cela s’est fait comme vous le désiriez, mais par hasard, sans que nous nous en soyons mêlés ni l’un ni l’autre… Mes amies, évitons toute notre vie la logique des ingrats. Vous n’avez oublié aucune des conditions qui vous dispensent de la gratitude, mais pas un seul mot de celles qui l’exigent. Il ne s’agit pas de votre rôle seulement, mais il faut aussi considérer celui du bienfaiteur. Je vous demande à présent ce qu’il s’est proposé. A-t-il voulu vous servir ? A-t-il voulu vous obliger ? Vous a-t-il fait un sacrifice ? Vous a-t-il préférée ? S’est-il donné du soin, privé de quelque chose ? Vous a-t-il distinguée d’une indifférente ? S’est-il montré votre serviteur, votre ami ? Et qu’importe si, par des vues particulières qu’il ignorait, et qu’il devait ignorer, comme l’aversion que vous aviez pour son attachement, le mépris que vous faisiez de sa personne, il vous vexait au lieu de vous obliger ? Si c’est un méchant qui se venge pour un bienfait, haïssez-le ; si c’est un homme officieux qui vous sert, plaignez-vous des circonstances qui vous lient malgré vous à un méchant ; mais reconnaissez le bienfait. Il y a deux sortes d’amis : les uns qui sont de notre choix ; c’est l’estime, la vertu, la conformité de caractère, tout ce qui inspire le respect, la confiance, la vénération, tout ce qui constitue la sympathie entre d’honnêtes gens, qui nous les concilie. Ce sont deux instruments que Nature avait accordés à l’unisson. Ils se sont trouvés l’un près de l’autre ; les cordes du premier ont été pincées, et les cordes du second ont frémi. Ils ont senti en même temps la douceur intime et délicieuse de ce frémissement ; ils se sont approchés, ils se sont touchés, ils se sont unis : cela s’est fait en un instant. Il y a des amis que le hasard nous donne ; nous les tenons de tout ce qui se renferme sous le mot de nécessités de la vie. Vous tombez au fond d’une rivière, un scélérat se met à la nage et vous conserve la vie au péril de la sienne. Voilà, sinon un ami, du moins un bienfaiteur que la circonstance vous donne. Que ferez-vous de cet homme ? Son caractère ne sera point un reproche pour vous ; mais vous exemptera-t-il de la reconnaissance ? Même dans la supposition qu’ennuyée de la vie vous vous fussiez jetée dans la rivière, il ne sait pas que vous vouliez périr, et, parce qu’il l’ignorait, fallait-il qu’il demeurât spectateur oisif et tranquille de votre péril ? Qu’a fait votre père pour vous ? Comparez-le avec ce que ce scélérat a fait de son côté. En voilà là-dessus bien plus qu’il n’en faut. Suppléez le reste… Les libertins sont bien venus dans le monde, parce qu’ils sont inadvertants, gais, plaisants, dissipateurs, doux, complaisants, amis de tous les plaisirs ; c’est qu’il est impossible qu’un homme se ruine sans en enrichir d’autres ; c’est que nous aimons mieux des vices qui nous servent en nous amusant, que des vertus qui nous rabaissent en nous chagrinant ; c’est qu’ils sont remplis d’indulgence pour leurs défauts, entre lesquels il y en a aussi que nous avons ; c’est qu’ils ajoutent sans cesse à notre estime par le mépris que nous faisons d’eux ; c’est qu’ils nous mettent à notre aise ; c’est qu’ils nous consolent de notre vertu par le spectacle amusant du vice ; c’est qu’ils nous entretiennent de ce que nous n’osons ni parler ni faire ; c’est que nous sommes toujours un peu vicieux ; c’est qu’ordinairement les libertins sont plus aimables que les autres, qu’ils ont plus d’esprit, plus de connaissance des hommes et du cœur humain ; les femmes les aiment, parce qu’elles sont libertines. Je ne suis pas bien sûr que les femmes se déplaisent sincèrement avec ceux qui les font rougir. Il n’y a peut-être pas une honnête femme qui n’ait eu quelques moments où elle n’aurait pas été fâchée qu’on la brusquât, surtout après sa toilette. Que lui fallait-il alors ? Un libertin. En un mot, un libertin tient la place du libertinage qu’on s’interdit : et puis ils sont si communs que, s’il fallait les bannir de la société, les dix-neuf vingtièmes des hommes et des femmes en seraient réduits à vivre seuls. On les reçoit, parce qu’on ne veut pas trouver les portes fermées. On est, on a été, et peut-être un jour sera-t-on libertin. Que cela soit ou non, on a été tenté de l’être. À tout hasard, une femme est bien aise de savoir que, si elle se résout, il y a un homme tout prêt qui ménagera sa vanité, son amour-propre, sa vertu prétendue, et qui se chargera de toutes les avances. C’est trop peu de la violence même qu’on souhaite pour excuse. Presque tous les libertins sont galants, orduriers, et cætera. J’entends, vous approuvez mes sentiments par leur conformité avec ceux d’Uranie ; cela est moins obligeant pour moi que pour Uranie, dont la façon de penser n’a pas besoin auprès de vous de mon autorité.

Mlle Arnould ? Eh bien ! Mlle Arnould a renvoyé, chez M. de Lauraguais, chevaux, équipages, vaisselle d’argent, bijoux, linge, en un mot tout ce qu’elle avait à son amant. Cela me déplaît plus que je ne saurais vous le dire. Cette fille a deux enfants de lui ; cet homme est de son choix ; il n’y a point eu là de contrainte, de convenance, aucun de ces motifs qui forment les engagements ordinaires. S’il y eut jamais un sacrement, c’en fut un ; d’autant plus qu’il n’est pas dans la nature qu’un homme n’épousera qu’une femme. Elle oublie qu’elle est mariée. Elle oublie qu’elle est mère. Ce n’est plus un amant, c’est le père de ses enfants qu’elle quitte. Mlle Arnould n’est à mes yeux qu’une petite gueuse. Elle a été se plaindre chez M. de Saint-Florentin que le comte l’avait menacée de l’empoisonner. À peine était-il sorti de Paris qu’il était suivi d’une lettre qui lui annonçait sa rupture[120]. À peine cette lettre était-elle partie, qu’elle s’arrangeait avec M. Bertin, et qu’elle signait les articles de sa nouvelle prostitution[121]. Je suis enchanté de m’être refusé à sa connaissance.

Et Mlle Hus ? M. Bertin, en la quittant, lui a laissé tout ce qu’elle avait à elle. Il a fait mieux, il lui a fait demander l’état de ses dettes, qu’elle a enflées jusqu’à une somme exorbitante ; M. Bertin a payé sans discussion. Je ne sais pourquoi je vous entretiens de toutes ces misères-là.

Mme d’Épinay est à Paris. J’ai soupé hier au soir avec elle, Grimm et l’ami Saurin, qui avait de la gaieté et de l’embonpoint. Cependant l’histoire de sa chère moitié est publique. Il n’est question que de l’enfant. Le problème, c’est de savoir si on lui en fera confidence ou non. Nous devions aller, Grimm, son ami et moi, passer quelques jours au Grandval ; c’est une partie rompue par l’indisposition de Mme d’Esclavelles, mère de Mme d’Épinay, raison qui la rappelle à la Chevrette. Cependant nous partirons, Grimm, d’Alinville, Saurin et moi, le matin, et nous serons revenais le soir. Notre voyage sera gai. Je vous prie, mon amie, de parler à M. Vialet de ses ardoisières comme d’une chose importante pour moi. S’il ajoutait à ce service de la célérité, il en doublerait le mérite. Il me faut planches et discours. Vous pouvez beaucoup sur lui ; servez-moi, mettez-vous en quatre à cette affaire. Dites à M. Vialet qu’il a une bonne et sûre connaissance dans l’abbé Le Bossu que j’ai vu chez d’Alembert.

C’est une petite veuve du faubourg qui est venue demander à dîner à ma femme. En dînant, je disais à cette petite veuve : « Que faites-vous de votre veuvage ? — Hélas ! presque rien. — Est-ce que vous ne vous remarierez pas ? — Je n’en sais rien. — Quoi ! point d’amoureux ! — Oh ! pardonnez-moi, j’en ai vraiment deux : l’un est un philosophe de chien qui donne dans le respect très-humble à périr ; je m’en déferai, à ce que je crois ; je veux quelque chose qui me fasse plaisir. — L’autre ? — L’autre, il n’y a qu’à le laisser aller, il va tout seul. — Et qu’en ferez-vous de celui-ci ? — Je le garderai un certain temps, et puis après j’en ferai ce qu’on fait de certaines bêtes venimeuses qu’on écrase sur la piqûre qu’elles ont faite, pour en guérir. » Cela est plaisant, qu’en dites-vous ? Eh bien ! quelle impression croyez-vous que ce mot ait faite sur ma dévote de femme ? Elle en a ri à gorge déployée, par la raison que l’image du libertinage ne déplaît pas même aux femmes vertueuses. Adieu, mes amies, mes tendres, mes uniques amies. Tout ce que je vois, tout ce que j’entends, tout ce que j’apprends ajoute à l’estime, à la tendresse que je vous porte. Vous me dégoûtez de tout. Adieu, adieu. Damilaville crie comme un fou que je retarde le commissionnaire qui porte la lettre à la poste.


LXIII


À Paris, le 12 octobre 1761.


Je commence par l’article des nouvelles. En voici une vraie, s’il en fut jamais ; ce sont toutes les lettres d’Espagne, toutes celles de Lisbonne, toutes les bouches de la ville qui l’annoncent. Enfin, la grande affaire de Portugal est terminée. Les Jésuites, jugés en première instance par le tribunal de l’Inquisition, et renvoyés ensuite par-devant les juges civils, ont été brûlés vifs, au nombre de vingt-sept, avec six juifs et deux Français, tous conspirateurs. Il ne fallait rien de moins pour justifier la conduite de Carvalho[122]. C’est la relation de ce procès qu’il faut attendre à présent.

Non, mon amie, votre bouquet ne m’est parvenu que le lendemain de ma fête ; il ne m’en a pas été moins agréable ; vous seriez infiniment moins intéressée à tous les souhaits que vous me faites que je ne les en croirais pas moins sincères.

Je devais partir le mardi pour aller au Grandval avec Grimm, d’Alinville et Montamy. J’annonçai mon voyage. Au premier mot, je vis le visage de la mère et celui de l’enfant s’allonger. L’enfant avait un compliment tout prêt, et il ne fallait pas que la peine de l’avoir appris fût perdue ; la mère avait projeté un grand dîner pour dimanche : tout s’est arrangé ; j’ai fait mon voyage, et je suis revenu pour me faire haranguer et fêter. L’enfant a prononcé sa petite harangue à ravir. Au milieu, comme il se trouvait quelques mots de prononciation difficile, elle s’est arrêtée, et m’a dit : « Mon papa, c’est que je suis brèche-dent » ; en effet les deux dents du devant lui sont tombées. Elle a continué. Sur la fin, comme elle avait un bouquet à me présenter, et qu’elle ne retrouvait point encore ce bouquet, elle s’est arrêtée une seconde fois pour me dire : « Voici bien le pis de l’histoire, c’est que mon œillet s’est égaré. » Elle a achevé sans se déferrer, puis elle s’est mise à la quête de sa fleur qui est venue la dernière. Nous dînâmes hier en grande compagnie. Madame avait rassemblé toutes ses amies. Je fus très-gai, je bus, je mangeai. Je fis à merveille les honneurs de ma table. Au sortir de table, je jouai, je ne sortis point. Je reconduisis tout le monde entre onze heures et minuit ; je fus charmant, et si vous saviez avec qui ! quelles physionomies ! quelles gens ! quels discours ! quelle joie ! On tremblait un peu sur la manière dont j’en userais. On rendait plus de justice à mon goût qu’à mes égards et à ma complaisance : ce n’est pas qu’on eût bon nombre de preuves de l’un et de l’autre…

Elles arrivent quand elles peuvent ces lettres, et mes réponses aussi. Mais laissons là les contre-temps auxquels vous ne pouvez remédier, et jugez seulement de mon exactitude par la vôtre… Vous avez bien fait de vous promener. C’est cette promenade dans les champs qui secoue tout le corps, qui est saine, et non ces allées et ces venues du Palais-Royal, qui fatiguent sans exercer…

Que je vous voie encore tuer quelqu’un sans savoir jusqu’où l’on est coupable, quel rapport il y a entre la faute et le châtiment, et ce que le coupable deviendra dans la suite ! Si ce morceau Sur les probabilités n’est pas envoyé à la reine de Suède, au prince Ferdinand, au roi de Prusse, car ce sont là les correspondants de mon ami[123], vous le verrez quand il en sera temps ; Uranie lira ce qui concerne l’inoculation. Vous aurez aussi vos chansons écossaises ; j’en ai le recueil en entier. Celles qu’on a traduites sont belles ; celles que l’on a laissées ne le sont guère moins ; mais ce qu’il y a de singulier, c’est que presque toutes sont des chants d’amour et funèbres. La première fois, je vous traduirai la première intitulée : Shylvie et Vinivela. Ce qui me confond, c’est le goût qui règne là, avec une simplicité, une force et un pathétique incroyables. Un guerrier partant pour la guerre dit à celle qu’il aime : « Mon amie, donnez-moi le casque de votre père. » L’amie répond : « Voilà son épée, sa cuirasse, son casque. Ah ! mon ami, mon père était couvert de ces armes lorsqu’il perdit la vie… »

J’irai jeudi dîner avec mes petits Allemands ; ils sont charmants. Je n’ai rien à faire à la tragédie qu’ils m’ont traduite ; elle vous plaira comme elle est, j’en suis sûr, et vous l’aurez incessamment.

Non, chère amie, vous avez beau dire, je ne saurais me méfier de personne jusqu’à un certain point. Je suis trop honteux quand ma méfiance se trouve mal placée. Le Breton en usera bien avec moi ; cela me suffit. J’ai seulement l’attention de tourner mes quittances de manière à ce qu’on n’en puisse abuser dans aucune circonstance.

Oui, Uranie a bien de l’amitié, bien de l’estime pour moi ; cependant elle n’a pas daigné ajouter une fleurette à votre bouquet.

Eh bien ! ne revoilà-t-il pas que ces maudites occupations qui nous ont indisposés recommencent.

M. Bertin n’est pas racommodé ; il ne se racommodera pas. Les amis y mettent bon ordre.

Ma bibliothèque ajoutera sept ou huit cents livres de rente foncière à mon revenu. Qu’on me la laisse, ou qu’on l’enlève à l’instant, peu m’importe.

Bon, il y a plus d’un an et demi que nous sommes excommuniés. C’est l’édition qu’on a faite à Lucques de notre ouvrage qui nous a attiré une bulle, et c’est la haine qu’on nous porte qui a réveillé cet événement, à présent que l’on sait que tout est fini, et que nous paraîtrons malgré vent et marée.

Vraiment oui, elle dit tout cela devant son mari[124]. Elle a cinquante ans passés, et elle se regarde comme hors de page, et ses propos comme sans conséquence.

M. de Lauraguais est de retour de Genève. Il a passé huit jours auprès de Voltaire. « Nous avons bien fait, dit-il, de nous séparer ; deux grands poètes ne peuvent se souffrir plus longtemps. » Ce n’est pas cela, c’est la bonne foi qu’il y met qui fait rire. Il a fait deux amphigouris et un coq-à-l’âne satirique sur la désertion de Mme Arnould. Quand cela sera imprimé, il n’y paraîtra plus. Quant à présent, il faut lui rendre la justice qu’il en paraît désespéré. Si ce n’est que sa vanité qui souffre, il en a beaucoup, et de la bien sensible.

Nous avons eu un petit moment de froid, Grimm, Damilaville et moi ; ils allaient au spectacle, et mes affaires m’appelaient ailleurs. Ils boudaient, lorsque nous nous sommes séparés.

Bonjour, ma tendre amie ; portez-vous bien ; aimez-moi comme vous êtes aimée.

Voici aussi une question. Un fripon décrété va consulter un avocat, s’il peut se constituer prisonnier en sûreté ; l’avocat examine son affaire, et lui dit que oui, qu’il l’en tirera. Point du tout : le prisonnier risque d’être pendu. Au milieu de son péril, il envoie chercher son avocat, et lui dit : « Mais, monsieur, on dit que je serai pendu. — Je le savais, lui répond froidement l’avocat, c’est ce que vous méritez. » Cet avocat a-t-il bien ou mal fait ? Il y a là de quoi disputer trois jours et trois nuits sans cesser. Je vous embrasse mille fois, mille fois.


LXIV


À Paris, le 19 octobre 1761.


J’ai commencé mes tournées en même temps que vous les vôtres. Un jour à Massy, deux jours à la Chevrette, deux autres au Grandval. Je ne vous dis rien de ces petits voyages : ils ont été trop courts pour donner lieu à des scènes amusantes.

Me suis-je trompé, mon amie, lorsque j’ai pensé qu’on ne sentait de la reconnaissance des services reçus que quand l’amitié s’affaiblissait ? Je vous en dirai des raisons qu’Uranie trouvera au fond de son cœur ; vous les lui demanderez… On se soulage d’un bienfait qui pèse par un bienfait beaucoup plus grand. Cette dette une fois payée, on est quitte.

J’ai vu et revu le comte de Lauraguais. Il soutient toujours, à cor et à cri, l’honnêteté de son amie. Il est sûr qu’il en est fou. Il vient de faire en son nom une plaisanterie en prose qui ne m’a pas déplu. Si j’osais, je vous ferais l’horoscope de cet homme. Il court après la considération ; il en exige plus qu’il n’en pourra jamais obtenir ; il s’ennuiera, et finira par casser sa mauvaise tête d’un coup de pistolet.

Nous craignons qu’on n’accuse Voltaire de toutes ses nouvelles extravagances ; mais après tout, qu’est-ce que cela peut faire à Voltaire ? Celui qui publie des ouvrages aussi hardis que la Lettre de M. Gouju[125] et tant d’autres s’est mis apparemment au-dessus de toute frayeur… À propos de cette Lettre de M. Gouju, les jansénistes viennent d’en donner une édition. En vérité, je crois qu’un janséniste foulerait aux pieds un crucifix, à condition d’égorger impunément un jésuite. Mais si ces gens-là n’aiment pas la religion, pourquoi se détestent-ils tant les uns les autres pour des misères de religion ? Combien de sortes diverses de folies parmi les hommes ! il est vrai que j’ai mon grelot aussi, mais c’est un grelot joli : c’est vous qui me l’avez attaché. Rien n’est plus commun qu’un fou qui tient un propos sage. C’est la réflexion que je faisais sur moi-même en catéchisant le comte, c’est ce que je fais communément en catéchisant les autres ; je profite au moins des conseils que je leur donne.

Vous vous trompez, votre retour n’est pas aussi éloigné que vous l’imaginez. Puisque votre mère voyage, elle s’ennuie… Je redoute pour vous le moment où vous vous séparerez de votre chère sœur.

Il faut pourtant que j’aille voir Mme de Solignac.

Sitôt ma lettre reçue, mettez sous enveloppe les fragments de Clarisse, et me les renvoyez. Mme d’Épinay me les redemande.

On ne jouera pas le Droit du seigneur : Crébillon, qui n’aime pas Voltaire, trouve l’ouvrage indiscret[126].

Ô chère amie, combien votre absence me coûte à supporter ! J’ai des journées d’un ennui qui m’accable, alors je me déplais partout. Je cherche dans ma tête quelque endroit où je pourrais me réfugier ; je tourne d’abord autour de Paris, peu à peu je m’éloigne, et je finis par arriver ou m’arrêter où vous êtes. Revenez donc à moi, puisque je ne saurais aller à vous. Je n’ai presque plus le courage de vous écrire des nouvelles. Il faut cependant que vous sachiez que M. Pitt est disgracié. Cela vaut mieux pour nous que deux batailles gagnées. Le père Malagrida a été en effet supplicié, comme faux prophète, par une sentence de l’Inquisition. On dit que le procès des autres se poursuit. On en brûlera tant qu’on voudra ; pourvu qu’on n’en condamne aucun comme coupable de régicide, la Société s’en souciera comme d’un zeste.

Ma femme s’est mise sur le pied de faire des petites fêtes chez elle ; j’en suis toujours, et je tâche d’en faire de mon mieux les honneurs. Si vous connaissiez un peu les convives qu’elle me donne, vous verriez combien il faut que je prenne sur moi… Ce sont aussi des soirées bien maussades et bien bruyantes que celles que je vais passer chez Le Breton. Je vous peindrais les personnages ; si j’étais en gaieté, je vous réjouirais de mon ennui. Hier j’eus une prise très-forte avec le maître de la maison. On était en train de déchirer un honnête homme de notre connaissance : c’est Cramer, libraire, de Genève. J’interrompis finement la médisance, et je dis que je souffrais avec impatience qu’on parlât mal d’un honnête commerçant étranger, par la mauvaise opinion que cela pouvait me donner de tout honnête commerçant français. On trouva je ne sais quoi d’injurieux dans ce propos ; on s’échauffa, et il était une heure du matin, qu’à travers les cris je n’avais pas encore pu faire comprendre à ces sots-là qu’il n’y aurait rien de plus convenable que mon discours, tenu à Genève, en faveur d’un commerçant français, et qu’en conséquence il n’y avait rien à y reprendre, tenu à Paris en faveur d’un commerçant genevois ; qu’il était bien étrange à M. Le Breton de trouver offensant à sa table ce qu’on trouverait généreux à moi d’avoir dit à la table de M. Cramer. Ils eurent le temps de mettre de l’eau dans leur vin pendant la nuit, et le lendemain ils me firent excuse de leur chaleur déplacée de la veille.

Adieu, mes tendres amies, nous sommes dans les grandes affaires jusqu’aux oreilles. L’homme d’ici chancelle ; sa place est importante, elle sera sollicitée, et nous préparons de loin nos batteries pour qu’on ne nous l’enlève pas. Nous tenons des lettres, des placets, des mémoires tout prêts. Si Damilaville devenait un de ces matins M. le directeur général du vingtième, je crois que son amie en mourrait de chagrin. Elle aimerait mille fois mieux le posséder petit commis à mille écus de gages par an que de risquer de le perdre. M. le directeur a vingt mille livres de rente. L’amour inspire de singulières idées ; il est vrai que notre ami Damilaville est un peu vain, mais c’est un honnête homme.

Je harcèle notre imprimeur ; je voudrais bien qu’il m’accordât quelques jours de relâche que j’irais passer au Grandval. L’amitié que le Baron me porte l’exige, plus encore les égards que je dois à Mme d’Aine…

Ne soyez point surprise du décousu de tout ceci ; Thiriot, Damilaville et quelques autres font un bruit horrible au milieu duquel je vous écris. C’est une incommodité à laquelle je suis souvent exposé ; mais ici, du moins, je ne crains point que la curiosité s’approche de moi sur la pointe du pied, et vienne, penchée sur mon épaule, lire les lignes que je lui dérobe. Adieu, encore une fois. Ni moi non plus, je ne désire que d’être aimé autant que j’aime… Je suis un peu inquiet de la santé d’Angélique[127]. C’était comme une fluxion qui lui prenait l’œil, la tête, la joue et l’oreille droite ; à présent c’est une toux sèche, avec de la douleur de gorge, et un bruit rauque qui me chiffonne ; demain peut-être cela ne sera plus rien, mais il y aura autre chose, et on est pire tous les jours.

Comme je vous embrasserais toutes deux, si j’étais là !… Ne m’oubliez pas auprès de M. Vialet.


LXV


À Paris, le 25 octobre 1761.


Voyons si je parviendrai à vous écrire un mot. Me voilà dans l’état d’un corps sain, ou je n’y serai jamais. Depuis plusieurs jours, j’ai supprimé toute nourriture solide, et il ne me reste pas la moindre impureté ; car où serait-elle encore ? et comment serait-elle produite ? J’ai souffert des tranchées bien cruelles et sans savoir à quoi m’en prendre ; car j’ai été sobre comme un anachorète. Le ton gai dont je vous parle de mon indisposition vous rassurera sur ses suites, et le premier courrier vous apprendra que ce n’est plus rien. Sans le caractère de philosophe dont il faut soutenir la dignité, surtout aux yeux du vulgaire qui nous entoure, je vous assure que j’aurais crié plus d’une fois, au lieu qu’il a fallu soupirer, se mordre les lèvres et se tordre. Si je ne craignais de me perdre dans votre esprit, je vous avouerais que j’ai même fait par forfanterie quelques mauvaises plaisanteries. N’en dites mot ; elles m’ont fait un honneur infini.

Eh non ! cette femme n’est pas heureuse. Est-ce que le bonheur est fait pour les âmes d’une certaine trempe ? Dites comme moi ; elle se désespère dans des moments où l’on ne soupçonne pas seulement la faute qu’on a commise. Si elle se plaignait, on entendrait à peine ce qu’elle veut dire. Aussi prend-elle le parti de souffrir et de se taire. Nous y dînions la semaine passée, lorsque notre repas fut troublé par une aventure effroyable. Imaginez un enfant qui se présente à sa mère dans un tourbillon de feu. Si cette femme eût été seule, l’enfant était bridé, elle peut-être et toute la maison ; car, à cette vue, elle ne fit que pousser un cri et tomber évanouie. Voilà à quoi sert la sensibilité, quand elle est excessive. Vous devinez de reste la cause de cet accident. Le lendemain, notre ami envoya savoir comment elle se portait ; mais il fallait venir.

Vous avez fait un voyage bien maussade. L’unique ressource en ces occasions, c’est de tout regarder d’un œil ironique. Je me souviens de m’être trouvé fort bien dans un château tel que celui que vous me peignez. Tout nous apprêtait à rire, jusqu’aux pots de chambre qu’on avait remplacés par des pots de fleurs de faïence, dont on avait bouché les trous du fond avec des bouchons de bouteille. On réduirait à bien peu de choses les misères de la vie, si on les envisageait du côté ridicule, car la méchanceté est toujours ridicule par quelque endroit ; mais c’est que l’indignation s’en mêle, on est offensé, ou l’on se met à la place de celui qui l’est, et l’on se fâche au lieu de rire.

Nos deux petits Allemands ont tant fait qu’ils m’ont entraîné à leur auberge. Leur dîner fut détestable ; cela ne l’empêcha pas d’être gai. Ils prétendirent qu’il avait été apprêté d’après les maximes d’Apicius Cælius, ce fameux gourmand romain, qui se tua parce qu’il ne lui restait plus que deux millions, avec lesquels, selon lui, il était impossible à un honnête homme de vivre. Mais une chose qui m’aurait fait oublier les mets les plus grossiers, c’est la vue de deux jeunes hommes pleins d’innocence, d’esprit et de candeur, et s’aimant d’une amitié qui se montrait à chaque instant de la manière la plus douce et la plus fine. Ils me récitèrent quelques-uns de leurs ouvrages ; il fallait voir quel plaisir ils avaient à se préférer l’un à l’autre : « Cette prose est charmante. — Eh, non, mon ami, c’est celle que vous avez écrite sur tel sujet qu’il faut entendre, pour être dégoûté de la mienne. Dites-nous-la..... » Le plus jeune, qui s’appelle Nicolaï, nous récita la fable suivante : « Sur la fin de l’été, des fourmis, les plus laborieuses du canton, avaient rempli leurs magasins ; elles regardaient leurs provisions avec des yeux satisfaits, lorsque tout à coup le ciel s’obscurcit de nuages, et il tombe sur la terre un déluge d’eau qui disperse tous les grains amassés à si grande peine, et qui noie une partie du petit peuple. Celles qui restaient, poussant leurs plaintes vers le ciel, disaient, en demandant raison de cet outrage : « Pourquoi ce déluge ? à quoi servent ces eaux ? » Et, pendant que ces fourmis se plaignaient, Marc-Aurèle et toute son armée mouraient de soif dans un désert. » Méditez cela, mes amies. L’autre, qui s’appelle M. de La Fermière, nous dit qu’un père avait un enfant. Il avait tout fait pour le rendre heureux ; mais il s’apercevait bien que tous ses soins seraient inutiles, si le ciel ne les secondait en écartant les circonstances malheureuses. Il alla au temple ; il s’adressa aux dieux, il les pria sur son enfant : « Dieux, leur dit-il, j’ai fait tout ce que je pouvais ; l’enfant a fait tout ce qu’il pouvait, remplissez aussi votre fonction. » Les dieux lui répondirent : « Homme, retourne chez toi ; nous t’avons entendu ; ton fils et toi, vous jouirez du plus grand bonheur que les mortels puissent se promettre. » Ce père, bien satisfait, s’en retourne ; il trouve son fils mort, et il tombe mort sur son fils. Il faut que la vie soit en effet une mauvaise chose : car cette prière, j’en devinai la fin, et je ne l’ai presque récitée à personne qui n’en ait deviné la fin comme moi.

Si j’étais à côté d’Uranie, je lui baiserais la main pour la fleur posthume qu’elle me présente ; acquittez-moi..... Eh bien ! il vous vient donc quelquefois des idées folles ? Continuez de vous bien porter, et conservez-moi cette santé.

Vous devez avoir à présent la lettre de M. Vialet. Je vous l’ai dit cent fois, et vous ne vous corrigez point ; vous vous pressez toujours trop de me gronder. Le morceau Sur les probabilités est un grimoire qui ne vous amusera pas. Les chansons écossaises sont entre les mains de M. de Saint-Lambert qui ne rend rien, parce qu’il communique tout ce qu’on lui prête à Mme d’Houdetot, qui perd tout. Grimm a le morceau que j’ai traduit. Je trem])le de vous envoyer Miss Sara Sampson[128], de peur qu’il ne vous en arrive comme à moi, et que si l’on venait, comme on vient de me faire, à décacheter le paquet, on ne le taxât, et qu’il ne vous en coûtât une vingtaine de francs. Malgré cela, nous risquerons, si vous l’ordonnez. Il y a cent à parier contre un que nous réussirons ; voyez.

Vous n’aimez pas que mes amis, les hommes les plus volontaires du monde, et surtout Grimm, le plus volontaire d’entre eux, me boudent de ce que je m’émancipe quelquefois à faire ma volonté ; ni moi non plus, je ne l’aime pas. Mais soyons justes. Ont-ils eu tort de prendre et d’exercer un empire que je leur abandonnais ? Aurais-je, à leur place, été plus sage, plus discret qu’eux ? N’y a-t-il personne que je domine sans en avoir d’autre droit que la faiblesse de celui qui se laisse dominer ?

Ne me parlez pas de cette petite guenon de Mlle Arnould. S’il lui restait l’ombre du sentiment, la lettre d’excuse que le comte vient de lui écrire, en lui faisant six mille livres de pension, la ferait crever de douleur. C’est une lettre bien faite ; c’est une excuse bien cruelle. Il n’aurait jamais cru qu’il fût un jour dans le cas de mettre un prix à sa tendresse, et cætera, et cætera. Le texte est beau, comme vous voyez. Il vient de publier un novel amphigouri ; c’est Mlle Arnould qu’il promène chez des prêtres, chez l’archevêque, chez M. de Rombaude, et enfin chez l’ami Pompignan. Le morceau de Pompignan est assez bien. Il l’avait vu la nuit en vision : c’est avec elle qu’il doit consommer l’effet de la grâce antiphilosophique. Comme l’Antéchrist doit naître d’une religieuse qui apostasie et d’un pape sans mœurs, le destructeur de la philosophie moderne doit naître d’un poëte qui a renoncé à toute vanité, et d’une actrice qui a quitté le péché, etc., encore : car il suffit de vous mettre sur la voie.

Vous jugez bien vite mon avocat. Uranie, je vous le recommande ; prenez un peu sa défense. Aurez-vous donc bien de la peine à prouver que le comble de la perfection est de préférer l’intérêt public à tout autre, et le comble du désordre de préférer l’intérêt étranger, quel qu’il soit, au personnel, à l’intérêt public ? Quoi ! rien au monde ne doit-il nous faire tromper la confiance qu’on a en nous ? Oserez-vous bien avouer ce principe généralement ? Car, après tout, c’est le seul moyen que l’on puisse employer contre mon avocat.

Enfin vous l’avez donc deviné, mon cénobite[129] ! c’est bien de ma faute ; il n’a tenu qu’à moi de vous y intéresser plus d’un mois, sans que vous trouvassiez le mot de l’énigme ; mais, si je vous trompais jamais, je voudrais que ce fût en matière plus grave. Oh ! quel bond vous faites en arrière ! Rassurez-vous, je ne vous tromperai jamais.

À propos d’Uranie et de vous, qu’elle y prenne garde ; rien n’est si indécent que cette occupation. Quand les idées sont douces, agréables, la manivelle va doucement ; sont-elles violentes, impétueuses, colères, la manivelle va comme le vent.

Nous avons fait un dîner sous les chevaux[130], un dîner chez Montamy, un autre je ne sais où. N’allez pas imaginer que ce sont ces dîners qui m’ont tué ; encore une fois, j’ai été sobre au grand scandale des convives. Le Baron, qui était du dîner, avait eu l’intention d’écrire à Le Breton, pour qu’il me laissât respirer un moment que j’irais passer au Grandval. Tout était arrangé ; nous avions redoublé de voiles, et, après cela, l’indisposition importune qui me retient ; plus de Chevrette, plus de Grandval, plus de Massy, et puis il fait un temps, un temps ! Mais, quelque temps qu’il fasse, je suis bien avec mes amis. S’il m’était donné d’aller passer la mauvaise saison à Isle, je vous jure que ce serait bien la plus belle. Eh bien ! c’est donc pour la fin du mois prochain, ou le milieu, ou la fin de l’autre ! car le premier mot de Morphyse est bien loin de son dernier mot. Adieu, mes amies ; portez-vous bien. Il n’y a personne au monde qui vous estime plus que moi ; il n’y a personne au monde que j’estime plus que vous.


28 octobre 1761.


Il y a trois jours que j’ai cette lettre toute prête. Je l’écrivis chez Le Breton, au milieu des douleurs les plus aiguës que ma colique m’eût encore fait souffrir. Je comptais la porter le soir même chez Damilaville, mais le mal, le mauvais temps et l’heure m’en empêchèrent. Le lendemain, j’ai été alité. Hier, on me purgea. Aujourd’hui, jour de Saint-Simon, me voilà debout, habillé, arrivant ici, et ne ressentant plus de mon mal qu’une douleur sourde dans le ventre ; et, comme la diarrhée, les clystères, la boisson et la médecine m’ont entièrement affaibli, je ne marche pas trop ferme. Le repos et les aliments répareront tout en un moment.

Voilà un second coup de fouet que M. de Pompignan vient de s’attirer de l’homme de Genève, pour son maussade et impertinent conte qu’il a intitulé Éloge historique de M. de Bourgogne[131].

Joignez mes adieux aux vôtres, en quittant Uranie. Puisqu’elle nous a tous deux quand elle a l’un ou l’autre, en quittant l’un ou l’autre, elle nous quitte tous deux. Revenez. L’ennui et le malaise m’accablent. Je passe une partie des nuits à vous parler et à vous écrire, comme si je ne devais plus vous revoir. Cela n’est pas gai, mais cela est du moins fort tendre. N’allez pas compter ces instants entre les plus mauvais. Je sens alors combien vous m’êtes chère, et, par l’effet que je produis sur vous, je vois combien je suis chéri. Je vous ai dit des choses très-douces ; j’ai vu toute votre sensibilité, et le lendemain j’espère de vous revoir. Qui amant, ipsi sibi somnia fingunt. Le prémontré vous expliquera cela tout courant ; ce latin est encore à sa portée. Si cependant il s’était promis de plaire à l’une ou à l’autre, il prendrait cela pour un persiflage. Voyez, car il faut tout prévenir et prévoir.


LXVI


Paris, le 25 juillet 1762.


Je croyais avoir rétabli la paix dans notre société. Je me suis trompé. La dame de la Briche[132] exige des excuses et des réparations ; le silence aurait tout arrangé ; mais ils n’ont pas voulu se taire, et voilà une femme qui ne reparaîtra plus parmi nous et un homme qui s’en exclura, parce qu’il s’y croira obligé par décence ; et puis des caquets sans fin. J’en ai des vapeurs ; au reste mon parti est tout pris, c’est de me tenir à l’écart et d’attendre le moment de refaire le rôle de pacificateur, le seul qui me convienne, et de tenir mes doigts dans mes oreilles, afin d’ignorer le mal qu’ils vont dire les uns des autres.

L’ami Le Roy boude toujours Mme de… Il fallait donc qu’il se crût bien sûr de son fait. Il est venu dîner avec nous jeudi. Il avait le visage de la mauvaise conscience. Il se proposait de monter à cheval sur le soir avec sa bien-aimée, qui ne s’en est pas souciée, et il n’en a boudé que davantage ; mais Mme de… dit que les boudeurs se corrigent eux-mêmes, quand on ne les regarde pas.

Je ne sais où en sont les affaires de Suard, mais il me semble un peu remis. Serait-ce qu’il y a des remords qui s’étouffent par la répétition du crime ? Je ne sais, mais si je vous étais une fois infidèle, il me semble que je ne m’en tiendrais pas là ; il ne faut donc pas commencer.

M. Suard nous présenta un Français tout frais débarqué de Copenhague. Cet homme nous débita des choses incroyables de l’amour des peuples pour leur souverain et de l’amour du souverain pour les peuples. On dirait que c’est chez le Danois que le patriotisme s’est réfugié. Voici une scène dont il a été témoin, et que vous voudriez bien avoir vue. C’était à l’installation de la statue équestre du roi, sur une des places publiques de la capitale ; le concours du peuple était immense. Le monarque était venu accompagné de toute sa cour. À peine avait-il paru, que voilà tout à coup deux à trois cent mille voix qui s’élèvent et qui crient à la fois : Vive notre roi ! vive notre bon roi ! vive notre maître, notre ami, notre père ! et le souverain, partageant aussi tout à coup le transport de son peuple, d’ouvrir la portière de son carrosse, de s’élancer dans la foule, de jeter son chapeau en l’air, et de s’écrier : Vive mon peuple ! vivent mes sujets ! vivent mes amis ! vivent mes enfants ! et d’embrasser tous ceux qui se présentaient à lui. Ah ! mon amie, que cela est rare et beau ! L’idée de ce spectacle me fait tressaillir de joie, mon cœur en palpite, et je sens les larmes en tourner dans mes yeux. Ce récit nous a tous également attendris. Je relis cet endroit de ma lettre et il m’attendrit encore. Convenez que ce chapeau jeté en l’air marque une âme bien enivrée. Quel est d’entre ses sujets le fortuné qui est resté possesseur de ce chapeau ? Si c’était moi, on m’en donnerait sa forme toute pleine d’or que je n’échangerais pas. Quel plaisir j’aurais de le montrer à mes enfants, mes enfants aux leurs, et ainsi de suite jusqu’à ce que la famille s’éteignît ! Combien l’heureux moment qui m’en aurait rendu possesseur se serait répété ! combien je raconterais de fois la chose avant que de mourir ! Croyez-vous que quelqu’un osât jamais le mettre sur sa tête ? Cet effet ne serait-il pas mille fois plus précieux que l’épée de César Borgia, où l’on voit encore des gouttes de sang ? L’histoire de cette journée fera verser des larmes de joie dans deux cents ans, dans mille ans d’ici : qu’elle fut belle pour le monarque ! qu’elle fut belle pour ses sujets ! Voilà le bonheur que j’envie aux maîtres de la terre ; causer l’ivresse d’un peuple immense, la voir, la partager : c’est pour en mourir de plaisir. Au milieu de cette allégresse publique, il fallait avoir perdu son père, ou avoir été trahi de sa maîtresse pour être triste.

M. Suard part demain pour la Chevrette. Assis au frais à côté de lui, sur une chaise, aux Tuileries, je lui disais : « Vous êtes mieux, ce me semble, et je m’en réjouis. — Oui, me répondit-il, je suis mieux dans ce moment, mais peut-être que demain au soir je serai plus mal. » À qui en veut-il ? est-ce à la dame de la Briche, est-ce à la dame de… ? Celle-ci ne se tient pas d’aise de se croire délivrée de l’autre ; mais elle paraît regretter sincèrement son ami.

Il y a quinze jours qu’il régnait dans cette maison une concorde charmante : on riait, on plaisantait, on embrassait, on se disait tout ce qui venait à la bouche ; les hommes étaient aux genoux des femmes, les amants s’en amusaient, les époux n’y prenaient pas garde. Aujourd’hui on est sérieux ; on se tient écartés les uns des autres, on se fait en entrant, en passant, en sortant, des révérences et des compliments ; on s’écoute, on ne se parle guère, parce qu’on ne sait que se dire, et qu’on n’ose se dire ce qu’on sait ; on met de l’importance à tout, parce qu’on n’est plus innocent : je vois tout cela et je péris d’ennui.

Mme Geoffrin était venue sur le midi ; elle se proposait de dîner, mais saisie tout à coup de cet ennui qui la gagnait, sans qu’elle s’en aperçût, étonnée comme l’eût été quelqu’un qui n’aurait plus reconnu les visages, s’appliquant peut-être à elle-même l’embarras des autres, elle regarde, elle se damne sur sa chaise ; elle veut être plaisante, personne ne la seconde, à peine on lui sourit ; elle se tait, fait des nœuds, bâille une fois ou deux, se lève et s’en va. Et l’abbé Follet qui lui crie : « Madame, vous nous quittez ? » Et elle qui lui répond : « Il n’y a personne aujourd’hui, une autre fois je reviendrai. » Adieu nos jolis soupers des lundis. Ceux qui ne savent pas encore le mot de l’énigme se parlent à l’oreille et se demandent qu’est-ce qu’il y a de nouveau ici. Dans quinzaine ils le sauront, et Dieu sait ce qu’ils en diront eux et les autres. J’entends tous les propos d’avance, et je m’en afflige.

M. Suard revient après-demain de la Briche ; je suis curieux de la mine qu’il en rapportera : allongée, tout est dit ; gaie, tout est encore dit. Uranie, qu’en dites-vous ? J’ai de la peine à croire qu’on soit bien fait pour l’amitié, quand on n’est point fait pour la tendresse ; sait-on aimer un homme quand on ne sait pas connaître la misérable condition des femmes, et prendre sur soi les soins si délicats et si doux d’en consoler une au moins ?

Ma huitième ! vous vous trompez, chère amie, c’est la neuvième, ou il y en a une d’égarée ; comptez bien ; voici ma douzième lettre. Un mot de réponse là-dessus ; il y a dans ces lettres tant de choses que je n’écris que pour mon amie, que j’ignore pour le reste de la terre !

Le livre de Boulanger est très-rare ici[133] ; nous en avons fait venir, par la poste, deux ou trois exemplaires qu’on nous a souillés. Sachez d’Uranie si l’épître dédicatoire est à son exemplaire. Nous aurons Émile pour peu de chose, et je ne tarderai pas de l’envoyer à Morphyse.

Je n’ai pas encore vu M. Duval, et je me le reproche.

Hier j’aperçus Fayolle et Mélanie aux Tuileries, Mélanie en beau taffetas blanc, mais fort changée ; Fayolle plus vermeil que la rose au matin, et entre le frère et la sœur, une jeune personne assez grande, mesquinement vêtue, mais d’une figure et d’une taille qui se faisaient remarquer. Je ne sais qui elle est. Je ne pense pas l’avoir jamais vue ni chez vous ni chez Mme de Solignac.

Je vous parlerai une autre fois de mon nouvel arrangement avec mes libraires, si vous m’en faites ressouvenir.

Mme Diderot a été fort malade de la petite poste ; c’est ainsi qu’ils appellent la maladie courante. Elle se porte mieux ; il ne lui est resté qu’une douleur vers le pli de l’aine, et qu’une mauvaise humeur qui chassera de chez moi la pauvre Jeanneton ; il est impossible qu’elle tienne ; j’en suis fâché, les domestiques passables ne sont pas communs.

Je ne suis plus surpris que vous vous fassiez au séjour d’Isle ; on est heureux partout où l’on fait le bien : aimer ou faire le bien, c’est, comme vous savez, ma devise. Vous pensez juste, il ne suffit pas de faire le bien, il faut encore le bien faire. Continuez. Soulagez les malheureux ; c’est le vrai moyen de vous consoler de mon absence. Je disais au Baron, lorsqu’il perdit sa première femme, et qu’il croyait qu’il n’y avait plus de bonheur pour lui dans la vie : « Sortez de chez vous, courez après les malheureux, soulagez-les, et vous vous plaindrez après de votre sort, si vous l’osez. »

Rousseau, dont vous me parlez encore, fait un beau vacarme à Genève. Les peuples, irrités de la présomption de l’auteur et de ses ouvrages, se sont assemblés en tumulte, et ont déclaré unanimement au consistoire des ministres que la Profession de foi du Vicaire savoyard était la leur. Eh bien ! voilà un petit événement, de rien en lui-même, qui aura fait abjurer en un jour la religion chrétienne à vingt mille âmes. Oh ! que ce monde-ci serait une bonne comédie, si l’on n’y faisait pas un rôle ; si l’on existait, par exemple, dans quelque point de l’espace, dans cet intervalle des orbes célestes où sommeillent les dieux d’Épicure, bien loin, bien loin, d’où l’on voit ce globe sur lequel nous trottons si fièrement gros tout au plus comme une citrouille, et d’où l’on observât, avec le télescope, la multitude infinie des allures diverses de tous ces pucerons à deux pieds, qu’on appelle des hommes ! Je ne veux voir les scènes de la vie qu’en petit, afin que celles qui ont un caractère d’atrocité soient réduites à un pouce d’espace et à des acteurs d’une demi-ligne de hauteur, et qu’elles ne m’inspirent plus des sentiments d’horreur ou de douleur violents. Mais n’est-ce pas une chose bien bizarre que la révolte que l’injustice nous cause soit en raison de l’espace et des masses ? J’entre en fureur si un grand animal en attaque injustement un autre. Je ne sens rien, si ce sont deux atomes qui se blessent ; combien nos sens influent sur notre morale ! Le beau texte pour philosopher ! Qu’en dites-vous, Uranie ?

C’est précisément parce que cette Profession de foi est une espèce de galimatias, que les têtes du peuple en sont tournées. La raison, qui ne présente aucune étrangeté, n’étonne pas assez, et la populace veut être étonnée.

Je vois Rousseau tourner tout autour d’une capucinière où il se fourrera quelqu’un de ces matins. Rien ne tient dans ses idées ; c’est un homme excessif qui est ballotté de l’athéisme au baptême des cloches. Qui sait où il s’arrêtera ?

Le texte courant de nos causeries, c’est tantôt la politique, tantôt la religion ; nous rabâchons notre catéchisme. Le plaisant de cela, c’est que Gros-Jean remontre à son curé ; il lui prêche ses propres sermons. Qu’il aille, qu’il aille ; n’est-on pas trop flatté de retrouver ses opinions dans l’âme de ses amis ?

Je vous embrasse de tout mon cœur. Je vous souhaite incessamment celle à qui vous ouvrirez votre âme, et à qui vous parlerez de moi. Voilà ma douzième ; je persiste.

Les journées très-chaudes sont suivies de soirées très-fraîches. Veillez sur votre santé ; ne vous exposez pas au serein ; vous connaissez quelle méchante petite poitrine de chat vous avez et à quels terribles rhumes vous êtes sujette. Si Uranie était à côté de vous, je serais plus tranquille.

J’attends avec impatience votre réponse à ma dernière lettre. Êtes-vous toujours seule ? Adieu mille fois, et mille baisers de loin qui n’en valent pas un de près.


LXVII


Paris, ce 28 juillet 1762.


Voici encore tout plein de bâtons rompus… Si vous ne vous rappelez pas vos propres lettres, celle-ci sera pire qu’un chapitre de l’Apocalypse.

Voilà donc une de mes lettres perdue ; et qui sait ce qu’il y a dans cette lettre, en quelles mains elle est tombée, et l’usage qu’on en fera ? Comus ne perfectionnera-t-il pas son secret ? Ce Comus est un charlatan du rempart qui tourne l’esprit à tous nos physiciens. Son secret consiste à établir de la correspondance d’une chambre à une autre, entre deux personnes, sans le concours sensible d’aucun agent intermédiaire. Si cet homme-là étendait un jour la correspondance d’une ville à une autre, d’un endroit à quelques centaines de lieues de cet endroit, la jolie chose ! Il ne s’agirait plus que d’avoir chacun sa boîte ; ces boîtes seraient comme deux petites imprimeries, où tout ce qui s’imprimerait dans l’une, subitement s’imprimerait dans l’autre… Trêve de plaisanterie, si Morphyse, si Damilaville, ou M. Gillet… ; vous m’entendez, après tout, tant pis pour les deux premiers : ils n’auraient eu que ce qu’on gagne à écouter aux portes.

À présent, que tout est sens dessus dessous chez M...., on m’y voit peu ; je ne veux pas qu’on me fasse parler. Ils ont brouillé leur écheveau, qu’ils le débrouillent. Les longues soirées que j’allais passer là, je les emploie à lire, à prendre le frais sur le bord de la rivière, à voir, de la pointe de l’île, les eaux de la Marne qui viennent de vous à moi, et à leur demander des nouvelles des pieds blancs de celle que j’aime ; et puis quand la tête est prise de ces idées-là, on ne saurait s’en tirer ; elles sont si douces ! Comme les heures coulent ! que le temps est court ! la nuit est venue qu’on n’en est pas à la moitié de ce qu’on avait à se dire.

Si je reste à la maison, je fais répéter à l’enfant ses leçons de clavecin. Les jolis doigts qu’elle aura ! de l’aisance, de la mollesse, de la grâce ; je voudrais que vous la vissiez à côté de moi, tout à l’heure. Elle fit hier une petite indiscrétion dont il n’est pas en mon cœur de lui savoir mauvais gré. Comme nous étions tête à tête, elle me dit tout bas à l’oreille : « Mon papa, pourquoi est-ce que maman m’a défendu de vous faire souvenir que c’est demain sa fête…? » Le soir, je présentai à la mère un bouquet qui ne fut ni bien ni mal reçu. Elle avait hier ses amis à dîner. Si Uranie eût été derrière la tapisserie, et qu’elle m’eût entendu : « Comment, aurait-elle dit en elle-même, ce commérage peut-il se trouver dans la même tête à côté de certaines idées ? » Il est vrai que je fus charmant et bête à ravir.

J’étais invité à la Briche pour dimanche et pour lundi. C’est l’autre bout de l’écheveau qu’il ne faut pas tenir.

Je ne vous ai point ; j’évite mes amis, et j’ai des accès de vapeurs que je vais dissiper dans l’île. En m’occupant à tromper la peine d’une autre, j’oublie la mienne. Je vous le dis ; je le dis à tous les hommes ; lorsque vous serez mal avec vous-même, faites vite quelque bonne œuvre. Grimm perd les yeux sur les vôtres ; gardez-vous de me dire du mal de l’homme de mon cœur. Le moment approche où je vais apprendre ce que valent nos protestations, nos serments, nos souhaits, l’estime que nous faisons de nous-mêmes ; bref, si je sais être ami ; si je ne me retrouvais pas moi, combien je me mépriserais ! Si mon ami devient aveugle, je vous prends à témoin de ma conduite. Venez me connaître, venez connaître votre amant ; car ce qu’il fera pour son ami, il l’eût fait pour sa maîtresse ; et je ne crois pas qu’il eût fait pour sa maîtresse ce qu’il n’aura point eu la force de faire pour son ami ! Le triste moment pour mon ami ! Le grand moment pour moi, si je ne me trompe !…

J’ai représenté aux libraires que je portais seul un fardeau que je partageais auparavant avec un collègue ; que ma sujétion s’était accrue, et qu’il ne fallait pas que mon sort empirât. Nous en sommes aux couteaux tirés ; mais j’ai l’équité pour moi, et je me suis promis d’être ferme.

Si le projet de l’abbé Raynal allait réussir en même temps, je ne saurais que faire de toute ma richesse. Savez-vous qu’il s’agit de me faire pensionnaire du Mercure pour quinze cents livres, à condition de fournir une feuille tous les mois ! Il y a déjà plus d’un mois que cette agréable perspective dure ; c’est un bonheur que M. de Saint-Florentin ne m’ôtera pas : quand nous échouons, nous avons du moins espéré.

Ceux qui marchandent ma bibliothèque en ont fait faire de leur tête une appréciation qui est de mille livres au-dessous de la mienne. La différence n’est pas forte ; mais qu’importe ? Si l’affaire manque, mon Homère et mon Platon me resteront…

Peu à peu vous me rappellerez toute ma vie. Tenez, je gagerais cent contre un que mon aversion pour ces sortes de créatures vient moins d’éducation, de goût honnête, de délicatesse naturelle, de bon caractère, que de deux aventures qui me sont arrivées à un âge propre à recevoir des impressions fortes. Je ne sais pourquoi je ne vous en ai jamais dit un mot, je n’y repense pas sans avoir la chair de poule. Ah ! que la Vénus des carrefours m’est hideuse !… Une fois je fus invité à souper dans une maison un peu suspecte, mais que je ne connaissais pas sur ce pied. Un des fils de Julien Le Roi[134] en était. Il y avait d’autres hommes et des femmes. Je fus placé à table à côté de la maîtresse de la maison. On fut gai. J’étais jeune et fou ; je plaisais, et je m’en apercevais à des regards et à d’autres signes qui n’étaient pas équivoques. On se sépara tard ; je ne sais comment cela se fit, mais je restai seul avec la maîtresse de la maison ; en ayant, selon toute apparence, à passer la nuit dans un appartement où il n’y avait qu’un lit, j’espérais qu’on m’en offrirait poliment la moitié, car c’était une femme polie. On la délaçait, j’aidais à la déshabiller, lorsqu’on heurta violemment à la porte : c’était le jeune Le Roi, qui revenait à toutes jambes m’apprendre l’état de la personne aimable et facile avec laquelle j’étais, et le péril de ses faveurs. J’étais descendu pour lui parler ; je ne remontai pas… Voici le second tome. J’avais une petite chambre au coin de la rue de la Parcheminerie ; je la vois d’ici. Au-dessus de moi logeait une fille entretenue par un officier ; elle s’appelait Desforges. Son amant partit pour la campagne de 44[135] ; je fis connaissance avec elle un jour qu’il faisait chaud. Je la trouvai étalée sur une bergère dans le plus grand déshabillé ; je m’approchai des pieds du lit et des siens ; je pris les bords de la gaze qui la couvrait et je la levai ; elle me laissa faire. Je lui dis qu’elle était belle ; et à ma place et à mon âge il était trop difficile de ne pas la trouver telle. Je me disposais à appuyer mon éloge, lorsque, interposant sa main entre ses charmes et mon désir, elle m’arrêta tout court par ce discours étrange : « Mon ami, voilà qui est fort beau (ou fort bien, je ne sais lequel des deux elle a dit) ; mais je ne suis pas sûre de moi, et je ne sais, ajouta-t-elle, pourquoi je serais désespérée que tu eusses à te plaindre de ma complaisance. Il y a là, de l’autre côté de ma porte, un grand benêt qui me presse ; la première fois je le laisserai aller, et nous saurons si tu peux accepter sans conséquence fâcheuse ce que je ne suis que trop disposée à t’accorder. » L’expérience se fit, le grand benêt voisin en fut malade à mourir ; et j’échappai par une grâce spéciale de la Providence, qui ne m’a jamais fait que le bien de me sauver du mal, à un accident dont les libertins se rient, mais qui me fait frissonner…

Gardez-vous bien de communiquer ces historiettes à Uranie ; vous rempliriez son âme d’un trouble qui ne la quitterait plus ; elle verrait son fils environné des mêmes périls sans se promettre pour lui le bonheur qui m’en a sauvé.

Adieu, mon amie. Vous voyez bien que ce n’est là qu’un fragment d’une lettre que je n’ai pas le temps d’achever. Il est tard, il faut que je sois contre-signe ; et si je ne me hâte pas de courir sur le quai des Miramionnes, je n’y trouverai plus personne. Adieu encore une fois, mon amie ; aimez-moi malgré tout ce que je vous confie. Que m’importe de devoir ce que je puis avoir de qualités estimables à la nature ou à l’expérience, pourvu qu’elles soient solides, que jamais la vanité ne les dépare, et que je reste plus convaincu que je ne l’ai été de ma vie qu’elles sont infiniment au-dessous du prix et de la récompense que vous y mettez ! Adieu pour la troisième fois. Mon respect, mon dévouement, mon amitié la plus tendre à Uranie, si vous avez le bonheur de la posséder.

L’homme à qui cette fille demandait la grâce de lui faire un enfant, souriait, plaisantait, disait peu de chose : l’affaire lui paraissait importante. Il demandait du temps pour s’y résoudre, et l’on n’en était point offensée. Je devine une partie des raisons qui le faisaient balancer. Si vous me les demandez, après votre décision, je vous les dirai. À dimanche la suite de ce bavardage. C’est toujours ma treizième ; je suis têtu.


LXVIII


Le 31 juillet 1762.


Je continue ; et pour en venir à ce que vous pensez sur le jeu, je suis plus indulgent que vous. Je permets qu’on pousse du coude son ami. Je m’y attends. Tout ce que la passion inspire, je le pardonne. Il n’y a que les conséquences qui me choquent. Et puis, vous le savez, j’ai de tout temps été l’apologiste des passions fortes ; elles seules m’émeuvent. Qu’elles m’inspirent de l’admiration ou de l’effroi, je sens fortement. Les arts de génie naissent et s’éteignent avec elles ; ce sont elles qui font le scélérat, et l’enthousiaste qui le peint de ses vraies couleurs. Si les actions atroces, qui déshonorent notre nature, sont commises par elles, c’est par elles aussi qu’on est porté aux tentatives merveilleuses qui la relèvent. L’homme médiocre vit et meurt comme la brute. Il n’a rien fait qui le distinguât pendant qu’il vivait ; il ne reste de lui rien dont on parle, quand il n’est plus ; son nom n’est plus prononcé, le lieu de sa sépulture est ignoré, perdu parmi les herbes. D’ailleurs les suites de la méchanceté passent avec les méchants, celles de la bonté restent, comme je disais une fois à Uranie. S’il faut opter entre Racine méchant époux, méchant père, ami faux et poëte sublime, et Racine bon père, bon époux, bon ami et plat honnête homme, je m’en tiens au premier. De Racine méchant que reste-t-il ? Rien. De Racine homme de génie ? L’ouvrage est éternel…

Vous vous trompez ; elle n’est point coquette ! mais elle s’est aperçue que cet intérêt vrai ou simulé que les hommes protestent aux femmes les rend plus vifs, plus ingénieux, plus attentionnés, plus gais ; que les heures se passent ainsi plus rapides et plus amusées ; elle se prête seulement : c’est un essaim de papillons qu’elle assemble autour de sa tête ; le soir elle secoue la poussière qui s’est détachée de leurs ailes, et il n’y paraît plus. Cette femme est originale ; elle a des choses très-fines, et tout à côté des naïvetés. Peu de monde, mais en revanche rien de cette uniformité si décente et si maussade qui donne à un cercle de femmes du monde l’air d’une douzaine de poupées tirées par des fils d’archal. À propos d’un petit réduit que j’espérais obtenir à Madrid, je lui disais : « Je le meublerai comme il conviendra ; vous en aurez la clef, et vous irez vous y reposer. » Suard ajouta : « Pourquoi pas quand il y sera ? » Elle répondit : « Je le voudrais bien ; mais cela ne se peut pas » ; cela avec un air, un son de voix et des yeux ! puis se tournant du côté de Suard, elle ajouta : « Mais voyez-vous comme cela glisse sur lui ? — Cela est vrai, dit Suard ; mais pourquoi ? — Par une raison, dit-elle, dont je l’estime infiniment et qui vous ferait rougir. »

Toutes les idées que vous avez eues me sont aussi venues par la tête ; mais je les ai chassées comme des suggestions du malin esprit. Les menées obscures d’un homme dégénèrent tôt ou tard en une espèce de fumée qui en enveloppe plusieurs autres.

Le Baron jette feu et flamme de ce qu’on ne me voit point. J’irai demain, quoique je sois invité de passer la journée à Massy. La dame de Massy est toujours aussi folle ; elle avait tout à l’heure dans son comptoir, à côté d’elle, une femme assez jolie et que je remarquai. « Allons donc, m’a-t-elle dit tout bas, vous faites comme si vous ne vous y connaissiez pas » ; et puis, en haussant les épaules : « de petits yeux, de gros tétons, beauté de province. »

Ce n’est pas Gaschon, c’est l’abbé… Cette pauvre femme de l’Isle m’a conté toute sa déconvenue ; c’est une pitié qui fend le cœur. Séduite, grosse, moribonde, abandonnée, et mille autres traits moins atroces et plus vils ; ainsi il n’y a plus un grain d’estime. L’amour s’en va à tire-d’aile ; il n’y a plus que la vanité qui souffre ; et la preuve, c’est que quand je lui ai bien montré l’ingratitude de son amant, elle souffre moins. Il y a quelques jours qu’elle était malade, lui menacé de le devenir, et elle lui disait d’un ton charmant : « Qui est-ce qui vous soignera ? Vous devriez bien attendre que je me porte mieux. » Au demeurant, les confidences de sa rivale recommencent. Quelle position ! Que feriez-vous en pareil cas ? — En pareil cas ! si vous étiez obsédée d’amants ! moi, je m’en irais chercher une femme moins occupée.

Non, Saurin ne sera plus des nôtres ; il y a un certain beau-frère dont il craint la rencontre. On dit que sa femme est grosse[136]. Avant son mariage il détestait les femmes grosses. Voilà un sentiment bien dénaturé ! qu’en dites-vous ? Pour moi, cet état m’a toujours touché. Une femme grosse m’intéresse ; je ne regarde pas même celles du peuple, sans une tendre commisération.

Notre despote[137], par la défense qui vous blesse, voulait prévenir la tracasserie qu’il prévoyait. Sa dame vient de m’écrire qu’on lui a fait bien du mal ; j’entends tout ce que cela signifie.

Vous allez donc avoir le jeune et vermeil Fayolle ? S’il était curieux, lui ?

Je vous écris aujourd’hui samedi, afin que ma lettre parte demain. Autre cas de conscience qu’il faut que je vous propose avant que de la fermer : celui-ci m’embarrasse plus que le premier. Une femme sollicite un emploi très-considérable pour son mari ; on le lui promet, mais à une condition que vous devinez de reste. Elle a six enfants, peu de fortune, un amant, un mari ; on ne lui demande qu’une nuit. Refusera-t-elle un quart d’heure de plaisir à celui qui lui offre en échange l’aisance pour son mari, l’éducation pour ses enfants, un état convenable pour elle ? Qu’est-ce que le motif qui la fait manquer à son mari, en comparaison de ceux qui la sollicitent de manquer à son amant ? La chose a été proposée tout franchement par un certain homme qui serrait une fois les mains à une certaine femme de mes amies : on lui a accordé quinze jours pour se déterminer… Comme tout se fait ici ! un poste vaque, une femme le sollicite ; on lève un peu ses jupons ; elle les laisse retomber, et voilà son mari, de pauvre commis à cent francs par mois, M. le directeur à quinze où vingt mille francs par an. Cependant quel rapport entre une action juste ou généreuse, et la perte voluptueuse de quelques gouttes d’un fluide ? En vérité je crois que Nature ne se soucie ni du bien ni du mal ; elle est toute à deux fins : la conservation de l’individu et la propagation de l’espèce.

À propos de cela, pourriez-vous me dire pourquoi il y a de beaux vieillards et point de belles vieilles ?

Voilà le billet de loterie que vous m’avez demandé.

Qui est-ce qui a manqué à Vialet ? sont-ce ses protecteurs ? est-ce l’abbé de Breteuil ? Nous sommes toujours à ses ordres.

Les libraires viennent enfin de m’accorder, outre la rente de quinze cents livres qu’ils me font jusqu’à la fin de l’ouvrage, outre trois cent cinquante livres par volume de planches, et il y en aura quatre, outre trois cent cinquante livres par volume de discours, et l’on peut compter sur huit, les cinq cents livres par volume de discours qu’ils faisaient à d’Alembert ; ce sera environ quinze mille francs dans l’intervalle de cinq ans, sans compter mon petit pécule de province, et la négociation de l’abbé Raynal qui n’est pas tout à fait désespérée.

Enfin ma sœur se sépare au mois de septembre d’avec ce maudit saint[138] qui la faisait damner. Cette conduite ingrate l’a brouillé avec son évêque et avec tous ses amis. Il se relègue dans le fond d’un de nos faubourgs, au milieu de la plus vile canaille de la ville, et il se voue à entendre, le reste de sa vie, depuis quatre heures du matin jusqu’à midi, et depuis deux heures après midi jusqu’à huit heures du soir, les impertinences d’une vingtaine de bégueules qu’il dirige. Voilà-t-il pas une vie bien utile à la société ?

Cet Horace en question, dont la couverture me sera si précieuse et que je regarderai plus souvent et avec plus de plaisir que le livre, je ne l’ai pas encore : ce sera pour le courant de la semaine prochaine, à ce que dit Mme Vallayer, en me regardant d’un œil tendre qui ne ment pas.

Adieu, chère et bonne amie. La chère sœur est-elle arrivée ? Il me semble que ce mal de sein ne m’inquiète guère et que c’est une affaire de circonstance ; quant au reste, qui est-ce qui n’a pas eu les pieds un peu gonflés par les chaleurs qu’il a fait ? Lorsque notre Uranie sera auprès de vous, je ne m’informerai plus du tout de votre santé. Tout se porte bien autour de moi. Je suis charmé de ma petite, parce qu’elle raisonne tout ce qu’elle fait. « Angélique, ce passage vous embarrasse ? regardez sur votre papier. — Le doigté n’est pas écrit sur mon papier, et c’est là ce qui m’arrête. — Angélique, je crois que vous passez une mesure. — Comment la passerais-je puisque j’en tiens encore l’accord sous mes doigts ? » Quel dommage que l’éducation réponde si mal aux talents naturels ! La jolie femme que ce serait un jour ! Mais cela n’entend du soir au matin que des quolibets, des sottises ; quoi que j’en fasse dans la suite, il restera toujours quelques vestiges de cette première incrustation mauvaise. Si cela appartenait à Mme Le Gendre, quelle joie elle éprouverait lorsque cette enfant se jetterait à son cou, les bras ouverts, en lui disant : « Maman, baisez-moi ! Je vois bien que vous êtes encore fâchée, car vous ne me baisez pas de bon cœur ! » Adieu, ma bonne amie, n’oubliez pas celui que rien ne distrait de vous. Samedi quatorzième lettre.


LXIX


Ce 4 août 1762.


Vous me rendez attentif à tous les moments de ma journée. Un dévot qui doit compte à son directeur de ses pensées, de ses actions, de ses omissions, ne s’épie pas plus scrupuleusement.

J’ai commencé ma semaine par me quereller avec M. de La…

Je ne saurais m’accommoder de ces gens stricts ; ils ressemblent à ces écureuils du quai de la Ferraille qui font sans cesse tourner leur cage, les plus misérables créatures qu’il y ait. Je laisse un peu reposer la mienne.

J’avais donné un manuscrit à copier à un pauvre diable. Le temps pour lequel il me l’avait promis expire, et mon homme ne reparaissant point, l’inquiétude m’a pris ; je me suis mis à courir après lui ; je l’ai trouvé dans un trou grand comme ma main, presque privé de jour, sans un méchant bout de bergame qui couvrît ses murs, deux chaises de paille, un grabat avec une couverture ciselée de vers, sans draps, une malle dans un coin de la cheminée, des haillons de toute espèce accrochés au-dessus, une petite lampe de fer-blanc à laquelle une bouteille servait de soutien ; sur une planche une douzaine de livres excellents. J’ai causé là pendant trois quarts d’heure. Mon homme était nu comme un ver, maigre, noir, sec, mais serein, ne disant rien, mangeant son morceau de pain avec appétit, et caressant de temps en temps sa voisine sur ce misérable châlit qui occupait les deux tiers de sa chambre. Si j’avais ignoré que le bonheur est dans l’âme, mon Épictète de la rue Hyacinthe me l’aurait bien appris.

Deux mots plaisants : l’un de Piron, à l’occasion de l’aventure du prince de Bauffremont ; vous la savez cette aventure, mais si par hasard vous ne la savez pas, comment vous la dirai-je ? Il était à Saint-Hubert avec le roi ; parmi les gardes il y avait un jeune Suisse à qui il voulait persuader à toute force qu’avec un joli garçon il y avait cent occasions où l’on pourrait se passer d’une jolie femme. Le roi a mal pris la chose. On a envoyé M. de Bauffremont dans ses terres ; il a été privé du cordon bleu qu’il était sur le point d’obtenir, et Piron a dit : « qu’il ne s’en est fallu que de l’épaisseur d’un Suisse qu’il ne l’ait eu. »

Il y a quelques jours que M. *** disait à sa nonchalante moitié, qu’il tracassait et qui ne s’en émouvait pas davantage : « Madame, vous ne savez ni vous défendre, ni crier ; vous êtes de toutes les femmes que je connaisse la plus propre pour un viol et la moins propre pour une jouissance. »

En amour un sot l’emporte communément sur un homme d’esprit ; on aime mieux dominer un idiot que d’être subjugué par un autre ; celui-là fait valoir l’amour-propre que celui-ci mortifie ; et ne vous croyez pas exceptée de la règle ; vous m’aimeriez peut-être moins si je le méritais davantage.

Nous revenions dimanche passé de chez M. ***, après souper, Suard et moi. Le temps s’était rafraîchi, il faisait clair de lune ; la promenade nous plut et nous la continuâmes jusqu’à une heure du matin. Il croit qu’un homme peut devenir amoureux de la femme de son ami sans s’en apercevoir. « Mais, à ce propos, lui disais-je, quoi ! est-ce que le soir, le matin, quand il se couche, quand il s’éveille, il ne trouve pas qu’elle est blanche comme un lis, qu’elle a les yeux charmants, qu’elle est d’une taille élégante ? Est-ce qu’il ne voit pas sa gorge s’élever et s’abaisser ? Est-ce qu’au milieu de cette rêverie-là les sens sont tranquilles ? Allez, celui qui s’y trompe est plus bête… — Mais est-ce que vous trouvez cela si bête ? — Sans doute… » etc. etc.

J’ai été témoin, il n’y a pas longtemps, d’une bonne action et bien faite. Une pauvre femme avait un procès contre un prêtre de Saint-Eustache ; elle n’était pas en état de le poursuivre, un honnête homme indigné s’en est chargé. On a gagné ; mais lorsqu’on a été chez le prêtre pour mettre la sentence à exécution, il n’y avait plus ni prêtre, ni meubles, ni quoi que ce soit. Cela n’a pas empêché la pauvre femme de sentir l’obligation qu’elle avait à son protecteur ; elle est venue l’en remercier, et lui témoigner le regret qu’elle avait de ne pouvoir lui rembourser les frais de la plaidoirie. En causant, elle a tiré une mauvaise tabatière de sa poche, et elle ramassait avec le bout de son doigt le peu de tabac qui restait au fond ; son bienfaiteur lui dit : « Ah ! vous n’avez point de tabac ; donnez-moi votre tabatière que je la remplisse. » Il a pris la tabatière et il a mis deux louis au fond qu’il a couverts de tabac. Voilà une action généreuse qui me convient, et à vous aussi, n’est-ce pas ? Donnez ; mais, si vous pouvez, épargnez au pauvre la honte de tendre la main.

Nous avons eu, Grimm et moi, lundi matin, une grande conversation ; je ne vois goutte au fond de son âme, mais je ne saurais la soupçonner. C’est, depuis deux ans, toujours à son avantage que les choses obscures se sont éclaircies. Sa conduite ressemble comme deux gouttes d’eau à celle de Grandisson dans les premiers volumes ; il sent bien qu’il a contre lui les apparences et le jugement des indifférents dont il ne se soucie guère. Au reste, il dit que si nous allons jamais à Rome, il m’expliquera le mystère de sa conduite dans le Panthéon.

Je viens de recevoir un billet de cette pauvre Mme Riccoboni, Elle est désolée ; elle ne peut digérer les impertinentes satires qu’on fait d’elle et de ses ouvrages ; elle dit : « Si un coquin cassait les fenêtres d’une blanchisseuse, le commissaire en ferait justice ; on m’ôte mon ouvrage, on m’insulte, et personne ne dit mot. » Eh bien ! voilà donc le fond de l’âme d’un auteur ; il veut plaire même à ceux qu’il méprise ; l’éloge de mille gens d’honneur, d’esprit et de goût ne le console pas de la critique d’un sot ; il oublie la voix douce et flatteuse de ceux-ci, et le cri importun de celui-là retentit sans cesse à son oreille. On ne peut se résoudre à une injustice de tous les temps ; on veut être excepté d’une loi, dure à la vérité, mais qui s’est exécutée depuis la création du monde sur tout ce qu’il y a eu de grands hommes : il faut que l’homme meure ; il faut que l’homme supérieur soit persécuté.

À propos de cette petite fille à laquelle vous promettiez un avenir aussi malheureux qu’à sa mère, rassurez-vous, elle n’est plus ; je sais à présent ce que c’est que l’excès de la tendresse maternelle. On avait eu l’imprudence de laisser monter cette malheureuse femme pour être témoin de l’agonie de son enfant, elle en a perdu le jugement ; elle a été folle, mais folle tout à fait, à craindre pendant plusieurs jours que cela ne revînt pas. Si je pouvais me rappeler ses discours et ses actions, je vous déchirerais l’âme. Je suis toujours de moins en moins content du père[139] : il avait un billet de cent pistoles à toucher ; son enfant se mourait, la mère s’en arrachait les cheveux ; il n’y était pas ; c’était moi qui la consolais. Cet événement, qui lui cause aujourd’hui tant de peine, n’est peut-être pas le plus malheureux de sa vie ; je lui laissais entrevoir cette consolation, et elle s’écriait : « Monsieur, laissons cela ; c’est ma fille, n’ajoutons pas un avenir cruel à un présent qui est affreux. »

Voilà un paquet de lettres que je vous envoie.

Grimm explique tout dans l’affaire de M. Vialet. Il prétend que nous avons agi avant les protecteurs qu’on avait auprès du chancelier, etc. — Cela se peut. — Et qu’il n’y a personne à accuser. — J’y consens.

M. de Prisye est donc à Paris ? On n’entend non plus parler de moi que si j’étais à la Chine ? C’est que j’y suis en effet pour ceux que je ne me soucie pas trop de voir. Si l’on me pardonne tout à condition que je ne serai pas coupable envers vous, je les prends au mot et je reste chez moi. Je ne veux pas que les oreilles vous tintent trop fort. Si vous saviez comment je me porte ; quelles couleurs ! quel visage ! quel embonpoint ! la belle santé de reste !

Adieu, ma tendre, mon unique amie ; venez me faire des jours heureux ; venez me dire que vous m’aimez ; venez me le prouver ; j’ai quelques moments d’impatience ; mais ils sont courts, je sens que jamais ils ne m’entraîneront à rien que je ne puisse vous avouer : vous êtes et vous serez tout le bonheur de ma vie ; aucun plaisir que ma Sophie ne le partage. Valeant aliæ. Il n’y en a qu’une pour moi. Je date pour vous obéir.


LXX


Paris, ce 8 août 1762.


Nous avons passé la semaine à consoler cette pauvre femme ; j’ai cru qu’elle en perdrait l’esprit. Le premier jour elle n’ouvrit la bouche qu’une fois : ce fut pour appeler son enfant. Le lundi au soir après souper, elle chantait et ses enfants dansaient en rond ; on les couche ; la plus jeune et la plus aimable, celle qu’elle a perdue, dormit comme à l’ordinaire ; on la leva le mardi matin, gaie, fraîche et vermeille ; à midi la fièvre prend ; le soir elle est sans connaissance ; à minuit elle est morte. Je permets de s’affliger à ceux qui perdent des enfants comme celui-là ; elle était blanche comme la neige, faite à peindre, d’une figure tout à fait piquante, et puis de la naïveté, de la finesse, de la sensibilité, une originalité de caractère comme on ne l’a point à cet âge. La vie n’est pas une perte pour cet enfant, mais l’enfant est une vraie perte pour ses parents ; ils en avaient six. C’est celui qui les consolait de l’existence des autres qui leur est enlevé. En vérité, je ne sais si cela n’est pas plus cruel que de n’en avoir qu’un et de le perdre. Je crains que la mère n’en fasse une maladie. Damilaville en est inconsolable. Voilà le seul chaînon qui l’attachait rompu. Par honneur, par décence, par humanité, nous tiendrons encore quelque temps ; mais gare que le peu qui reste de tendresse ne s’en aille avec la douleur. Une bonne leçon pour ceux qui ont plusieurs enfants et qui laissent percer leur prédilection, c’est que les frères et les sœurs n’ont point été touchés de la mort de leur petite sœur. Il y a pis : quand on l’a apprise au plus jeune, il s’est mis à rire ; et depuis ils sont tous devenus jaloux et chagrins des regrets de leurs parents. Voici un trait de ressentiment d’un enfant qui se croyait haï de son père : le père mourut et l’enfant frappait d’un fouet le cadavre en l’insultant. J’ai vu cela ; je ne sais pourquoi je me rappelle et vous redis cette horreur. Les enfants sont vindicatifs et cruels.

Voici un passage du Métastase qui est bien vrai, et qui peint fortement la tendresse des mères ; il en introduit une qui a perdu son fils, et que l’on cherche à résigner à son sort par l’exemple d’Abraham, qui avait conduit le sien sur la montagne ; il lui fait répondre : Ah ! Dieu n’aurait jamais donné cet ordre à sa mère ! Nous enlevâmes la nôtre le premier jour, et nous la conduisîmes hors de chez elle ; le second jour, nous la promenâmes à l’Étoile ; le troisième, à Vincennes ; deux endroits où j’ai passé des moments tristes et des moments doux. Hier, je lui fis compagnie toute la soirée. Damilaville était allé à la Briche malgré le mauvais temps ; nous y dînerons aujourd’hui. J’aime mieux essuyer les larmes de ceux qui sont malheureux que de partager la joie des autres.

Vous devez avoir maintenant à côté de vous la chère sœur et votre neveu. Quand vous aurez embrassé notre Uranie mille fois pour vous, vous l’embrasserez deux ou trois fois pour moi, où vous voudrez, sur les yeux, sur le front, sur les joues ; mais j’aime mieux sur le front ; c’est là que son âme réside. Si la résolution qu’elle a prise de s’apprivoiser tient encore, dites-lui de prendre garde de semer des fleurettes sur une belle étoffe pleine et unie. Il faut bien du goût et de l’art pour faire serpenter une guirlande autour d’une colonne sans détruire sa noblesse. Toutes ces petites vertus de société auxquelles elle ne se pliera jamais de bonne grâce ne vont point avec la franchise et la sévérité de son caractère. Madame Le Gendre, mon Uranie, jolie, polie, attentive, prévenante, affable, souriante, souple, révérencieuse ? Cela ne se peut. Qu’elle reste comme Nature l’a faite, grave, sérieuse, noble et pensante. Nature l’a faite grande et noble ; la voilà qui se fait petite et jolie. Si elle prend pour tout le monde cet air charmant qu’elle a pour nous quelquefois, comment en serons-nous touchés ?

J’ai bien peur que ce petit neveu, dont vous disposez comme il vous plaît, ne se trouve souvent entre ses deux tantes, lorsqu’elles aimeraient bien autant être seules. Si vous vous attachiez adroitement à lui rendre son ignorance incommode, peut-être se déterminerait-il à s’instruire ; essayez.

Honnête ou fripon, il faut donner un écu à Roger, et six francs à Mlle Clairet.

Ce que je ferais à votre place ? Je n’assoirais pas légèrement le plus grand de tous le soupçons. On n’est pas coupable pour n’oser lever les yeux ; innocent, on les baisse quelquefois pour ne pas regarder celui qui accuse injustement et nous offense.

Les habitants de Genève ont fort embarrassé leurs ministres ; on ne sait encore ce que cela deviendra.

Les Jésuites ont été jugés vendredi au soir ; à minuit, les chambres étaient encore assemblées. Aussitôt que les arrêts paraîtront, je les ferai partir pour Isle[140].

Il y a deux nouveaux papiers sur l’affaire des Calas ; ce sont des espèces de requêtes adressées à M. le chancelier par les frères ; si on ne les imprime pas incessamment, je vous les ferai copier[141].

Vous êtes étonnée de l’atrocité de ce jugement de Toulouse ; mais songez que les prêtres avaient inhumé le fils comme martyr, et que, s’ils avaient absous le père, il aurait fallu exhumer et traîner sur la claie le prétendu martyr. Il y a un des juges qui en a perdu la tête. C’est Voltaire qui écrit pour cette malheureuse famille. Oh ! mon amie, le bel emploi du génie ! Il faut que cet homme ait de l’âme, de la sensibilité, que l’injustice le révolte, et qu’il sente l’attrait de la vertu. Eh ! que lui sont les Calas ? qui est-ce qui peut l’intéresser pour eux ? quelle raison a-t-il de suspendre des travaux qu’il aime, pour s’occuper de leur défense[142] ? Quand il y aurait un Christ, je vous assure que Voltaire serait sauvé.

Adieu, ma bonne et tendre amie. Si je vous aime ? De toute mon âme ; oui, de toute mon âme, et j’éprouve en vous le disant une émotion au fond de mon cœur qui m’assure que je dis vrai. Vous connaissez bien cet oracle-là.

Mes deux cas de conscience, quand en aurai-je la décision ?

Je ne sais ce que l’homme du premier disait à la fille qu’il sollicite ; mais j’entendis qu’elle lui répondait : « Quand il en sera temps, vous habiterez ; d’ici à ce temps, ne vous avisez pas seulement de regarder ma porte. »

Adieu, encore une fois, mes bonnes et tendres amies. Vous voilà donc réunies pour deux mois dans mes lettres. Eh bien ! chère sœur, je l’aime autant et plus que jamais. Les hommes ne sont donc pas aussi méchants qu’on les fait ! Cela ne vous séduira-t-il point ? Le bonheur dont elle jouit serait bien fait pour vous, si vous vouliez. Mourrez-vous sans savoir ce que c’est que de faire un heureux ? Hélas ! oui.


LXXI


Paris, ce 12 août 1762.


Voilà, mon amie, le billet d’enterrement des Jésuites[143]. Je l’ai rogné le plus court que j’ai pu pour le déguiser à la poste ; mais j’ai chiffré toutes les pages. Me voilà délivré d’un grand nombre d’ennemis puissants. Qui est-ce qui aurait deviné cet événement, il y a un an et demi ? Ils ont eu tant de temps pour prévenir ce coup, qu’il fallait ou qu’ils eussent bien peu de crédit, ou que le roi eût bien résolu leur destruction : c’est le dernier qui est le plus vraisemblable. L’affaire du Portugal aura jeté sur l’affaire de France quelque lueur qui les aura montrés au monarque sous un aspect odieux ; il aura attendu le moment de se défaire de gens qui l’avaient frappé, et qu’il voyait sans cesse la main levée sur lui ; celui de la banqueroute scandaleuse du père La Valette aura paru favorable[144] ; ils se mêlaient de trop d’affaires. Depuis environ deux cents ans qu’ils existent, il n’y en a presque pas un qui n’ait été marqué par quelque forfait éclatant. Ils brouillaient l’Église et l’État : soumis au despotisme le plus outré dans leurs maisons, ils en étaient les prôneurs les plus abjects dans la société ; ils prêchaient au peuple la soumission aveugle aux rois, l’infaillibilité du pape, afin que, maîtres d’un seul, ils fussent maîtres de tous. Ils ne reconnaissaient d’autre autorité que celle de leur général ; il était pour eux le Vieux de la Montagne. Leur régime n’est que le machiavélisme réduit en préceptes. Avec tout cela, un seul homme, tel que Bourdaloue, pouvait les sauver ; mais ils ne l’avaient pas. Ce qu’il y a de plaisant, c’est la bonne foi avec laquelle les Jansénistes triomphent de leurs ennemis. Ils ne voient pas l’oubli dans lequel ils vont tomber : c’est la fable des deux chevrons arcboutés et en querelle avec le faîte de la maison. Le maître, impatienté de leur mésintelligence, abattit l’un, et l’autre tomba. Les évêques mécontents entendent bien mieux leur affaire. Cette boutique de Jésuites contenait toutes sortes de denrées, bonnes, mauvaises ; mais elle était bien fournie ; ceux qui la tenaient étaient de grands charlatans ; ils amassaient autour d’eux beaucoup de gens, et la barque de saint Pierre voguait. Ces événements font bien rire les philosophes. Au reste, ces bons Pères avaient conservé de l’espérance jusqu’à la dernière extrémité, à en juger par la surprise et la consternation qu’on leur a vues lorsqu’on leur a signifié les arrêts. Plusieurs avaient l’air de malfaiteurs qu’on a condamnés. Un homme de ma connaissance, constitué au milieu d’eux par son état et par les circonstances, ne les aimant pas à beaucoup près, n’a pu résister au spectacle de leur désespoir, et s’est retiré ; aujourd’hui même on les plaint ; demain on les chansonnera ; après-demain, on n’y pensera plus : c’est le caractère du joli peuple français.

Toute la matinée d’hier mercredi, ils la passèrent à dire et à faire dire des messes dans leurs trois églises, et à demander leur conservation à Dieu, qui ne les a pas exaucés. Entre onze heures et midi, il y avait dans leur cour un troupeau de dévotes qui se tordaient les mains, qui s’arrachaient leurs coiffes, et qui hurlaient comme des insensées. Vous vous doutez bien de la rumeur que tout cela fait ici. On attend sous quelques jours un troisième arrêt du Parlement dont j’ignore l’objet ; et, immédiatement après, un édit du roi, confirmatif des arrêts du Parlement.

Il me semble que j’entends et que je vois Voltaire ; il lève ses yeux et ses mains au ciel, il dit : Nunc dimittis servum tuum, Domine, quia viderunt oculi mei salutare tuum. Cet homme incompréhensible a fait un papier qu’il appelle un Éloge de Crébillon. Vous verrez le plaisant éloge que c’est : c’est la vérité ; mais la vérité offense dans la bouche de l’envie. Je ne saurais passer cette petitesse-là à un si grand homme. Il en veut à tous les piédestaux. Il travaille à une édition de Corneille. Je gage, si l’on veut, que les notes dont elle sera farcie seront autant de petites satires. Il aura beau faire, beau dégrader ; je vois une douzaine d’hommes chez la nation qui, sans s’élever sur la pointe du pied, le passeront toujours de la tête. Cet homme n’est que le second dans tous les genres.

Mais en voilà assez des autres ; un mot de moi. Je passe mes jours en deux infirmeries ; ma femme et son domestique sont indisposés ; celle de l’Isle est tombée dangereusement malade, comme je l’avais prévu ; c’est un serrement de gorge qu’on ne saurait dissiper. Toutes les huiles, tous les gargarismes, tous les nids d’hirondelle de la Sainte-Chapelle n’y feront rien.

Si Morphyse avait pitié du jeune homme, et que son ennui abrégeât votre séjour ! Je rapporte tout à votre séjour à Paris.

J’ai l’exemplaire de Rousseau[145] ; qu’en ferai-je ? Faut-il en faire un paquet et vous l’envoyer ?

Ce Comus[146] dont les tours de passe-passe les tracassent, n’est pas sorcier, à coup sûr, et cela me suffit. Notre chère sœur ne m’oublie pas, j’en suis certain ; mais vous oubliez souvent, vous, de me dire qu’elle se souvient de moi ; cela me fait pourtant grand plaisir, et vous ne l’ignorez pas. Vous l’avez donc embrassée, cette chère sœur ! Combien vous avez eu de plaisir ! Comme le cœur vous a palpité à toutes deux ! Comme Morphyse vous examinait ! Comme elle en était jalouse ! Comme elle en aura redoublé de froid pour l’une et d’humeur pour l’autre ! Comme elle me venge actuellement de la froideur des deux ou trois premières lettres que je vais recevoir !

Je vous promets que cela n’est pas trop aisé de rompre son caractère, et de se faire petit, petit, petit, pour être de niveau avec les autres, leur persuader qu’ils ont autant d’esprit qu’un homme à qui l’on en accorde, et les mettre bien à leur aise.

C’est d’une goutte-sereine que Grimm est menacé ; et d’avance je vous préviens que son bâton et son chien sont tout prêts.

L’affaire de l’abbéé Raynal est au diable[147] Ils se moquent de moi, et ils me soutiennent tous que l’abbé Raynal ne m’a rien promis. Je n’ai pas été trop attrapé ; car je n’y comptais pas trop. Avec un peu plus de loisir, j’aurais peut-être fait beaucoup de châteaux en Espagne que je n’aurais pas vus s’évanouir sans peine. Voilà un des grands bonheurs de l’homme occupé : l’espérance le leurre moins, le présent l’occupe trop pour qu’il se fatigue les yeux à regarder à perte de vue dans l’avenir. Il n’y a ni lieu, ni temps, ni espace pour celui qui médite profondément. Cent mille ans de méditations comme cent mille ans de sommeil n’auraient duré pour nous qu’un instant, sans la lassitude qui nous instruit à peu près de la longueur de la contention.

Adieu, ma bonne amie ; je vous embrasse de toute mon âme. Comme nos journées passent à présent rapidement ! Chère amie, dispensez-moi de dater ; mais comptez que je vous écris tous les dimanches et tous les jeudis sans manquer.


LXXII


Paris, ce 15 août 1762.


Non, mademoiselle, non, madame de… n’est point du tout coquette. Il n’y a qu’un imbécile qui puisse se promettre quelque récompense des soins qu’on lui offre et qu’elle accepte ; elle se moque de toutes leurs singeries, et cela est évident ; elle ne cherche point à plaire. Rien de faux dans son propos, rien d’apprêté dans sa parure. Dites-lui comme son mari : « Mais, madame, vos tétons ne reviennent pas » ; et elle répond : « Je m’en consolerais bien, si j’avais des fesses. Faute de ce, je ne saurais aller à cheval sans me blesser ; cela est triste. » Aux observations peu obligeantes qu’elle permet qu’on fasse, et qu’on fait quelquefois assez librement sur ce qu’on voit de sa personne, elle en ajoute même sur ce qu’on ne voit pas ; et je ne me suis jamais aperçu que ces confidences lui coûtassent, fussent-elles peu naturelles, ou qu’elle fût secrètement fâchée de celles qu’on avait risquées, ou de celles qui lui étaient échappées. Une déclaration en forme ne lui plaît ni ne la blesse ; on ne peut pas lui reprocher de l’avoir amenée. Au milieu de l’essaim empressé de ses serviteurs, elle est également tranquille pour tous ; elle ne cherche point à semer entre eux des jalousies, des soupçons, à les réveiller par des préférences : tout cela se fait bien sans qu’elle s’en mêle ; elle est absolument sans manège.

Vous décidez bien vite le second de mes cas de conscience ! On a tout fait pour sa passion, et vous voulez qu’on ne fasse rien pour le bonheur d’un mari, pour la fortune d’une pépinière d’enfants, parmi lesquels peut-être il y en a qui n’appartiennent point au mari ! Il ne s’agit pas d’accroître son aisance, il faut encore s’exposer à perdre celle qu’on a ; et pour répondre à tous vos scrupules, on n’exige la récompense qu’après le service rendu. Piano, di grazia.

Je ne me tiens pas pour battu sur la question des beaux vieillards qui sont, et des belles vieilles qui ne sont pas. Il me semble que vous m’avez très-bien prouvé qu’il y avait également de belles vieillesses en hommes et en femmes ; mais il y a bien de la différence entre être un beau vieillard et avoir une belle vieillesse. Peut-être n’est-on pas un beau vieillard sans avoir une belle vieillesse, et encore dis-je peut-être ; mais on peut certainement, et rien n’est plus commun que d’avoir une belle vieillesse et n’être pas un beau vieillard. J’y ai rêvé un moment, et il me semble qu’il y a des raisons physiques et morales de cette distinction des deux sexes dans un âge avancé. Les femmes semblent n’être destinées qu’à notre plaisir. Lorsqu’elles n’ont plus cet attrait, tout est perdu pour elles ; aucune idée accessoire qui nous les rende intéressantes, surtout depuis qu’elles ne nourrissent ni n’élèvent leurs enfants. Autrefois une gorge flétrie était encore belle ; elle avait allaité tant d’enfants ! Dans la douleur, une mère déchirait son vêtement, découvrait sa poitrine, et conjurait son fils par ce sein qui l’avait nourri : ce n’est plus cela. S’il était possible qu’il y eût une belle tête de vieille, les haillons qui la couvrent la dépareraient. Nous, nous avons la tête nue ; on voit la forêt de nos cheveux blancs ; une longue barbe rend notre visage respectable ; nous conservons sous une peau ridée et brunie des muscles fermes et solides. La nature douce, molle, replète, arrondie de la femme, toutes qualités qui font qu’elle est charmante dans la jeunesse, font aussi que tout s’affaisse, tout s’aplatit, tout pend dans l’âge avancé. C’est parce qu’elles ont beaucoup de chair et de petits os à dix-huit ans qu’elles sont belles ; c’est parce qu’elles ont beaucoup de chair et de petits os que toutes les proportions qui forment la beauté disparaissent à quatre-vingts ans. Quelle différence de front et de joues d’un vieillard et d’une vieille ; de leurs bras, des épaules, de la poitrine, du dos, des cuisses et du reste ! Nous changeons sans doute comme les femmes avec le temps ; mais le temps ne nous décompose pas autant qu’elles. Les proportions s’altèrent moins partout, parce que partout nous avons les chairs plus compactes, les muscles plus durs et toute la charpente plus grosse. Les exemples que vous me citez ne sont pas de belles vieilles, prenez-y garde : mais de vieilles qui paraissent jeunes, qui n’avaient pas leur âge, ou qui avaient une belle vieillesse. Une belle vieille a rapport à la beauté ; une belle vieillesse a rapport à la santé. Je cause librement de tout cela avec vous, mes amies, parce que vous avez l’esprit excellent, et que vous vous occupez tous les jours à réparer ce que l’âge vous enlèvera, par des qualités solides qui vous resteront malgré le temps et les années ; un grand sens, une belle âme, un cœur noble, sensible et élevé, tels que l’ont mes deux sœurs, est exempt de rides, si elles atteignent un âge avancé. Combien leur présence rappellera de bons discours et de bonnes actions à ceux qui les auront connues ! mais il n’en sera pas de même pour les autres : voilà la différence du rôle qu’on a fait pendant la vie. Le nôtre est public. Domestique, il est présumé ; au lieu qu’on suppose qu’une femme a vécu sans rien faire, si l’on n’en est instruit. J’ai dit. Décidez.

Ne dites point de mal de mes libraires, ils font tout ce que j’ai exigé. Voilà l’équité qu’il faut attendre de tout le monde. La générosité consisterait à aller au delà. Reste à savoir si on en peut exiger d’un homme dans son état, d’un marchand dans son comptoir, d’un procureur dans son étude, d’un libraire dans sa boutique ; c’est là qu’il vend son temps, son industrie, son savoir-faire, et qu’il doit en tirer le meilleur parti possible, s’il veut qu’on l’appelle bon commerçant, bon procureur, bon libraire.

Un homme s’est avisé de faire et de publier une mauvaise traduction du Joueur, qui, loin de me nuire, fait au contraire désirer la mienne, qui paraîtra avec Miss Sara Sampson, la Fatale Curiosité, le Marchand de Londres, et d’autres pièces qui se ressemblent et que je donnerai avec des discours qui vaudront peut-être la peine d’être lus[148].

Vous n’avez pas encore cette sœur si aimée, si désirée, si nécessaire à votre bonheur, et qui le sait ! qu’est-ce donc qui la retient ? Si elle n’est pas à côté de vous, elle est aussi fâchée que vous.

Ce n’est pas assez que de faire lire le jeune homme, il faut aussi le faire parler sur la lecture, qui en deviendra pour vous et pour lui plus instructive et plus intéressante. Au reste, n’accusez pas trop les parents ; c’est Nature qui avait commencé par ne rien faire qui vaille ; ils ont achevé. Je pardonne au père son libertinage, mais je ne saurais lui pardonner son hypocrisie ; la vilaine bête que c’est ! Et puis cet enfant, qui cherche à connaître la turpitude de son père et qui la révèle, me choque plus fortement encore que sa vile morale.

J’ai une foule de choses intéressantes à vous envoyer, la suite des papiers sur les Calas, l’Éloge de Crébillon, etc., etc. ; combien je vous prépare de plaisirs et de peines ! N’oubliez pas de me demander, après que vous aurez lu l’histoire du père, quelle était cette réflexion qui me causait une douleur mortelle ; mais peut-être la ferez-vous comme moi.

Nous allâmes hier, Damilaville et moi, à la Briche. J’y étais appelé par Mme d’Épinay.

À une autre fois le sujet de ce petit voyage et la description de la maison qui est charmante ; c’est là qu’il faut aller s’établir, et non dans le sublime et ennuyeux palais de la Chevrette.

Nous ramenâmes Grimm. Son amie vient le prendre mardi à Paris, et le mercredi ils partent ensemble pour Étampes, où ils passeront une quinzaine chez Mlle de Valory.

Adieu, mon amie, je baise votre front, vos yeux, et votre menotte sèche qui me plaît autant qu’une potelée. C’est bien de cela qu’il s’agit à quarante-cinq ans !

Il y a près d’un mois que je n’ai paru chez le Baron. Il faut porter cette lettre sur le quai Saint-Bernard, aller de là à la butte Saint-Roch et peut-être revenir de la butte Saint-Roch sur le quai, car il n’est pas sûr que le Baron soit à Paris. Adieu, celle que j’aimerai tant qu’elle sera, tant que je serai.

Le jour de Notre-Dame, la fête de ma petite.


LXXIII


Paris, le 10 août 1762.


Combien j’aurais de choses intéressantes à vous dire, si j’en avais le temps ! mais la matinée s’est passée tout entière à lire un ouvrage sur l’institution publique : c’eût été la chose la plus utile et la plus praticable pour un royaume tel que le Portugal, qui se renouvelle ; pour nous, c’est autre chose. Les mauvais usages, multipliés sans fin et invétérés, sont devenus respectables par leur durée et irréformables par leur nombre. Cette lecture faite, il a fallu faire répéter à ma petite sa leçon de clavecin ; c’est une tâche que je me suis imposée, parce qu’elle me plaît et qu’elle lui sert, et à laquelle je ne manque guère. Cela fait, il était dix heures ; il y avait deux heures au moins que l’on m’attendait à l’atelier, où j’ai couru (car on court presque toujours pour arriver trop tard), et où j’ai trouvé un fardeau d’ouvrage que je n’expédierai qu’après avoir écrit un petit mot à mon amie ; sans cela je serais troublé. Ce devoir si doux qui m’appellerait me distrairait de l’autre ; je manquerais à celui-là, et je m’acquitterais mal de celui-ci. Je vous félicite toutes deux, chères sœurs, de vous posséder. Je serai souvent en esprit entre l’une et l’autre, mettant vos mains entre les miennes, ne sachant laquelle des deux j’aime le plus ; autant ami de l’aînée que de la cadette ; partageant également mon respect et mon estime.

Eh bien ! ce mal de jambe n’est donc pas encore fini ? Vous me rendrez fou, si vous n’y prenez garde. Pour Dieu ! mon amie, dites-moi les choses comme elles sont.

Arrêtez par de la vérité exacte cette imagination cruelle qui m’exagère tout en général, mais surtout les plus petites choses qui vous concernent. Cela vous occupe peu ! tant pis. Cela ne vous inquiète point du tout ! je ne m’en acquitte que trop bien pour tous les deux.

Je crains que notre Uranie ne soit un peu trop grande pour l’enfant ; qu’elle ne sache ni jouer à cloche-pied, ni à la main-chaude, ni au pied-de-bœuf, ni à cligne-musette, ni à coucoubay, et qu’elle n’imprime, sans le vouloir, un respect qui éloigne les marques de la tendresse. Je me plie à tout cela que c’est un charme ; il est rare qu’en prenant le hochet, je ne trouve l’occasion de placer une sentence, une petite leçon sur la justice, sur la langue quand on parle mal, sur la logique quand on raisonne faux. Il faut en général se faire petit, pour encourager peu à peu les petits à se faire grands. On peut leur dire d’aussi bonnes choses sur une poupée, sur une croix de paille, sur un chiffon que sur les affaires les plus importantes. En les accoutumant à être bons dans des riens, ils sont tout prêts à être bons dans des cas importants ; mais est-ce qu’il y a des riens pour eux ? roule seule ? Cela ne se peut, c’est la femme la plus adroite à faire recrue ; il faut voir comme elle fait demander ce qu’elle veut. Il est impossible d’avoir une volonté quand il ne lui plaît pas qu’on en ait.

Puisque le récit de bonnes actions vous touche, je vous dirai toutes celles qui viendront à ma connaissance ; et, pour vous tenir parole tour de suite : Mme d’Épinay avait donné dix-huit sous à un petit garçon, pour une journée de travail. Le soir il revient à la maison, n’ayant pas un liard. Sa mère lui demanda si on ne lui avait rien donné, il répondit que non, et mentit. Cependant la chose s’éclaircit ; la mère, mieux instruite, voulut savoir ce que les dix-huit sous étaient devenus. Le pauvre petit, il les avait donnés à un cabaretier chez lequel son père avait passé la journée à s’enivrer, et épargné au bonhomme une querelle que sa femme n’aurait pas manqué de lui faire. Si on tenait compte des bonnes actions, elles seraient plus fréquentes, n’en doutez pas. C’est ce qu’on fait aussi à la Chine ; on les y publie à son de trompe : elles y ont des récompenses assurées. Nous ne savons que punir ; nous arrêtons, tant que nous pouvons, les méchants, mais nous ne nous mêlons pas de faire germer les bons : peut-être ne faudrait-il guère de châtiments pour le crime, s’il y avait des prix pour la vertu. On commet le crime par intérêt ; on aimerait autant pratiquer la vertu par le même motif, et il y aurait de l’honneur et de la sécurité de plus à gagner. Où l’on donne une bourse d’or à l’homme bienfaisant, on n’en doit guère voler.

Grimm et elle sont partis hier pour Étampes ; ils y passeront dix jours chez Mlle de Valory ; ils seront sûrement heureux, autant qu’il est possible. Avec des procédés, quelque bien observés qu’ils soient, on n’a rien à reprendre, et l’on n’est pourtant contente de rien ; c’est que ce n’est pas un équivalent : c’est la monnaie de la tendresse. Tous les égards du monde ne valent pas une caresse, un sourire, un mot doux, même une querelle délicate, un reproche obligeant, une petite bouderie sur un refus même placé, en un mot, toutes ces tracasseries que je fais si bien, de propos délibéré, sans être offensé.

Le temps fera pour lui, j’en suis sûr ; il est déjà moins réservé. La honte de pratiquer en ma présence un conseil que je lui avais donné ne l’a point arrêté ; rien n’arrête cet homme, quand il s’agit de faire bien ou mieux. Nos femmes se sont vues, et cela s’est passé à merveille.

Faites mon compliment à M. Vialet ; dites-lui que je vous ai choisie pour mon interprète et mon secrétaire auprès de lui ; cela ne lui déplaira pas. Il m’a mandé que l’académicien qui avait écrit sur les ardoises de la Meuse avait dit tout plein de bêtises. Exigez de lui qu’il m’envoie l’état le plus scrupuleux de ces bêtises-là, pour en faire usage en temps et lieu. Qu’il s’en rapporte surtout à ma prudence, je ne le compromettrai pas ni moi non plus ; avec de l’honnêteté et l’amour de la vérité tout se dit sans blesser personne.

Vous voyez bien que je réponds à votre dix-huitième et que je la suis ligne à ligne. Je n’aurais pas assez de place pour la suivre jusqu’au bout, d’autant qu’il y a certains points sur lesquels je serai bien aise de m’étendre : j’y reviendrai. Celle-là n’ira pas au dépôt sitôt.

Le capitaine enragera du succès de Vialet ; encore un prix de gagné, et c’est un homme perdu. Tout cela sera présenté aux supérieurs comme des distractions, et le supérieur le croira, et le reste vous le devinez. M..... sera toujours mené par le nez ; le goût qu’il a pour Uranie y contribuera. On se fait secrètement un mérite de mille petites injustices faites en faveur du mari, quand on en veut à sa femme.

Mais s’il avait fallu trouver aux filles de Morphyse des époux dignes d’elles, elles seraient encore à marier toutes trois. Il fallait un sylphe à Uranie ; et un grand ange, un ange d’annonciation à l’aînée ; pour vous, l’ami Diogène, mais avec un petit bout de draperie bien ou mal attaché, et vous avez en moi tous les droits selon les instants ; mais le Diogène s’en va tous les jours : dans huit ou dix ans, il n’en restera pas le moindre vestige.

Adieu, mon amie ; portez-vous mieux. Je vous embrasse de tout mon cœur. Quand le Diogène sera parti, vous me céderez à Uranie, auprès de laquelle je serai sylphe pendant cinq ou six ans, au bout desquels la tête s’affaiblissant, les préjugés renaissant sur les ruines du sens commun et de la raison, les cheveux blanchissant, le dos se courbant, je donnerai le bras à l’aînée pour aller pleurer à l’église toutes les douces folies que j’aurai dites à la cadette, et toutes celles que j’aurais voulu faire avec leur sœur. Je vous aime comme le premier jour. Je vous désire et vous attends comme à notre première séparation. Je vous suis fidèle, comme si cela me coûtait beaucoup. Il n’y a que le mérite de la difficulté qui manque à tout ce que je fais. Adieu.


LXXIV


Paris, ce 22 août 1762.


J’attends votre dix-neuvième avec bien de l’impatience ; car qui peut deviner les suites de cet incendie ? Il ne faut qu’une étincelle assoupie sous la cendre, un peu d’air pour renouveler le danger. Je vous vois au milieu des travailleurs, dans l’eau, dans la boue, etc. Quelles alarmes vous avez eues ! quelle fatigue ! Vous vous portez bien, dites-vous ? Je ne saurais me le persuader. Si vous n’étiez qu’à vingt lieues d’ici, et qu’on pût aller et revenir dans un jour de poste, je saurais tout cela par moi-même. Vous avez raison, la nuit, tout était perdu ; dans la soirée, les habitants de la campagne étant dispersés, le désastre eût été bien plus grand.

Il y a dans votre récit des circonstances qui me font frémir. Comment vont les bras, les pieds, les jambes ? Et la chère sœur ? Je la crois dans un état presque aussi pitoyable que vous. Trois femmes, l’une avancée en âge, l’autre faible et délicate, celle-ci n’ayant qu’un souffle de vie, portant des fardeaux, se livrant à des travaux fort au-dessus des forces des hommes les plus robustes ! C’est à présent que vous devez sentir votre lassitude. Dans le premier jour le corps se soutient par la violence de l’activité que le péril lui a donnée ; mais cette activité tombe à mesure que la sécurité revient, et l’on est accablé. C’est là du moins l’effet des transports de la colère, quand j’en prends trop. Je vous suppose à présent étendues dans vos lits, sans pouvoir remuer ni pieds, ni pattes. Je suis bien aise que vous ayez vu dans cette triste circonstance tous vos domestiques tels que vous le souhaitiez. J’envie à l’abbé du Moucets les secours que vous en avez reçus. Après vous avoir montré tout son dévouement dans le moment périlleux, il se croira obligé de politesse à vous faire compagnie les jours qui suivront. Il sera bien fier d’avoir pu vous être bon à quelque chose : j’aurais un autre sentiment à sa place.

Jusqu’à présent je ne vous ai pas chargé d’un seul mot pour votre mère. Je vous prie de lui marquer toute la part que je prends à son accident. Ah ! ma pauvre amie, comme vous voilà, avec vos jambes plus gonflées que jamais, vous traînant avec votre bâton. Et la perte des foins, des grains, des bâtiments ? Cela doit monter haut !

Je n’ai pas le courage de reprendre la suite de mon journal ; j’attendrai que vous me l’ordonniez. Vous me demandez dans votre dernière l’Éloge de Crébillon, vous l’avez à présent. On a fait un petit volume de mon Éloge de Richardson, du Testament et de la Pompe de Clarisse[149]. J’en ai pris deux exemplaires, un pour vous, un pour moi. J’espérais joindre à cette lettre la suite de l’affaire tragique des Calas ; mais l’impression n’en est pas achevée, ce sera pour jeudi prochain. Adieu, mes bonnes, mes vraies amies. Je voudrais bien être à côté de vous, pour peu que vous me crussiez utile, vous ne doutez point de ce que je ferais. Dites un mot.

C’est après-demain votre fête. Si Uranie pensait à vous présenter deux fleurs, une pour elle et l’autre pour moi ! C’est précisément comme je ferais à sa place. Voilà qui est arrangé pour longtemps : le jour de la Saint-Louis, il y aura toujours soixante lieues de distance entre vous et moi. Écoutez bien tout ce que notre chère sœur vous dira ; ce sont mes souhaits. Elle sait combien ma tendresse fait à votre bonheur ; elle vous promettra la durée de son amitié ; elle vous désirera la durée de mon amour. Je vous réponds de ce point-ci ; c’est mon affaire. Toujours, mon amie, toujours vous me serez chère ; faites seulement que ce toujours dure longtemps. Je l’ai enfin, ce portrait, enfermé dans l’auteur de l’antiquité le plus sensé et le plus délicat : mercredi je le baiserai, le matin en me levant, et le soir en me couchant je le baiserai encore.

Il n’y a plus de Jésuites ici. On a encore publié quelques arrêts que je ne vous envoie point. Ils ne signifient pas grand’chose.


LXXV


À Paris, le 20 août 1762.


Votre dernière lettre, par laquelle vous m’apprenez qu’enfin l’incendie est entièrement éteint, ne me tranquillise point du tout. Avec une aussi misérable santé que vous l’avez l’une et l’autre, les alarmes, les insomnies, la fatigue que vous avez essuyées, il est impossible que vous ne soyez pas accablées. Vous ne me nierez pas que vos jambes ne fussent encore enflées, lorsque vous les enfonciez dans la fange et dans l’eau. Tout ce que vous avez fait, vous l’avez dû faire ; mais a-t-on dû souffrir que vous le fissiez ? Le premier effroi passé, ne fallait-il pas vous prendre, vous conduire par les épaules dans un des appartements du château et vous y enfermer, avec l’attention seulement de tranquilliser vos imaginations troublées, en vous instruisant d’heure en heure de ce qui se passait ? Si j’avais été là, je vous avoue que c’est par où j’aurais débuté, protestant que je ne remuerais mes deux bras qu’après que vous seriez éloignée. Tout est fini, les bâtiments sont renversés ; les foins, les blés, les avoines, les grains sont en cendres. Mais s’il survient à notre chère sœur une fluxion de poitrine qui l’emporte, avec un de ces rhumes que nous connaissons, et qui vous éteignent, ne vaudrait-il pas mieux que le feu fût encore dans les bâtiments qui restent, les consumât et le château ? On refait ou l’on ne refait pas des châteaux et des basses-cours ; mais on ne refait pas des enfants comme ceux dont on a exposé la vie pour sauver des choses qui, toutes précieuses qu’elles sont, ne peuvent cependant passer que pour des babioles en comparaison. Comme je vous aurais crié : Eh ! laissez brûler, et éloignez d’ici ces mains délicates, ces membres faibles qui ne sont pas faits pour porter des seaux d’eau, des chevrons brûlés ; allez-vous-en mettre sur des coussins ces deux pieds enflés ; ils y seront beaucoup mieux que dans la boue et le fumier. Je ne saurais m’occuper du désastre qui s’est fait ici que quand je vous saurai en sûreté. Oh ! Uranie, comme vous avez été crottée, et jusqu’où ? Mais il n’est pas encore temps de plaisanter. Il faut auparavant savoir quelle perte vous avez faite, et que vous m’ayez juré toutes deux et chacune sur votre honneur que vous vous portez bien. Je n’ai pas le temps de causer davantage avec vous. J’ai employé mes trois fêtes à travailler comme un forçat pour d’honnêtes gens que je connais un peu, qui ont fait une découverte importante et à qui je n’ai pu refuser le service de l’exposer. Mais pendant que je m’occupais de leur affaire, la mienne restait là. Je vous écris de chez Le Breton vis-à-vis d’un tas d’épreuves à corriger et après lesquelles on attend. Il faut pourtant que Grimm ait raison ; que le temps ne soit pas une chose dont nous puissions disposer à notre gré ; que nous le devons d’abord à nos amis, à nos parents, à nos devoirs, et qu’il y a dans la dissipation qu’on en fait, en le prodiguant à des indifférents, quelque principe vicieux. Si j’avais été vraiment bienfaisant, pourquoi en aurais-je du regret ? Il faut que mon action ou ma conscience pèche, et j’aime mieux croire que c’est mon action.

Adieu, mes tendres amies, femmes que j’aime de tout mon cœur. À présent que vous voilà tranquilles, reposez-vous, nettoyez-vous, décrassez-vous. Je suis sûr que vous êtes noires comme du charbon, que vous puez la crotte, le fumier et la fumée, qu’on ne saurait par où vous prendre sans se gâter. Je ne sais ce que je dis ; qu’on la jette entre mes bras comme elle est, et dans un état pire encore. Adieu, adieu ; trouvez, tout à travers vos travaux et vos assiduités, un moment pour me dire que vous vous portez bien. Mille baisers à toutes deux, sur vos mains noires, sales, enfumées, chère sœur ; partout où vous le permettrez, chère et tendre amie.


LXXVI


Paris, le 29 août 1762.


J’ai fait part à Damilaville de votre accident, et nous avons pensé l’un et l’autre que si vous envoyiez un état de votre perte, un peu exagéré, s’il en est besoin, nous dresserions d’après cela un mémoire que quelqu’un présenterait à M. de Courteille, afin d’obtenir une réduction de votre vingtième pour une, deux, trois, quatre ou cinq années. Le ministre, qui fait tout par ses commis, nous renverrait ce mémoire pour en décider ; et nous arrangerions la chose comme il vous plairait. Ainsi donc, si cela vous convient, que nous sachions tout le dégât que le feu vous a fait et par delà, et ce que vous payez de vingtième ; le reste est notre affaire.

Je viens d’achever ce mémoire dont je m’étais chargé pour ces pauvres diables qui ont inventé une chose utile. Il est minuit passé, et je ne saurais me résoudre, tout fatigué que je suis, à m’endormir sans avoir préparé ma lettre pour demain. Je vais reprendre ma réponse à votre dix-huitième à l’endroit où j’en étais resté.

La décision d’Uranie me paraît bien sévère. Quoi donc ! ne met-elle aucune différence entre une action illicite et une mauvaise action ? Ne sera-t-il pas permis de faire par raison ce qu’on a déjà fait par passion ? Après avoir tout osé pour soi, n’osera-t-on rien pour son époux et pour ses enfants ? Si l’on a quelque reproche à craindre, ne serait-ce pas plutôt celui qu’on se ferait à peu près sur ce ton, s’il arrivait que l’on tombât dans la misère, qu’avec un peu moins de pusillanimité on aurait sûrement évitée ? Si nous avions notre innocence, peut-être y faudrait-il regarder de fort près avant que de l’échanger contre de l’or ? Mais, hélas ! nous ne l’avons plus ; il ne s’agit que d’une petite tache de plus ou de moins ; d’une infraction de la loi civile, la moins importante et la plus bizarre de toutes ; d’une action si commune, si forte dans les mœurs générales de la nation, que l’attrait seul du plaisir, sans aucune autre considération plus importante, suffit pour la justifier ; d’une action dont on loue notre sexe, et dont en vérité on ne s’avise plus guère de blâmer le vôtre ; du frottement passager de deux intestins, mis en comparaison avec les aisances de la vie ; d’une faute moins répréhensible que le mensonge le plus léger ; il est bien singulier, chère sœur, que vous permettiez à un homme engagé par le serment libre de la tendresse avec une femme qu’il aime de faire un enfant à une autre qu’il n’aime pas, et que vous défendiez un moment de complaisance à une de vos semblables, qui y est entraînée par un motif des plus importants. S’il était question de goûter un plaisir exquis, une volupté délicieuse, un transport ravissant, un moment de félicité au-dessus de toute idée, peut-être rabattriez-vous un peu de votre jansénisme ! Et vous ne pensez pas que c’est un dégoût insupportable qui nous attend ! et que, à tout bien prendre, ce devoir est la véritable expiation du plaisir défendu qu’on a pris. J’ai quelquefois entendu parler des femmes sur ce point ; toutes étaient d’accord que c’était un horrible supplice. Eh bien ! nous y voilà résolus. L’héroïsme est d’autant plus grand, que le sacrifice de soi-même répugne davantage. Combien nous allons mériter, si votre préjugé ne s’y oppose plus ! Songez donc que celui qu’on va recevoir dans ses bras est un homme qu’on méprise, et qu’on haït ; songez qu’il se chargera de tous les frais du péché ; songez que nous n’y mettrons pas un atome du nôtre ; songez que nous serons plus passive et plus immobile qu’une statue de marbre ; songez que, s’il nous échappe quelques mouvements insensibles, quelque signe de vie, ce sera d’impatience et non de plaisir ; songez que ceci est l’ouvrage tout pur de la raison, que le cœur et les sens n’y seront pour rien ; c’est un acte de pénitence, s’il en fut jamais. S’il nous survenait une maladie là, n’y aurait-il pas de la folie à se refuser à l’application d’un instrument, s’il était nécessaire ; et quelle plus fâcheuse maladie que de mourir pendant trente ans de soif et de faim ? Quelle différence mettez-vous en pareil cas entre un homme de cette trempe et un instrument de chirurgie ? Et puis, ne dirait-on pas qu’il en soit de cette affaire comme du vol, de la calomnie, du meurtre et d’une infinité d’autres actions qui sont mauvaises en tout temps et partout ? Rentrez pour un moment dans l’état de nature ; pour Dieu, dites-moi ce que c’est.

À présent, venons à vous, mademoiselle. Eh bien ! vous ne voulez donc pas qu’on ait la complaisance pour cette honnête créature, qui a le sens assez droit pour sentir que le mariage est un sot et fâcheux état, et qui a le cœur assez bon pour vouloir être mère, de lui faire un enfant ? Vous l’appelez tête bizarre ? Vous craignez qu’elle ne prenne du goût pour le plaisir, qu’on ne prenne du goût pour elle ? Vous la trouvez présomptueuse de se croire capable de bien élever. Halte là, s’il vous plaît. Elle a l’expérience par-devers elle. Après avoir fait supérieurement l’éducation de trois ou quatre bambins qui n’étaient pas les siens, elle peut, je crois, se promettre, sans trop présumer d’elle, d’en bien éduquer un qui lui appartiendra. Je vous l’ai déjà dit ; ce n’est point ici une affaire de cœur, moins encore une affaire de tempérament. Pour ce blâme public qu’elle encourrait, peut-être elle l’a mis sous ses pieds. « Jamais, dit-elle, je ne me persuaderai que de se proposer, avant de sortir de ce monde, de remplir la place qu’on quitte, d’un honnête homme ou d’une honnête femme, que de s’exposer à perdre la vie pour la donner à un autre ; obligation que la différence des sexes imposait avant tout sacrement institué, toute législation publiée ; que de se sacrifier à inculquer dans une jeune femme des principes d’honneur et de justice, pendant un grand nombre d’années ; que de préparer à la société un bon citoyen, un bon père, une bonne mère, un bon mari, ce soit une cause d’opprobre ; parce qu’on ne s’assujettit pas à quelques formalités de convention qui ne signifient rien, et qui varient d’un peuple à un autre ; parce qu’on connaît la légèreté du cœur humain, et qu’on craint, en faisant un vœu indiscret, de devenir parjure ; parce qu’on ne veut pas accepter un tyran ; parce que, n’étant pas en état ni d’instruire ni de nourrir plusieurs enfants, on a recours au seul moyen possible de n’en avoir qu’un ; parce que, n’étant pas mariable par cent raisons plus solides les unes que les autres, on ne se marie pas, et parce que, forcée de se soustraire à la loi du prince, qui veut qu’on ne soit féconde qu’à telles ou telles conditions, j’obéis à la loi dénature qui veut que je sois féconde dès qu’elle ne m’a pas faite stérile. Ce ne sont pas de viles petites vues qui me mènent ; ce sont des vues grandes et nobles ; je veux être mère, parce que je suis digne de l’être. Si vous, monsieur, que j’ai choisi pour me donner cet auguste caractère, ne pouvez disposer de vous-même sans le consentement d’une autre, consultez-la ; mais si elle s’oppose à mon désir, je ne vous dissimulerai point que je m’estime plus qu’elle et qu’elle ne vous estime pas assez. Je ne crains point de perdre mon honneur, ce que j’appelle mon véritable honneur, en couchant avec son amant ; elle craint, elle, de perdre son amant en le laissant coucher avec moi. Dites-lui, une bonne fois pour toutes, que je ne vous aime point, et que je ne veux de vous que jusqu’au moment où vous cesserez de m’être nécessaire. C’est avec toute la sincérité d’une honnête fille que je vous proteste que, si l’effet pouvait m’être connu après le premier essai, je n’en permettrais pas un second pour ma vie ; il m’avilirait trop. Ce n’est plus le titre de mère que j’aurais voulu, c’est celui de maîtresse ; ce n’est plus un enfant que j’aurais ambitionné d’avoir de bonne race et d’élever, c’est du plaisir ; ce n’est plus un devoir de nature que j’aurais cherché à satisfaire, c’est un commerce illicite que j’aurais formé..... » Voilà ce qu’elle dit à… Je ne sais qu’ajouter ! car ce n’est ni à son époux, ni à son ami. J’ai cru devoir vous faire mieux connaître cette femme, avant que de m’en tenir à votre décision. Encore un mot de réponse là-dessus.

Grâce à l’interruption que le malheur qui vous est arrivé a fait mon journal, j’ai une ample provision de matières ; mais j’espère que j’en oublierai les trois quarts et demi, et que je serai contraint de prendre les choses au moment où je vous écrirai, et de me mettre ainsi tout de suite au courant. Adieu, mes bonnes amies. Depuis que je cause avec vous deux, il me semble que je cause plus facilement, plus doucement.


LXXVII


À Paris, le 2 septembre 1762.


Avant que de reprendre mon journal, je voudrais bien pouvoir vous rendre compte d’une conversation qui fut amenée par le mot instinct, qu’on prononce sans cesse, qu’on applique au goût et à la morale, et qu’on ne définit jamais. Je prétendis que ce n’était en nous que le résultat d’une infinité de petites expériences, qui avaient commencé au moment où nous ouvrîmes les yeux à la lumière jusqu’à celui où, dirigés secrètement par ces essais dont nous n’avions pas la mémoire, nous prononcions que telle chose était bien ou mal, belle ou laide, bonne ou mauvaise, sans avoir aucune raison présente à l’esprit de notre jugement favorable ou défavorable.

Michel-Ange cherche la forme qu’il donnera au dôme de l’église de Saint-Pierre de Rome ; c’est une des plus belles formes qu’il fût possible de choisir. Son élégance frappe et enchante tout le monde. La largeur était donnée ; il s’agissait d’abord de déterminer la hauteur. Je vois l’architecte tâtonnant, ajoutant, diminuant de cette hauteur jusqu’à ce qu’enfin il rencontrât celle qu’il cherchait et qu’il s’écriât : La voilà. Lorsqu’il eut trouvé la hauteur, il fallut après cela tracer l’ovale sur cette hauteur et cette largeur. Combien de nouveaux tâtonnements ! combien de fois il effaça son trait pour en faire un autre plus arrondi, plus aplati, plus renflé, jusqu’à ce qu’il eût rencontré celui sur lequel il a achevé son édifice ! Qui est-ce qui lui a appris à s’arrêter juste ? Quelle raison avait-il de donner la préférence, entre tant de figures successives qu’il dessinait sur son papier, à celle-ci plutôt qu’à celle-là ? Pour résoudre ces difficultés, je me rappelai que M. de La Hire, grand géomètre de l’Académie des sciences, arrivé à Rome dans un voyage d’Italie qu’il fit, fut touché comme tout le monde de la beauté du dôme de Saint-Pierre. Mais son admiration ne fut pas stérile ; il voulut avoir la courbe qui formait ce dôme ; il la fit prendre, et il en chercha les propriétés par la géométrie. Quelle ne fut pas sa surprise, lorsqu’il vit que c’était celle de la plus grande résistance ! Michel-Ange, cherchant à donner à son dôme la figure la plus belle et la plus élégante, après avoir bien tâtonné était tombé sur celle qu’il aurait fallu lui donner, s’il eût cherché à lui donner le plus de résistance et de solidité. À ce propos, deux questions : Comment se fait-il que la courbe de plus grande résistance dans un dôme, dans une voûte, soit aussi la courbe d’élégance et de beauté ? Comment se fait-il que Michel-Ange ait été conduit à cette courbe de plus grande résistance ? Cela ne se conçoit pas, disait-on ; c’est une affaire d’instinct. Et qu’est-ce que l’instinct ? Oh ! cela s’entend de reste. Je dis à cela que Michel-Ange, polisson au collège, avait joué avec ses camarades ; qu’en luttant, en poussant de l’épaule, il avait bientôt senti quelle inclinaison il fallait qu’il donnât à son corps pour résister le plus fortement à son antagoniste ; qu’il était impossible que cent fois dans sa vie il n’eût pas été dans le cas d’étayer des choses qui chancelaient, et de chercher l’inclinaison de l’étai la plus avantageuse ; qu’il avait quelquefois posé des livres les uns sur les autres, que tous se débordaient, et qu’il avait fallu en contre-balancer les efforts, sans quoi la pile se serait renversée ; et qu’il avait appris de cette manière à faire le dôme de Saint-Pierre de Rome sur la courbe de plus grande résistance. Un mur est sur le point de se renverser, envoyez chercher un charpentier ; lorsque le charpentier aura posé les étais, envoyez chercher d’Alembert ou Clairaut ; et, l’inclinaison du mur étant donnée, proposez à l’un ou à l’autre de ces géomètres de trouver l’inclinaison selon laquelle l’étai appuiera le plus fortement, vous verrez que l’angle du charpentier et du géomètre sera le même. Vous avez pu remarquer que les ailes des moulins à vent sont de biais, et forment un angle avec l’axe qui les soutient ; sans cela elles ne tourneraient pas ; cet angle a une quantité telle que l’aile tournera le plus aisément sous un angle de cette quantité. Comment se fait-il que quand les géomètres ont examiné celui que l’habitude, l’usage avaient déterminé, ils ont vu que c’était précisément celui que la plus haute géométrie aurait préféré ? Affaire de calcul d’un côté, affaire d’expérience de l’autre. Or, il est impossible que si l’un est bien fait, il ne s’accorde pas avec l’autre.

Actuellement, comment se fait-il que ce qui est solide en nature soit aussi ce que nous jugeons beau dans l’art, ou l’imitation ? C’est que la solidité ou plus généralement la bonté est la raison continuelle de notre approbation ; cette bonté peut être dans un ouvrage et ne pas paraître, alors l’ouvrage est bon, mais il n’est pas beau. Elle peut y paraître et n’y pas être, alors l’ouvrage n’a qu’une beauté apparente. Mais si la bonté y est en effet, et qu’elle y paraisse, alors l’ouvrage est vraiment beau et bon. Il faudrait se supposer dans un autre monde, où toutes les lois de nature fussent changées, pour qu’il arrivât que ce qui est bon et le paraît dans celui-ci ne fût pas beau dans celui-là. Mais pour vous dédommager un peu de tout ce que peut avoir de sec et d’abstrait ce qui précède, je vais vous achever en quatre mots le reste de la conversation. Je dis : Cependant, quoi de plus caché, quoi de plus inexplicable que la beauté de l’ovale d’un dôme ? La voilà cependant autorisée par une loi de nature. — Quelqu’un ajouta : Mais où trouver en nature de quoi justifier ou accuser les jugements divers que nous portons des visages des femmes surtout ? Ceci paraît bien arbitraire. — Aucunement, répondis-je ; quelque grande que soit la variété de nos goûts en ce genre, elle est explicable. On peut y discerner et y démontrer le vrai et le faux ; rapportez ces jugements à la santé, aux fonctions animales et aux passions, et vous en aurez toujours la raison. Cette femme est belle, ses sourcils suivent bien les bords de l’orbe de son œil ; relevez un peu ces sourcils dans le milieu, et voilà un des caractères de l’orgueil ; et l’orgueil offense. Laissez ces sourcils placés comme ils étaient, mais rendez-les très-touffus, qu’ils ombragent son œil, et cet œil sera dur ; la dureté rebute. Ne touchez plus à ces sourcils ; mais tirez ces lèvres un peu en avant, et la voilà qui boude, et qui a de l’humeur. Pincez les coins de sa bouche, et la voilà ou précieuse ou méprisante. Faites tomber ses paupière, et la voilà triste. Gonflez un peu trop certains muscles de ses joues, et la voilà colère. Fixez la prunelle et la voilà bête. Donnez du feu à cette prunelle fixe, et la voilà impudente. Voilà la raison de tous nos goûts. Si la nature a placé sur un visage quelques-uns de ces caractères extérieurs qui nous marquent un vice ou une vertu, ce visage nous plaît ou nous déplaît ; ajoutez à cela la santé qui est la base, et la plus grande facilité à remplir les fonctions de son état. Un beau crocheteur n’est pas un bel homme ; un beau danseur n’est pas un bel homme ; un beau vieillard n’est pas un bel homme ; un beau forgeron n’est pas un bel homme. Le bel homme est celui que la nature a formé pour remplir le plus aisément qu’il est possible les deux grandes fonctions : la conservation de l’individu, qui s’étend à beaucoup de choses, et la propagation de l’espèce qui s’étend à une. Si par l’usage, par l’habitude, nous avons donné une aptitude particulière à quelques membres aux dépens des autres, nous n’avons plus la beauté de l’homme de nature, mais la beauté de quelque état de la société. Un dos devenu voûté, des épaules devenues larges, des bras raccourcis et nerveux, des jambes trapues et fléchies, des reins vastes à force de porter des fardeaux, feront le beau crocheteur. L’homme de nature n’a rien fait que vivre et propager ; si la nature l’a fait beau, il est resté tel. Il semble que les artistes aient voulu nous montrer les deux extrêmes dans deux de leurs principaux morceaux de sculpture ; l’Apollon antique est l’homme oisif, l’Hercule Farnèse est l’homme laborieux ; tout est outré de ce côté-ci, rien n’excède de l’autre, rien ne montre un essai particulier ; il n’a rien fait encore, mais il paraît propre à tout : voulez-vous qu’il lutte, il luttera ; qu’il coure, il courra ; qu’il caresse une femme, il la caressera. Pour bien peindre, d’abord il faut connaître l’homme de nature ; il faut connaître ensuite l’homme de chaque profession. Mais laissons les êtres vivants ; passons aux ouvrages de l’art, par exemple, à l’architecture.

Un morceau d’architecture est beau, lorsqu’il y a la solidité et qu’on la voit : qu’il y a la convenance requise avec sa destination, et qu’elle se remarque. La solidité est dans ce genre-ci ce qu’est la santé dans le règne animal ; la convenance avec les usages est dans ce genre-ci ce que sont les fonctions et états particuliers dans le genre animal. Mais admirez ici l’influence des mœurs, il semble qu’elles deviennent la base de tout : vous allez à Constantinople ; et là vous trouvez des murs hauts et épais, des voûtes abaissées, des petites portes, des petites fenêtres hautes et grillées ; il semble que plus un édifice, une maison ressemble à une prison, plus elle soit belle ; c’est qu’en effet ce sont des prisons que les maisons où une moitié de l’espèce humaine renferme l’autre. Allez en Europe, au contraire, grandes portes, grandes fenêtres, tout est ouvert ; c’est qu’il n’y a point d’esclaves : et les climats n’y font-ils rien ? Pour juger ici de quel côté est le bon goût, il faut bien déterminer de quel côté sont les bonnes mœurs ; s’il faut abandonner les femmes sur leur bonne foi, ou les renfermer ; s’il faut habiter sous les feux de la zone torride ou dans les glaces du tropique, ou si la santé et la durée de l’homme s’accommodent mieux d’une zone tempérée. Un jeune libertin se promène au Palais-Royal, il voit là un petit nez retroussé, des lèvres riantes, un œil éveillé, une démarche délibérée, et il s’écrie : Oh ! qu’elle est charmante ! Moi, je tourne le dos avec dédain, et j’arrête mes regards sur un visage où je lis de l’innocence, de la candeur, de l’ingénuité, de la noblesse, de la dignité, de la décence ; croyez-vous qu’il soit bien difficile de décider qui a tort du jeune homme ou de moi ? Son goût se réduit à ceci : j’aime le vice ; et le mien à ceci : j’aime la vertu. Il en est ainsi de presque tous les jugements ; ils se résolvent en dernier à l’un ou à l’autre de ces mots.

Voilà le gros de notre conversation. Les détails feraient un excellent ouvrage sur le goût, et l’apologie de celui que j’ai pour vous, chères sœurs…


LXXVIII


À Paris, le 5 septembre 1762.


Je reconnais toutes les circonstances de votre incendie ; les femmes qui pleurent, des hommes qui travaillent, d’autres qui regardent ou qui volent, des enfants qui s’effraient comme si l’univers allait périr, de plus jeunes qui jouent comme si tout était en sûreté ; lorsque la frayeur des suites de cet événement pour le reste des bâtiments a été passée, j’ai commencé à trembler pour votre santé. Vous m’assurez que vous vous portez bien toutes, et vous me l’assurez si positivement qu’il faut bien que je vous croie. Dites à Uranie que je ne me ferai jamais à cette indifférence que je lui vois sur la conservation d’une femme qui nous est si chère ; cette femme, c’est elle ; quelle injure elle nous fait à tous ! Est-ce bien sincèrement qu’elle nous aime, si peu soigneuse de faire durer notre bonheur ? Si elle y regardait de bien près, surtout avec cette délicatesse de penser dont elle est douée, elle verrait qu’elle n’est ni assez bonne mère, ni assez bonne fille, ni assez bonne sœur, ni assez bonne amie. Nous permettrait-elle de nous conduire comme elle ? Peut-elle avec quelque équité se permettre ce qu’elle nous défendrait ? Mais laissons cette corde que j’ai déjà touchée plusieurs fois, et à laquelle je reviendrai toutes les fois que je la verrai ou saurai souffrante. Elle a beau négliger sa vie ; elle ne la perdra pas quand elle voudra, et en attendant elle ne connaîtra pas toute l’énergie de son âme. Il faudra que toutes ses fonctions se ressentent de la faiblesse de ses organes ; elle ne sentira, ne pensera, ne parlera, n’agira point avec cette force qu’on ne tient que d’une machine bien disposée ; elle sortira de ce monde sans avoir connu tout ce qu’elle valait, ni l’avoir montré aux autres. Il y a des moments où elle a été satisfaite d’elle-même ; et elle néglige le moyens de les multiplier. Permettez, Uranie, à un homme qui regrette tout le bien que vous pouvez faire, que vous voudriez faire et que votre indisposition habituelle vous empêche de faire, de vous demander à quoi vous êtes bonne, lorsque votre estomac vous cause des douleurs insupportables et que vos jambes vous défaillent, que votre tête et vos idées s’embarrassent ? Vous nous donnez l’exemple d’une grande patience, mais croyez-vous que vous ne tireriez pas de votre santé meilleur parti pour vous et pour nous ?

Je vous ai déjà obéi, mon amie, et j’ai repris dans mon avant-dernière la suite de mon journal. J’aime à vivre sous vos yeux ; je ne me souviens que des moments que je me propose de vous écrire. Tous les autres sont perdus. J’en étais resté, je crois, à notre voyage de la Briche. Je ne connaissais point cette maison ; elle est petite ; mais tout ce qui l’environne, les eaux, les jardins, le parc a l’air sauvage : c’est là qu’il faut habiter, et non dans ce triste et magnifique château de la Chevrette. Les pièces d’eau immenses, escarpées par les bords couverts de joncs, d’herbes marécageuses ; un vieux pont ruiné et couvert de mousse qui les traverse ; des bosquets où la serpe du jardinier n’a rien coupé, des arbres qui croissent comme il plaît à la nature ; des arbres plantés sans symétrie ; des fontaines qui sortent par les ouvertures qu’elles se sont pratiquées elles-mêmes ; un espace qui n’est pas grand, mais où on ne se reconnaît point ; voilà ce qui me plaît. J’ai vu le petit appartement que Grimm s’est choisi ; la vue rase les basses-cours, passe sur le potager et va s’arrêter au loin sur un magnifique édifice.

Nous arrivâmes là, Damilaville et moi, à l’heure où l’on se met à table. Nous dînâmes gaiement et délicatement. Après dîner, nous nous promenâmes. Damilaville, Grimm et l’abbé Raynal nous précédaient faisant de la politique. La révolution de Russie embarrassait surtout l’abbé. Le soir, le docteur Gatti, que l’indisposition de M. de Saint-Lambert avait appelé à Sannois, petit village situé à une demi-lieue de la Briche, vint souper avec nous, et prendre la quatrième place dans notre voiture. En attendant le souper, on lut, on joua, on fit de la musique, on causa, on causa beaucoup de l’affaire des Jésuites qui était toute fraîche. J’osai dire qu’à juger de ces hommes par leur histoire, c’était une troupe de fanatiques commandés despotiquement par un chef machiavéliste. L’abbé Raynal, ex-Jésuite, ne fut pas trop content de ma définition ; quoiqu’il ait imprimé dans un de ses ouvrages que la Société de Jésus était une épée dont la poignée était à Rome et la pointe partout. Voilà l’esprit humain ; il poursuit dans la prospérité ; il perd de vue le méchant dans l’adversité, et le plaint, quand il n’en a plus rien à redouter. On se fait un mérite ou de son courage ou de son humanité. Notre vanité tire parti de tout. Ce n’est pas qu’on ne s’oublie de temps en temps, et qu’on ne s’amuse à battre les gens à terre ; témoin ce mot que l’on a dit au père Griffet. Après une longue lamentation sur la sévérité dont on usait envers eux : « On nous chasse, ajoutait-il ; nous sortons dépouillés de nos vêtements, de notre nom et de notre état, d’une maison où nous étions entourés des cœurs de nos rois. » Quelqu’un continua : « Mon père, voilà ce que c’est que de s’être un peu trop pressé d’avoir celui de Louis XV. »

Nous remontâmes dans notre voiture après souper : ce fut le docteur Gatti qui nous défraya. Il nous entretint des charmes du séjour d’Italie pour le climat, pour les hommes ; les femmes, la peinture, la musique, l’architecture, les sciences, les mœurs, les beaux-arts, et même la liberté de penser. Il fit une remarque qui me plut : c’est que la dévotion d’une femme donnait une pointe à sa passion : « Il faut, disait-il, qu’elle marche, pour ainsi dire, sur son Dieu, en allant se jeter entre, les bras de son amant. Jugez avec quelle impétuosité, quelle fureur, quel déluge elle se répand, quand une fois elle a rompu cette digue. Sa religion est un sacrifice de plus qu’elle fait à son amant ; et puis elle a cela de commode, cette religion, que ce même motif qui vous la livre, tant qu’elle est bonne au plaisir, avec ces transports qui ajoutent tant à sa douceur, vous en délivre quand elle n’est plus bonne à rien. »

Rien ne tient dans la conversation ; il semble que les cahots d’une voiture, les différents objets qui se présentent en chemin, les silences plus fréquents achèvent encore de la découdre. On parcourut les différents endroits de l’Italie. On s’arrêta surtout à Venise ; le moyen de ne pas s’arrêter dans un endroit où le carnaval dure pendant six mois, où les moines même vont en masque et en domino, et où, sur une même place, on voit d’un côté, sur des tréteaux, des histrions qui jouent des farces gaies, mais d’une licence effrénée, et de l’autre côté, sur d’autres tréteaux, des prêtres qui jouent des farces d’une autre couleur et s’écrient : « Messieurs, laissez là ces misérables ; ce Polichinelle qui vous assemble là n’est qu’un sot ; » et en montrant le crucifix : « Le vrai Polichinelle, le grand Polichinelle, le voilà. »

Quelqu’un nous raconta, ce fut, je crois, le docteur Gatti, deux traits fort différents, mais qui vous feront plaisir. Il faut que vous sachiez que les sénateurs sont les esclaves les plus malheureux de leur grandeur ; ils ne peuvent s’entretenir avec aucun étranger sous peine de la vie, à moins qu’ils n’aillent s’accuser eux-mêmes et dire qu’ils ont par hasard trouvé un Français, un Anglais, un Allemand, à qui ils ont dit un mot. Entrer dans la maison d’un ambassadeur, de quelque cour que ce soit, est un crime capital.

Un sénateur aimait une femme de son rang dont il était aimé. Tous les soirs, sur le minuit, il sortait enveloppé dans son manteau, seul, sans domestique, et allait passer une ou deux heures avec elle. Il fallait pour arriver chez son amie faire un circuit, ou traverser l’hôtel de l’ambassadeur de France. L’amour ne voit point de danger, et l’amour heureux compte les moments perdus. Notre sénateur amoureux ne balança pas à prendre le plus court chemin. Il traversa plusieurs fois l’hôtel de l’ambassadeur français. Enfin il fut aperçu, dénoncé et pris. On l’interroge. D’un mot il pouvait perdre l’honneur et exposer la vie de celle qu’il aimait, et conserver la sienne : il se tut et fut décapité. Cela est bien ; mais était-il permis aussi à la femme qui l’aimait de garder le silence ?

Voici le second trait que je vous ai promis. Le président de Montesquieu et milord Chesterfield se rencontrèrent, faisant l’un et l’autre le voyage d’Italie. Ces hommes étaient faits pour se lier promptement ; aussi la liaison entre eux fut-elle bientôt faite. Ils allaient toujours disputant sur les prérogatives des deux nations. Le lord accordait au président que les Français avaient plus d’esprit que les Anglais, mais qu’en revanche ils n’avaient pas le sens commun. Le président convenait du fait, mais il n’y avait pas de comparaison à faire entre l’esprit et le bon sens. Il y avait déjà plusieurs jours que la dispute durait ; ils étaient à Venise. Le président se répandait beaucoup, allait partout, voyait tout, interrogeait, causait, et le soir tenait registre des observations qu’il avait faites. Il y avait une heure ou deux qu’il était rentré et qu’il était à son occupation ordinaire, lorsqu’un inconnu se fit annoncer. C’était un Français assez mal vêtu, qui lui dit : « Monsieur, je suis votre compatriote. Il y a vingt ans que je vis ici ; mais j’ai toujours gardé de l’amitié pour les Français ; et je me suis cru quelquefois trop heureux de trouver l’occasion de les servir, comme je l’ai aujourd’hui avec vous. On peut tout faire dans ce pays, excepté se mêler des affaires d’État. Un mot inconsidéré sur le gouvernement coûte la tête, et vous en avez déjà tenu plus de mille. Les Inquisiteurs d’État ont les yeux ouverts sur votre conduite, on vous épie, on suit tous vos pas, on tient note de tous vos projets ; on ne doute point que vous n’écriviez. Je sais de science certaine qu’on doit peut-être aujourd’hui, peut-être demain, faire chez vous une visite. Voyez, monsieur, si en effet vous avez écrit, et songez qu’une ligne innocente, mais mal interprétée, vous coûterait la vie. Voilà tout ce que j’ai à vous dire. J’ai l’honneur de vous saluer. Si vous me rencontrez dans les rues, je vous demande pour toute récompense d’un service que je crois de quelque importance de ne me pas reconnaître, et si par hasard il était trop tard pour vous sauver, et qu’on vous prît, de ne me pas dénoncer. » Cela dit, mon homme disparut et laissa le président de Montesquieu dans la plus grande consternation. Son premier mouvement fut d’aller bien vite à son secrétaire, de prendre les papiers et de les jeter dans le feu. À peine cela fut-il fait que milord Chesterfield rentra. Il n’eut pas de peine à reconnaître le trouble terrible de son ami ; il s’informa de ce qui pouvait lui être arrivé. Le président lui rend compte de la visite qu’il avait eue, des papiers brûlés et de l’ordre qu’il avait donné de tenir prête sa chaise de poste pour trois heures du matin ; car son dessein était de s’éloigner sans délai d’un séjour où un moment de plus ou de moins pouvait lui être si funeste. Milord Chesterfield l’écouta tranquillement, et lui dit : « Voilà qui est bien, mon cher président ; mais remettons-nous pour un instant, et examinons ensemble votre aventure à tête reposée. — Vous vous moquez, lui dit le président. Il est impossible que ma tête se repose où elle ne tient qu’à un fil. — Mais qu’est-ce que cet homme qui vient si généreusement s’exposer au plus grand péril pour vous en garantir ? Cela n’est pas naturel. Français tant qu’il vous plaira, l’amour de la patrie ne fait point faire de ces démarches périlleuses, et surtout en faveur d’un inconnu. Cet homme n’est pas votre ami ? — Non. — Il était mal vêtu ? — Oui, fort mal. — Vous a-t-il demandé de l’argent, un petit écu pour prix de son avis ? — Oh ! pas une obole. — Cela est encore plus extraordinaire. Mais d’où sait-il tout ce qu’il vous a dit ? — Ma foi, je n’en sais rien… Des Inquisiteurs, d’eux-mêmes. — Outre que ce Conseil est le plus secret qu’il y ait au monde, cet homme n’est pas fait pour en approcher. — Mais c’est peut-être un des espions qu’ils emploient. — À d’autres ! On prendra pour espion un étranger, et cet espion sera vêtu comme un gueux, en faisant une profession assez vile pour être bien payée, et cet espion trahira ses maîtres pour vous, au hasard d’être étranglé si l’on vous prend et que vous le défériez ; si vous vous sauvez et que l’on soupçonne qu’il vous ait averti ! Chanson que tout cela, mon ami. — Mais qu’est-ce donc que ce peut être ? — Je le cherche, mais inutilement. »

Après avoir l’un et l’autre épuisé toutes les conjectures possibles, et le président persistant à déloger au plus vite, et cela pour le plus sûr, milord Chesterfield, après s’être un peu promené, s’être frotté le front comme un homme à qui il vient quelque pensée profonde, s’arrêta tout court et dit : « Président, attendez, mon ami, il me vient une idée. Mais… si… par hasard… cet homme… — Eh bien ! cet homme ? — Si cet homme… oui, cela pourrait bien être, cela est même, je n’en doute plus. — Mais qu’est-ce que cet homme ? Si vous le savez, dépêchez-vous vite de me l’apprendre. — Si je le sais ! oh ! oui, je crois le savoir à présent… Si cet homme vous avait été envoyé par… — Épargnez, s’il vous plaît ! — Par un homme qui est malin quelquefois, par un certain milord Chesterfield qui aurait voulu vous prouver par expérience qu’une once de sens commun vaut mieux que cent livres d’esprit, car avec du sens commun… — Ah ! scélérat, s’écria le président, quel tour vous m’avez joué ! Et mon manuscrit ! mon manuscrit que j’ai brûlé ! »

Le président ne put jamais pardonner au lord cette plaisanterie. Il avait ordonné qu’on tînt sa chaise prête, il monta dedans et partit la nuit même, sans dire adieu à son compagnon de voyage. Moi, je me serais jeté à son cou, je l’aurais embrassé cent fois, et je lui aurais dit : Ah ! mon ami, vous m’avez prouvé qu’il y avait en Angleterre des gens d’esprit, et je trouverai peut-être l’occasion une autre fois de vous prouver qu’il y a en France des gens de bon sens. Je vous conte cette histoire à la hâte, mettez à mon récit toutes les grâces qui y manquent, et puis, quand vous le referez à d’autres, il sera charmant.

Adieu, mes amies, je vous embrasse de tout mon cœur. Que je serais heureux si je pouvais vous dédommager un instant des longues et cruelles alarmes que vous avez eues ! Je vous aime toutes deux à la folie. Amant de l’une ou de l’autre, il est certain qu’il m’eût fallu l’autre pour amie.

J’écris cette lettre ce soir. Demain elle sera chez Damilaville, où j’espère trouver des papiers que je vous enverrai, et qui vous prouveront qu’il y a des hommes au monde plus malheureux que nous tous, et qu’un sage regarderait la mort comme un instant heureux où l’on échappe au vice et à la misère, qui nous poursuivent sans cesse et qui nous atteindraient sûrement si une vie de quelques siècles leur en laissait le temps. Chère sœur, n’allez pas abuser de ces derniers mots pour vous autoriser dans les mépris injustes que vous faites d’un bien qui ne vous appartient pas, et qui est engagé à d’autres par cent pactes plus sacrés les uns que les autres. Est-ce que mon amie et moi nous n’avons pas quelque hypothèque sur cet effet ? Adieu, adieu, je vous embrasse bien tendrement. Je finis par ne plus plaisanter sur une matière sérieuse. Adieu.

Vous voilà tout à fait tranquille ; c’est quelque chose. Non, je ne me suis pas aperçu que votre silence tombât précisément au temps de l’arrivée de notre chère sœur ; mais je vois que vous en avez fait vous-même la réflexion, que vous vous êtes souvenue des reproches que vous avez mérités plusieurs années de suite, et que cette année vous les auriez esquivés sans en être moins coupable. Eh ! mon amie, le mal n’est pas d’écrire deux ou trois jours plus tard, ni d’écrire froidement ; il y a mille raisons qui occasionnent ces alternatives dans ceux qui s’aiment le plus tendrement. C’est lorsqu’elles sont l’effet de quelque préférence accordée à un autre qu’elles offensent. Sans l’incertitude qui vous a servi d’excuse, vous ne m’auriez pas moins oublié ; un autre n’en aurait pas moins occupé votre âme tout entière pendant cinq ou six jours ; mais je ne m’en serais pas aperçu. On affecte, quand on veut, une chaleur, un intérêt qu’on n’a pas.

Je ne vous écrivis aucune lettre fâché. Je fis comme je ferai dans la suite. J’accuserai la difficulté d’envoyer à Vitry, et tous les contre-temps qui peuvent empêcher vos lettres de partir à temps, et, parties à temps, d’arriver à temps.

Morphyse est assez disposée dans les occasions importantes à me rendre justice ; toutes les fois qu’une affaire exige de la confiance, et que j’y peux quelque chose, elle me préfère. Avec tout cela elle me mortifie, elle me rend la vie longue et pénible. La conduite qu’elle tient ne répond guère à l’estime qu’elle m’accorde. Si j’ai quelques instants heureux, je les lui arrache. Si mon projet me réussit !.... Mais il ne faut pas vous parler de cela ; vous n’approuveriez pas mes idées, quoiqu’elles soient fondées sur un principe très-raisonnable. C’est celui qu’à quarante ans passés, une fille a ses amis, ses connaissances, qui peuvent très-bien n’être pas les amis, les connaissances de sa mère.

Vous faites sur Gras précisément les mêmes observations que je faisais sur vous et sur notre chère sœur. Je vous aime tous les jours de plus en plus, de toutes sortes de vertus que je vous découvre ; et je vois avec satisfaction que la vie d’un bon domestique a son juste prix à vos yeux ; le temps, qui dépare les autres, vous embellit.

Je compte peu sur le secours de votre beau-frère ; c’est une offre de service dont il aura toute la bonne grâce, et de Villeneuve toute la mauvaise.

Si je pouvais ! Mais il faudra voir. Je serai pauvre pendant les années qui suivront : que m’importe ? Vous m’entendez ; adieu encore une fois. Je prends vos deux mains et je les baise, l’une en dedans, et c’est la vôtre ; l’autre en dessus, c’est celle de notre chère sœur.

J’espère que M. Vialet ne vous refusera pas ce que je lui demande. Aussitôt que vous aurez sa réponse, faites-m’en part. Cette lettre serait déjà à l’hôtel de Clermont-Tonnerre ; mais j’attends deux maudits papiers de Voltaire sur les Calas ; ils seront suivis d’une consultation d’avocats, d’un mémoire, de la requête en cassation ; vous aurez tout.

Il y a quelques jours qu’on donna à Duclos-Delisle un paquet énorme à contre-signer pour madame votre mère. Il était à l’adresse d’un Pouillot de Vitry. Y a-t-il à Vitry quelqu’un de ce nom-là ?

Mais nos papiers de Calas ne viennent point. Damilaville n’est pas à son bureau ; il les aurait eus peut-être, et il aurait réparé la négligence du colporteur qui m’en avait promis deux exemplaires pour ce matin à neuf heures. Ce sera pour jeudi prochain.

Je vous écris ces dernières lignes sur le quai des Miramionnes, d’où je m’étais proposé d’aller dîner rue Royale ; mais le temps est bien vilain et il y a bien loin.


LXXIX.


À Paris, le 19 septembre 1762.


Pas un mot de vous depuis huit ou dix jours. C’est bien du temps pour un homme qui explique toujours votre silence par le défaut de votre santé. Lorsque je n’entends pas parler de vous aux jours accoutumés, je vous crois malade : retenez bien cela.

Je tiens notre négociation du vingtième pour faite. Cependant n’en ouvrez pas la bouche à madame votre mère que cela ne soit sûr ; il est déplaisant de tromper et d’être trompé. On nous remettra cette imposition pour trois ans, avec les années échues, s’il y en a (et il serait fort à souhaiter qu’il y en eût plusieurs). C’est tout ce que les ordonnances et la règle des bureaux permettent d’accorder. Il est vrai qu’au bout de trois ans on présente un nouveau placet pour trois autres années, et pour trois autres encore après celles-ci, et ainsi de suite, selon qu’on manque plus ou moins de prudence, et nous en manquerons beaucoup, laissez-nous faire.

On se porte un peu mieux ici ; plus de sang, plus de glaire ; mais une humeur diabolique à supporter pour moi, pour l’enfant pour les domestiques.

Enfin le saint frère est séparé de sa sœur ; cela s’est fort bien passé. Dans leur partage, il n’a rien demandé, mais l’autre lui a tout fourré.

J’étais invité aujourd’hui d’aller au Grandval avec Suard et Damilaville. J’ai refusé cette partie où j’aurais fait un rôle que vous devinez bien. Suard n’a jamais vu Mme d’Aine.

Nous allons demain à Marly. Je ne sais si je vous ai dit que nous avions été, il y a quinze jours ou environ, à Meudon : c’est un assez bel endroit que je ne connaissais pas.

Je vais vous donner jusqu’au commencement du mois d’octobre, que je me renferme pour travailler à des besognes qui languissent, et m’occuper un peu de l’éducation de ma petite fille. La mère, qui n’en sait plus que faire, permet enfin que je m’en mêle.

Il y a bientôt un mois que je me propose de vous demander si M. de Neufond a fait le voyage de province qu’il se proposait et, dans le cas que cela soit, si son porte-manteau était bien pourvu de linge.

Il vient de m’arriver une chose qui me donnera une circonspection nuisible à une infinité de pauvres diables de toute espèce qui affluaient ici, que je recevais, et qui vont trouver ma porte fermée.

Parmi ceux que le hasard et la misère m’avaient adressés, il y en avait un appelé Glénat, qui savait des mathématiques, qui écrivait bien et qui manquait de pain[150]. Je faisais le possible pour le tirer de presse. Je lui mandais des pratiques de tous côtés ; s’il venait à l’heure du repas, je le retenais ; s’il manquait de souliers, je lui en donnais ; je lui donnais aussi de temps en temps la pièce de vingt-quatre sous. Grimm, Mme d’Épinay, Damilaville, le Baron, tous mes amis s’intéressaient à lui. Il avait l’air du plus honnête homme du monde, il supportait même son indigence avec une certaine gaieté qui me plaisait. J’aimais à causer avec lui, il paraissait faire assez peu de cas de la fortune, des honneurs, et de la plupart des prestiges de la vie. Il y a sept ou huit jours que Damilaville m’écrivit de lui envoyer cet homme, pour un de mes amis qui avait un manuscrit à lui faire copier. Je l’envoie ; on lui confie le manuscrit : c’était un ouvrage sur la religion et sur le gouvernement. Je ne sais comment cela s’est fait, mais le manuscrit est maintenant entre les mains du lieutenant de police. Damilaville m’en donne avis ; je vais chez mon Glénat le prévenir qu’il ne compte plus sur moi. « Et pourquoi, monsieur, ne plus compter sur vous ? Je n’ai rien à me reprocher ; mais après tout, si je suis privé de vos bontés, d’autres me rendent plus de justice. — C’est parce que vous êtes noté. — Que voulez-vous dire, monsieur ? — Que la police a les yeux ouverts sur vous, et qu’il n’y a plus moyen de vous employer. Je ne vous ai jamais rien fait copier de répréhensible ; il n’y avait pas d’apparence que cela pût m’arriver ; mais on saisira chez vous indistinctement un ouvrage innocent et un ouvrage dangereux, et il faudra après cela courir chez des exempts, un lieutenant de police, je ne sais où, pour les ravoir. On ne s’expose point à ces déplaisances-là. — Oh ! monsieur, on n’y est point exposé quand on ne me confie rien de répréhensible. La police n’entre chez moi que quand il y a des choses qui sont de son gibier. Je ne sais comment elle fait, mais elle ne s’y trompe jamais. — Moi, je le sais, et vous m’en apprenez là bien plus que je n’aurais espéré d’en savoir de vous. » Là-dessus je tourne le dos à mon vilain.

J’avais une occasion d’aller voir le lieutenant de police, et j’y vais ; il me reçoit à merveille. Nous parlons de différentes choses. Je lui parle de celle-ci. « Eh ! oui, me dit-il, je sais, le manuscrit est là, c’est un livre fort dangereux. — Cela se peut, monsieur, mais celui qui vous l’a remis est un coquin. — Non, c’est un bon garçon qui n’a pu faire autrement. — Encore une fois, monsieur, je ne sais ce que c’est que l’ouvrage ; je ne connais point celui qui l’a confié à Glénat. C’est une pratique que je lui faisais avoir de ricochet ; mais si l’ouvrage ne lui convenait pas, il fallait le refuser, et ne pas s’abaisser au métier vil et méprisable de délateur. Vous avez besoin de ces gens-là. Vous les employez, vous récompensez leur service, mais il est impossible qu’ils ne soient pas comme de la boue à vos yeux. »

M. de Sartine se mit à rire, nous rompîmes là-dessus, et je m’en revins pensant en moi-même que c’était une chose bien odieuse que d’abuser de la bienfaisance d’un homme pour introduire un espion dans ses foyers. Imaginez qu’il y a quatre ans que ce Glénat faisait ce rôle chez moi ; heureusement je n’ai pas mémoire de lui avoir donné aucune prise, mais combien n’était-il pas facile qu’il m’échappât un mot indiscret sur les choses et sur les personnes qui exigent d’autant plus de respect qu’elles en méritent moins ; que ce mot fût envenimé ; qu’il fût redit, et qu’il me fît une affaire sérieuse ! N’est-ce pas le plus heureux hasard que je n’aie rien écrit de hardi depuis un temps infini ! Il est certain que si j’avais eu besoin de copiste, je n’en aurais pas été chercher un autre que celui que je procurais à mes amis. Quand je pense qu’il a été sur le point d’entrer chez Grimm en qualité de secrétaire pour toutes ses correspondances étrangères, cela me fait frémir d’effroi. Malgré que j’en aie, tous ceux qui me viendront à l’avenir avec des manchettes sales et déchirées, des bas troués, des souliers percés, des cheveux plats et ébouriffés, une redingote de peluche déchirée, ou quelques mauvais habits noirs dont les coutures commencent à manquer, avec le visage et le ton de la misère et de l’honnêteté, me paraîtront des émissaires du lieutenant de police, des coquins qu’on m’envoie pour m’observer.

Adieu, mon amie, portez-vous bien. Je vais aujourd’hui dimanche dîner dans l’île avec la ferme confiance d’y trouver deux ou trois de vos lettres. Je serai tout à fait maussade, si je n’en ai qu’une ; que serai-je si je n’en ai point du tout ? Combien j’aurais de plaisir à vous voir, et à vous baiser les mains à toutes deux !


LXXX


À Paris, le 23 septembre 1762.


Il faut que l’ipécacuanha ne soit pas le remède à cette sorte de flux de sang. Une pilule qui n’en contient qu’un demi-grain a causé des nausées, des tranchées, des convulsions, et a fait reparaître tous les symptômes fâcheux.

J’avais ouï dire qu’on ne connaissait jamais bien un homme sans avoir voyagé avec lui ; il faut ajouter : et sans l’avoir gardé pendant une maladie longue et sérieuse.

Je suis moins excédé de fatigue que d’impatience. J’entends les plaintes les plus douloureuses pendant la nuit ; je me lève, je vais savoir ce que c’est, et ce n’est rien.

On ne dort pas ; on se ressouvient qu’on a oublié de remonter sa montre ; on sonne ; on fait relever une pauvre fille qui dort ; elle est excédée de fatigue ; et on me l’envoie à deux heures du matin pour monter cette montre. Ce sont mille gentillesses de cette sorte qu’il est impossible d’excuser par l’état de maladie. Les malades ont des bizarreries : on le sait, leur tête travaille, ils attachent quelquefois leur soulagement à des choses qui n’ont pas le sens commun ; plus ils trouvent de répugnance dans ceux qui les environnent, plus ils s’exagèrent l’importance de leurs folles idées. Il faut les contenter, de peur d’ajouter la maladie de l’esprit à celle du corps ; mais qu’importe qu’une montre s’arrête ou non ?

À ce propos, n’avez-vous pas remarqué qu’il y a des circonstances dans la vie qui nous rendent plus ou moins superstitieux ? Comme nous ne voyons pas toujours la raison des effets, nous imaginons quelquefois les causes les plus étranges à ceux que nous désirons : et puis nous faisons des essais sur lesquels on nous jugerait dignes des Petites-Maisons.

Une jeune fille dans les champs prend des chardons en fleur ; elle souffle dessus pour savoir si elle est tendrement aimée. Une autre cherche sa bonne ou mauvaise aventure dans un jeu de cartes. J’en ai vu qui dépeçaient toutes les fleurs en roses qu’elles rencontraient dans les prés, et qui disaient à chaque feuille qu’elles arrachaient : Il m’aime, un peu, beaucoup, point du tout, jusqu’à ce qu’elles fussent arrivées à la dernière feuille, qui était la prophétique. Dans le bonheur, elles se riaient de la prophétie ; dans la peine, elles y ajoutaient un peu plus de foi ; elles disaient : La feuille a bien raison.

Moi-même, j’ai tiré une fois les sorts platoniciens. Il y avait trente jours que j’étais renfermé dans la tour de Vincennes ; je me rappelai tous ces sorts des anciens. J’avais un petit Platon dans ma poche, et j’y cherchai à l’ouverture quelle serait encore la durée de ma captivité, m’en rapportant au premier passage qui me tomberait sous les yeux. J’ouvre, et je lis au haut d’une page : Cette affaire est de nature à finir promptement. Je souris, et un quart d’heure après j’entends les clefs ouvrir les portes de mon cachot : c’était le lieutenant de police Berryer qui venait m’annoncer ma délivrance pour le lendemain.

S’il vous arrivait d’avoir, pendant le cours de votre vie, deux ou trois pressentiments que l’événement vérifiât, et cela dans des occasions importantes, je vous demande quelle impression cela ne ferait pas sur voire esprit ! Ne seriez-vous pas tentée de croire un peu aux inspirations, si surtout votre esprit s’était arrêté à quelque résultat fort extraordinaire, très-éloigné de cette vraisemblance ?

Je ne sais plus où reprendre mon journal ; je me rappelle seulement qu’à l’occasion de l’aventure du président de Montesquieu et de milord Chesterfield, on en raconta une seconde du premier. Il était à la campagne avec des dames, parmi lesquelles il y avait une Anglaise à qui il adressa quelques mots dans sa langue, mais si défigurée par une prononciation vicieuse, qu’elle ne put s’empêcher d’en rire ; sur quoi le président lui dit : a J’ai bien eu une autre mortification dans ma vie. J’allais voir à Blenheim le fameux Marlborough. Avant que de lui rendre ma visite, je m’étais rappelé toutes les phrases obligeantes que je pouvais savoir en anglais, et à mesure que nous parcourions les appartements de son château, je les lui disais. Il y avait bientôt une heure que je lui parlais anglais, lorsqu’il me dit : Monsieur, je vous prie de me parler en anglais, car je n’entends pas le français[151]. »

Suard, à qui le même président disait un jour, en causant religion : « Convenez, monsieur Suard, que la confession est une bonne chose. — D’accord, monsieur le président, lui répondit Suard ; mais convenez aussi que l’absolution en est une mauvaise. »

Quelqu’un raconta un trait du roi de Prusse qui marque bien de la pénétration et bien de la justice. Il allait de Wesel, à ce que je crois, dans une ville voisine. Il était dans un carrosse ; il suivait la grande route, lorsque, sans aucune raison apparente, son cocher quitte la route et le conduit tout au travers d’un champ nouvellement ensemencé : il fait arrêter. Le propriétaire du champ était là ; il l’appelle, et lui demande si par hasard il n’aurait pas eu quelque démêlé avec son cocher ; cet homme lui répond qu’ils étaient actuellement en procès. Le roi, sans lui demander qui a tort ou raison dans le procès, fait payer le dommage et chasse son cocher.

Nous partîmes lundi matin pour Marly, par la pluie, et nous fûmes récompensés de notre courage par la plus belle journée. Quel séjour, mon amie ! Je crois vous en avoir déjà parlé une fois. D’abord, celui qui a planté ce jardin a conçu qu’il avait exécuté une grande et belle décoration qu’il fallait cacher jusqu’au moment où on la verrait tout entière. Ce sont des ifs sans nombre et taillés en cent mille façons diverses qui bordent un parterre de la plus grande simplicité, et qui conduisent, en s’élevant, à des berceaux de verdure dont la légèreté et l’élégance ne se décrivent point. Ces berceaux, en s’élevant encore, arrêtent l’œil sur un fond de forêt dont on n’a taillé que la partie des arbres qui paraît immédiatement au-dessus des berceaux, le reste de la tige est agreste, touffu et sauvage ; il faut voir l’effet que cela produit. Si l’on en eût taillé les branches supérieures des arbres comme les inférieures, tout le jardin devenait uniforme, petit et de mauvais goût. Mais ce passage successif de la nature à l’art, et de l’art à la nature, produit un véritable enchantement. Sortez de ce parterre où la main de l’homme et son intelligence se déploient d’une manière si exquise, et répandez-vous dans les hauteurs ; c’est la solitude, le silence, le désert, l’horreur de la Thébaïde. Que cela est sublime ! quelle tête que celle qui a conçu ces jardins ! Sur deux grands espaces placés à droite et à gauche, aux deux endroits les plus élevés, on trouve deux réservoirs octogones ; ils ont cent cinquante pas pour la longueur d’un côté, et par conséquent douze cents pas de tour. On y arrive par des allées sombres et perdues, on ne les voit, ces pièces immenses, que quand on est sur leurs bords. Ces allées sombres et perdues sont décorées de bronzes tristes et sérieux ; l’un représente Laocoon et ses deux enfants enlacés et dévorés par les serpents de Diane, je crois. Ce père qui souffre de si grandes douleurs, cet enfant qui expire, cet autre qui oublie son péril et regarde son père souffrant, tout cela vous jette dans une si profonde mélancolie, et cette mélancolie concourt si merveilleusement avec le caractère du lieu et son effet ! Nous vîmes aussi les appartements. Ils sont compris dans un corps de bâtiment qui fait face aux jardins, et qui représente le palais du Soleil. Douze pavillons isolés et à moitié enfoncés dans la forêt, autour du jardin, représentent les douze signes du zodiaque. Il règne dans toutes ces parties des proportions si justes, que le pavillon du milieu vous paraît d’une étendue ordinaire ; et quand vous venez à la mesurer, vous trouvez qu’il a quatre mille neuf cents pas de surface. Si l’on ouvre les portes, c’est alors que vous êtes surpris par la hauteur et l’étendue. Le milieu de l’édifice est occupé par un des plus beaux salons qu’il soit possible d’imaginer. J’y entrai, et quand je fus au centre, je pensai que c’était là que tous les ans le monarque se rendait une fois pour renverser avec une carte la fortune de deux ou trois seigneurs de sa cour.

Au milieu de ce jardin et de l’admiration que je ne pouvais refuser à Le Nôtre, car c’est, je crois, son ouvrage et son chef-d’œuvre, je ressuscitais Henri IV et Louis XIV. Celui-ci montrait au premier ce superbe édifice ; l’autre lui disait : « Vous avez raison, mon fils, voilà qui est fort beau ; mais je voudrais bien voir les maisons de mes paysans de Gonesse. » Qu’aurait-il pensé de trouver tout autour de ces immenses et magnifiques palais, de trouver, dis-je, les paysans sans toit, sans pain, et sur la paille !

Vos lettres me parviendront franches et plus promptement ; ainsi nulle inquiétude sur ce point.

C’est cette succession perpétuelle d’occupations utiles et variées qui rend le séjour de la campagne si doux, et celui de la ville si maussade à ceux qui ont pris le goût des occupations des champs.

Pourquoi, plus la vie est remplie, moins on y est attaché ? Si cela est vrai, c’est qu’une vie occupée est communément une vie innocente ; c’est qu’on pense moins à la mort et qu’on la craint moins ; c’est que, sans s’en apercevoir, on se résigne au sort commun des êtres qu’on voit sans cesse mourir et renaître autour de soi ; c’est qu’après avoir satisfait pendant un certain nombre d’années à des ouvrages que la nature ramène tous les ans, on s’en détache, on s’en lasse ; les forces se perdent, on s’affaiblit, on désire la fin de la vie, comme après avoir bien travaillé on désire la fin de la journée ; c’est qu’en vivant dans l’état de nature on ne se révolte pas contre les ordres que l’on voit s’exécuter si nécessairement et si universellement ; c’est qu’après avoir fouillé la terre tant de fois, on a moins de répugnance à y descendre ; c’est qu’après avoir sommeillé tant de fois sur la surface de la terre, on est plus disposé à sommeiller un peu au-dessous ; c’est, pour revenir à une des idées précédentes, qu’il n’y a personne parmi nous qui, après avoir beaucoup fatigué, n’ait désiré son lit, n’ait vu approcher le moment de se coucher avec un plaisir extrême ; c’est que la vie n’est, pour certaines personnes, qu’un long jour de fatigue, et la mort qu’un long sommeil, et le cercueil qu’un lit de repos, et la terre qu’un oreiller où il est doux à la fin d’aller mettre sa tête pour ne la plus relever. Je vous avoue que la mort, considérée sous ce point de vue, et après les longues traverses que j’ai essuyées, m’est on ne peut pas plus agréable. Je veux m’accoutumer de plus en plus à la voir ainsi.

Comme j’ignore quand mes malades guériront, que mes occupations continuent toujours à me prendre mes matinées, et que la bonne partie de mes soirées est prise par mes amis, par l’amusement, par la promenade, par l’éducation d’Angélique, dont, par parenthèse je ne ferai rien, parce qu’on étouffe en un instant tout ce que je sème en un mois, je vais envoyer votre lettre pour Mme Le Gendre par la petite poste.

Je ne sais si mes lettres se font beaucoup attendre à Isle ; mais il est sûr que je me suis fait un devoir d’écrire le jeudi et le dimanche, et qu’aucun de mes devoirs n’est ni plus exactement rempli, ni avec plus de plaisir.

La douceur et la violence se concilient à merveille dans un même caractère ; je compare ces enfants-là au lait qui est si doux, et que la chaleur fait tout à coup gonfler et répandre ; retirez le vaisseau, soufflez sur la liqueur, jetez-y une feuille de lierre, une goutte d’eau, il n’y paraît plus.

Mademoiselle, vous attendrez des occasions sûres pour faire partir vos lettres ; je serai, s’il le faut, dix jours entiers sans en recevoir ; je m’y résoudrai ; mais à une condition, c’est que je ne les attendrai plus à certains jours marqués et que je les prendrai quand elles viendront. Je souffre trop quand je suis trompé ! Je ne suis plus à rien, ni à la société, ni à mes devoirs ; mon caractère s’en ressent ; je gronde pour rien ; je m’ennuie de tout et partout ; je suis maussade, et je me fais toutes sortes de torts. Il ne faut pas que cela vous gêne ; mais il ne faut pas non plus que vous me rendiez pire que je ne suis ; et que, parce qu’une lettre de mon amie que j’attendais n’est pas venue, je fasse enrager tout ce qui m’entoure.

Mais est-ce que la construction de cette place de Reims et la construction de ce canal ne nous donneront pas des sommes immenses ? Uranie sera donc incessamment opulente ? Incessamment nous aurons donc toutes ces petites commodités voluptueuses si essentielles au bonheur, le sopha douillet, les gros oreillers, les vases de porcelaine, les parfums et les toiles de l’Inde ? Nous touchons donc le souverain bien de la main ?

M. Gaschon avait fait les offres du meilleur de son âme, et il était blessé qu’on n’y eût pas répondu.

Et pourquoi, s’il vous plaît, ne voulez-vous pas que ce soit moi qu’on ait choisi pour être le père de l’enfant en question ? Je n’ai point dit que c’était manquer à celle qu’on aimait que de lui demander son aveu. Je pense au contraire que ce serait lui manquer que de ne pas le lui demander.

Adieu, mon amie, je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur ; il y a bien des moments où votre présence me serait nécessaire et douce.

Mille tendres respects à notre chère sœur ; rappelez-lui, toutes les fois qu’elle négligera sa santé, qu’elle manque à ses amis, et qu’il ne dépend que d’elle de me faire bien du mal. Mais je ne sais pourquoi je me suis nommé là et tout seul.


LXXXI


À Paris, le 26 septembre 1762.


Cette maladie-là a des vicissitudes prodigieuses, au milieu desquelles les forces et l’embonpoint disparaissent, et l’on est réduit à l’état fluet et transparent des ombres. Ce que je vois tous les jours de la médecine et des médecins ne me les fait pas estimer davantage. Naître dans l’imbécillité, au milieu de la douleur et des cris ; être le jouet de l’ignorance, de l’erreur, du besoin, des maladies, de la méchanceté et des passions ; retourner pas à pas à l’imbécillité ; du moment où l’on balbutie jusqu’au moment où l’on radote, vivre parmi des fripons et des charlatans de toute espèce ; s’éteindre entre un homme qui vous tâte le pouls, et un autre qui vous trouble la tête ; ne savoir d’où l’on vient, pourquoi l’on est venu, où l’on va : voilà ce qu’on appelle le présent le plus important de nos parents et de la nature, la vie.

Nous passons une partie de nos journées les plus agréables avec un homme dont je ne vous ai jamais parlé : c’est M. de Montamy. On n’est pas plus instruit que lui ; on n’a ni plus de jugement ni plus de sagesse dans la conduite. Attaché à ses devoirs auxquels tout est subordonné pour lui ; fidèle à son maître[152], à qui il n’a jamais caché la vérité, sans l’offenser ; environné d’ennemis et de méchants qui n’ont jamais pu l’entamer ; allant à la messe sans y trop croire ; respectant la religion et riant sous cape des plaisanteries qu’on en fait ; espérant à la résurrection sans trop savoir à quoi s’en tenir sur la nature de l’âme ; c’est du reste un gros peloton d’idées contradictoires qui rendent sa conversation tout à fait plaisante. Je vous en parle parce que nous allons tous dîner chez lui mercredi prochain ; et le Baron qui reviendra de Voré, et la Baronne qui reviendra du Grandval, et Grimm qui reviendra de Saint-Gloud, et Mme d’Épinay qui reviendra de la Briche, et les autres, comme Suard, d’Alinville et moi, qui ne sommes point sortis depuis, et que nous retrouverons là. J’aime toutes ces parties-là, et par le plaisir que j’y trouve, et par celui que j’ai de vous en entretenir. Le petit abbé[153] y sera aussi avec ses contes. Je ne sais où il les prend, mais il ne tarit point. Il nous disait, la dernière fois que nous l’avons eu, qu’une femme se mourait, et se mourait d’une certaine maladie cruelle qu’on prend avec beaucoup de plaisir : le prêtre qui l’exhortait lui disait : « Allons, madame, un peu de résignation ; offrez à Dieu votre mal. — Beau présent à lui offrir ! répondit la malade. » Et qu’un jour un de ses amis disait la messe et lui la servait : cet ami était un géomètre et par conséquent fort distrait ; le voilà qui perd le saint sacrifice de vue, se met à rêver à la solution de quelques équations, et demeure les bras élevés en l’air pendant un temps très-considérable, ce qui édifiait fort les uns et ennuyait fort les autres. Il était de ces derniers ; il tire son ami le célébrant par sa chasuble ; celui-ci sort de sa distraction, mais il ne sait plus où il en est de son affaire ; il se retourne, et demande à son ami : « L’abbé, ai-je fait la consécration ? » L’abbé lui répond : « Ma foi, je n’en sais rien… » Et le prêtre, tout en colère, lui réplique : « À quoi diable pensez-vous donc ? » — Tout cela n’est pas trop bon ; mais l’à-propos, la gaieté, y donnent un sel volatil qui se dissipe et ne se retrouve plus quand le moment est passé.

On vient d’accorder à l’abbé Arnaud et à Suard la Gazette de France. Voilà donc une petite fortune assurée pour ce dernier. Il n’attendait que cela pour faire le bonheur d’une femme qu’il aime à la folie ; il l’épousera, s’il est honnête homme.

Dans l’absence de tous mes amis dispersés autour de Paris, mes journées sont assez uniformes. Se lever tard, parce qu’on est paresseux ; faire répéter à sa petite fille un chapitre d’histoire et une leçon de clavecin ; aller à son atelier ; corriger des épreuves jusqu’à deux heures ; dîner, se promener, faire un piquet, souper, et recommencer le lendemain.

Jeudi prochain, je vous enverrai les deux ouvrages faits en faveur des Calas. Le paquet sera gros, vingt-sept feuilles in-4o. Je vous préviens dès ce moment de ne les communiquer à personne ; si par hasard cela tombait dans de certaines mains, il y aurait certainement une contrefaçon qui ruinerait le libraire, ou plutôt qui ferait tort à la veuve.

Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Il est tard, il faut que je coure chez Le Breton pour y mettre en ordre les planches de notre second volume, qui doit paraître incessamment. J’espère qu’on en sera plus content encore que du premier ; il est mieux pour la gravure, plus varié et plus intéressant pour les objets. Si nos ennemis n’étaient pas les plus vils des mortels, ils crèveraient de honte et de dépit. Le huitième volume de discours tire à sa fin ; il est plein de choses charmantes et de toutes sortes de couleurs. J’ai quelquefois été tenté de vous en copier des morceaux. Cet ouvrage produira sûrement avec le temps une révolution dans les esprits, et j’espère que les tyrans, les oppresseurs, les fanatiques et les intolérants n’y gagneront pas. Nous aurons servi l’humanité ; mais il y aura longtemps que nous serons réduits dans une poussière froide et insensible, lorsqu’on nous en saura quelque gré. Pourquoi ne pas louer les gens de bien de leur vivant, puisqu’ils n’entendent rien sous la tombe ? Voilà le moment de se consoler en se rappelant la prière du philosophe musulman : « mon Dieu, pardonne aux méchants, parce que tu n’as rien fait pour eux, puisque tu les a laissés devenir méchant ; les bons n’ont rien de plus à te demander, parce qu’en les faisant bons tu as tout fait pour eux. »

Je suis bien aise que ce dernier trait me soit revenu, sans quoi j’aurais été bien mécontent de cette lettre ; si elle est maussade, c’est que ma vie l’est aussi. Portez-vous bien et aimez-moi toujours beaucoup, toutes deux. Je me suis enfourné depuis quelques jours dans la lecture du plus fou, du plus sage, du plus gai de tous les livres.


LXXXII


À Paris, le 30 septembre 1762.


Voilà ce que nous avons pu faire de mieux pour votre vingtième. En joignant, les années suivantes, quatre lignes de requête à une copie de cette décision, l’immunité de cet impôt sera prorogée tant qu’il nous plaira, quand même Damilaville, quittant sa place pour une autre, ne serait plus à portée de nous servir : cette remarque est de lui.

Je vous envoie la Consultation d’Élie de Beaumont pour les Calas ; et dimanche prochain le Mémoire.

Je ne trouve pas que, ni dans l’une de ces pièces ni dans l’autre, on ait tiré parti de certains moyens dont l’éloquence de Démosthène et de Cicéron se serait particulièrement emparée.

Le premier de ces moyens, c’est la probité de cet homme soutenue pendant le cours d’une vie de soixante ans et davantage. À quoi sert une vie passée avec honneur, si elle ne nous protège pas contre les attaques de la méchanceté et le soupçon d’un crime incertain, entre l’homme de bien et le scélérat ? Rien ne parle donc plus en faveur de l’un ; rien ne dépose donc plus contre l’autre ? Ils sont donc également abandonnés au sort ? Il me semble que c’était le lieu de plaider la cause de l’honneur et de la vertu reconnus, de dire aux juges : Lorsqu’on lit la malheureuse histoire de Calas, lorsqu’on voit un père dans la décrépitude, arraché du sein de la famille où il vivait aimé, honoré, tranquille, et où il se promettait de mourir, conduit sur un échafaud par des ouï-dire, il n’est personne qui ne frémisse d’horreur sur ce que l’avenir obscur peut lui destiner. L’homme de bien ne voit rien en lui qui le protège contre les événements. Après la mort de Calas, il voit avec douleur que sa conduite passée s’adressait vainement aux lois. Rassurez, messieurs, les gens de bien ; encouragez les hommes à la vertu, en leur montrant le poids que vous y attachez. Si un méchant accusé est à moitié convaincu devant vous par ses actions passées, pourquoi l’homme de bien ne serait-il pas à moitié absous par les siennes ?

Le second, c’est la mort de Calas. Si cet homme a tué son fils de crainte qu’il ne changeât de religion, c’est un fanatique ; c’est un des fanatiques les plus violents qu’il soit possible d’imaginer. Il croit en Dieu, il aime sa religion plus que sa vie, plus que la vie de son fils ; il aime mieux son fils mort qu’apostat : il faut donc regarder son crime comme une action héroïque, son fils comme un holocauste qu’il immole à son Dieu. Quel doit donc être son discours, et quel a été le discours des autres fanatiques ? Le voilà : « Oui, j’ai tué mon fils ; oui, messieurs, si c’était à recommencer, je le tuerais encore : j’ai mieux aimé plonger ma main dans son sang que de l’entendre renier son culte ; si c’est un crime, je l’ai commis, qu’on me traîne au supplice. » Au contraire, Calas proteste de son innocence : il prend Dieu à témoin ; il regarde sa mort comme le châtiment de quelque faute inconnue et secrète ; il veut être jugé de son Dieu aussi sévèrement qu’il l’a été des hommes, s’il est coupable du crime dont il est accusé. Il appelle la mort donnée à son fils un crime ; il attend ses juges au grand tribunal pour les y confondre. S’il est coupable, il ment à la face du ciel et de la terre : il ment au dernier moment ; il se condamne lui-même à des peines éternelles : il est donc athée ; il en a le discours ; mais s’il est athée, il n’est plus fanatique : il n’a donc plus tué son fils. Choisissez, aurais-je dit aux juges : s’il est fanatique, il a pu tuer son fils, mais c’est par le zèle le plus violent qu’un furieux puisse avoir pour sa religion. Il a donc rougi, en mourant, d’une action qu’il a dû regarder comme glorieuse, comme ordonnée par son Dieu ; il en a donc perdu le mérite en la désavouant lâchement ; sa bouche prononçait donc l’imposture en mourant ; accusé d’une action qu’il avait commise, et dont il devait se glorifier, il la regardait donc comme un crime ; il apostasiait donc lui-même, et, puni dans ce monde, il appelait encore sur lui le châtiment du grand juge dans l’autre. Athée ? Pourquoi, contempteur de tout Dieu et de tout culte, aurait-il tué son fils pour en avoir voulu prendre un autre que celui dans lequel il était né ? Je vous écris cela à la hâte, mais cela pourrait, entre les mains d’un homme habile et maître de l’art de la parole, prendre la couleur la plus forte[154]

Eh bien, il y a dans cette cause cent autres moyens secrets que les avocats ni Voltaire n’ont point aperçus.

Je ne sais plus que vous dire. Je suis accablé de fatigue. J’ai cru que je perdrais ma femme avant-hier : on n’osait arrêter ce flux de sang qui l’avait tellement épuisée, qu’elle en tombait cinq ou six fois par jour dans des sueurs glacées et des défaillances mortelles, parce qu’on craignait de faire rentrer l’humeur dans la masse du sang, et de causer une fièvre maligne. Il n’était pas possible non plus de le laisser aller plus longtemps, de peur qu’elle ne restât dans une de ces défaillances, ou qu’il ne se formât à la langue une excoriation, ou un ulcère dans les intestins. Dans ces perplexités, il a fallu jouer la vie de la malade à croix ou pile. On lui a donné la simarouba, écorce astringente, en boisson, avec des lavements appropriés au même effet ; le flux est arrêté, sinon en tout, du moins en grande partie. Les douleurs, d’aiguës qu’elles étaient, sont devenues sourdes ; la fièvre n’a pas augmenté ; point de sommeil ; toujours de l’embarras dans la tête ; toujours du dégoût, des envies de vomir ; mais les excréments commencent à se lier. Si j’osais, à ces symptômes physiques qui semblent annoncer la guérison, j’en ajouterais de moraux. Les médecins ne font point d’attention à ceux-ci, et je crois qu’ils ont tort. On est bien malade quand on perd son caractère ; on se porte mieux quand on le reprend. Tenez-moi pour mort, ou pour moribond du moins, l’une et l’autre, lorsque je n’aurai pas la plus grande peine ou le plus grand plaisir à penser à vous.

Je ne savais pas qu’on fût allé en Champagne. Ce soupçon est une de ces idées qui me sont venues comme elles vous viennent. Lorsque notre esprit abandonné à lui-même se promène en sautillant sur les choses possibles, il est tout naturel qu’il s’arrête de préférence sur celles qui l’intéressent. Un homme jaloux, que rien n’inquiète ni ne distrait, a encore des pensées de jalousie.

Mais ce qui me peine, c’est de ne jamais apprendre les choses ; il faut que je les devine. Cela me fait penser qu’on est dans l’usage de me les dissimuler et qu’on espère que je les ignorerai.

Mademoiselle, je vous souhaite beaucoup de plaisir, des petits déjeuners bien gais le matin, des lectures douces, des promenades agréables avant et après le dîner, des causeries tête à tête et bien tendres, à la chute du jour ou au clair de la lune, sur la terrasse. Mme Le Gendre et madame votre mère vous devanceront dans les vordes, si vous y allez ; et vous irez. Vous suivrez à dix ou vingt pas, et vous aurez ainsi cette liberté qui s’accorde avec la passion et la décence ; vous aurez du moins le plaisir d’entendre et de dire, sans gêner.

Je ne veux rien savoir absolument ; j’aime mieux m’en rapporter à mon imagination, qui ne m’affaiblira pas sûrement votre bonheur.


LXXXIII


À Paris, le 3 octobre 1762.


Je n’oserais rien prononcer sur les suites de cette maladie ; ce sont des jours successivement bons, mauvais et détestables ; du dégoût ; de l’appétit ; des évacuations douloureuses et sanglantes ; d’autres qui n’ont aucune de ces mauvaises qualités. On n’y entend rien, sinon que le chagrin et la maigreur augmentent et que les forces s’en vont. Mais un symptôme qui m’effraye plus qu’aucun autre, c’est la douceur de caractère, la patience, le silence et, qui pis est, un retour d’amitié et de confiance vers moi ; ni elle, ni personne autour d’elle ne dort. Il n’y a que le médecin qui soit toujours content. J’ai dans l’idée qu’il ne sait ce qu’il fait, et que le mal a une tout autre cause que celle qu’il lui suppose ; mais je n’oserais en ouvrir la bouche. Si par hasard je pensais faux, qu’il adoptât mon erreur, et que le changement de méthode eût des suites funestes, je ne m’en consolerais jamais. Il faut donc, depuis le matin jusqu’au soir, présenter à un malade des choses qu’on croit sinon contraires à son état, au moins peu salutaires et mal ordonnées, en voir le mauvais effet, et se taire.

Demain je m’installe chez moi pour n’en sortir que sur le soir. Le soin de mes affaires domestiques, auxquelles on n’est plus en état de veiller, un meilleur emploi de mon temps, et surtout l’éducation abandonnée de ma petite fille, l’exigent.

Je suis seul à Paris ; M. d’Holbach lit à Voré ; la Baronne s’ennuie au Grandval ; Mme d’Épinay seule, n’est pas, je crois, trop contente à la Briche. Grimm s’avance à toutes jambes vers la Westphalie : il était intimement lié avec M. de Castries, qui vient d’être grièvement blessé ; il va à deux cent cinquante trois lieues, voir quels secours ou quelles consolations il pourra donner à son ami. C’est toujours lui : il est parti sans que j’aie eu le temps de l’embrasser, à deux heures du matin, sans domestiques, sans avoir mis ordre à aucune de ses affaires, ne voyant que la distance des lieux et le péril de son ami.

Votre cas de conscience ne vaut pas la peine qu’on s’en occupe. Est-ce qu’il peut y avoir un mauvais procédé sans quelque sorte d’injustice ? A-t-on un mauvais procédé quand on satisfait à tout ce que l’on doit ? Manque-t-on à quelque chose de ce que l’on doit, sans être injuste en quelque point ?

J’ai oublié de vous dire que j’ai reçu, il y a une quinzaine de jours, par le prince Galitzin, une invitation, de la part de l’impératrice régnante de Russie, d’aller achever notre ouvrage à Pétersbourg. On offre liberté entière, protection, honneurs, argent, dignités, en un mot tout ce qui peut tenter des hommes mécontents de leur pays et peu attachés à leurs amis, de s’expatrier et de s’en aller. Il a fallu répondre à Voltaire, qui a joint aussi ses sollicitations à celles de la cour de Russie. Il m’avait envoyé en même temps son Commentaire sur le Cinna de Corneille. Je n’ai pu m’empêcher de lui dire que cela était vrai, juste, intéressant et beau, parce que c’est la vérité ; seulement je lui ai trouvé plus d’indulgence que je n’en aurais eu[155] ; il n’a pas repris tout ce qui m’a semblé répréhensible : c’est apparemment parce que la difficulté de l’art lui est moins connue qu’à moi. Il n’y a pas de gens plus offensés de la méchanceté que ceux qui n’ont jamais su ce qu’il en coûte pour être bon.

Nous avons ce matin une conférence avec Damilaville et Mme d’Épinay, pour que la Correspondance de Grimm ne souffre point de son absence.

Je vois, par les offres qu’on nous fait, qu’on ignore que notre manuscrit ne nous appartient point ; que ce sont les libraires qui en ont fait toute la dépense, et que nous ne pourrions en soustraire une feuille sans infidélité. Eh bien ! qu’en dites-vous ? C’est en France, dans le pays de la politesse, des sciences, des arts, du bon goût, de la philosophie, qu’on nous persécute ! et c’est du fond des contrées barbares et glacées du nord qu’on nous tend la main ! Si l’on écrit ce fait dans l’histoire, qu’en penseront nos descendants ? N’est-ce pas là un des plus énormes soufflets qu’il était possible de donner au sieur Orner de Fleury[156], qui nous chassait, il y a un ou deux ans, dans ce beau réquisitoire que vous savez.

Dans une autre situation d’âme, cet incident me ferait quelque plaisir ; mais mon âme s’est refermée à toute sorte de sentiments doux : il y a peu de choses dans la vie qui puissent me faire sourire dans ce moment. Vous avez raison, Uranie, tout est vain, tout est trompeur ; ce n’est guère la peine de vivre pour tout cela. Il vaut mieux que je m’arrête là tout court que de suivre ces idées, dans lesquelles ceux que j’aime le plus verraient peut-être quelque chose de désobligeant. Mais faut-il que je me contraigne de peur de les blesser ? Et puis quand je me contraindrai, est-ce que je dirai, ou bien ce qui se passera au fond de mon cœur, ce que je penserai, ce que je sentirai, ce que je résoudrai, même à leur insu, qui les offensera ? Je ne demande pas mieux que d’être heureux. Est-ce ma faute, si je ne le suis pas ? Est-ce ma faute si je vois en tout des vices qui y sont et qui m’affligent ; si toute la vie n’est qu’un mensonge, qu’un enchaînement d’espérances trompeuses ? On sait cela trop tard : nous le disons à nos enfants qui n’en croient rien ; ils ont des cheveux gris lorsqu’ils en sont convaincus. Adieu, portez-vous bien, jetez ce maussade bavardage de côté. Si j’allais troubler un instant vos plaisirs, votre bonheur, votre tranquillité, je ressemblerais à un gros homme, gros comme six autres, qui étouffait dans la presse et qui criait : Quelle maudite presse ! quelle cohue ! etc., etc. Quelqu’un qui lui était voisin lui dit : « Eh ! maudite barrique ambulante, de quoi te plains-tu ? Ne vois-tu pas que si tout le monde te ressemblait, cette presse serait cinquante mille fois plus grande ? » Moi qui donne peut-être du chagrin à tout ce qui m’environne, qui empoisonne la vie pour ceux qui me sont les plus chers, de quoi m’avisé-je de crier contre la vie ! Si tous les autres criaient aussi haut que moi, on ne s’entendrait pas ; ce serait sur la terre le plus insupportable vacarme. Si tous les autres étaient aussi quinteux, injustes, incommodes, sensibles, ombrageux, jaloux, fous, sots, bêtes et loups-garous, il n’y aurait pas moyen d’y tenir. Allons, puisque nous ne valons pas mieux que ceux que nous disons ne valoir rien, souffrons-les et taisons-nous. Je souffre donc et me tais. Adieu.

Voilà le moment de m’arrêter ; je finirai par vous faire aimer la campagne.


LXXXIV


Paris, le 15 mai 1765.


Oui, tendre amie, il y aura encore un concert, et ce concert sera un enchantement : c’est M. Grimm qui me le promet. Que je sache donc, dimanche prochain, si vous irez, et combien vous irez, afin que je me pourvoie de billets. Je vous prie de faire en sorte que M. Gaschon en soit. Quand je connais un grand plaisir, je ne puis m’empêcher d’en souhaiter la jouissance à tous ceux que j’aime. Vous en reviendrez tous ivres d’admiration et de joie ; je reprendrai partie de ces sentiments, en vous revoyant, en vous écoutant, en vous regardant. Oh ! les belles physionomies que vous aurez ! Mais puisque la physionomie d’un homme transporté d’amour et de plaisir est si belle à voir, et que vous êtes la maîtresse d’avoir, quand il vous plaît, sous vos yeux ce tableau si touchant et si flatteur, pourquoi vous en privez-vous ? Quelle folie ! Vous êtes enchantée, si un homme bien épris attache sur vos yeux ses regards pleins de tendresse et de passion ; leur expression passe dans votre âme, et elle tressaille. Si ses lèvres brûlantes touchent vos joues, la chaleur qu’elles y excitent vous trouble, si ses lèvres s’appuient sur les vôtres, vous sentez votre âme s’élancer pour venir s’unir à la sienne ; si dans ce moment ses mains serrent les deux vôtres, il se répand sur tout votre corps un frémissement délicieux, tout vous annonce un bonheur infiniment plus grand, tout vous y convie : et vous ne voulez pas mourir et faire mourir de plaisir ! Vous vous refusez à un moment qui a bien aussi son délire : celui où cet homme, vain d’avoir possédé cet objet qu’il prise plus que l’univers entier, en répand un torrent de larmes ! Si vous sortez de ce monde sans avoir connu ce bonheur, pouvez-vous vous flatter d’avoir été heureuse et d’avoir vu et fait un heureux ?

N’oubliez pas de me faire savoir si l’affaire du contrat est faisable, ou non, soit par M. Duval, soit par M. Le Gendre.

Bonjour, tendre amie. Combien je vous estime et combien je vous aime ! Le beau tableau que je verrais et que je vous montrerais si vous vouliez ! Mais vous ne vous y connaissez pas : cela est fâcheux pourtant.


LXXXV


À Paris, le 20 mai 1765.


Voilà, chère amie, la troisième fois que nous allons, M. Vialet et moi, chez M. de Sartine, pour son projet, et trois matinées de perdues pour mon atelier. Quoiqu’à midi je sois à votre porte, je n’aurai pas le plaisir de vous voir. La même voiture qui me conduira rue Neuve-Saint-Augustin me ramènera ici, où je suis rappelé par une masse énorme de besogne laissée en arrière. Je suis bien las d’être commandé par les besoins. Quand serai-je donc délivré de toute autre occupation que celle de vous plaire ? Jamais, jamais. Je mourrai sans avoir pu vous apprendre combien je sais aimer. Faites bien mes excuses à Mme Le Gendre. Tout s’éloigne, tout se sépare ; une infinité de choses tyranniques s’interposent entre les devoirs de l’amour et de l’amitié ; et l’on ne fait rien de bien ; on n’est ni à son ambition, ni à son goût, ni à sa passion : l’on vit mécontent de soi. Un des grands inconvénients de l’état de la société, c’est la multitude des occupations, et surtout la légèreté avec laquelle on prend des engagements qui disposent de tout le bonheur. On se marie ; on prend un emploi ; on a une femme, des enfants, avant que d’avoir le sens commun. Ah ! si c’était à recommencer ! c’est un mot de repentir qu’on a perpétuellement à la bouche. Je l’ai dit de tout ce que j’ai fait, excepté, chère et tendre amie, de la liaison douce que j’ai formée avec vous. Si je regrette quelque chose, ce sont tous les moments qui lui sont ravis. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Voilà un fardeau de lettres que vous remettrez à leurs adresses.


LXXXVI


À Paris, le 20 mai 1765.


Demain, bonne et tendre amie, entre huit et neuf heures, vous aurez un carrosse à votre porte, dont vous, madame votre mère et Mme Le Gendre, pourrez disposer toute la matinée. J’espère que Mme Le Gendre ne me refusera pas à dîner. Après dîner, qu’il fasse beau ou laid, nous irons nous promener à Saint-Cloud, où je vous quitterai pour un quart d’heure. À ce moment-là près, que je regretterai encore, j’aurai le plaisir de passer toute la journée avec celle que j’aime, ce qui n’est pas surprenant, car qui ne l’aimerait pas ? mais que j’aime, après huit ou neuf ans, avec la même passion qu’elle m’inspira le premier jour que je la vis. Nous étions seuls ce jour-là, tous deux appuyés sur la petite table verte. Je me souviens de ce que je vous disais, de ce que vous me répondîtes. Oh ! l’heureux temps que celui de cette table verte ! Bonsoir, bonne amie, mille amitiés et autant de respects.


LXXXVII


21 juillet 1765.


Ils ont bien dit que c’était un songe. Mais pourquoi n’ont-ils pas dit tout d’une voix que c’était un mauvais songe ? Y en avait-il parmi eux quelques-uns à qui la nature eût accordé un meilleur esprit, une âme plus douce, une santé plus continue, plus d’amis sûrs qu’à moi, une meilleure amie que la mienne ? Non. C’est que cette nature est une folle qui gâte d’une main ce qu’elle fait bien de l’autre, c’est qu’elle s’est amusée à mêler de chicotin le peu de bonbons qu’elle donne à ses enfants ; c’est que le système des deux principes, l’un bienfaisant, l’autre malfaisant, système qui a été si généralement répandu sur la terre, n’est pas aussi extravagant qu’on le dit en Sorbonne ; c’est qu’il faut en passer par là, ou croire au Jupiter d’Homère qui a renfermé dans deux tonneaux tous les biens et tous les maux de la vie dont il forme une pluie mêlée qui tombe sans cesse sur la tête des pauvres mortels, dont les uns un peu plus ou un peu moins mouillés de mal ou de bien que les autres, mais qui tous arrivent au dernier gîte presque également trempés. Si la vie n’allait pas ainsi, qui est-ce qui pourrait se résoudre à la quitter ? Si c’était un fil de bonheur pur et sans mélange, qui est-ce qui voudrait l’exposer pour sa patrie, la sacrifier pour son père, sa mère, sa femme, ses enfants, son ami, sa maîtresse ? Personne. Les hommes ne seraient qu’un vil troupeau d’êtres heureux ; plus d’actions héroïques. Ils vivraient ivres, et mourraient enragés. Voilà, mon amie, un préambule honnêtement long ; c’est qu’il faut que tout, jusqu’à cette lettre, ait le caractère des choses d’ici-bas.

Depuis le bienfait de l’impératrice, si vous en exceptez quelques moments doux que vous savez, tout le reste n’a été qu’ennuis, déplaisances ou chagrins. Ce sont des bonnes amies qu’on faisait raffoler et sécher sur pied ; et quand ces bonnes amies-là ne sont pas heureuses, il faut aussi que je souffre. Ce sont les embarras de leur déménagement, qui m’a fait trembler pour leur santé : croyez-vous que tandis qu’elles se brisaient les reins à faire des paquets, à les porter, à les arranger, et qu’elles avalaient de la poussière, moi je fusse à mon aise ? C’est un départ qui me sépare d’elles, Dieu sait pour combien de temps, et qui me laisse désolé. C’est, depuis que je ne les ai plus, un enchaînement d’événements qui finiront par me chasser, sinon de Paris, du moins de la société. Vous savez que M. Tronchin avait été appelé en poste à Lyon pour la maladie de son associé, et que mes seize mille livres[157] étaient restées entre les mains de M. Colin de Saint-Marc. D’abord, il est inouï combien ma sécurité, bien ou mal fondée là-dessus, m’a attiré de petites querelles domestiques. J’en étais là, lorsque je reçois de M. Tronchin une lettre pour M. de Saint-Marc. Je la garde sept ou huit jours, parce que les choses d’intérêt ne sont pas celles qui me remuent ; cependant sur les six heures du soir, un jour que j’allai causer avec la chère sœur, je me trouve à la porte de l’hôtel des Fermes ; je me ressouviens de ma lettre, et j’entre. M. de Saint-Marc n’était pas à son bureau, mais il allait y entrer : c’est ce que ses commis me dirent, car ils sont fort polis. En effet il arrive, comme ils me parlaient. Je vais au-devant de M. Colin de Saint-Marc, qui ne m’entend pas. M. Colin de Saint-Marc, le chapeau sur la tête, marche ; je le suis presque en courant. Il arrive dans la seconde pièce de son bureau ; il s’assied dans son fauteuil, et je reste droit. Je lui présente ma lettre ; il la prend, l’ouvre, et la lit ; se met à regarder un moment au plafond, et, me rendant ma lettre en la jetant sur un coin de sa table, me dit : Je n’ai pas mémoire de cela ; puis il prend une plume, se met à écrire, et me laisse debout, là, sans me parler davantage. Tandis qu’il écrivait sans me regarder, je lui déclinais mon nom, et je lui faisais mon histoire. Sur la fin de cette histoire, mon homme s’arrête, et se tracassant avec un de ses doigts la main droite, il me dit : « Ah ! oui, je me rappelle cela. J’ai touché vos lettres de change. Je n’ai point de billets à vous donner. Ils veulent tous de ces billets ; c’est une rage, je ne sais pas pourquoi. Je ne sais pas quand j’en aurai ; je n’irai point dépouiller pour vous ceux qui en ont. Revenez ; mais ne revenez pas demain : dans huit jours, dans un mois, dans deux » ; et puis mon homme se remet à écrire, et moi je m’en vais.

Eh bien, comment cela vous semble-t-il ? Parce que M. Colin de Saint-Marc a cent mille écus de rente, il faut qu’il me traite comme un faquin. J’étais enragé dans ce moment de n’être pas le comte de Charolais, ou quelque autre personnage important, et de ne pouvoir renouveler avec M. Colin de Saint-Marc la scène du président de Meinières[158] avec un procureur au Parlement. C’était le matin ; il était en redingote, en mauvaise perruque ronde, en bas de laine gris, un mouchoir de soie autour du cou, ce qui n’était pas propre à sauver sa mauvaise mine. Il était pour une somme considérable dans un état de créances que ce procureur ne se pressait pas d’acquitter. Il entre dans l’étude sans façon, il s’adresse au procureur honnêtement, parce que le président de Meinières est l’homme de France le plus doux et le plus honnête, qu’il en a la réputation, et que c’est ainsi que je l’ai vu chez lui et chez moi. « Monsieur, il y a longtemps que j’attends, pourriez-vous me dire quand je serai payé ? — Je n’en sais rien. » Le président était debout, le procureur assis ; le président chapeau bas, le procureur la tête couverte de son bonnet ; le président parlait, le procureur écrivait. « Monsieur, c’est que je suis pressé. — Ce n’est pas ma faute. — Cela se peut. Cependant voilà mes titres ; je les ai apportés, et vous m’obligerez de les regarder. — Je n’ai pas le temps. — Monsieur, de grâce, faites-moi ce plaisir. — Je ne saurais, vous dis-je. — Monsieur… — Vous m’interrompez. Est-ce que vous croyez, mon ami, que je n’ai que votre affaire en tête ? Vous serez payé avec les autres. Allez-vous-en, et ne m’ennuyez pas davantage. — Monsieur, je suis fâché de vous ennuyer, mais vous n’êtes pas le premier. — Tant pis, il ne faut ennuyer personne. — Il est vrai, mais il ne faut brusquer personne. — Cela fait le plaisant ! — Le plus plaisant des deux, je vous jure, monsieur, que ce n’est pas moi ; on me doit, j’ai besoin, je voudrais toucher mon argent. Je ne vous demande que de jeter un coup d’œil sur mes titres. — Voyons donc, voyons ces titres ; si on avait affaire à deux hommes comme vous par jour, il faudrait renoncer au métier. » Le président déploie ses titres, et le procureur lit : Monsieur le président de Meinières, etc. ; et aussitôt le voilà qui se lève : « Monsieur le président, je vous demande mille pardons… ; je n’avais pas l’honneur de vous connaître… ; sans cela… » Le président le prend par la main, l’éloigné de son fauteuil, s’y place, et lui dit : « Maître un tel, vous êtes un insolent ; il ne s’agit pas de moi, je vous pardonne ; mais je viens de voir la manière indigne et cruelle dont vous en usez avec les malheureux qui ont affaire à vous. Prenez garde à ce que vous ferez à l’avenir ; s’il me revient jamais une plainte sur votre compte, je vous fais perdre un état que vous remplissez si mal. Adieu. » Eh bien, qu’en pensez-vous ? Tandis que M. Colin de Saint-Marc me traitait comme le procureur, n’aurait-il pas été fort doux d’être le président ? Vous riez de cela, et j’en ris aussi à présent. Mme Le Gendre dit qu’elle se serait assise sur la table de M. Colin de Saint-Marc ; mais on est si surpris, si peu fait à se trouver tout à coup un valet…

Autre chose. Thomas concourt pour le prix de l’Académie ; il me lit son discours : j’en suis confondu. Plein de l’impression que j’en ai reçue, je vais dîner chez le Baron. Après dîner, nous nous trouvons seuls ; nous allons nous promener au bout des Champs-Élysées. Là, à propos d’éloquence, le Baron me dit : « Ma foi, nous ne manquerons pas d’orateurs, il y a dix-sept Éloges de Descartes. » Je lui réponds que j’en connais un qui pliera les seize autres comme des capucins de cartes. « N’est-ce pas celui qui commence par ces mots : En quinze cent et tant, on apporta de Stockholm les cendres de Descartes… ? — Celui-là même. Oui, on dit qu’il est beau. Vous en connaissez donc l’auteur ? — Je le connais, et il ne faut pas avoir le moindre tact en style pour n’en pas savoir autant que moi à la dixième ligne : son nom est écrit partout. »

Là-dessus le Baron devine Thomas, et s’en va confier à d’autres que Thomas m’a lu son discours, que c’est une belle chose ; et il oublie que la loi de l’Académie exclut du concours tout homme qui s’est nommé[159]. Le bavardage du Baron revient à Thomas ; Thomas se désespère. Barthe vient m’apporter le désespoir de son ami, et je vous laisse à juger de mon état. Le bienfait de l’impératrice ne m’a pas fait un plaisir que je puisse comparer à la peine que j’ai soufferte. J’ai cessé de boire, de manger, de dormir, je me traîne, la tête me tourne. Mais il y a bien pis..... Voilà Barthe lui-même qui m’interrompt, et il faut que j’entende la lecture d’une comédie et que je rie.

Eh bien, mon amie, il a lu sa comédie, et j’ai ri ; c’est le genre de Molière pour le fond, avec le ton d’aujourd’hui[160]. Vous croyez qu’il n’y avait plus rien à dire sur les maladies et les médecins ; vous verrez.

Le pis pour Thomas et pour moi, c’est qu’on ignorait qu’il eût concouru ; c’est qu’il a des ennemis dans l’Académie ; c’est que parmi les Éloges, il y en a de la plus grande force et qu’on pourrait bien préférer au sien ; c’est que, quelque bien fondée que cette préférence puisse être, à moins qu’elle ne soit justifiée par un suffrage universel, Thomas croira toujours que c’est mon indiscrétion qui lui ôte le prix et qui peut-être l’éloigne de l’Académie, où il eût été reçu s’il ne se fût retiré lorsque Marmontel se présenta. Je verrai Marmontel aujourd’hui ; je ne lui dirai que deux mots, mais ils sont propres à faire impression : c’est qu’il risque, si Thomas n’est pas couronné et qu’il le mérite, à passer non-seulement pour un homme sans goût, reproche qu’il partagera avec le reste des juges, mais pour un ingrat, reproche infiniment plus cruel, qui restera sur lui seul.

Vous croyez que c’est là tout ? Franchement c’en était bien assez ; mais écoutez. Je vais avant-hier dîner chez le Baron, au lieu d’aller rompre le tête-à-tête en question. Après le dîner, Marmontel me tire à l’écart et me dit : « Mon ami, je suis perdu. — Qu’est-ce qu’il y a ? — Je suis perdu, on a une copie de mon poëme[161]. C’est Damilaville qui l’a dit à Merlin, et c’est Merlin qui me l’a dit. Je ne l’ai prêté qu’à vous et à un autre. Ne l’avez-vous confié à personne ? — Non, je l’ai lu à des amies, mais je ne le leur ai pas laissé. Grimm, Mme d’Épinay, Damilaville, M. de Saint-Lambert l’ont lu, mais sous mes yeux. Qui est-ce cet autre à qui vous l’avez encore confié ? — J’étais à une maison de campagne ; je n’eus pas le courage de le refuser au fils de la maison, qui le prit pour une nuit. Le lendemain il partit pour Paris ; il fut quatre jours absent, et dans cet intervalle je sais déjà qu’un de ses amis l’a possédé pendant deux fois vingt-quatre heures. J’ai vu cet ami qui a été violemment tenté d’en prendre copie, mais il n’en a rien fait. » — Je lui dis : « Envoyons chercher une voiture, et courons chez Damilaville ; car je ne saurais vivre que cette affaire ne soit éclaircie. — Ni moi non plus. »

Nous allons chez Damilaville. Il n’y était pas. Nous nous y donnons rendez-vous pour le lendemain. Cependant quelle nuit à passer ! Et personne à qui l’on puisse dire sa peine et qui la partage ! Où étiez-vous, mon amie ? Hier, nous vîmes Damilaville. Il tenait la chose d’un certain Naigeon ; c’était un certain Du Coudray qui avait dit à Naigeon qu’il avait possédé la Neuvaine. Ce Du Coudray était cet ami du jeune homme à qui Marmontel l’avait prêtée à la campagne… Que dites-vous de tout cela ? Marmontel se maudissait d’avoir fait ce poëme, et moi je me maudissais de l’avoir demandé. Il jurait bien de profiter de cette leçon ; c’en était une pour moi que je me promettais bien de ne pas oublier.

Dépêchez-vous, faites-moi préparer une niche grande comme la main, proche de vous, où je me réfugie loin de tous ces chagrins qui viennent m’assaillir. Il ne peut y avoir de bonheur pour un homme simple comme moi au milieu de huit cent mille âmes. Que je vive obscur, ignoré, oublié, proche de celle que j’aime, jamais je ne lui causerai la moindre peine, et près d’elle le chagrin n’osera pas approcher de moi. Est-il prêt, ce petit asile ? Venez le partager ! Nous nous verrons le matin ; j’irai, tout en m’éveillant, savoir comment vous avez passé la nuit ; nous causerons ; nous nous séparerons pour brûler de nous rejoindre ; nous dînerons ensemble ; nous nous promènerons au loin, jusqu’à ce que nous ayons rencontré un endroit dérobé où personne ne nous aperçoive. Là nous nous dirons que nous nous aimons, et nous nous aimerons ; nous rapporterons sur des fauteuils la douce et légère fatigue des plaisirs et nous passerons un siècle pareil sans que notre attente soit jamais trompée. Le beau rêve !


LXXXVIII


À Paris le 25 juillet 1765.
Sixième dimanche ; non, c’est un jeudi que j’ai pris pour un dimanche.


Vous n’avez encore que deux de mes lettres ! Je suis pourtant à la sixième ; je les ai toutes numérotées, afin que nous puissions nous assurer qu’il ne s’en est point égaré : regardez-y.

Croyez-vous donc, chère amie, que j’aurai reçu, dans un intervalle de quinze jours, trois ou quatre secousses violentes sans que la santé en ait souffert ! On vous en dira quelque chose, à moins qu’on ne craigne de vous inquiéter. L’estomac et les intestins sont dans un état misérable. Le potage le plus léger passe tout de suite. Je ne saurais digérer un jaune d’œuf. Heureusement je dors, et le sommeil répare tout. Mais comment se fait-il qu’un fluide qui me cause en sortant la sensation cruelle d’un fer rouge puisse séjourner dans un canal du tissu le plus délicat sans le blesser ? car je n’ai pas la plus petite colique. Pour des forces je les ai bien entièrement perdues : je sens mes jambes se dérober sous moi. Cette lassitude, qui m’est très-importune quand je suis debout, me rend le lit délicieux quand je suis couché. Mme Le Gendre n’est pas plus heureuse que moi. Connaissez-vous le plaisir de trouver un fauteuil après la fatigue d’une longue promenade ? C’est précisément celui que je goûte lorsque les matelas se sont chargés du poids de tous mes membres. En vérité, c’est une volupté qu’un dévot se reprocherait. Vous voyez bien qu’il n’y a point à s’alarmer, et que dans trois ou quatre jours il n’y paraîtra plus.

Mais je ne suis pas le seul malade de la maison. Mme Diderot a toute une cuisse entreprise d’une sciatique. On lui a conseillé de se frotter avec un mélange de sel, d’eau-de-vie et de savon. Il y a quelques jours que l’opération se faisait : je me présentai pour entrer ; la petite fille courut au-devant de moi, en criant : « Mon papa, arrêtez, arrêtez. Si vous voyiez cela, vous en ririez trop. » C’était sa chère mère penchée sur les pieds de son lit, le derrière à l’air, et la servante à genoux qui la savonnait de son mieux. Ce n’était pas le cas du proverbe qui dit qu’à savonner la tête d’un Maure on perd son temps et sa peine ; car Mme Diderot est fort blanche, et ce n’était pas la tête qu’on lui savonnait. Le remède la soulagea. J’ai été chargé depuis, une ou deux fois, de cette opération, et je m’en suis très-bien acquitté.

Nous avons perdu subitement un grand artiste, c’est Charles Van Loo.

Je vais sur les sept heures du soir causer avec la chère sœur. Nos deux dernières causeries ont été tout à fait agréables, mais si variées que je ne saurais me les rappeler. Hier son domestique se trompa ; et au lieu de m’annoncer, d’habitude apparemment, il annonça M. Le Gras. On a vraiment été fâché de ma discrétion à ne pas rompre le tête-à-tête dont je vous ai parlé.

Nous avions projeté, aujourd’hui mercredi, d’aller voir avec La Rue la galerie du Luxembourg, mais savez-vous qui a dérangé cette partie ? La princesse de Nassau-Sarrebruck. Elle était allée à Calais embrasser son fils qui passait en Angleterre ; elle s’en retournait à Sarrebruck par Paris où elle n’avait qu’un jour à rester ; et de ce jour elle nous en a donné, à Grimm et à moi, toute la matinée. C’est une femme charmante de figure et de caractère. Ma huppe, qui était aussi relevée qu’elle l’a jamais été de ma vie, s’est abaissée en un moment. J’aurais vu la princesse cent fois auparavant que je n’aurais pas été plus à mon aise. Après les premiers compliments, la conversation est devenue très-intéressante. Je persiste dans mon ancien sentiment, nous devrions laisser aux femmes la fonction de l’apostolat ; elles feraient en un jour plus de conversions que le missionnaire le plus éloquent n’en peut ébaucher dans toute sa vie. Il n’y a pas un homme qui ne prît l’espérance secrète de plaire au prédicateur pour un mouvement de la grâce.

Elle m’a promis son portrait, et quand je l’ai quittée, elle m’a présenté sa main à baiser, avec une affabilité qui ne se rend pas.

De la rue Garancière, je me suis traîné sur le quai Bourbon où j’avais rendez-vous avec Damilaville. Nous avons dîné ; je me trouve très-bien d’avoir bu à la glace ; pas la moindre tribulation d’entrailles. Nous avons pu lire un énorme article qu’il m’avait promis pour mon ouvrage, sans aucune interruption.

Demain peut-être, mon amie ; demain, c’est jeudi, et je me porterai bien, assez bien pour regretter votre éloignement.

Je vous écris chez Le Breton où j’étais venu pour revoir mes feuilles que je laisse là.

Je n’y viendrai plus guère dans ce maudit atelier où j’ai usé mes yeux pour des hommes qui ne me donneront pas un bâton pour me conduire. Il ne nous reste plus que quatorze cahiers à imprimer ; c’est l’ouvrage de huit ou dix jours. Dans huit ou dix jours, je verrai donc la fin de cette entreprise qui m’occupe depuis vingt ans, qui n’a pas fait ma fortune, à beaucoup près, qui m’a exposé plusieurs fois à quitter ma patrie ou à perdre ma liberté, et qui m’a consumé une vie que j’aurais pu rendre plus utile et plus glorieuse. Le sacrifice des talents au besoin serait moins commun s’il n’était question que de soi ; on se résoudrait plutôt à boire de l’eau, à manger des croûtes et à suivre son génie dans un grenier ; mais pour une femme, pour des enfants, à quoi ne se résout-on pas ? Si j’avais à me faire valoir, je ne leur dirais pas : J’ai travaillé trente ans pour vous ; mais je leur dirais : J’ai renoncé pour vous pendant trente ans à la vocation de nature ; j’ai préféré de faire, contre mon goût, ce qui vous était utile à ce qui m’était agréable : voilà la véritable obligation que vous m’avez et à laquelle vous ne pensez pas.

J’eus le courage de dire hier au soir à Mme Le Gendre qu’elle se donnait bien de la peine pour ne faire de son fils qu’une jolie poupée. Pas trop élever, est une maxime qui convient surtout aux garçons. Il faut un peu les abandonner à l’énergie de nature. J’aime qu’il soient violents, étourdis, capricieux. Une tête ébouriffée me plaît plus qu’une tête bien peignée. Laissons-les prendre une physionomie qui leur appartienne.

Si j’aperçois à travers leurs sottises un trait d’originalité, je suis content. Nos petits ours mal léchés de province me plaisent cent fois plus que tous vos petits épagneuls si ennuyeusement dressés. Quand je vois un enfant qui s’écoute, qui va la tête bien droite, la démarche bien composée, qui craint de déranger un cheveu de sa figure, un pli de son habit, le père et la mère s’extasient et disent : Le joli enfant que nous avons là ! Et moi je dis : Il ne sera jamais qu’un sot.

D’Alembert est à toute extrémité ; il a fait une indigestion terrible ; il a envoyé chercher Bouvard qui l’a fait saigner. J’apprends qu’il est tourmenté par une colique qui ne le quitte point, et qui menace à chaque instant de l’emporter. S’il en meurt, nous aurons perdu en trois mois de temps deux grands peintres et deux grands géomètres. Les hommes de cette trempe sont rares ; une nation en est bientôt appauvrie.

Je vous écris ce soir parce que nos presses travailleront demain, en dépit des apôtres dont c’est la fête, et que ma tâche sera double. Il serait bien malheureux d’essuyer quelque contretemps à la dernière page.

On parle du déplacement de M. de Saint-Florentin. On lui donne pour successeur M. de Sartine à qui M. Le Noir succédera. Qui sait comment ce M. Le Noir en userait avec nous ? Il n’y a peut-être pas un mot de réel à ces prétendus changements. À tout hasard, nous nous hâtons d’esquiver aux embarras qu’ils pourraient nous causer.

Adieu, mon amie ; continuez de vous bien porter ; je sais que vous m’aimez de toute votre âme ; vous êtes bien sûre que je ne demeure pas en reste avec vous. C’est la seule de mes dettes que je paye bien.

Vous espérez donc que nous ne serons pas une éternité sans nous revoir ! Cela dépendra beaucoup de M. Le Gendre.

Nous l’attendons sans impatience ; la cérémonie de l’inauguration est fixée au 19 du mois prochain ; c’est vous promettre la chère sœur pour le 9 ou le 10. Je vais donc rester seul ! Avec qui m’entretiendrai-je de vous ? à qui porterai-je cette âme toute remplie de tendresse ? où irai-je verser mes sentiments ? Je n’entendrai donc plus prononcer ce nom qui m’est cher, que quand il m’échappera dans ma peine ! Adieu, mon amie, bonsoir : la lumière et le papier me manquent en même temps. Mon respect, mon tendre et sincère respect à madame votre mère. Embrassez pour moi madame votre sœur ; dites à Mlle Mélanie qu’elle aurait bien tort de m’oublier. M. Gaschon a reçu un coup de bistouri entre les fesses, et l’on dit qu’il est mieux.


LXXXIX


Le 1er août 1765.


Dieu soit loué ! en voilà vingt-quatre d’arrivées ; il en reste trois qui vont à vous, sans compter celle-ci.

Je viens donc de mettre dehors de Paris le Baron qui se sépare de sa femme, de ses enfants, de ses amis, pour deux mois. Je vous écris chez Damilaville qui part demain pour Genève. J’ai bien peur que celui-ci ne paye de sa vie quelques plaisirs vagues et peu choisis. C’est bien cher. La journée d’hier fut bien pénible pour un homme qui n’a plus de jambes et qui avait les quatre coins de Paris à faire. J’avais promis au Baron d’aller dîner avec lui la veille de son départ et oublié que Damilaville avait pris le même jour pour dire adieu à ses amis. Celui-ci avait retenu la chambre du suisse du Luxembourg, et tout ordonné ; ainsi, bon gré, mal gré, il a fallu manquer au Baron. Le rendez-vous des convives était dans l’allée des Carmes. Nous étions trois ou quatre assis sur un banc tout voisin de la porte du même nom, lorsque nous entendîmes des cris qui venaient de la cour d’entrée de ces moines. C’était une femme qui était tombée en défaillance au sortir de leur église. Un d’entre nous accourt, il frappe à la porte du couvent ; le portier ouvre : « Mon père, vite une goutte de votre eau de mélisse ; c’est pour une femme qui est là, qui se meurt. » Le moine répond froidement : « Il n’y en a point », et ferme la porte. Là-dessus, mon amie, je vous laisse rêver à votre aise sur les grands effets de l’esprit de religion. Un moine d’un autre ordre était un des nôtres. « Eh bien ! s’écria-t-il douloureusement, voilà comme un portier dur et brutal déshonore toute une maison. — Monsieur, lui répondis-je, ne craignez rien, l’action qui vient de se passer est si atroce, que si quelqu’un d’entre nous s’avise de la raconter, il passera pour un calomniateur. »

Cet autre moine-ci était un galant homme, d’un esprit assez leste et point du tout enfroqué. On parla de l’amour paternel. Je lui dis que c’était une des plus puissantes affections de l’homme. « Un cœur paternel ! repris-je ; non, il n’y a que ceux qui ont été pères qui sachent ce que c’est ; c’est un secret heureusement ignoré, même des enfants. » Puis continuant, j’ajoutai : « Les premières années que je passai à Paris avaient été fort peu réglées ; ma conduite suffisait de reste pour irriter mon père, sans qu’il fût besoin de la lui exagérer ; cependant la calomnie n’y avait pas manqué. On lui avait dit… Que ne lui avait-on pas dit ? L’occasion d’aller le voir se présenta. Je ne balançai point. Je partis plein de confiance dans sa bonté. Je pensais qu’il me verrait, que je me jetterais entre ses bras, que nous pleurerions tous les deux, et que tout serait oublié. Je pensais juste. » Là je m’arrêtai, et je demandai à mon religieux s’il savait combien il y avait d’ici chez moi. « Soixante lieues, mon père, et s’il y en avait cent, croyez-vous que j’aurais trouvé mon père moins indulgent et moins tendre ? — Au contraire. — Et s’il y en avait eu mille ? — Ah ! comment maltraiter un enfant qui revient de si loin ? — Et s’il avait été dans la lune, dans Jupiter, dans Saturne ? » En disant ces derniers mots, j’avais les yeux tournés au ciel, et mon religieux, les yeux baissés, méditait sur mon apologue.

Nous dînâmes gaiement. Nous osâmes parler du mal politique, du célibat, sans que notre moine s’en offensât ; il ne défendit pas trop le vice de son état ; il nous proposa seulement de faire grâce aux célibataires que faisait la religion, jusqu’à ce que nous ayons exterminé de la république tous ceux qui l’étaient par esprit de libertinage et de luxe. Nous lui observâmes que ces derniers ne faisaient point de vœux, et que nous aurions de l’indulgence pour les premiers, s’ils voulaient renoncer aux leurs ; qu’il y avait quelque différence entre un mauvais citoyen et un homme qui jurait, au pied des autels, de l’être. Tout cela se passa fort bien.

Vous savez ou vous ignorez que les Bénédictins ont demandé, par une requête présentée au roi, et devenue publique par l’impression, d’être sécularisés[162] ; mais vous ne vous douterez jamais que le ministère ait eu la bêtise de ne pas les prendre au mot. Le fait est vrai pourtant. En faisant un sort honnête à chacun de ces moines, il serait resté des biens immenses qui auraient acquitté une portion des dettes de l’État. Cet exemple aurait encouragé les Carmes, les Augustins à solliciter le défroc ; et sans aucune violence la France, en moins de vingt ans, aurait été délivrée d’une vermine qui la ronge et qui la rongera jusqu’à son extinction. Notre moine remarqua judicieusement qu’il n’y avait rien de plus indécent que de dire, comme les Bénédictins l’avaient dit dans leur requête, qu’ils demandaient à être dépouillés d’un habit avili ; qu’il n’y avait que les mauvaises mœurs qui pussent avilir, et que c’était les avouer.

Après diner, nous nous promenâmes. Chemin faisant, mon moine me demanda pourquoi l’homme semblait oublier son amour-propre au récit d’une bonne action, et d’où venait la joie involontaire et secrète qu’il en ressentait. Je lui répondis que c’est qu’il devenait subitement l’auteur ou l’objet du bienfait ; que toutes les fois que nous ne nous sentions pas capables d’une grande action, nous prenions le parti de montrer que nous en sentions tout le prix, et que, ne pouvant être grands, il ne nous restait que la ressource d’être justes. J’ajoutai qu’il n’était pas vrai que le récit d’une belle action nous fût toujours agréable. Soyez placé entre un homme opulent et dur, et son ami indigent ; racontez quelque trait d’une amitié secourable et bienfaisante, et regardez les visages. On n’aime point une leçon qu’on ne se sent point le courage de suivre.

Sur les six heures du soir, les convives se dispersèrent ; je restai seul avec Damilaville, et à propos des Éloges de Descartes présentés à l’Académie, je fis sur l’éloquence deux réflexions qui lui plurent beaucoup ; l’une, c’est qu’il ne fallait s’occuper à remuer les passions que quand on avait convaincu la raison, et que le pathétique restait sans effet, quand il n’était pas préparé par le syllogisme ; l’autre, c’est qu’après que l’orateur m’avait touché vivement, je ne pouvais pas souffrir qu’il interrompît cette situation douce de mon âme par quelque chose de frappant ; que le pathétique voulait être suivi de quelque chose de faible et vague, qui n’exigeât de ma part aucune contention ; qu’après un mouvement violent, l’orateur épuisé devait avoir besoin de repos, et moi aussi. Cette causerie où je vous mets en tiers nous conduisit jusqu’à huit heures que nous nous séparâmes lui pour aller faire ses malles, moi pour aller embrasser le Baron. J’avais un air soucieux. Il me semblait que je l’aurais été moins si ma vue et mes bras avaient été assez longs pour l’atteindre, l’avertir, le secourir jusqu’au fond de l’Angleterre. Le sort nous menace également partout ; il semble pourtant qu’on le craigne moins dans l’endroit où il ne vous a point fait de mal ; on ne sait pas ce qu’il nous prépare ailleurs. Si je vous voyais d’ici ; si j’avais seulement un miroir magique qui me montrât mon amie dans tous les instants ; si elle se promenait sous mes yeux dans une glace, comme dans les lieux qu’elle habite, il me semble que je serais plus tranquille. Je ne la quitterais guère cette glace ; combien je me lèverais de fois pendant la nuit pour vous aller voir dormir ! combien de fois je vous crierais : « Mon amie, prenez garde, vous vous fatiguez trop ; prenez parce côté-ci, il est plus beau ; le soleil vous fera mal ; vous veillez trop tard, vous lisez trop longtemps ; ne mangez point de cela ; qu’avez-vous ? vous me paraissez triste. » Vous ne m’entendriez pas ; mais lorsque la raison vous aurait conduite à mon gré, je serais aussi content que si vous m’aviez obéi. Il est bien incertain si ma glace ne me causerait pas plus de peine que de plaisir. Il est bien incertain qu’un beau jour je ne la cassasse de dépit ; il est très-sûr qu’après l’avoir cassée j’en ramasserais tous les morceaux. S’il m’arrivait d’y voir quelqu’un vous baiser la main ; si je vous voyais sourire ; si je trouvais que vous m’oubliez trop et trop longtemps ! Non, non, point de cette glace magique, je n’en veux point ; mon imagination nous sert mieux l’un et l’autre.

Il était minuit passé quand je sortis de chez le Baron. J’allai pourtant chez Grimm y chercher la neuvième lettre de mon amie. Un petit comte allemand, qui m’a pris en amitié, nous accompagna et me remit à ma porte à une heure du matin. Je vous ai lue avant que de m’endormir ; aurais-je bien dormi avec une lettre de mon amie fermée sous mon oreiller ? J’ai été voir aujourd’hui d’Alembert, qui s’est fait transporter de chez lui chez M. Watelet. Je l’ai trouvé seul ; notre entrevue a été fort tendre. De là, dîner chez la très-aimable sœur avec La Rue. Nous devions après diner aller voir ensemble les tableaux du Luxembourg ; mais le travail pressé de l’atelier ne l’a pas permis.

Nos conversations continuent d’être charmantes ; nous y parlons sans cesse de la mère, des enfants, des petits-enfants, de tout ce qui nous est le plus cher au monde ; ne manquez pas de le leur dire. Il est arrivé à la chère sœur une grande aventure ; je la saurai demain ; mais, chut. Adieu, adieu.


XC


À Paris, le 18 août 1765.


Vous voyez bien, chère amie, que jusqu’ici je n’ai pas encore répondu un seul mot à aucune de vos lettres. Ce sera ma ressource dans la saison morte, lorsque tous mes amis seront absents et que j’en serai réduit comme vous aux petits événements domestiques.

Cette jeune personne qui faisait bonne ou mauvaise compagnie à M. Gaschon regardait la chère sœur avec un œil envieux et inquiet ; elle ne perdait pas une de ses paroles. Sans autre intelligence entre nous que celle qui naissait de la malice commune et de l’occasion, nous nous faisions un amusement cruel de la tourmenter. Moi, je suis une bonne âme ; nous n’eûmes pas mis le pied hors de l’appartement, que j’eus des remords. Mme Le Gendre la plaignait beaucoup, si son caractère répondait à sa figure, de s’être attachée à un homme aussi léger que M. Gaschon. Nous avons beau être près de nous-mêmes, quelle facilité à nous oublier n’avons-nous pas ! Nous portons de la conduite des autres un jugement sévère, sans nous apercevoir qu’il tombe à plomb sur la nôtre. Le rôle de M. Gaschon est, après tout, bien moins répréhensible que le sien. Gaschon fait des serments, et il croit, en dépit d’une expérience de quarante ans, que le dernier est celui qu’il ne violera pas. Elle, elle appelle les serments ; elle les reçoit, elle en fait peut-être, et le lendemain elle se moque et des serments qu’elle a faits et de ceux qu’elle a reçus.

Cette personne qui devient, par la satire indécente qu’elle hasarde sur Mme Calas, l’objet de sa furie, qui croyez-vous que c’était ? Mlle Boileau. Il est bien singulier qu’avec de l’esprit, du goût, de la finesse, de la sensibilité, de l’âme, de l’honnêteté, du sens, de la raison, du jugement, cette fille n’ait presque que des idées d’emprunt, et que, pouvant dire d’elle-même une infinité de bonnes choses, elle soit perpétuellement l’écho de la sottise qui l’environne. On dirait qu’elle ne sent ni le ridicule des propos qu’elle entend, ni celui des personnes qui les tiennent. C’est comme une éponge prête à recevoir et à rendre indistinctement toutes les liqueurs qu’on lui présente ; elle s’abreuve dans un endroit, et elle va bien vite se faire presser dans un autre. Le projet était de la clique anti-philosophique. La clique philosophique est odieuse aux gens du monde, parce que les gens du monde sont ignorants et frivoles, et qu’un philosophe s’en aperçoit ; qu’ils ne peuvent douter du mépris qu’il doit faire d’eux, et qu’ils ont la conscience qu’ils le méritent. Voilà les gens qui l’entourent et qui la sifflent, ou, pour mieux suivre ma comparaison, qui l’empreignent. Qu’il est essentiel à une femme de s’attacher un homme de sens ! Vous n’êtes pour la plupart que ce qu’il nous plaît que vous soyez ; voilà la raison pour laquelle celles qui sont à beaucoup d’hommes ne sont rien ; leur caractère, ainsi que leur ramage, est fait de pièces et de morceaux. Un homme de goût qui s’amuserait à les étudier restituerait à chacun ce qui lui appartient. L’idée qui leur vient le matin désignerait souvent celui avec qui elles ont passé la nuit. Vous mourez toutes à quinze ans.

Mais laissons La Bruyère, et venons à quelque chose qui nous touche de plus près. Ah ! mon amie, je crains bien que nous ne soyons séparés pour longtemps, et que la maison que vous devez occuper ici ne soit à bâtir. Ici commencerait la prophétie de Denis Diderot de Langres ; mais il attend. Souvenez-vous bien seulement que si la maison s’achète, vous aurez passé près de deux ans en province, dans l’espérance de demeurer toutes ensemble, et que vous n’y demeurerez pas.

Je veux absolument achever, et je crains bien qu’au moment où je vous parle, ce ne soit une affaire faite. Connaissez-vous une maison appartenant à MM. de Noailles, dont la ruine d’un des côtes a entraîné la ruine de l’autre, sise dans la rue Sainte-Anne ou rue de Richelieu ? C’est l’hôtel garni de Suède, rue Sainte-Anne. Eh bien, M. de Prisye avait vu M. de La Vergne ; il venait rendre compte de sa mission qu’il avait fort bien faite ; et l’on a dû dîner aujourd’hui chez M. de La Vergne. C’est un objet de quarante à cinquante mille francs. La façade n’est plus d’aplomb ; un des murs mitoyens a plié, les poutres de la charpente se sont brisées, les plafonds ont fléchi, et le mur opposé s’est incliné sur l’autre. Quand on aura mis là le marteau, et qu’au dégât du marteau se joindra le dégât des fantaisies de l’acquéreur, jugez ce que cela deviendra, et jusqu’où nous voilà renvoyés, surtout si madame votre mère a la prudence de ne pas s’exposer aux mauvais effets d’une maçonnerie toute fraîche.

La chère sœur a beau dire qu’il faut renoncer à cette acquisition, si le prix n’en est pas tout à fait modéré, et s’il n’y a pas de l’espace à loger toute la famille ; l’époux va toujours son train.

Notre ouvrage serait fini, sans une nouvelle bêtise de l’imprimeur qui avait oublié dans un coin une portion du manuscrit.

J’en ai, je crois, pour le reste de la semaine, après laquelle je m’écrierai : Terre ! terre !

J’ai entamé l’affaire d’intérêt, qui se terminera, selon toute apparence, à mon entière satisfaction ; on m’accordera un exemplaire pour un honnête travailleur à qui je l’ai promis. On me cédera quelques livres que je dois. On déchirera un ou deux billets que j’ai signés, et l’on m’accordera quatorze cent vingt-huit livres pour un dernier volume que je n’ai pas cédé ; toutes mes dettes seront acquittées, et je marcherai sur la terre léger comme une plume.

La tranquillité stupide de Le Breton, qui se trouve sur le penchant de la ruine et du déshonneur, me confond. J’ai vu un de ses confrères qui ne dort plus d’un si bon sommeil. Il ignorait la manœuvre de Le Breton[163]. Je la lui ai apprise, et il s’en est expliqué comme moi. Cette conduite lui paraît d’une indignité inouïe. Il l’appelle infâme, injurieuse à ses associés, aux auteurs, à l’éditeur, au public. Il en sent toutes les suites. Il m’a plus remercié du silence que j’ai gardé ; il est plus effrayé de l’éclat qu’il prévoit : il est dans des transes que je ne saurais vous dire. C’est David ; c’est un homme dur, avare, mais juste. La belle scène qu’il prépare à ma brute, à la première assemblée qu’ils auront ! Adieu la tabatière d’or que la bonne vieille d’Houry[164] m’avait promise ! Mais en vérité je voudrais, et pour la tabatière, et pour dix fois autant de louis qu’elle en contiendrait, que le massacre de notre ouvrage n’eût pas été fait. L’homme le plus intéressé au succès de l’entreprise nous fait lui seul plus de mal que nous n’en avons souffert des efforts de tous nos ennemis réunis. N’est-ce pas une aventure à rendre fou ? Il s’est complu pendant quatre ans de suite dans son infamie. Il se levait pendant la nuit pour mettre le feu à ses magasins ; et cela lui paraissait plaisant. Il promène autour de moi sa lourde et pesante figure ; il s’assied, il se lève ; il se rassied, il voudrait parler, il se tait : je ne sais ce qu’il me veut. Serait-ce par hasard de prendre sur moi, auprès des auteurs, son infâme action ? Je le voudrais bien !

Il est impossible de faire ni le mal, ni le bien impunément. On est puni de l’un par les lois, de l’autre par l’envie. Ce projet de souscription si honnête, si bien imaginé, eh bien, ne le voilà-t-il pas arrêté, ou sur le point de l’être[165] ! Il faut convenir que c’est la vengeance la plus cruelle qu’il fût possible de prendre du parlement de Toulouse, le témoignage le plus authentique du mépris que l’on porte à présent à ces opinions religieuses qui ont si souvent étouffé l’humanité dans le cœur de l’homme ; le moyen le plus adroit de désespérer les fauteurs scélérats de ces absurdes et monstrueuses opinions ; le spectacle le plus affligeant pour eux ; la marque la plus évidente des progrès de la raison et des services de la philosophie. La liste des souscripteurs, si elle eût été nombreuse et qu’elle eût renfermé des hommes de tout état, comme il serait arrivé[166] eût présenté le monument le plus honorable de la bienfaisance naturelle. Le ton du projet avec l’épigraphe tirée de Lucrèce, l’affiche la plus hardie tirée du fatalisme, et la satire la plus violente et la plus cachée de leur providence : le moyen que cela pût aller sans bruit ! J’avais tout prévu et tout dit à Grimm, qui s’en est moqué.

J’achève cette lettre, et je cours chez Mme d’Épinay, qui m’appelle pour causer apparemment de ce contre-temps.

Sans la crainte de vous ruiner, je vous aurais envoyé, sous l’enveloppe d’un de mes billets doux de quatre pages, le livre de…

J’ai fait un Avertissement pour les dix volumes de notre ouvrage qui restent à paraître. Je ne sais qu’en dire, c’est peut-être une chose excellente ; c’en est peut-être une médiocre. Je l’ai remis à Grimm qui l’emportera à la campagne, et qui en jugera plus sainement dans le silence de la solitude. Je ne lui conseille pas de me donner de l’ouvrage : j’en suis incapable. L’esprit est abattu, la tête lasse et paresseuse, le corps en piteux état. Il ne me reste de bon que la partie de moi-même dont vous vous êtes emparée. C’est un dépôt où je la trouve si bien que j’ai résolu de l’y laisser toute ma vie. Ne me le conseillez-vous pas ?

À propos, savez-vous bien qu’il ne tient qu’à moi d’être vain ! Il y a ici une Mme Necker, jolie femme et bel esprit, qui raffole de moi : c’est une persécution pour m’avoir chez elle. Suard lui fait sa cour avec une assiduité à tromper M. de … Aussi le pauvre M. de … l’est-il parfaitement, comme vous en jugerez par la mauvaise plaisanterie que je vais vous dire : « Eh bien ! lui disait M. …, quelques jours avant son départ, on ne vous voit plus, tendre grenouille ? — Qu’est-ce que cela signifie, tendre grenouille ? — Eh ! oui, est-ce que vous ne passez pas à présent vos jours et vos nuits à soupirer au Marais. » Mme Necker demeure au Marais. C’est une Genevoise sans fortune, qui a de la beauté, des connaissances et de l’esprit, à qui le banquier Necker vient de donner un très-bel état. On disait : « Croyez-vous qu’une femme qui doit tout à son mari osât lui manquer ? » On répondit : « Rien de plus ingrat dans ce monde ! » Le polisson qui fit cette réponse, c’est moi. Il s’agissait d’une femme : quand il s’agira d’un homme, laissez ma phrase telle qu’elle est ; finissez-la seulement par l’autre monosyllabe, si vous le savez. En effet, il y en a beaucoup des uns et des autres qui n’ont que la mémoire du service présent.

Mon autre aventure de fiacre, la voici : Il pleuvait à seaux ; il était onze heures et demie du soir ; je m’en revenais de la rue des Vieux-Augustins ; mon fiacre descendait la rue des Petits-Champs à toutes jambes ; un cabriolet la remontait encore plus vite ; les deux voitures se heurtent, et voilà le cabriolet jeté dans la porte vitrée du café, et la porte mise en cent mille pièces. Je vous laisse à deviner le reste de cette aventure : les cris mêlés du cafetier, du maître du cabriolet et de mon fiacre ; le cabriolet brisé et à moitié engagé dans la boutique du cafetier ; les chevaux abattus ; le valet à moitié rompu ; et les jurements du fiacre arrêté, et votre serviteur à pied au milieu du déluge. Il aurait été plus de deux heures du matin, quand je serais rentré chez moi, si cela m’avait arrêté. Voilà le pendant de la tempête de Vialet.

M. Le Gendre n’a rien épargné pour m’engager à prendre à côté de madame place dans sa voiture pour Reims ; mais madame m’a avoué ingénument que c’était bien à condition que je n’accepterais pas. Je ne puis supporter ces petites ruses-là. Si je l’avais pris au mot ! Oh ! l’on aurait alors travaillé à rendre la chose impossible ; mais y a-t-il bien de l’ingénuité à Mme Le Gendre ? Je suis devenu d’une méfiance insupportable. L’invitation s’était faite en présence de M… Vous entendez le reste. Cet homme-là me fera un de ces matins quelque tracasserie endiablée. Il est certain qu’il souffre avec une impatience mortelle que je parle si souvent à la chère sœur. Notre intimité le désespère. Il sait tout le cas que je fais de Vialet : il ne doute pas que je n’aie deux moyens de le desservir auprès d’elle : l’un, de lui mettre sans cesse sous les yeux la différence d’un homme sensé et d’un sot ; l’autre de lui rappeler ses premiers engagements. Avec toute sa probité scrupuleuse, c’est un homme à me faire quelque perfidie ; il mentira, il inventera, il parlera, il fera parler ; l’autre est toujours prêt à s’ombrager. Pour Dieu, qu’elle parte bien vite, afin que ma prophétie ne s’accomplisse du moins qu’à son retour ! Il sait toute la platitude qu’il y a à ramener sans cesse ses bonnes œuvres, dont la dernière racontée avait encore pour objet un joli garçon ; il tourne, il se brouille, il s’embarrasse ; on ne sait d’abord où cet amphigouri aboutira, et c’est toujours à sa bienfaisance. Cela pue à infecter ; mais ne lisez rien dans mes lettres sur M… ; il est sûr qu’on en raffole.

Adieu, ma bonne et tendre amie ; portez-vous bien ; faites des vœux pour ma santé et pour la fin de mes affaires. Si votre cœur me souhaite autant que vous êtes désirée du mien, c’est pour le coup que je dirai aussi : Ô ma chère tante ! le joli séjour que celui d’Isle. Mille respects à toutes ces dames.


XCI


Ce 8 septembre 1765.


Sommes-nous faits pour attendre toujours le bonheur ? le bonheur est-il fait pour ne venir jamais ? Encore deux ou trois mois de la vie que je mène, et je reste convaincu que les conditions de l’homme sont toutes également indifférentes, et je m’abandonne au torrent qui entraîne les choses, sans me soucier de la manière dont il disposera de moi. J’avais une fortune bornée ; la nécessité de la partager au temps où une fille nubile me demanderait sa dot, et l’impossibilité de ce partage sans aller chercher l’aisance en province, ou sans ressentir la disette à Paris, m’inquiétait, et semblait me condamner au travail jusque dans l’âge des infirmités et du repos. Un événement inattendu m’enrichit et ne me laisse aucun souci sur l’avenir. En ai-je été plus heureux ? Aucunement. Une chaîne ininterrompue de petites peines m’a conduit jusqu’au moment présent. Si je faisais l’histoire de ces peines, je sais bien qu’on en rirait : c’est le parti que je prends moi-même quelquefois ; mais qu’est-ce que cela fait ? Mes instants n’en ont pas été moins troublés, et je ne prévois pas que ceux qui suivront soient plus tranquilles… Mais je crois que ma digestion va mieux, puisqu’à mesure que j’écris, je perds l’envie de continuer sur ce ton triste et moraliste.

Don Diego est revenu. J’avais prédit que l’année du retrait et le délai de la jouissance ne le dégoûteraient point de l’acquisition ; ma prédiction s’est accomplie. Reste à savoir comment on s’y prendra pour ne point s’abîmer de dépense, si l’on ne veut pas se résoudre à vivre séparé de vous pendant deux ou trois ans. Je me trouve au milieu de ces délibérations-là, et je me tais. On ne parle que pour ouvrir un avis conforme aux intérêts de ceux qui me consultent, mais si contraire aux miens, que c’est presque à faire douter de l’attachement que j’ai pour vous.

Hier, aux Tuileries, M. Le Grand en fut tout à fait scandalisé. Je disais à la chère sœur qu’il fallait vivre quatre à cinq mois de l’année à Paris, et aller avec sa fille, son fils et un précepteur, s’établir les huit autres à la terre de madame sa mère. Le Grand, qui était à côté de moi, me tira à l’écart, et me dit : « Y pensez-vous ! si l’on suit le conseil que vous donnez, que deviendra-t-elle ? que deviendrez-vous ? — Il n’y a pas tant de générosité dans cet oubli d’elle et de moi, lui répondis-je, que vous y en supposez. La considération de son bonheur et du mien n’influera aucunement dans l’arrangement qu’on prendra ; notre liaison n’a de l’importance que pour nous ; nous nous connaîtrions bien mal en gens si nous allions nous imaginer qu’on pût la compter pour quelque chose dans une affaire d’argent et d’économie. La bienséance et le mérite d’évaluer juste le prix qu’on y met sont les seuls avantages à tirer de notre position, et ils me resteront. C’est peu de chose ; mais c’est encore moins que rien. Cela m’épargne des réflexions inutiles, et aux autres le petit embarras d’y répondre. » Je crois, mon amie, que je vois juste et que j’agis bien. Qu’en pensez-vous ?

Nous allâmes tous, hier lundi, dîner chez M. Gaschon. J’avais proposé de louer pour deux ans un appartement dans sa maison ; on y aurait des caves admirables pour cinq ou six mille bouteilles de vin qui jouent un grand rôle dans nos délibérations. Mme Le Gendre saisit cet avis avec la chaleur que vous lui connaissez ; mais don Diego ne manqua pas de lui objecter cette scrupuleuse bienséance qui l’avait détournée, il y a trois ou quatre mois, d’habiter, jeune et jolie, sous le même toit avec un garçon dont la réputation de sagesse n’est pas encore établie ; mais elle est si fatiguée d’incertitudes que l’inconvénient de les voir durer est le seul qu’elle connaisse. Elle répondit lestement au cher époux qui parut dans ce moment préférer sa femme à son vin : c’est qu’il a d’autres vues ; et elles ne sont pas si secrètes qu’on ne les devinât bien sans être un Œdipe : à force de converser avec un Sphinx, on se tire de ses énigmes.

Après dîner, Gaschon alla faire le pied de grue au bout du Pont-Royal, par un temps assez froid, pour saisir au passage un ambassadeur de Portugal qui s’intéresse à Mme Germain. Malade, impatient et frileux, il faut qu’il en soit encore aux petits soins avec cette femme. D’ailleurs il parle des friponneries du mari, comme la chère sœur des cheveux de son fils qui ne sont qu’un peu jaunes.

Mlle Boileau, elle et moi, nous fûmes attendre aux Tuileries Le Grand et don Diego qui étaient allés visiter la maison. Cette maison a bien changé depuis qu’elle est nôtre. Il y a huit jours qu’elle tombait en ruine, aujourd’hui il n’y a plus qu’un ou deux plafonds à relever ; et ces misérables réparations ne valent pas la peine d’attendre la fin d’un décret ; et la très-chère sœur, qui coucherait cent ans et plus encore avec son mari sans le connaître davantage, ne voit pas qu’on veut l’installer là, et la promener d’étage en étage, tandis qu’on maçonnera, ou l’envoyer en province, avec la belle confiance qu’elle aura en un clin d’œil un hôtel tout prêt à la recevoir.

Vous vous êtes sauvée de Paris pour ne plus entendre parler maison, et je n’ai pas cessé de vous en ennuyer. Prenez patience ; don Diego part jeudi ; la chère sœur dans le courant de la semaine suivante ; je resterai seul, et vous n’entendrez plus parler de rien ; mais j’oubliais qu’elle allait vous trouver, et que les maisons la suivraient encore où vous êtes.

Je ne l’ai point vue aujourd’hui. Elle aura été abandonnée toute la journée à M… qu’elle prétend avoir renvoyé bien loin.

Je m’étais laissé entraîner, il y a cinq ou six jours, chez les Van Loo que je trouvai tous de bonnes gens. J’y dînai comme en famille, avec un Anglais, premier peintre du roi d’Angleterre, sa femme et sa fille. Cet Anglais s’appelle M. de Ramsay ; c’est lui dont il est parlé dans certains papiers de Voltaire sur les Calas, où l’on rappelle l’histoire d’une jeune fille dont la fourberie exposa sept ou huit honnêtes gens à périr ignominieusement, et qui auraient eu le sort le plus malheureux si ce M. de Ramsay n’avait ouvert les yeux à la justice. On dit qu’il peint mal, mais il raisonne très-bien[167].

On fit, après dîner, la partie pour aujourd’hui d’aller voir le cabinet du Jardin du Roi ; je me chargeai de le faire ouvrir pour la compagnie, lorsqu’il serait fermé pour le public.

J’oubliais de vous dire que l’arrivée de Mme Vernet et de Mme Blondel chez Van Loo me mit en fuite de très-bonne heure.

Nous avons tous dîné aujourd’hui chez La Tour. Sur le soir nous avons été promener au jardin de l’Infante[168], où je n’ai pu esquiver Mme Blondel. Nous avons renoué connaissance ; nous sommes tout au mieux ; mais nous ne nous reverrons plus ; nous sommes dans l’usage de mettre six ou sept ans d’intervalle entre nos rencontres.

J’ai été sur le soir chez la chère sœur ; elle était allée au Palais-Royal, où je ne me suis pas mis en peine de la chercher, parce que ce n’est pas la servir peut-être comme elle paraît le désirer que de s’interposer sans cesse dans ses tête-à-tête ; et puis, ma foi, si elle en est autant excédée qu’elle dit, qu’elle s’en défasse au lieu d’appeler sans cesse à son secours. Elle tient avec cet homme-là une conduite politique que je ne saurais approuver. C’est de l’intérêt qu’elle y met, et lui est autorisé à croire que c’est du goût ; aussi cela va-t-il passablement tant qu’ils ne s’expliquent pas.

À propos vous allez rire sûrement d’une observation que j’ai faite : c’est qu’il a découvert enfin qu’il ennuyait, et qu’il se prépare chez lui à être amusant. Il vient muni d’historiettes, de faits, de contes, de fatras bizarres de toutes couleurs, qu’il place comme il peut ; mais comme j’ai une allure hétéroclite, bizarre, qui ne se prête pas trop aux lieux communs, il est rare que l’homme ne remporte une partie de sa provision.

Si vous voyiez le ton magistral que l’Académie lui a donné ! Mais à propos d’Académie, les Quarante sont dans la boue. Le roi a renvoyé à l’Académie des sciences la pension vacante par la mort de Clairaut, due à d’Alembert, qui n’est pas riche, et contestée à celui-ci par Vaucanson, qui a quarante mille livres de rente. D’Alembert a eu pour lui toutes les voix ; il n’est resté à son concurrent que l’indignation publique ; juste récompense de son avidité et de sa sordide avarice.

La partie du Jardin du Roi n’a pas pu se faire aujourd’hui ; elle a été remise à demain matin par M. Daubenton. Cela me fait perdre des journées que je dois à mon amie.

Ah ! mon amie, la terrible corvée que ce salon ! La Rue, à qui j’ai fait entrevoir un petit intérêt, me sert fort bien, mais il faut que l’éducation de ce jeune homme ait été bien négligée ; il écrit aussi mal qu’une blanchisseuse ou qu’un évêque ; mais qu’est-ce que cela me fait ? Ses remarques sont bonnes et je parviens à les déchiffrer[169].

Commencez-vous à vous remettre un peu des fêtes de Reims ? L’inauguration, le dîner, le concert, le spectacle, le feu d’artifice, le souper, le bal, la promenade que j’oubliais, il y en a là bien plus qu’il n’en faut pour mettre sur les dents une créature plus robuste que vous.

Vous avez rendu le repos à la chère sœur, et vous avez bien fait. Vous lui devez bien de l’amitié, car elle vous aime beaucoup ; je suis tout à fait content de la manière dont vous acquittez cette dette. Je rêve quelquefois que si je mourais et qu’elle vous restât, la vie pourrait encore avoir toute sa douceur pour vous. J’en suis plus tranquille sur les événements : c’est une consolation qui m’est assurée dans la maladie. Je hâte son départ tant que je puis ; si cette meilleure partie de vous-même ne vous est pas encore rendue, ce n’est ni sa faute ni la mienne. Vos lettres lui font un plaisir infini. J’en allonge la lecture des miennes. Écrivez-lui souvent, écrivez-lui fort au long. Je regretterai le moins que je pourrai tous les instants que vous me volerez pour elle. C’est en sa faveur seulement que je vous pardonnerai de prendre sur votre sommeil.

J’ai reçu votre numéro 18, mais le numéro 17, où est-il ? qu’est-il devenu ? La lettre de Châlons doit-elle, ou ne doit-elle pas être comptée ?

Je n’ai rien encore fini avec mes libraires. Je n’ai ni l’argent qu’ils me doivent, ni compte arrêté. Cela me ferait sauter aux nues, sans un petit souci d’âme qui est venu tout à propos faire distraction aux choses d’intérêt. C’est une belle et bonne chose que de n’avoir qu’un petit coin sensible ; il est très-douloureux d’être blessé là, ne fût-ce que d’une égratignure d’épingle ; mais en revanche aussi, tout le reste est invulnérable.

L’argent de l’impératrice, auquel vous avez eu la bonté de penser, est placé en quatre billets de fermiers généraux, dont la date est du 1er du mois d’août, ce qui me fait perdre deux mois d’intérêt : c’est ainsi qu’il l’a plu à Dieu et au doux et poli M. de Saint-Marc.

Adieu, chère et tendre amie ; portez-vous bien, dormez bien, et quand vous serez bien reposée, écrivez à la chère sœur, écrivez-moi. Jouissez de tout ce que le séjour d’Isle peut vous offrir d’agréable, jusqu’au moment où la chère sœur ira vous rejoindre et vous restituer la plus douce partie du bonheur qui vous manque. Si je puis, j’irai sous quinzaine faire variété et m’interposer entre elle et vous : c’est mon rôle ici ; ce sera encore mon rôle là-bas, et il ne me déplaira plus. Mille tendres respects à madame votre mère et à madame votre sœur. Si Mlle Mélanie m’avait oublié ! eh bien ! eh bien ! je me souviendrais encore d’elle.

C’est la vingtième, je crois. Je répondrai jeudi à votre vingt-deuxième.


XCII


À Paris, le 20 septembre 1765.


Par où commencerai-je ? Ma foi, je n’en sais rien. Pourquoi pas par nos soirées, puisque ce sont pour la chère sœur et pour moi des heures délicieuses, l’attente de toute notre journée et la consolation de son ennui ? Pourquoi n’êtes-vous pas de ces entretiens-là ? Vous auriez entendu tout ce qui s’y dit, et vous sauriez tout ce qu’il m’est impossible de vous rendre. Non, je ne crois pas qu’il y ait sous le ciel une plus honnête et plus innocente créature que cette petite sœur. À l’âge qu’elle a, avec sa pénétration, son esprit, femme et mère, pour peu qu’il y ait de malhonnêteté dans un usage, dans les conventions, dans les mœurs, elle n’y entend rien ; elle est à quinze ans ; cela lui est étranger, et les choses courantes sont des énigmes qu’on lui explique, et au sens desquelles elle a toute la peine du monde à croire. Je lui disais que quand un homme avait osé dire à une femme mariée : Je vous aime, et qu’elle avait répondu : Et moi je vous aime aussi, tout était arrangé entre eux, qu’il ne leur manquait plus que l’occasion ; que, s’il arrivait qu’on trouvât le lendemain cette femme triste, froide, indifférente, soucieuse, on lui supposait des réflexions, des craintes qui l’arrêtaient et qui la faisaient revenir contre un engagement formel ; qu’il était ainsi d’une fille à un homme marié, d’un homme quel qu’il fût à une religieuse, et qu’il n’y avait pas une femme mariée sous le ciel dans la bouche de laquelle je vous aime n’ait précisément la même valeur que dans la bouche de son amant ; que ces expressions n’avaient pas tout à fait la même force d’une jeune fille à un jeune garçon, parce qu’elles ne décelaient point un sentiment défendu ; qu’il y avait un moyen licite de les livrer à leurs désirs mutuels ; que la volonté de leurs parents, et cent autres considérations sous-entendues, faisaient une restriction tacite à leurs aveux ; au lieu que ceux qui étaient liés par quelques vœux solennels qui les séparaient étaient censés avoir pris parti sur cet obstacle, lorsqu’ils s’expliquaient une fois. Elle tombe des nues, quand je lui parle ainsi ; et quand elle dit à un homme : Je vous aime, savez-vous ce que cela signifie ? Je n’accepte de vous que les qualités qui manquent à mon mari, et mon mari n’est pas impuissant. Puis, quand elle a trouvé cela, elle est enchantée, elle croit de la meilleure foi du monde avoir découvert le secret de son cœur. Il est vrai que je n’ai pas la complaisance de lui laisser longtemps cette illusion. Mais si cela est, lui dis-je, qu’avez-vous besoin d’un amant ? Moi qui suis votre ami, votre sœur qui vous aime si tendrement, ne vous offrons-nous pas, ensemble ou séparés, les qualités qui manquent à votre époux ? Peu à peu je l’amène à reconnaître qu’elle désire vraiment quelque chose de plus que ce qu’elle avoue, qu’il y a des caresses que nous ne lui proposons jamais l’un et l’autre, et qui lui seraient douces, et elle en convient ; que, s’il y avait sous le ciel un homme en qui elle eût assez de confiance pour espérer qu’il se renfermerait dans de certaines bornes, elle aimerait à s’asseoir sur ses genoux, à sentir ses bras la serrer tendrement, à lire la passion la plus vive dans ses regards, à approcher son front, ses yeux, ses joues, sa bouche même de sa bouche, et elle en convient ; qu’après quelques essais de tout ce qu’elle peut attendre de la retenue d’un pareil amant, peut-être elle oserait un jour se livrer à toute l’ivresse de son âme et de ses sens, et elle en convient encore ; mais ce que je lui prédis et ce dont elle ne convient ni ne disconvient tout à fait, c’est qu’elle sentirait tôt ou tard qu’elle pourrait être plus heureuse ; que cette jouissance, toute voluptueuse qu’elle l’aurait éprouvée, lui paraîtrait incomplète ; que cette retenue qu’elle aurait si journellement exigée, et qu’on aurait si scrupuleusement gardée avec elle et dans des instants si difficiles, finirait par la blesser ; que plus elle serait honnête, plus elle saurait mauvais gré à son amant de la laisser impitoyablement lutter entre sa passion et sa vertu ; qu’elle le bouderait le lendemain sans trop savoir pourquoi ; mais que, si elle voulait un peu regarder au fond de son cœur, elle verrait que, tout en louant son amant de la fidélité scrupuleuse avec laquelle il se serait souvenu de sa promesse, elle lui saurait le plus mauvais gré de n’y avoir pas manqué, lorsque, n’étant plus maîtresse d’elle-même, sa faiblesse involontaire, toute la trahison de ses sens l’aurait suffisamment excusée à ses yeux. D’ailleurs, l’amour-propre s’accommode-t-il de tant de mémoire ? Pardonne-t-on à un homme de se posséder si bien, lorsqu’on s’est tout à fait oubliée ? Est-on assez aimée, est-on assez belle à ses yeux ? Je jure que je ne connais point les femmes, ou qu’il n’y en a aucune qui ne rompît un beau jour avec un amant si discret ; cela sous prétexte que les plaisirs auxquels on s’est livré, après tout, ne sont pourtant pas innocents : on aurait des remords de continuer de s’exposer au péril, sans aucune espérance d’y rester. On se dégoûterait d’un homme qui ne se placerait jamais, de lui-même, comme on le veut et comme on n’ose se l’avouer ; et l’on aurait incessamment trouvé cent mauvaises raisons honnêtes pour se colorer à soi-même la plus déshonnête des ruptures. On aurait bien mieux aimé avoir le lendemain à se désoler, à verser des larmes, à l’accabler, à s’accabler soi-même de reproches, à entendre ses excuses, à les approuver et à se précipiter derechef entre ses bras ; car après la première faute, on sait secrètement que le reste ira comme cela ; et l’on se dépite d’attendre que cette faute, qui doit nous soulager d’une lutte pénible et nous assurer une suite de plaisirs entiers et non interrompus, soit commise et ne se commette pas.

Eh bien ! chère amie, ne trouvez-vous pas que depuis la fée Taupe, de Crébillon, jusqu’à ce jour, personne n’a mieux su marivauder que moi ?

Le Baron est de retour d’Angleterre : il est parti pour ce pays, prévenu ; il y a reçu l’accueil le plus agréable, il y a joui de la plus belle santé, cependant il en est revenu mécontent ; mécontent de la contrée qu’il ne trouve ni aussi peuplée, ni aussi bien cultivée qu’on le disait ; mécontent des bâtiments qui sont presque tous bizarres et gothiques ; mécontent des jardins où l’affectation d’imiter la nature est pire que la monotone symétrie de l’art ; mécontent du goût qui entasse dans les palais l’excellent, le bon, le mauvais, le détestable, pêle-mêle ; mécontent des amusements qui ont l’air de cérémonies religieuses ; mécontent des hommes sur le visage desquels on ne voit jamais la confiance, l’amitié, la gaieté, la sociabilité, mais qui portent tous cette inscription  : Qu’est-ce qu’il y a de commun entre vous et moi ? mécontent des grands qui sont tristes, froids, hauts, dédaigneux et vains, et des petits qui sont durs, insolents et barbares  ; mécontent des repas d’amis où chacun se place selon son rang, et où la formalité et la cérémonie sont à côté de chaque convive ; mécontent des repas d’auberge où l’on est bien et promptement servi, mais sans aucune affabilité. Je ne lui ai entendu louer que la facilité de voyager ; il dit qu’il n’y a aucun village, même sur une route de traverse, où l’on ne trouve quatre ou cinq chaises de poste et vingt chevaux prêts à partir. Il a traversé toute la province de Kent, une des plus fertiles de l’Angleterre ; il prétend qu’elle n’est pas à comparer à notre Flandre. Il a bien repris du goût pour le séjour de la France dans son voyage d’Angleterre. Il nous a avoué qu’à tout moment il se surprenait disant au fond de son cœur  : Oh ! Paris, quand te reverrai-je ? Ah ! mes chers amis, où êtes-vous ? Oh ! Français, vous êtes bien légers et bien fous, mais vous valez cent fois mieux que ces maussades et tristes penseurs-ci. Il prétend qu’on ne boit du vin de Champagne qu’en France ; qu’on n’est gai, qu’on ne rit, qu’on ne s’amuse qu’ici.

Il a été tout à fait plaisant à la vue de sa femme, qu’il a trouvée avec de la santé et un assez bel embonpoint  : « Mais, madame, lui disait-il, cela est scandaleux, c’est donc ainsi que l’absence d’un époux vous désole ? Eh bien ! puisque mes voyages vous réussissent si bien, il n’y a qu’à s’en aller. »

Oui, mon enfant, cette acquisition est consommée ; le mari a laissé sa procuration ; la femme n’est retenue ici que par l’incertitude de son sort  : suivra-t-elle son goût en allant à Isle ? ou l’intention de son mari est-elle qu’elle aille le chercher à Alençon ? Je lui avais conseillé une bonne malice, c’était de lui écrire qu’elle était prête à tout, que si elle partait pour Isle, M. de …, qui avait une tournée à faire en Lorraine, s’offrait à la conduire ; que si elle partait pour Alençon, M. Le P…, qui avait une tournée à faire sur les confins de sa généralité, remettrait à un autre temps le voyage de Lorraine. J’aurais été bien aise de voir sur quelle route il aurait le mieux aimé risquer d’être ce qu’il redoute si fort.

J’ai dîné hier avec toute une colonie anglaise. Ces gens-là paraissent avoir laissé leur morgue et leur tristesse sur les bords de la Tamise. Le Baron n’a pas manqué de voir notre ami Garrick et le beau mausolée qu’il a fait élever dans son jardin aux mânes de Shakspeare. En effet, il est beau, ce mausolée, et le jardin du comédien est un jardin. Shakspeare était fait pour Garrick, et Garrick pour Shakspeare.

Aujourd’hui j’ai dîné avec une femme charmante qui n’a que quatre-vingts ans. Elle est pleine de santé et de gaieté. C’est la mère de Damilaville. Son âme est encore tout à fait douce et tendre. Elle parle amour, amitié, avec le feu, la chaleur, la sensibilité de vingt ans. Nous étions trois hommes à table avec elle ; elle nous disait : « Mes amis, une conversation délicate, un regard vrai et passionné, une larme, une physionomie touchée, voilà le bon ; le reste ne vaut presque pas la peine qu’on en parle. Il y a certains mots qu’on me disait quand j’étais jeune et que je me rappelle aujourd’hui, dont un seul est préférable à dix faits glorieux ; par ma foi, je crois que si je les entendais encore à l’âge que j’ai, mon vieux cœur en palpiterait. — Madame, c’est que votre cœur n’a pas vieilli. — Non, mon enfant, tu as raison ; il est tout jeune, il n’a que vingt ans. Ce n’est pas de m’avoir conservée longtemps que je rends grâce à Dieu, mais de m’avoir conservée bonne, douce et sensible. » En parlant ainsi, elle avait la physionomie intéressante.

En vérité, cette conversation valait mieux que toute la philosophie et la politique que nous avions faites quelques jours auparavant avec nos Anglais ; il y en eut pourtant un qui nous raconta un fait plaisant. Un avare fut attaqué par des voleurs, il mit la tête à la portière et dit aux voleurs : « Mes amis, je m’appelle un tel ; si vous avez entendu parler de moi, vous devez savoir que mon or m’est plus cher que ma vie ; voyez si vous voulez me tuer. » Le voleur anglais ne tua point, et l’avare conserva son or et sa vie. Bonsoir, mon amie ; je m’en vais achever la nuit avec vous. Dormez un petit moment avec moi. Mlle Boileau ne veut pas croire que je sois sage pendant votre absence ; pourquoi donc cette incrédulité ?


XCIII


6 octobre 1765.


Je vous ai promis de suivre les réflexions du Baron sur l’Angleterre, et je n’ai rien de mieux à faire. Cela me distrait, vous instruit et vous amuse. Ne croyez pas que le partage de la richesse ne soit inégal qu’en France. Il y a deux cents seigneurs anglais qui ont chacun six, sept, huit, neuf, jusqu’à dix-huit cent mille livres de rente ; un clergé nombreux qui possède, comme le nôtre, un quart des biens de l’État, mais qui fournit proportionnellement aux charges publiques, ce que le nôtre ne fait pas ; des commerçants d’une opulence exorbitante ; jugez du peu qui reste aux autres citoyens. Le monarque paraît avoir les mains libres pour le bien et liées pour le mal ; mais il est autant et plus maître de tout qu’aucun autre souverain. Ailleurs la cour commande et se fait obéir. Là, elle corrompt et fait ce qui lui plaît, et la corruption des sujets est peut-être pire à la longue que la tyrannie. Il n’y a point d’éducation publique. Les collèges, somptueux bâtiments, palais comparables à notre château des Tuileries, sont occupés par de riches fainéants qui dorment et s’enivrent une partie du jour, dont ils emploient l’autre à façonner grossièrement quelques maussades apprentis ministres. L’or qui afflue dans la capitale et des provinces et de toutes les contrées de la terre porte la main-d’œuvre à un prix exorbitant, encourage la contrebande et fait tomber les manufactures. Soit effet du climat, soit effet de l’usage de la bière et des liqueurs fortes, des grosses viandes, des brouillards continuels, de la fumée du charbon de terre qui les enveloppe sans cesse, ce peuple est triste et mélancolique. Ses jardins sont coupés d’allées tortueuses et étroites ; partout on y reconnaît un hôte qui se dérobe et qui veut être seul. Là vous rencontrez un temple gothique ; ailleurs une grotte, une cabane chinoise, des ruines, des obélisques, des cavernes, des tombeaux. Un particulier opulent a fait planter un grand espace de cyprès ; il a dispersé entre ces arbres des bustes de philosophes, des urnes sépulcrales, des marbres antiques, sur lesquels on lit : Diis Manibus : Aux Mânes. Ce que le Baron appelle un cimetière romain, ce particulier l’appelle l’Élysée. Mais ce qui achève de caractériser la mélancolie nationale, c’est leur manière d’être dans ces édifices immenses et somptueux qu’ils ont élevés au plaisir. On y entendrait trotter une souris. Cent femmes droites et silencieuses s’y promènent autour d’un orchestre construit au milieu, et où l’on exécute la musique la plus délicieuse. Le Baron compare ces tournées aux sept processions des Égyptiens autour du mausolée d’Osiris. Ils ont des jardins publics qui sont peu fréquentés ; en revanche le peuple n’est pas plus serré dans les rues qu’à Westminster, célèbre abbaye décorée des monuments funèbres de toutes les personnes illustres de la nation. Un mot charmant de mon ami Garrick, c’est que Londres est bon pour les Anglais, mais que Paris est bon pour tout le monde. Lorsque le Baron rendit visite à ce comédien célèbre, celui-ci le conduisit par un souterrain à la pointe d’une île arrosée par la Tamise. Là il trouva une coupole élevée sur des colonnes de marbre noir, et sous cette coupole, en marbre blanc, la statue de Shakspeare. « Voilà, lui dit-il, le tribut de reconnaissance que je dois à l’homme qui a fait ma considération, ma fortune et mon talent. »

L’Anglais est joueur ; il joue des sommes effroyables. Il joue sans parler, il perd sans se plaindre, il use en un moment toutes les ressources de la vie ; rien n’est plus commun que d’y trouver un homme de trente ans devenu insensible à la richesse, à la table, aux femmes, à l’étude, même à la bienfaisance. L’ennui les saisit au milieu des délices, et les conduit dans la Tamise, à moins qu’ils ne préfèrent de prendre le bout d’un pistolet entre leurs dents. Il y a, dans un endroit écarté du parc de Saint-James, un étang dont les femmes ont le privilège exclusif : c’est là qu’elles vont se noyer. Écoutez un fait bien capable de remplir de tristesse une âme sensible. Le Baron est conduit chez un homme charmant, plein de douceur et de politesse, affable, instruit, opulent et honoré ; cet homme lui paraît selon son cœur ; l’amitié la plus étroite se lie entre eux ; ils vivent ensemble et se séparent avec douleur. Le Baron revient en France ; son soin le plus empressé, c’est de remercier cet Anglais de l’accueil qu’il en a reçu et de lui renouveler les sentiments d’attachement et d’estime qu’il lui a voués. Sa lettre était à moitié écrite lorsqu’on lui apprend que, deux jours après son départ de Londres, cet homme s’était brûlé la cervelle d’un coup de pistolet. Mais ce qu’il y a de singulier, c’est que ce dégoût de la vie, qui les promène de contrée en contrée, ne les quitte pas ; et qu’un Anglais qui voyage n’est souvent qu’un homme qui sort de son pays pour s’aller tuer ailleurs. N’en voilà-t-il pas un qui vient tout à l’heure de se jeter dans la Seine ? On l’a péché vivant ; on l’a conduit au Grand-Châtelet, et il a fallu que l’ambassadeur interposât toute son autorité pour empêcher qu’on n’en fît justice. M. Hume nous disait, il y a quelques jours, qu’aucune négociation politique ne l’avait autant intrigué que cette affaire, et qu’il avait été obligé d’aller vingt fois chez le premier président avant que d’avoir pu lui faire entendre qu’il n’y avait dans aucun des traités de la France et de l’Angleterre aucun article qui stipulât défense à un Anglais de se noyer dans la Seine sous peine d’être pendu ; et il ajoutait que, si son compatriote avait été malheureusement écroué, il aurait risqué de perdre la vie ignominieusement, pour s’être ou ne s’être pas noyé. Si les Anglais sont bien insensés, vous conviendrez que les Français sont bien ridicules.

Les Anglais ont, comme nous, la fureur de convertir. Leurs missionnaires s’en vont dans le fond des forêts porter notre catéchisme aux sauvages. Il y eut un des chefs de horde qui dit à un de ces missionnaires : « Mon frère, regarde ma tête ; mes cheveux sont tout gris ; en bonne foi crois-tu qu’on fasse croire toutes ces sottises-là à un homme de mon âge ? Mais j’ai trois enfants. Ne t’adresse pas à l’aîné, tu le ferais rire ; empare-toi du plus petit, à qui tu persuaderas tout ce que tu voudras. » Un autre missionnaire prêchait à d’autres sauvages notre sainte religion, et la prédication se faisait par un truchement. Les sauvages, après avoir écouté quelque temps, firent demander aux missionnaires qu’est-ce qu’il y avait à gagner à cela. Le missionnaire dit au truchement : « Répondez-leur qu’ils seront les serviteurs de Dieu. — Non pas, s’il vous plaît, répliqua le truchement au missionnaire ; ils ne veulent être les serviteurs de personne. — Eh bien ! dit le missionnaire, dites-leur qu’ils seront les enfants de Dieu. — Bon pour cela », reprit le truchement. En effet, la réponse fit plaisir aux sauvages.

Puisque j’en suis sur ce chapitre, encore un fait que je tiens de M. Hume, et qui vous apprendra ce qu’il faut penser de ces prétendues conversions cannibales ou huronnes. Un ministre croyait avoir fait un petit chef-d’œuvre en ce genre : il eut la vanité de montrer son prosélyte ; il l’amena donc à Londres. On interroge le petit Huron ; il répond à merveille. On le conduit à la chapelle ; on l’admet à la cène, ou communion qui, comme vous savez, se fait sous les deux espèces ; après la cène, le ministre lui dit : « Eh bien ! mon fils, ne vous sentez-vous pas plus animé de l’amour de Dieu ? La grâce du sacrement n’opère-t-elle pas en vous ? Votre âme n’est-elle pas échauffée ? — Oui, répondit le petit Huron, le vin fait fort bien ; mais si l’on m’avait donné de l’eau-de-vie, je crois qu’elle aurait encore mieux fait. » La religion chrétienne est presque éteinte dans toute l’Angleterre. Les déistes y sont sans nombre ; il n’y a presque point d’athées ; ceux qui le sont s’en cachent. Un athée et un scélérat sont presque des noms synonymes pour eux. La première fois que M. Hume se trouva à la table de M de ....., il était assis à côté de lui. Je ne sais à quel propos le philosophe anglais s’avisa de dire à M. de ..... qu’il ne croyait pas aux athées, qu’il n’en avait jamais vu. M. de ..... lui dit : « Comptez combien nous sommes ici. » — Nous étions dix-huit. M. de ..... ajouta : « Il n’est pas malheureux de pouvoir vous en compter quinze du premier coup : les trois autres ne savent qu’en penser[170]. »

Un peuple qui croit que c’est la croyance d’un Dieu et non pas les bonnes lois qui font les honnêtes gens ne me paraît guère avancé. Je traite l’existence de Dieu, relativement à un peuple, comme le mariage. L’un est un état, l’autre une notion excellente pour trois ou quatre têtes bien faites, mais funeste pour la généralité. Le vœu du mariage indissoluble fait et doit faire presque autant de malheureux que d’époux. La croyance d’un Dieu fait et doit faire presque autant de fanatiques que de croyants. Partout où l’on admet un Dieu, il y a un culte ; partout où il y a un culte, l’ordre naturel des devoirs moraux est renversé, et la morale corrompue. Tôt ou tard, il vient un moment où la notion qui a empêché de voler un écu fait égorger cent mille hommes. Belle compensation ! Tel a été, tel est, tel sera dans tous les temps et chez tous les peuples l’effet d’une doctrine sur laquelle il est impossible de s’accorder et à laquelle on attachera plus d’importance qu’à sa propre vie. Un Anglais s’avisa de publier un ouvrage contre l’immortalité de l’âme ; on lui fit dans les papiers publics une réponse bien cruelle. C’était un remerciement conçu en ces termes : « Nous tous b......, catins, maq......, voleurs de grands chemins, assassins, traitants, ministres, souverains, faisons nos très-humbles remerciements à l’auteur du Traité contre l’immortalité de l’âme, de nous avoir appris que, si nous étions assez adroits pour échapper aux châtiments dans ce monde-ci, nous n’en avons point à redouter dans l’autre. »

Mais en voilà bien assez sur nos Anglais ; ma fantaisie est à présent de vous dire un mot des Espagnols. Je le tiens du baron de Gleichen, qui a été ambassadeur de Danemark à Madrid, et qui est à présent ambassadeur de Danemark en France. Nous fîmes, il y a quelque temps, chez lui un de ces dîners élégants dont je vous ai parlé quelquefois. Après ce dîner élégant pour le service, délicat pour les mets, charmant pour les propos, nous eûmes la musique la plus agréable ; après la musique la lecture des trois premiers chants d’un poëme dans le goût de l’Arioste ; après la lecture, de la musique encore, puis de la conversation et de la promenade. À propos de la littérature espagnole, pour nous en donner une idée, le baron nous fit l’analyse d’une de leurs meilleures comédies saintes qu’il avait vu représenter. Le théâtre montrait un temple, une exposition du Saint-Sacrement et tout un peuple en prière. La décoration changeait, et le théâtre montrait une foire avec des boutiques parmi lesquelles il y en avait trois dont une était la boutique de la Mort, la seconde la boutique du Péché, et entre ces deux dernières, la troisième, la boutique de Jésus-Christ. Chacun avait son enseigne ; chacun appelait les chalands ; le Péché n’en manquait pas, ni la Mort non plus ; mais le pauvre marchand Jésus se morfondait dans la sienne ; las de ne pas étrenner, l’humeur le prenait, la décoration changeait, et on le voyait armé d’un fouet avec la vierge Marie armée d’un autre fouet, tançant et chassant devant eux la Mort, le Péché et tous leurs chalands.

Le nonce actuel du pape s’imagina que ces sortes de pièces avilissaient la religion, et il en demanda la suppression au ministre public. Pour toute réponse, on le renvoya au parterre du théâtre, à la première représentation de la pièce dont je viens de vous parler. En effet, ajoutait le baron de Gleichen, les discours des peuples prosternés devant le Saint-Sacrement étaient du plus grand pathétique et de la plus haute éloquence ; et les auditeurs fondant en larmes, pénétrés de repentir, se frappaient la poitrine à grands coups de poing : c’est que ce qui vous fait rire aujourd’hui a fait pleurer autrefois ; et que ce qui fait pleurer l’Espagnol aujourd’hui, le fera rire un jour.

Qui est-ce qui croira que..... que tout cela est la lettre d’un amant tendre et passionné à une femme qu’il aime ? Personne. La chose n’en est cependant pas moins vraie.

Je vous croyais quitte de l’Angleterre et des Anglais, Je vous y ramène pourtant pour vous montrer combien un voyageur et un voyageur se ressemblent peu. Helvétius est revenu de Londres fou à lier des Anglais. Le Baron en est revenu bien désabusé. Le premier écrivait à celui-ci : « Mon ami, si, comme je n’en doute pas, vous avez loué une maison à Londres, écrivez-moi bien vite afin que j’emballe ma femme, mes enfants, et que j’aille vous trouver. » L’autre répondait : « Ce pauvre Helvétius, il n’a vu en Angleterre que les persécutions que son livre lui a attirées en France. »

Nous avons diné deux fois chez la chère sœur avec M. de Neufond. La première fois, il fut très-bien ; il but, il rit, il plaisanta, il causa, il joua, il gagna, il fut gai ; la seconde fois, il fut triste, mais triste comme il ne l’est point. Il ne parla point à table ; sorti de table, il se tut ; il alla se placer dans un coin, le dos tourné à la compagnie, la tête droite, fixée vers la porte, le visage enflammé et le regard comme furieux. Entendez-vous quelque chose à cela ? Pourriez-vous deviner à qui il en avait ? Mlle Boileau prétend toujours qu’il est jaloux ; la chère sœur en était même soucieuse ; elle prétend qu’il était attristé de ma bonne humeur.

Voilà minuit qui sonne ; bonsoir, mon amie, bonsoir. Quand est-ce donc qu’à la même heure je vous le dirai de plus près ?

Je suis bien las de dormir si loin de vous toutes. Si cette lettre part demain, vous pourrez bien en recevoir quatre à la fois.


XCIV


Ce 20 octobre 1765.


Il y aura dimanche huit jours que je ne suis sorti du cabinet : l’ouvrage avance ; il est sérieux, il est gai ; il y a des connaissances, des plaisanteries, des méchancetés, de la vérité ; il m’amuse moi-même ; j’en ai pris un goût si vif pour l’étude, l’application et la vie avec moi-même, que je ne suis pas loin du projet de m’y tenir. Tout se compense sans doute en société avec ses amis ; une gaieté plus vive, quelque chose de plus intéressant, de plus varié ; on se communique aux autres ; ils vous tirent hors de vous ; voilà le beau côté. Mais combien de fois l’amour-propre blessé, la délicatesse révoltée, et une infinité d’autres petits dégoûts ! Rien de cela dans la retraite et la solitude. Les voilà tout autour de moi, ceux dont je ne me suis jamais plaint. Oui, chère sœur, j’ai fait presque tout ce que vous me demandez ; j’ai vu l’abbé ; j’ai vu M. Rodier ; l’abbé ne peut être à vous d’un an ; c’est le temps que doit encore durer son éducation ; mais à la vérité c’est au plus. M. Rodier paraît aussi fâché que moi de prolonger à mes dépens la petite pension de cet enfant que j’ai fait à une femme que je n’ai jamais vue, bien par l’opération du Saint-Esprit ; et je vous assure qu’il ne demande pas mieux que de m’en soulager, et qu’il n’y manquera pas. J’ai trouvé toutes sortes de protections auprès de M. Dubucq ; c’est lui dont le sort de mon petit cousin de Cayenne dépend. Quelqu’un de ces jours, je dresserai un placet rempli de mensonges les plus honnêtes et les plus pathétiques, il sera présenté, et je vous chargerai de chercher mon absolution dans Suarès et dans Escobar. Ces gens-là auront apparemment décidé qu’il est permis de faire un petit mal pour un grand bien ; et ma conscience sera tranquille.


À propos, je n’ai plus entendu parler de Lattré[171], ni du plan de Reims, ni de M. Le Gendre. Vous me recommandez, mon amie, le silence avec Vialet. Beau ! vous y êtes bien ! il sait tout, et sa tête a bien fait un autre chemin que la vôtre ! Mes amies, portez-vous bien ; jouissez pleinement du bonheur d’être à côté l’une de l’autre, récompensez-vous du temps perdu, et prenez des arrhes pour l’avenir.

Vous êtes folle, chère sœur, d’être inquiète du projet de prendre une maison. Premièrement, rien n’est plus incertain que ce projet ait lieu ; laissez passer l’hiver ; laissez venir le printemps, la campagne embellie ; après la campagne embellie, la campagne intéressante et utile, et vous verrez comme l’année se passera, et comme la suivante lui ressemblera, et comme la troisième ressemblera aux deux autres. Et quand ce projet s’exécuterait, vous ne connaissez donc ni les enfants, ni les vieillards. La maison de la rue Sainte-Anne s’arrangera : elle sera charmante ; votre mari vous réunira, et maman finira par venir demeurer à côté de vous. Si votre tête voulait bien laisser aux choses, qui n’en iront pas moins leur train, leur cours simple, nécessaire et naturel, sans s’en mêler, elle n’aurait point eu de soucis ; et tout s’arrangerait selon ses souhaits, parce que ses souhaits ne peuvent être que conformes au bien-être de tous. Damilaville est arrivé le col un peu gros encore, mais en train de guérir ; pourvu que la vie de Paris ne s’y oppose, ni femme, ni veilles, ni table, ni vin ! Cela est bien dur. C’est proposer à un homme de mourir cent fois pendant dix ans, pour l’empêcher de mourir une ; c’est le mot d’un petit-maître et d’un grave philosophe, et qui prouve qu’un petit-maître ne dit pas toujours des sottises, ou qu’un grave philosophe peut en dire une.

Je ne l’ai pas encore vu ; il a brûlé Paris, et sa chaise de poste l’a déposé tout de suite à la Briche, où il est depuis mardi, et d’où il ne reviendra que dans le courant de la semaine. Le travail de la journée m’avait donné le soir un appétit dévorant. J’ai voulu souper ; une fois, deux fois, cela m’a bien réussi ; mais la troisième a payé pour toutes. J’ai fait l’indigestion la mieux conditionnée ; avec de l’eau chaude, de la diète, des médecines de maman, on guérit tout ; il faut encore y ajouter son tempérament et le mien. Présentez-lui mon respect et à Mme et à Mlle de Blacy. Embrassez-vous l’une et l’autre pour moi ; c’est une commission qui ne vous sera pas désagréable et que j’aimerais bien autant faire moi-même. Il y en a une des deux que j’embrasserais bien deux fois. Devinez laquelle ? « Voilà, dira la petite sœur, de ces coquetteries qu’il a sans cesse et que je ne lui passerais pas. — Eh ! madame, de quoi vous mêlez-vous ? Ce n’est peut-être pas vous que je veux embrasser deux fois. Oh ! pour une, il serait sûr que cela me ferait grand plaisir, et parce que quand on embrasse on est tout contre l’embrassée, et que cette fois-ci l’embrassée serait tout contre celle que j’aime. Si ce que je dis là pouvait la dépiter un peu ! Adieu, mon âme ; adieu, mon amie, ma vie, et tout ce qui m’est cher. Dimanche, attendez-vous encore à quelque billet.


XCV


À Paris, le 10 novembre 1765.


Enfin, chère amie, m’en voilà quitte après quinze jours du travail le plus opiniâtre. Grimm, qui porte l’intégrité en tout, se reproche l’interruption de notre commerce qu’il regarde avec juste raison comme l’unique douceur qui nous reste ; mon absence de la synagogue de la rue Royale où j’étais désiré par mes amis ; le danger auquel il croit qu’il a exposé ma santé par une aussi longue solitude, et des tours de force qu’il prétend qu’on ne fait impunément à aucun âge, moins encore au mien et au sortir d’un travail de vingt années ; au demeurant il est resté stupéfait. Il jure sur son âme, dans deux ou trois de ses lettres, qu’aucun homme sous le ciel n’a fait et ne fera jamais un pareil ouvrage sur cette matière. Quelquefois c’est la conversation toute pure comme on la fait au coin du feu ; d’autres fois, c’est tout ce qu’on peut imaginer ou d’éloquent ou de profond. Je me trouve tiraillé par des sentiments tout opposés. Il y a des moments où je voudrais que cette besogne tombât du ciel tout imprimée au milieu de la capitale ; plus souvent, lorsque je réfléchis à la douleur profonde qu’elle causerait à une infinité d’artistes qui ne méritent pas d’être si cruellement punis d’avoir fait des efforts inutiles pour mériter notre admiration, je serais désolé qu’elle parût. Je suis bien loin encore de garder dans mon cœur un sentiment de vanité aussi déplacé, lorsque j’imagine qu’il n’en faudrait pas davantage pour décrier et arracher le pain à de pauvres artistes qui font à la vérité de pitoyables choses, mais qui ne sont plus d’âge à changer d’état et qui ont une femme, et une famille bien nombreuse ; alors je condamne à l’obscurité une production dont il ne me serait pas difficile de recueillir gloire et profit. C’est encore un des chagrins de Grimm que de voir enfermer dans sa boutique, comme il l’appelle, une chose qui certainement ne paraît pas avoir été faite pour être ignorée. Ç’a été une assez douce satisfaction pour moi que cet essai. Je me suis convaincu qu’il me restait pleinement, entièrement toute l’imagination et la chaleur de trente ans, avec un fonds de connaissances et de jugement que je n’avais point alors ; j’ai pris la plume ; j’ai écrit quinze jours de suite, du soir au matin, et j’ai rempli d’idées et de style plus de deux cents pages de l’écriture petite et menue dont je vous écris mes longues lettres, et sur le même papier ; ce qui fournirait un bon volume d’impression ; j’ai appris en même temps que mon amour-propre n’avait pas besoin d’une rétribution populaire, qu’il m’était même assez indifférent d’être plus ou moins apprécié par ceux que je fréquente habituellement, et que je pourrais être satisfait, s’il y avait au monde un homme que j’estimasse et qui sût bien ce que je vaux. Grimm le sait, et peut-être ne l’a-t-il jamais su comme à présent ! Il m’est doux aussi de penser que j’aurai procuré quelques moments d’amusement à ma bienfaitrice de Russie, écrasé par-ci, par-là, le fanatisme et les préjugés, et donné par occasion quelques leçons aux souverains, qui n’en deviendront pas meilleurs pour cela ; mais ce ne sera pas faute d’avoir entendu la vérité, et de l’avoir entendue sans ménagement ; ils sont de temps en temps apostrophés et peints comme des artisans de malheur et d’illusions, et des marchands de crainte et d’espérance. Cette longue retraite a intrigué M. Gaschon ; il s’est donné la peine de venir chez moi. Il s’y est trouvé en même temps que M. Le Gendre. Vous ne tarderez pas à voir ce dernier. Pour moi, je vous apparaîtrai lorsque votre solitude sera complète et que le mauvais temps vous aura renfermée. Je vous arriverai avec les glaces, les neiges et les frimas. Bonjour, mon amie ; continuez de vous bien porter. Présentez mon respect à madame votre mère, et à tous ses enfants et petits-enfants. Je vous aime de tout mon cœur, et votre sœur aussi. De quelque manière que vous entendiez cette dernière ligne, elle est vraie. Bonjour, bonjour.


XCVI


Paris, le 17 novembre 1765.


Je n’entends rien à vos reproches ; je vous proteste, mon amie, que, malgré l’agréable mais énorme besogne que je m’étais engagé à finir en quinze jours, je ne me suis jamais refusé le plaisir de vous écrire un petit mot aux jours accoutumés. Comptez mes feuilletons, et vous en trouverez quatre ; et puis une longue et volumineuse lettre à l’ordinaire, toute pleine de mes radoteries et de celles de mes amis. Après mon examen de conscience fait, et m’être bien dit à moi-même que vous m’êtes aussi chère que le premier jour, je vais continuer.

Je vous ai raconté, je crois, comme quoi M. Le Gendre et M. Gaschon s’étaient trouvés chez moi dans la même matinée. M. Gaschon ne s’assit point ; le froid de mon âtre le fit sauver. M. Le Gendre ayant beaucoup d’affaires, et peu de temps à rester à Paris, nous sortîmes ensemble ; il me conduisit à la porte des Tuileries ; chemin faisant, il me dit qu’il était très-occupé à chercher un reste de bail. Le lendemain il m’apprit, par un petit billet, qu’il en avait trouvé un sur le Palais-Royal, où il comptait vous rassembler toutes, en attendant que la rue Sainte-Anne devînt habitable. IL ajoutait que M. Duval avait sa procuration à cet effet. Avec tout cela, je gagerais presque que cet arrangement n’aura pas lieu, soit par des difficultés imprévues qui surviendront, soit par une bonne et ferme résolution de madame votre mère à ne pas faire trois déménagements. Son projet était de me mener dîner chez M. Duval, mais c’était jour de synagogue ; Grimm était venu de la Briche pour conférer avec moi sur la manière dont il userait de mes papiers ; d’ailleurs il n’était guère possible de faire durer plus longtemps une éclipse qu’on ne cessait de lui reprocher. Ce fut ce jour-là que nous allâmes en corps entendre le Pantalone[172] La Baronne nous prit, Grimm, M. de Sevelinges et moi, dans son carrosse ; les autres suivirent en fiacre. Grimm lui fit quelques compliments sur la conquête de l’abbé Coyer. Il est vrai qu’elle avait été exposée pendant toute la soirée à sa galanterie, qu’elle appelait du miel de Narbonne gâté.

Dussé-je causer à Mlle Mélanie les regrets les plus offensants pour vous toutes, je ne puis m’empêcher de vous dire que je ne crois pas que la musique m’ait jamais procuré une pareille ivresse. Imaginez un instrument immense pour la variété des tons, qui a toutes sortes de caractères, des petits sons faibles et fugitifs comme le luth lorsqu’il est pincé avec la dernière délicatesse ; des basses les plus fortes et les plus harmonieuses, et une tête de musicien meublée de chants propres à toutes sortes d’affections d’âme, tantôt grands, nobles et majestueux, un moment après doux, pathétiques et tendres, faisant succéder avec un art incompréhensible la délicatesse à la force, la gaieté à la mélancolie, le sauvage, l’extraordinaire à la simplicité, à la finesse, à la grâce, à tous les caractères rendus aussi piquants qu’ils peuvent l’être par leur contraste subit. Je ne sais comment cet homme réussissait à lier tant d’idées disparates ; mais il est certain qu’elles étaient liées, et que vingt fois, en l’écoutant, cette histoire ou ce conte du musicien de l’antiquité qui faisait passer à discrétion ses auditeurs de la fureur à la joie, et de la joie à la fureur, me revint à l’esprit et me parut croyable. Je vous jure, mon amie, que je n’exagère point quand je vous dis que je me suis senti frémir et changer de visage ; que j’ai vu les visages des autres changer comme le mien, et que je n’aurais pas douté qu’ils n’eussent éprouvé le même frémissement quand ils ne l’auraient pas avoué. Ajoutez à cela la main la plus légère, l’exécution la plus brillante et la plus précieuse, l’harmonie la plus pure et la plus sévère, et de la part de cet Osbruck une âme douce et sensible, une tête chaude, enthousiaste, qui s’allume, qui se perd, qui s’oublie si parfaitement qu’à la fin d’un morceau il a l’air effaré d’un homme qui revient d’un rêve. Si cet homme n’était pas né robuste, son instrument et son talent le tueraient. Oh ! pour le coup je suis sûr qu’avec des cordes de boyau et de soie, des sons, et deux petits bâtons, on peut faire de nous tout ce qu’on veut.

À notre retour nous trouvâmes Suard tout seul devant le feu, enfoncé dans la plus profonde mélancolie. Il était resté, et vous en devinez la raison de reste. Vingt fois le petit salon où nous étions retentit d’exclamations ; nous n’avions pas la force de causer en revenant ; seulement de temps en temps, nous nous écriions encore : « Ma foi, cela était beau ! Quel instrument ! quelle musique ! quel homme ! » comme au retour d’une tragédie où l’âme violemment agitée conserve encore l’impression qu’elle a reçue ; revenus chez le Baron, nous restâmes tous assis sans mot dire ; nos âmes n’étaient pas remises des secousses qu’elles avaient éprouvées, et nous ne pouvions ni penser ni parler. Voilà l’effet, selon Grimm, que les arts doivent produire, ou ne pas s’en mêler.

Je crains bien que le goût que j’ai pris pour la solitude ne soit plus durable que je ne croyais. J’ai passé le vendredi, le samedi, les deux fêtes et le mardi sans sortir de la robe de chambre. J’ai lu, j’ai rêvé, j’ai écrit, j’ai nigaudé en famille ; c’est un plaisir que j’ai trouvé fort doux. Aujourd’hui mercredi, je suis sorti pour aller chez M. Dumont chercher l’ouvrage dont il s’était chargé pour moi. J’en suis satisfait. Au sortir de là, ne sachant que devenir, je me suis fait conduire chez un galant homme que je ne vous nommerai pas, parce que je vais vous conter son histoire. Belle matière à causerie pour les vordes.

Une femme de votre connaissance, jeune tout à fait, mais tout à fait douce, honnête, aimable, c’est du moins ainsi que vous m’en avez parlé toutes, car pour moi je ne la connais presque point, est exposée par son état à se trouver sans cesse à côté d’un homme à peu près de son âge, froid de caractère, mais rempli de qualités très-estimables ; de la sagesse, du jugement, de l’esprit, des connaissances, de l’équité, de la sensibilité même ; c’était son ami, son confident, son conseil et son consolateur ; car cette femme avait des peines domestiques. Il est arrivé à cet homme ce qui arrivera infailliblement à tout homme qui se chargera du soin indiscret et périlleux d’écouter la peine d’une femme jeune, aimable, et d’essuyer ses larmes ; il en versera d’abord de commisération ; puis il en versera d’autres qu’on laissera couler sans les essuyer, et qu’on essuiera. On essuya les siennes. Cette passion a duré pendant deux ans. Après ce court intervalle, sans infidélité, sans mécontentement, sans aucune de ces raisons qui amènent communément la tiédeur et le dégoût, le sentiment tendre et passionné a dégénéré, de la part de l’homme seulement, en une amitié très-vraie et un attachement solide dont on a reçu et dont on reçoit en toutes circonstances les témoignages les moins équivoques. Mais il n’y a plus, plus d’amour. On se voit toujours, mais c’est comme un frère qui vient voir une sœur qui lui est chère. La femme n’a pas vu ce changement sans en éprouver la douleur la plus profonde. L’ami, le confident, le conseil, le consolateur qui lui restait, la soulageait de la perte de l’amour. Elle en était là lorsqu’un autre homme, qui était à mille lieues de soupçonner qu’elle eût jamais eu aucun engagement, simplement attiré par la jeunesse, l’esprit, la douceur, les charmes, les talents de la personne, et peut-être un peu encouragé par son indifférence pour son époux, qui certainement ne mérite pas mieux, s’est mis sur les rangs ; c’est l’homme avec lequel j’ai dîné aujourd’hui. Il a de l’esprit, des connaissances, de la jeunesse, de la figure ; c’est, sans aucune exception, l’enfant le plus sage que je connaisse. Il a trente ans ; il n’a point encore eu de passion, et je ne crois pas qu’il ait connu de femmes, quoiqu’il ait le cœur très-sensible et la tête très-chaude. C’est une affaire de timidité, d’éducation et de circonstances. Il rend des assiduités ; il fait tout ce qu’un honnête homme peut se permettre pour plaire ; il se tait, mais toute sa personne et toute sa conduite parlaient si clairement que deux personnes l’entendirent à la fois ; et voici ce qui lui arrive dans un même jour. Il va le matin faire sa cour à celle qu’il aime. D’abord la conversation est vague ; puis elle l’est moins, puis elle devient plus intéressante ; et l’intérêt allant toujours croissant il vint un moment où, sans être ni fou, ni un étourdi, ni un impertinent, mon jeune homme se crut autorisé à se jeter à genoux, à prendre une main, à la baiser, à avouer qu’il ressentait la première passion qu’il eût ressentie de sa vie, et la plus violente qu’aucun homme eût peut-être connue. Cette femme, loin de retirer sa main, que mon jeune homme dévorait, le relève doucement, le fait asseoir devant elle, et lui montre un visage tout baigné de pleurs. Jugez quelle impression fit ce visage, où l’on voyait la douleur dans toute sa violence, sans le moindre vestige ni de colère, ni de surprise, ni de mépris, ni d’indifférence ! « Madame, lui dit mon jeune homme, vous pleurez ? — Oui, je pleure. — Qu’avez-vous ? Aurais-je eu le malheur de vous déplaire, de vous affliger ? — De me déplaire ! non ; de m’affliger ! oui. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour éloigner ce moment ; croyez qu’il y a longtemps que je vois que vous m’aimez, et que je vois arriver votre peine à la mienne. Vous m’aimez ? — Si je vous aime ! — Eh bien ! je crois que je vous aime aussi : mais de quoi peut vous servir cet aveu, après celui qui me reste à vous faire ! Vous allez connaître du moins jusqu’à quel point je vous estime ; une femme fait rarement une confidence telle que celle que je vais vous faire ; il est plus rare encore que ce soit à un homme de votre âge. Mais je vous connais, et je vous connais bien. » Ensuite elle lui raconte toute son histoire ; et tandis que mon jeune homme, plus surpris, plus affligé que je ne saurais vous dire, cherchait ce qu’il avait à lui répondre, elle ajouta : « Ce qui me désespère, c’est l’incertitude de ce cœur ; vous y êtes, j’en suis sûre ; mais je ne suis pas sûre que l’autre en soit exclu. C’est un embarras ; une obscurité, une nuit, un labyrinthe où je me perds. Ce cœur est depuis un temps une énigme que je ne saurais expliquer. Il y a des moments où je voudrais être morte. » Et puis voilà des larmes qui se mettent à couler en abondance, une femme que ses sanglots étouffent et qui dit : « Que deviendrais-je, que deviendriez-vous, si je vous écoutais, et qu’après vous avoir écouté, cet homme allât reprendre ses premiers sentiments et les faire renaître en moi ? Je suis enchantée de vous connaître ; je voudrais ne vous avoir jamais connu ; vous ne pouvez ni vous approcher d’une autre, ni vous approcher de moi, sans me causer une peine mortelle. J’ai souhaité cent fois que vous vous attachiez ailleurs ; mais c’était le souhait de ma raison, et le serrement subit de mon cœur ne m’apprenait que trop qu’il désavouait ce souhait. Je suis folle ; je ne me conçois pas ; ce que je sais, c’est que je mourrais plutôt mille fois que de rien faire, tant que ce cruel état durera, qui puisse compromettre le bonheur d’un homme. » Je suivrai cette conversation beaucoup plus loin si je voulais, mais vous y suppléerez dans les vordes. Nos deux amants se séparèrent. Vous remarquerez que la femme n’avait point nommé l’objet de sa première passion, et que mon jeune homme aurait été indiscret à le demander.

Il s’en va, se trouvant très à plaindre, mais trouvant celle qu’il laissait peut-être plus à plaindre que lui ; abîmé dans ses pensées, ne sachant où porter ses pas. Il était à peu près l’heure du dîner ; il entre chez un ami ; cet ami l’embrasse, l’accueille et lui dit : « Vous arrivez on ne saurait plus à propos. Tenez, voilà le billet que je vous écrivais, pour que vous vinssiez passer le reste de la journée avec moi. J’ai l’âme pleine d’un souci qui me tourmente depuis longtemps, et que je me reproche de vous avoir celé. Dînons d’abord. J’ai fait fermer ma porte ; après dîner, nous causerons tout à notre aise. » En dînant, l’ami s’aperçoit du trouble, de la tristesse, de la profonde mélancolie de mon jeune homme, son ami. Il lui en fait des plaisanteries, « Si je ne connaissais, lui dit-il, votre éloignement pour les femmes, je croirais que vous êtes amant et amant malheureux. » Le jeune homme lui répond : « Laissons là ma peine ; ce n’est rien ; cela se passera peut-être. Sachons votre souci. — Mon souci ? en deux mots : je crois m’être aperçu que vous rendiez des assiduités à madame une telle. Eh bien ! mon ami, c’est une femme que j’ai aimée de la passion la plus forte et la plus tendre, et pour laquelle je conserve et je conserverai jusqu’au tombeau l’amitié la plus sincère, l’estime, la vénération, le dévouement le plus complet. Je n’ai plus d’amour, elle ne l’ignore pas ; malgré cela je suis resté libre : je n’ai point pris de nouvel engagement. C’est la seule femme que je voie, et les soins que vous lui avez rendus, la manière dont elle les a reçus, m’ont causé du chagrin. Je me suis demandé cent fois la raison de ce chagrin sans pouvoir me répondre. Cela n’a pas le sens commun ; je me le dis, et tout en me le disant je sens que mon cœur souffre. Ce n’est pas tout : en souffrant, j’ai continué de vivre avec elle sur le ton de l’amitié la plus pure. Je l’ai vue cent fois sans être tenté une seule de la remettre sur la voie de notre première liaison, quoique je ne visse en elle aucune répugnance à m’écouter. Si je l’aimais encore d’amour, je vous dirais : Mon ami, j’aime d’amour madame une telle, et j’espérerais de votre amitié une conduite conforme à ma tranquillité : mais je ne saurais vous parler ainsi ; car je vous avouerais un sentiment que je ne sens ni près ni loin d’elle. Si j’étais sûr de ne jamais reprendre de passion, je me tairais, et, loin de souffrir de la cour que vous lui faites, je vous féliciterais de votre choix, car il est sûr qu’il ne serait pas possible d’en faire un meilleur ; je me ferais même un devoir de seconder vos vues. Mais mon âme est une âme à laquelle je n’entends rien. Lorsque je vous sais avec elle, je ne vais jamais rompre vos tête-à-tête ; mais j’en suis tenté. Lorsque nous mangeons ensemble chez nos amis, et qu’on vous place à côté d’elle, je suis troublé, et il faut que dans les premiers moments je me fasse violence pour paraître gai. Ce n’est pas que je voulusse être à votre place ; quand vous n’y êtes pas, je ne m’y mets point, et je ne me soucie ni d’y être ni qu’un autre y soit. Vous avez des rivaux, même dangereux ; je n’ai jamais fait la moindre attention ni à ce qu’ils lui disaient, ni à ce qu’elle leur répondait. Il y a quelque temps, je ne sais ce qu’elle avait à vous lire, vous me demandâtes la clef de mon cabinet, je vous la donnai ; mais je trouvai que vous étiez longtemps ensemble : avec cela j’ai été huit jours sans la voir, et n’ai pas même songé à m’informer de ce dont il s’agissait entre vous. Le soir, lorsque vous la reconduisiez chez elle, je n’ai jamais fait la moindre démarche pour savoir si vous y montiez ; cependant j’en ai eu quelque curiosité. Vous ne m’inquiétez vraiment que quand je vous vois ou vous soupçonne ensemble : en tout autre moment je n’y pense pas. J’ai passé tout le mois à la campagne. J’y ai été content, gai, satisfait, et la pensée que peut-être vous employiez vos journées à lui dire que vous l’aimez, et elle à vous écouter, ou ne m’est pas venue, ou elle a passé si légèrement que je ne m’en souviens pas. Si quelqu’un, à mon retour de la campagne, m’avait rendu de vos moments un compte qui m’eût rassuré sur votre commerce, il me semble qu’il ne m’aurait pas déplu. Je ne sais ni ce que je veux, ni ce que je voudrais. Je ne sais ni ce que je suis ni ce que je serai. Je n’exige rien de vous. Je ne vous fais aucune question ; c’est peut-être que je crains votre sincérité, sans m’en aperçoir. Je vous explique seulement la situation de mon âme, afin que vous en usiez, après cela, tout comme il vous plaira. Quoi que vous fassiez, je n’aurai point à me plaindre de vous, de même que j’espère que, quoi qu’il m’arrive dans la suite, vous n’aurez point à vous plaindre de moi ; et cependant il pourra très-bien se faire que vous fassiez ma désolation et que je fasse la vôtre. Je vous demande pour toute chose, mon ami, d’y regarder, et d’y regarder de près. Vous êtes jeune, mais vous êtes plus sage qu’on ne l’est communément avec le double de votre âge et de votre expérience. Vous avez ignoré que j’eusse jamais eu du goût pour madame une telle ; vous ne savez pas même à présent si j’en ai : et comment le sauriez-vous, puisque je l’ignore moi-même ? Ainsi je n’ai point de reproche à vous faire sur le passé ni sur le présent ; et je déclare que je n’en puis avoir à vous faire sur l’avenir. Mais comme nous sommes tous deux mauvais juges dans cette affaire, je consens que vous exposiez votre situation et la mienne à quelque homme de sens qui peut-être y verra plus clair que nous, et à qui nous pourrons avoir, elle, vous et moi, l’obligation de notre bonheur. »

Eh bien ! chère et tendre amie, que diable voulez-vous que l’on conseille à des gens dans une aussi étrange position ? Au demeurant, je vous prie de croire qu’il n’y a pas un mot ni à ajouter ni à retrancher à tout cela : c’est la vérité pure, à l’exception de quelques discours que j’ai peut-être faits mieux ou moins bien qu’ils n’ont été tenus. Là-dessus mettez toutes vos têtes en un bonnet, et tâchez de me trouver un conseil sans inconvénient. Ce qui m’en plaît, c’est que voilà certainement trois honnêtes créatures, et bien raisonnables. Je ferais tout aussi bien de continuer à vous écrire ; car il est deux heures du matin, et cette singulière aventure ne me laissera pas dormir.

Vous dormez, vous ! Vous ne pensez pas qu’il y a à soixante lieues de vous un homme qui vous aime, et qui s’entretient avec vous tandis que tout dort autour de lui. Demain je serai une de vos premières pensées. Adieu, mon amie ; je vous aime comme vous voulez, comme vous méritez d’être aimée, et c’est pour toujours. Mon respect à toutes vos dames ; un petit mot bien doux, bien doux à notre bien-aimée. Comme tout cela va vous faire causer ! Je voudrais bien être là, seulement pour vous entendre.


XCVII


À Paris, le 21 novembre 1765.


Je croyais être à la fin de ma corvée ; point du tout : quelques plaisanteries du sculpteur Falconet m’ont fait entreprendre très-sérieusement la défense du sentiment de l’immortalité et du respect de la postérité.

Ou je me trompe fort, ou il y a dans ce morceau des idées qui vous plairaient, et d’autres idées qui feraient tressaillir de joie la sœur bien-aimée ; vingt fois, en l’écrivant, je croyais vous parler ; vingt fois je croyais m’adresser à elle. Quand je disais des choses justes, sensées, réfléchies, c’est vous qui m’écoutiez. Quand je disais des choses douces, hautes, pathétiques, pleines de verve, de sentiment et d’enthousiasme, c’est elle que je regardais.

Mon goût pour la solitude s’accroît de moment en moment ; hier je sortis en robe de chambre et en bonnet de nuit, pour aller dîner chez Damilaville. J’ai pris en aversion l’habit de visite ; ma barbe croît tant qu’il lui plaît. Encore un mois de cette vie sédentaire, et les déserts de Paco me n’auront pas vu un anachorète mieux conditionné. Je vous jure que si le Prieur des Chartreux m’avait pris au mot, lorsqu’à l’âge de dix-huit à dix-neuf ans j’allai lui offrir un novice, il ne m’aurait pas fait un trop mauvais tour : j’aurais employé une partie de mon temps à tourner des manches de balais, à bêcher mon petit jardin, à observer mon baromètre, à méditer sur le sort déplorable de ceux qui courent les rues, boivent de bons vins, cajolent de jolies femmes, et l’autre partie à adresser à Dieu les prières les plus ferventes et les plus tendres, l’aimant de tout mon cœur comme je vous aime, m’enivrant des espérances les plus flatteuses comme je fais, et plaignant très-sincèrement les insensés qui préfèrent de pauvres joies momentanées, de petites jouissances passagères, à la douceur d’une extase éternelle dont je ne me soucie guère.

N’ayez nulle inquiétude sur ma santé ; voici le temps des brouillards, et vous savez que les métaphysiciens ressemblent aux bécasses.

Vous venez de me faire sentir l’inconvénient de l’exactitude ; c’est aujourd’hui jeudi, j’ai couru rue Neuve-Luxembourg, dans l’espérance d’y trouver une lettre, et dans cette lettre le conseil dont j’ai besoin. Point de lettre et point de conseil ; le pis c’est que votre silence n’est pas sans conséquence comme le mien. À Paris, embarrassé d’affaires, distrait par des amis, des indifférents, des importuns de toutes les couleurs, vous pouvez toujours faire quelque supposition qui vous tranquillise ; à la campagne, libre de toute occupation qui vous commande, maîtresse absolue de vos instants, lorsque je n’entends point parler de vous, je n’en saurais imaginer qu’une raison qui me rend fou.

Le domestique de Grimm m’a promis que je le verrais demain dans la matinée. Je vais tâcher de dormir sur l’espérance de savoir à mon réveil que vous vous portez bien.

Le voilà donc inspecteur ou ingénieur à Caen[173] : je crois qu’il se pendrait de désespoir s’il croyait en avoir l’obligation à M. de …

Tout ce que vous me dites de la raquette qui vous jette au Château-du-Coq, du Château-du-Coq au Palais-Royal, du Palais-Royal rue Sainte-Anne, est vrai ; mais sans l’âge de madame votre mère, qu’est-ce qu’un bond de plus ou de moins lorsqu’il s’agit de se fixer pour toujours !

Bonsoir, mon amie. Si les choses suivent la pente que je leur vois prendre, je ne désespérerai pas de vous ramener à Paris. M. Le Gendre compte nous rendre la sœur bien-aimée au commencement du mois prochain. Mme et Mlle de Blacy vous resteront-elles ?

L’hiver débute ici fort sérieusement. Adieu, bonne et tendre amie. Gardez le coin du feu.

Mon respect à ces dames. À propos, voici le temps de parler à Damilaville ; ce sera pour la première fois que je le verrai.


XCVIII


Paris, le 1er décembre 1765.


Je ne sais que devenir. J’ai toutes sortes d’occupations autour de moi ; aucune ne me convient. Je voudrais sortir, et je sens qu’en quelque endroit que j’aille, j’y porterais et trouverais l’ennui. Le domestique de Grimm ne m’a point apparu ; demain dimanche, s’il faut que je revienne à vide de la rue Neuve-Luxembourg, il est sûr que je serai l’homme du monde le plus inquiet et le plus malheureux. Vous croyez que si c’était à recommencer, je vous aimerais, ni vous ni aucune autre ; que je ferais assez peu de cas du repos, de la liberté, du sens commun, pour le confier derechef à personne ! Cassez-moi aux gages, seulement une fois, pour voir. En vérité, il est bien triste de s’être attaché à une créature à laquelle on ne saurait se promettre d’avoir jamais le moindre reproche à faire, ni infidélité, ni dégoût, ni travers sur lesquels on puisse compter ; n’avoir ni le courage de lui manquer, ni la moindre espérance qu’elle nous manquera ; se trouver dans la nécessité ou de se haïr soi-même ou de l’adorer tant qu’on vivra ; cela est à désespérer. C’est une aventure unique à laquelle j’étais réservé.

Vous savez sans doute que M. Breuzart est encore veuf ? n’est-ce pas sa troisième femme ? Cela lui a fait une réputation extraordinaire. On prétend qu’il a fait mourir celle-ci à force de plaisirs.

Il nous est revenu un de nos convives de la rue Royale ; et nous en attendons incessamment un autre. Le premier est M. Wilkes, et le second est l’abbé Galiani.

Vous aimerez toutes M. Wilkes à la folie, lorsque vous saurez son histoire. Il arrive à Naples ; il met ses grisons en campagne, pour lui trouver une courtisane italienne ou grecque : il donne l’état des qualités, perfections, talents, commodités qu’il désire dans sa maîtresse. Cependant on lui meuble, sur les bords de la mer, la demeure la plus voluptueuse et la plus belle. Lorsque la demeure est prête à recevoir son hôte, il s’y rend ; et un des premiers objets qui le frappent, c’est une femme belle par admiration, sous la parure la plus élégante et la plus légère, négligemment couchée sur un canapé, la gorge à demi nue, la tête penchée sur une de ses mains, et le coude appuyé sur un gros oreiller. On se retire ; il reste seul avec cette femme ; il se jette à ses pieds ; il lui baise les mains, il lui adresse les discours les plus tendres, les plus passionnés, les plus galants ; on l’écoute ; et quand on l’a écouté en silence, deux bras d’albâtre viennent se reposer sur ses épaules, et une bouche vermeille comme la rose se presser sur la sienne. Il vit six mois avec cette courtisane dans une ivresse dont il ne parle pas encore sans émotion. Il aurait donné sa fortune et sa vie pour elle. Un jour que quelques affaires d’intérêt l’appelaient à Naples pour la journée entière, à peine est-il sorti que dona Flaminia (c’est le nom de la courtisane) ouvre son coffre-fort, en tire tout ce qu’il y avait d’or et d’argent, s’empare de ses flambeaux et de toute sa vaisselle, fait mettre quatre chevaux à un des carrosses de monsieur, et disparaît. Wilkes revient le soir ; l’absence de sa maîtresse l’a bientôt éclairé sur le reste. Il en tombe dans une mélancolie profonde ; il en perd l’appétit, le sommeil, la santé, la raison ; il s’écrie : « Eh ! pourquoi me voler ce qu’elle n’avait qu’à me demander ! » Cent fois il est près de faire mettre à sa chaise de poste les deux seuls chevaux qui lui restent et de courir après son ingrate, ou plutôt son infâme..... , mais l’indignation le retient. Le vol avait transpiré par les domestiques. La justice en prend connaissance : on se transporte chez M. Wilkes ; on l’interroge ; Wilkes, pour toute réponse, dit au commissaire ou juge de quoi il se mêle ? que s’il a été volé, c’est son affaire ; qu’il ne se plaint de rien ; et qu’il le prie de se retirer, de demeurer en repos et de l’y laisser. Cependant les affaires de Wilkes se terminent, et il se dispose à repasser en France. C’est alors que cette femme, qui comptait assez sur l’empire qu’elle avait pris sur lui pour croire qu’il la suivrait à Bologne où elle s’était réfugiée, lui écrit qu’elle est la plus malheureuse des créatures, qu’elle est en exécration dans la ville ; que, quoiqu’il n’y ait aucune plainte contre elle, cependant on prend des informations, et qu’elle risque d’être arrêtée. Wilkes laisse là son voyage de France, part pour Bologne, se met tout au travers de la procédure commencée, rend à cette indigne la sécurité, et même l’honneur autant qu’il est en lui, et revient à Naples sans l’avoir vue, l’âme remplie de passion, mais un peu soulagée par la conduite généreuse qu’il avait tenue. Il arrive le soir chez lui, et son premier mouvement est de tourner les yeux sur ce canapé où il avait vu la première fois cette femme. Qui retrouve-t-il sur ce canapé ? Sa Flaminia, sa maîtresse. Elle l’avait devancé, et rapporté tous les effets qu’elle avait pris. Wilkes la reconnaît, pousse un cri, et se sauve chez l’abbé Galiani à qui il apprend la dernière circonstance de son aventure, la seule qu’il ignorât. Cette femme suit Wilkes chez l’abbé ; elle se jette à ses pieds ; elle demande à se jeter aux pieds de Wilkes, et elle accompagne sa prière d’un geste bien pathétique ; en se relevant elle montre à l’abbé qu’elle est mère, ajoutant que, quelle qu’ait été sa conduite, M. Wilkes ne doutera point que l’enfant qu’elle porte ne soit de lui. Voilà Wilkes et l’abbé très-embarrassés. Après un moment de silence, Wilkes se lève, et dit à l’abbé : « Mon ami, mon parti est pris ; voyez cette femme, conduisez-la chez moi, ordonnez qu’on la serve comme auparavant, et dites-lui qu’elle y attende en repos ma résolution. » L’abbé exécute ce que Wilkes lui dit ; cependant celui-ci fait faire ses malles, et cet homme, qui n’avait pas mis le pied dans un vaisseau du roi sans frémir, par la crainte involontaire de la mer et de l’eau, s’expose dans un bateau grand comme une chambre, et traverse la Méditerranée, au hasard de périr cent fois, laissant en partant, à la femme qu’il fuyait, ses chevaux, ses équipages, sa vaisselle, ses meubles, tout ce qu’il y avait dans sa maison, avec trois cents guinées qu’il charge l’abbé de lui remettre. On lit dans les gazettes publiques une partie de ce que je vous dis, et l’abbé Galiani a écrit le reste à Grimm, à peu près comme vous le savez à présent.

Je ne sais ce que vous penserez de Wilkes, mais ce procédé m’a donné la meilleure opinion de son cœur. Si cet homme en use ainsi avec une courtisane ingrate et malhonnête, que ne fera-t-il point pour un ami malheureux, pour une femme tendre, honnête et fidèle ?

Voici une histoire qui s’est passée à ma porte, et qui n’est pas tout à fait de la même couleur. Le lieu de la scène est à la Charité. Le frère Côme avait besoin d’un cadavre pour faire quelques expériences sur la taille. Il s’adresse au père infirmier ; celui-ci lui dit : a Vous venez tout à temps. Il y a là, numéro 46, un grand garçon qui n’a plus que deux heures à aller. — Deux heures ? lui répond le frère Côme ; ce n’est pas tout à fait mon compte. Il faut que j’aille ce soir à Fontainebleau, d’où je ne reviendrai que demain au soir sur les sept heures au plus tôt. — Eh bien ! cela ne fait rien, lui dit l’infirmier, parlez toujours ; on tâchera de vous le pousser. » Le frère Côme part, l’infirmier s’en va à l’apothicairerie, ordonne un bon cordial pour le numéro 46. Le cordial fait à merveille ; le malade dort cinq à six heures. Le lendemain l’infirmier s’en va à son lit ; il le trouve sur son séant, toussant et crachant librement ; presque plus de fièvre, plus d’oppression, pas le moindre mal de côté. « Ah ! père, lui dit le malade, je ne sais ce que vous m’avez donné, mais vous m’avez rendu la vie. — Tout de bon ? — Rien n’est plus vrai. Encore une potion comme celle-là, et je suis hors d’affaire. — Oui, et le frère Côme ! qu’en, dira-t-il ? — Que dites-vous du frère Côme ? — Rien, rien », répondit l’infirmier en se frottant le menton avec la main et un peu contristé, décontenancé. « Père, lui dit le malade, vous faites la mine ; vous voilà comme si vous étiez fâché de ce que je vais mieux. — Non, non, ce n’est pas cela, » Cependant, d’heure en heure, l’infirmier allait au lit du malade, et lui disait : « Eh bien ! l’ami, comment cela va-t-il ? — Père, à merveille. » Et l’infirmier en s’éloignant disait : « Si cela allait tenir ? Je vous l’aurai si bien poussé qu’il en reviendra » ; ce qui fut en effet. Le lendemain, le frère Côme arrive pour son expérience : « Eh bien ! dit-il à l’infirmier, mon cadavre ? — Votre cadavre ! il n’y en a point. — Comment, il n’y en a point ! — Non. Aussi c’est de votre faute. Notre homme ne demandait pas mieux que de mourir, c’est vous qui êtes la cause qu’il en est revenu. Pour votre peine vous attendrez. Que diable aussi, pourquoi vous en aller à Fontainebleau ? Si vous étiez resté, je n’aurais jamais pensé à lui donner ce cordial qui l’a guéri, et votre expérience serait faite. — Eh bien ! dit le frère Côme, il n’y a pas grand mal à cela ; nous attendrons, ce sera pour une autre fois. »

Pour celle-ci, vous en croirez ce qu’il vous plaira ; quant à la précédente, n’en rabattez pas un mot.

Vous pouvez presque vous dispenser de m’envoyer votre conseil sur la conduite de la femme et des deux hommes dont je vous ai raconté la position dans ma lettre précédente. Le jeune homme en est tombé malade. Il est alité, et je ne réponds pas qu’il n’en meure. Ce que je puis vous assurer sur quelques lettres de lui qui m’ont été communiquées, c’est qu’il n’est retenu à la vie que par les considérations les plus fortes et les plus honnêtes, la crainte d’abandonner une mère âgée à la misère, ou à la dureté d’un frère cadet. Sa passion dans ses lettres est peinte d’une manière qui fait frémir ; c’est un trouble, un désordre, ce sont des exclamations si violentes et si douloureuses, un mélange d’emportement et de tendresse, de délire et de sensibilité que je ne puis vous faire concevoir que par l’impression qu’on en ressent, la commisération et l’effroi. Je ne doute point que la lecture d’une de ces lettres n’ôtât à notre sœur bien-aimée une nuit de sommeil. J’en suis resté, moi, tout triste et tout pensif. Les exemples d’hommes et de femmes qui se sont délivrés d’une passion malheureuse par une mort violente ne sont ni bien communs ni bien rares. Celui-ci pourrait bien être le troisième de ma connaissance. Le troisième ? le quatrième.

J’ai prédit à M. Wilkes que sa dona Flaminia le poursuivrait jusqu’à Paris, et qu’il pouvait s’attendre à la trouver un de ces soirs chez lui avec son bambin pendu à sa mamelle.

Il y a quelques jours que j’allai voir mon jeune homme. Je le trouvai couché sur son lit, en bonnet de nuit et en robe de chambre, le visage tiré comme s’il avait fait une longue maladie, les yeux renfoncés dans la tête, et le teint plus jaune que le souci. Je lui parlai longtemps sans qu’il me répondît : il me tenait seulement la main qu’il serrait de temps en temps avec violence en poussant de profonds soupirs. Je ne sais si vous connaissez un certain souris passager, compagnon du désespoir ; je le voyais de temps en temps sur ses lèvres. Je lui représentais qu’il n’était pas d’un homme de sens, d’une âme forte comme la sienne, de s’abandonner comme il faisait. « Et croyez-vous, me dit-il, que je ne me secoure pas tant que je puis ! mais les forces s’épuisent et la passion reste. » Comme je continuais de lui donner les conseils qui me semblaient les plus convenables à son état, il joignit ses mains, et en les élevant en haut il s’écriait : « Ah ! ma mère ! »

Sa pauvre mère se désespère ; elle n’entend rien à son état ; elle croit que son enfant devient fou. Elle me dit qu’il change cent fois de volonté dans la journée : qu’il se lève, qu’il se met subitement à table ; qu’il écrit, qu’il déchire ce qu’il écrit ; qu’il lit, qu’il jette les livres dans un coin ; qu’il envoie chercher son perruquier pour se coiffer, qu’il le renvoie, ou qu’après s’être fait accommoder, avoir pris du linge, mis son habit, il se déshabille sur-le-champ, remet sa robe de chambre, se promène d’un appartement dans un autre et se couche ; que d’autres fois il va jusqu’à la porte de la rue, et puis qu’il remonte ; que, quand elle lui remontre qu’il manque à ses devoirs, qu’il oublie les fonctions de son état, que cette négligence peut avoir les suites les plus fâcheuses, il se met à pleurer ; il dit : « Je le sais bien, je le voudrais bien, je ne saurais » ; il l’embrasse avec une tendresse qui lui déchire l’âme ; mais il a surtout une manière de la regarder à laquelle il lui est impossible de résister. Quand il la regarde ainsi, elle n’y sait autre chose que de s’en aller pleurer toute seule ; elle ajoute : « Si je lui avais jamais remarqué du goût pour les femmes, je le croirais pris de quelque passion malheureuse ; mais il a toujours été si réservé de ce côté-là ; en vérité, je ne crois pas qu’il ait encore connu une femme. Je ne sais ce que c’est. »

Nous connaissons l’un et l’autre une honnête femme de par le monde, pour qui le spectacle de ce jeune homme-là serait une terrible leçon. Adieu, mon amie ; n’est-il pas vrai qu’il ne faut laisser concevoir aux hommes aucune espérance vaine ? L’amour ! c’est une bête cruelle et sauvage.


XCIX


Le 20 décembre 1765.


Les occupations se succèdent sans interruption, et je commence à me désabuser de la chimère du repos. Il y avait avant-hier, sur mon bureau, une comédie, une tragédie, une traduction, un ouvrage politique et un mémoire, sans compter un opéra-comique. L’opéra-comique est de Marmontel ; c’est son conte de la Bergère des Alpes qu’il a mis en scène. On me l’a envoyé afin que j’en dise mon avis. Mon avis est que le sujet est ingrat, et qu’à moins que le musicien ne fasse des prodiges, l’ouvrage ne réussira pas[174]. La Baronne ne sait sur quel pied danser dans cette aventure ; elle n’aime pas le poëte, mais elle prend l’intérêt le plus vrai au musicien : c’est de Kohaut, son maître de luth, celui qui a fait une si jolie soirée à Mme Le Gendre et à Mlle Mélanie. J’arrivai hier comme l’auteur et le musicien se querellaient, « Eh ! mes amis, leur dis-je, vous vous pressez trop ; attendez après la première représentation. »

La comédie est d’un de ces jeunes Marseillais[175] que l’ami Gaschon m’a amenés ; elle est mauvaise, et le pis c’est qu’elle ne promet rien de mieux.

La tragédie est d’un jeune homme, grand admirateur du Siège de Calais, à qui j’ai eu bien de la peine à faire entendre que le temps des reconnaissances et des conjurations était passé, et qu’il y avait presque autant de difficulté à présent à trouver un sujet heureux, intéressant et neuf, qu’à le bien traiter.

La traduction est celle que l’abbé Le Monnier a faite de Térence. En vérité, j’ignore quand le pauvre abbé sortira de mes mains ; car les amis, qu’on craint moins de mécontenter que les indifférents, sont toujours les derniers servis.

L’ouvrage politique[176] est de ce pauvre abbé Raynal que je fais sécher d’impatience et d’ennui depuis six mois ; et le mémoire est d’un Écossais appelé M. Fluart, qui dispute un grand titre et un héritage de plusieurs millions à un enfant supposé par des parents entêtés de la postéromanie. C’est presque une cause autant du ressort du géomètre que de l’homme de loi. C’est là qu’un homme qui saurait calculer les probabilités aurait beau jeu. Si cette affaire m’était personnelle, je chercherais quel est le degré de vraisemblance d’après lequel le juge se croit autorisé à condamner à mort un coupable, et je ne crois pas que je fusse embarrassé à démontrer que la vraisemblance de la supposition de l’enfant dont il s’agit est la plus grande ; d’où je conclurais contre les juges mêmes qu’il y aurait bien de l’atrocité à exiger des preuves plus fortes pour ôter à un homme sa fortune et son nom que celles qu’on exige pour lui ôter l’honneur et la vie. Je ne sais si vous étiez encore à Paris lorsque je fus appelé chez M. d’Outremont pour décider si des lettres produites dans cette affaire étaient réelles ou contrefaites. J’ai relu ces lettres ; il est pour moi de la dernière évidence que ces lettres ne sont pas d’un Français ; qu’elles sont d’un Anglais, et que cet Anglais est le père prétendu de l’enfant, qu’il les a écrites sous le nom emprunté d’un accoucheur.

Vous voyez que je suis toujours le plan que je me suis fait de ne vous laisser ignorer aucun des instants de ma vie. Nous avons perdu aujourd’hui, vendredi veille de Saint-Thomas, M. le Dauphin[177], après une longue et cruelle maladie dont il a supporté les douleurs avec une patience vraiment héroïque. On en raconte une infinité de beaux traits. On dit qu’il y a quelque temps qu’il se coupa les cheveux, qu’il les partagea entre ses sœurs comme l’unique présent qu’il eût à leur faire. Il y a dans cette action je ne sais quoi de touchant et d’antique qui me plaît infiniment. Un grand seigneur lui écrivit une lettre tout à fait ridicule, pour l’engager à demander au roi une grâce qu’il obtiendrait certainement ; parce que, disait-il à M. le Dauphin, il était dans un moment où l’on n’aurait rien à lui refuser. M. le Dauphin plaisanta de cette impertinence, et ne nomma point celui qui l’avait faite. Il a eu, pendant tout le cours de sa maladie, la délicatesse de montrer à ceux qui l’environnaient une sécurité sur sa santé et sur sa vie qu’il était impossible qu’il eût. Il n’a témoigné du regret de la vie que dans un moment où il recevait de son père une marque de tendresse dont il était touché. J’ai ouï dire à M. Hume, qui le tenait de M. de Nivernais, qu’il y a quelques mois, ce duc étant allé rendre ses devoirs à M. le Dauphin, il le trouva qui lisait dans son lit les ouvrages philosophiques de Hume, ouvrages que vous connaissez sans doute et qui ne sont pas célèbres par leur orthodoxie. Le duc en fut surpris ; et il dut l’être bien davantage, s’il est vrai, comme M. Hume me l’a dit, que M. le Dauphin ait ajouté : « Cette lecture est très consolante dans l’état où je suis. » C’est une chose bien certaine que M. le Dauphin avait beaucoup lu, beaucoup réfléchi, et qu’il y avait peu de matières importantes sur lesquelles il ne fût pas très-instruit. Il y a plusieurs traits de lui qui ne permettent pas de douter qu’il n’eût même le ton léger et la plaisanterie assez preste. On dit qu’en dernier lieu, ayant appris qu’on ne permettait pas au Genevois Rousseau de s’établir à Strasbourg, il avait désapprouvé cette sévérité, quoiqu’il ne pût douter qu’elle était exigée par les circonstances, et qu’il avait trouvé que c’était un homme à plaindre et non à persécuter. Cela n’est certainement pas d’un intolérant.

Il y a trois jours que Rousseau est à Paris[178]. Je ne m’attends pas à sa visite ; mais je ne vous cèlerai pas qu’elle me ferait grand plaisir ; je serais bien aise de voir comment il justifierait sa conduite à mon égard. Je fais bien de ne pas rendre l’accès de mon cœur facile ; quand on y est une fois entré, on n’en sort pas sans le déchirer ; c’est une plaie qui ne cautérise jamais bien. Il y a quelque temps qu’il me tomba sous les mains une lettre de lui où il y a des choses charmantes. Il y disait des prêtres qu’ils s’étaient constitués juges du scandale, qu’ils excitaient le scandale, et qu’en conséquence du scandale qu’ils avaient excité ils appelaient ensuite les hommes à leur tribunal pour y être punis de la faute qu’ils avaient eux-mêmes commise ; moyen infaillible, ajoutait-il, pour vexer à discrétion le particulier, la société, le sujet, le magistrat, le souverain, une nation entière, toute la terre ; il les comparait ensuite à ce chirurgien logé à l’angle d’un carrefour et dont la boutique s’ouvrait sur deux rues. Ce chirurgien sortait par une porte et blessait les passants ; puis il rentrait subitement et ressortait par l’autre porte, pour panser ceux qu’il avait blessés ; avec cette petite différence que l’homme de l’encoignure guérissait en effet le mal qu’il avait fait, au lieu que le prêtre n’accourt que pour l’augmenter.

Rousseau passera ici une quinzaine ; il y attendra le départ de M. Hume, qui le conduira en Angleterre et l’installera à Pelham, petit village situé sur les bords de la Tamise, où il jouira du repos, s’il est vrai qu’il le cherche. M. de Saint-Lambert a dit de lui un mot charmant : Ne le plaignez pas trop ; il voyage avec sa maîtresse, la Réputation.

À l’heure où je vous écris, vous êtes seule avec maman, et vous faites la fable du Pigeon sédentaire et du Pigeon voyageur. Où sont-elles à présent ? Les chemins son bien mauvais ! Elles auront bien souffert du froid ! Mlle Mélanie arrivera huit jours trop tard pour entendre le Pantaleone.

Vous me faites bien plaisir de m’apprendre que je pourrai voir la chère sœur sans courir le risque de rencontrer Mlle Boileau. Je crains celle-ci comme le feu. J’ai tort avec elle ; mais je suis plus embarrassé que fâché de ce tort-là.

On a beau battre cette pauvre petite sœur, elle ne se fait point aux coups ; cela est malheureux. Il y a bien pis, c’est qu’elle s’amuse à se battre elle-même, quand les autres sont las.

Vous faites trop d’honneur à ma pénétration. Quand on a un peu d’habitude de lire dans son propre cœur, on est bien savant sur ce qui se passe dans le cœur des autres ; combien de prétextes honnêtes que j’ai pris dans ma vie pour de bonnes raisons ! Cet examen assidu de soi-même sert moins à rendre meilleur qu’à apprendre que ni soi ni les autres ne sont pas trop bons. Voulez-vous que je vous dise le dernier mot sur la petite sœur ? Il n’y a plus de ressource pour elle que dans la caducité de l’homme. C’est un oiseau que cette petite sœur, et nous ne sommes plus dans l’âge où l’on tire au vol. Cela me rappelle un propos bien plaisant qu’elle ne lui tiendra pas. Un homme pressait très-vivement une femme, et cette femme soupçonnait que cet homme n’avait pas la raison qu’il faut pour être pressant ; elle lui disait : « Monsieur, prenez-y garde, je m’en vais me rendre. » Passé cinquante ans, il n’y en a presque aucun de nous que cette franchise n’embarrassât. Faites-en l’essai dans l’occasion, et vous verrez. J’en excepte cependant les prêtres et les moines, parce qu’il y a des grâces d’état.

Et pourquoi donc est-ce que la petite sœur n’a pas voulu se charger de la commission fâcheuse ? C’est une maladresse de sa part.

Oh ! ne me dites rien de ce que maman fera ou ne fera pas. Je vous jure qu’elle n’en sait rien elle-même, et que je ne serais pas plus avancé à sa place. Je vois que, quand il s’agit de se faire du mal ou d’en faire aux autres, les honnêtes gens finissent toujours par se donner la préférence. Mais pourquoi lisez-vous comme cela aux autres ce que je n’écris qu’à vous ? Un jour, on craignait que cette confiance ne me mît trop bien avec la nièce ; et moi je crains qu’un jour elle ne mette fort mal avec ses tantes. Je ne veux ni l’un ni l’autre. Vous êtes devenue bien circonspecte ; est-ce que, quand vous vous retenez, vous n’en êtes pas incommodée ?

Je dis toujours, sauf à m’en gronder après : Comment ! don Diego me prendra un mois de suite pour une grue, et je ne lui ferai jamais entrevoir que c’est lui qui l’est ? Cela est trop pénible.

Si j’ai peu vu Mlle Boileau, en revanche j’ai beaucoup vécu avec l’abbé fabuliste[179].

La pièce de Sedaine a été jouée, et jouée avec le succès que j’en attendais[180]. Le premier jour, combat à mort ; les honnêtes gens, les artistes et les gens de goût d’un côté ; la foule de l’autre. Ma bonne amie, ne le dites à personne ; mais je vous jure que ceux qui prônent à présent le plus haut cet ouvrage n’en sentent pas le mérite. Cela est si exquis, si simple, si vrai ! Piscis hic non est omnium. Je suis sûr que Saurin, Helvétius et d’autres ont pitié du public. Mon amie, ou cela est vrai ou cela est faux (je parle de la pièce). Si cela est faux, cela est détestable ; mais si cela est vrai, combien de prétendues belles choses détestables !

Pourriez-vous me dire si je dois payer ? J’ai gagé avec l’abbé que les comédiens feraient retrancher une certaine scène de génie ; les comédiens ne l’ont pas fait retrancher, mais c’est le public. J’ai vu clairement, à la première représentation, qu’entre deux mille personnes il y en avait très-peu qui sentissent le mérite de ce poëme. Il demande un tact bien pur et bien fin. Je n’ai même encore aujourd’hui foi qu’en quelques bonnes âmes d’hommes tout ronds et de femmes sans prétentions, qui en ont été enchantés d’instinct, sans savoir pourquoi. Les gens à protase n’y sont pas. Écoutez bien mon pronostic : Voltaire en dira pis que pendre. Et la cour ? Elle appellera cela du commérage et du caquet ; oui, mais c’est du caquet et du commérage comme Lélius et Scipion étaient soupçonnés d’en dicter à Térence, avec moins d’élégance et plus de verve. C’est le contraire que je voulais dire ; ce sont les terreurs de la tragédie produites avec les moyens de l’opéra-comique. À l’avant-dernière scène, il y a quelques jours qu’une jeune fille s’écria du milieu de l’amphithéâtre : Ah ! il est mort ! Je voudrais bien que cette petite fille-là eût été la mienne. Comme je l’aurais baisée, et devant tout le monde !

Me faire autre ? Oui, en tout, excepté l’amant, auquel je ne veux pas toucher ; il est bien, mais fort bien, qu’en pensez-vous ? Il n’y manque qu’une chose, c’est d’être à côté de celle qu’il aime ; et c’est un défaut dont il est bien pressé de se corriger. Bonjour, bonne amie ; mon respect à maman.


C


Paris, le 30 décembre 1765.


(Le commencement de la lettre manque.)


Elle[181] est logée sur le Palais-Royal, et dans un très-bel appartement. J’ai eu le plus grand plaisir à la revoir, et à la revoir en santé. Nous avons fait déjà une ou deux causeries à perte de vue. La première, ce ne fut que des caresses, de la joie, des questions sans fin sur elle, sur vous, sur madame votre mère. Le retour de don Diego les abrégea. La seconde, nous allions entamer des choses plus intéressantes, lorsque nous fûmes interrompus par Mlle Boileau, qui me cribla de plaisanteries, moitié douces, moitié amères. Mais, Dieu merci, m’en voilà quitte ; à moins qu’avec le temps et les mêmes négligences je ne donne lieu aux mêmes reproches ; ce qui pourrait bien arriver. Je suis incorrigible sur les choses qui ne cadrent point avec mes principes, bons ou mauvais. Je lui ai fait lire votre rêve, à cette petite sœur, et elle trouve que vous rêvez avec plus de sens commun que les autres n’en ont éveillés ; et puis nous étions en train de discuter l’affaire des maisons, lorsque M. de … arriva. Je crus qu’il était honnête de laisser ensemble des gens qui ne s’étaient vus depuis si longtemps, et qui devaient avoir beaucoup de choses à se dire, toutes celles qu’ils s’étaient écrites. J’allai voir Mme et Mlle de Blacy ; elles m’ont paru se bien porter l’une et l’autre.

Vous savez sans doute que Fayolle s’est marié ; je n’entends rien à cet enfant-là. Il a la meilleure conduite avec les indifférents, et la plus mauvaise avec ses parents. Tous les Cayennois, qui sont occupés ici à s’entre-accuser, s’accordent à en dire du bien. M. Aublet[182] est de retour. Croyez-vous que cette gibecière que nous vîmes partir avec Fayolle, si à contre-cœur, lui a été d’un grand secours ? C’est M. Aublet qui me l’a dit. Ces insulaires sont sots et ennuyés. Ils ont le plus grand besoin d’être amusés, et on les émerveille à peu de frais.

J’attends les ordres de Mme d’Holbach, qui m’a promis de me voiturer à Versailles où je trouverai M. Dubucq, premier commis de la marine pour les colonies, tout disposé à m’accorder ce que j’ai à lui demander pour le petit cousin. La première chose, c’est qu’il soit conservé dans son poste ; la seconde, c’est qu’on lui donne un brevet d’écrivain. La première est de justice ; l’autre est de grâce. Nous verrons. Par la même occasion, je tourmenterai M. Rodier pour cette Mme du Bois à qui j’ai fait un enfant sans l’avoir jamais vue. Songez à votre santé. La mienne est une de ces choses rares dans ce monde, dont on ne vient point à bout.

Je suis bien loin de vos camisoles et de vos flanelles. Tâchez de me persuader auparavant d’avoir du feu.

Ce logement sur le Palais-Royal est bien séduisant. Je ne vous conseille pas de le voir, si vous ne voulez pas l’habiter. Mais si, dans l’incertitude sur le temps où la rue Sainte-Anne sera habitable, on obtenait du propriétaire de prolonger le bail de six mois, et qu’on l’obtînt ; si vous étiez maîtresse de la location ; si, ce prix une fois fixé à votre volonté, on ne l’augmentait pas, quoique celui de la location totale fut de cinq mille francs ; si l’on déterminait le principal locataire de Mme de Blacy à la garder neuf mois en lui payant le loyer d’un an ! n’allez pas me dire qu’il serait malhonnête d’être logés, sans entrer à proportion dans le prix de la location entière. Ce serait une délicatesse bien mal entendue. Encore vaut-il mieux qu’il leur en coûte cinq mille cinq cents, moins quinze ou seize cents livres, que cinq mille cinq cents livres. Avec ces précautions, on risquerait un déménagement de moins, la rue Sainte-Aime s’arrangerait ; on s’y établirait, ou l’on ne s’y établirait pas, selon que le logement plairait ou déplairait. Le gîte de Meudon m’est plus assuré que jamais. La robe de chambre tant plus que jamais. J’aime mon cabinet et mes livres plus que jamais ; et nous sommes presque convenus, la petite sœur et moi, qu’elle ne m’arracherait à ma solitude que dans les cas urgents. Savez-vous quand elle n’aura qu’un cri après moi ? C’est lorsque les liens qui commencent à l’enlacer auront fait tant de tours autour d’elle, qu’il n’y aura presque plus moyen de l’en débarrasser.

Adieu, mon amie, portez-vous bien ; recevez le serment que je vous renouvelle, de vous aimer tant que je vivrai. Présentez pour moi à madame votre mère les mêmes souhaits que vous lui ferez en votre nom ; c’est demain le dernier jour de l’an ; c’est demain que je vous aurais accablée de baisers, c’est le jour de demain qui eût été un beau jour ! Mais ne pensons pas trop à cela : adieu, adieu, cela fait du mal.


CI


Paris, le 18 janvier 1766.


Il me prend une bonne envie de vous gronder ; comment ! vous êtes quinze jours sans entendre parler de moi, et vous ne vous en plaignez pas ? Ah ! mon amie, l’absence opère ; vous m’aimez moins ; vous vous souciez moins d’entendre parler de moi ; vous me faites entrevoir un temps où vous pourriez vous en passer tout à fait ; et un peu plus éloigné où peut-être… Mon amie, ne vous affligez pas : je ne pense pas ce que je vous dis là. Vous avez de l’indulgence pour mes affaires. C’est ma situation seule que vous accusez, et vous avez la délicatesse de n’en pas accroître le désagrément par vos reproches. Vous attendrez toujours mes lettres avec impatience ; vous les lirez toujours avec plaisir. Ce sera la principale allégeance de votre ennui, dans l’exil où je vous vois condamnée à vivre. Qu’il est triste à présent, cet exil ! Endurez-le, mon amie ; endurez-le encore un moment ; bientôt celui qui vous aime, celui que votre cœur désire, vous apparaîtra, et sa présence dissipera toute la tristesse qui vous environne.

Nous avons passé trois jours de suite ensemble, la chère sœur et moi. Elle avait été malade ; elle commençait à recouvrer sa santé lorsqu’elle s’est avisée, par une complaisance assez déplacée, de fixer une indisposition qui tirait à sa fin. Don Diego avait invité douze personnes à dîner ; elle descendit dans une petite salle à manger où elle fut exposée aux alternatives du froid et du chaud, et au bruit de la redoutable poitrine de Soufflot, qui ne cessa pas de tonner trois ou quatre heures de suite à ses oreilles délicates ; elle remonta avec un mal de tête à devenir folle ; la fièvre survint. La nuit fut abominable ; la matinée ne fut pas meilleure ; et il lui reste encore aujourd’hui un torticolis qui n’est guère moins douloureux qu’incommode. Comme si ce n’était pas assez que son indisposition, elle a encore trouvé le secret de se faire une tracasserie domestique. Oh ! pour cette fois-ci, don Diego avait raison ; et je trouve qu’elle s’est conduite ou comme une femme galante des plus lestes, ou comme une coquette qui a projeté de renverser la tête à son mari, ou comme une étourdie qui ne prévoit les conséquences de rien. Imaginez qu’elle avait envie de voir le Philosophe sans le savoir ; c’est le titre de la pièce de Sedaine ; elle avait donc chargé l’ami Gaschon de prendre une loge louée. Gaschon tombe malade de son côté, elle du sien, et la voilà occupée à chercher pratique pour ses billets. Elle y réussit. Le mercredi matin, jour de l’ouverture du théâtre, Mme Trouard, qui en avait pris deux, lui en fait demander un troisième ; elle pense en elle-même que M. de … n’en a pris un que par égard pour elle, et qu’il ne se soucie guère d’aller au spectacle, surtout un jour d’Académie, et la voilà qui écrit à M. de … que peut-être il emploierait mieux sa soirée ailleurs que dans une loge, et que s’il voulait lui renvoyer son billet, ce serait un moyen pour elle de faire un heureux. M. de … renvoie son billet de loge, et vient passer la soirée avec la chère sœur ; tandis que le mari, qui avait gardé le sien, se rend à l’extrémité de Paris, où il avait affaire ; au spectacle, où il n’arrive que vers la fin du dernier acte, et où il n’aperçoit point le seul homme dont l’absence pouvait l’intriguer. Aussitôt les soupçons lui brouillent la cervelle ; il revient ; il apprend que M. de … a passé la soirée chez lui, et tout le reste. Jugez de sa belle humeur ! Il ne manquait à cela qu’un hasard qui eût fait tomber le singulier billet à M. de … entre les mains du mari, et que le présent du mari le lendemain, lorsque la chère sœur faisant à Gaschon le petit dénombrement de ceux qui avaient occupé la loge, et lui nommant M. de…, Fanfan ajouta tout de suite : Il a bien mieux aimé venir prendre les mains à maman que d’aller à la comédie. En vérité, il n’était pas impossible que toutes ces circonstances se réunissent.

M. Suard est marié d’hier. Depuis environ un mois qu’il m’a confié cette folie qu’il vient de consommer, je porte un malaise dont je ne suis pas encore quitte. Suard est un homme que j’aime ; c’est une des âmes les plus belles et les plus tendres que je connaisse ; tout plein d’esprit, de goût, de connaissances, d’usage du monde, de politesse, de délicatesse. Qu’un Carmontelle, qu’un comte de Nesselrode, qu’un Grimm même se marient, je ne serai point inquiet de leur bonheur. Les premiers sont des pierres, et le dernier, quoique sensible, a tant de courage, de ressource, et de fermeté ! Mais Suard, le triste, le délicat, le mélancolique Suard ! S’il n’a pas le cœur blessé de cent piqûres avant qu’il soit un mois, il faut que sa femme soit capable d’une attention bien rare. Lorsqu’il me consulta, je lui tins deux propos bien effrayants ce me semble. « N’avez-vous pas été, lui dis-je, autrefois renfermé dans un cachot ? Eh bien, mon ami, prenez garde de vous rappeler ce cachot et de le regretter. » J’ajoutai que je l’avais vu, il y a quelque temps, rôder sur les bords de la rivière ; que, quoiqu’il me fût cher et que je fusse vivement touché de son état, il m’avait causé moins d’inquiétudes qu’aujourd’hui ; car, après tout, ce n’était qu’un mauvais moment. Je l’invitai ensuite à venir passer une matinée chez moi où nous causerions plus à notre aise d’une affaire qui demandait d’autant plus de réflexion, qu’elle ne laissait à l’homme malheureux aucune ressource ; il me promit, et ne vint pas. J’ai entendu dire depuis qu’il y avait des raisons d’honneur et de maladresse. On ajoute que sa femme est très-jolie, et que, quand on était occupé à lui démontrer qu’on l’aimait, rien n’était plus facile que de pousser la démonstration trop loin. Mais j’ai l’âme malade. Je n’ai pas le courage de plaisanter. Il a peu de fortune ; ce qu’il a en est précaire ; elle n’en a, elle, ni précaire ni autre. Il est paresseux, fastueux, élégant, généreux ; elle est jeune, folle, gaie, dissipatrice, fastueuse, élégante. Les enfants viendront. Plus j’y réfléchis, plus cet homme me paraît perdu. Grimm prétend que s’il ne s’est pas noyé, ce n’est qu’une partie remise. Il y a quelques jours que je disais à la Baronne que ce maudit mariage était un de ses forfaits.

Il me semble que vous ne vous intéressez plus guère à mon jeune amoureux. Oh ! il lui est arrivé une aventure à laquelle vous ne vous attendez guère, et qui était bien propre à nous rattacher à la vie. La femme dont il s’agissait a une amie intime ; cette amie, le jour de l’an, avait fait des cornets de dragées qu’elle distribuait en étrennes. Elle en offrit un à mon jeune amoureux. Mais savez-vous quel papier faisait son cornet ? Ce papier était une lettre de sa déesse, où elle disait le diable de lui. Je l’ai vue, je l’ai tenue, cette lettre ; et ce qu’il y a de singulier, c’est que cela ne s’est point fait de concert ; qu’il n’y a que de l’étourderie, du hasard, nulle méchanceté. La preuve, c’est que les deux amies s’en sont arraché les yeux, et que l’étourdie en a été dans le plus grand désespoir. Nous pensions bien qu’on mettrait tout en œuvre pour replâtrer cela. On n’y a pas manqué. Nous, de notre côté, nous avons joué l’indignation, le mépris, la rupture, et nous continuons. Nous n’allons plus au rendez-vous ; quand nous y allons, nous n’y restons qu’un moment. Plus de soupers ; des égards, de l’honnêteté, de la politesse ; mais pas un mot doux. Cependant on étouffe ; on jette des mots que nous n’entendons pas ; nous sommes d’un renchéri du diable. On fait semblant de se rejeter de l’autre côté ; on cherche à nous donner de la jalousie que nous ne prenons pas, d’autant moins que l’autre côté a soupçonné sinon la chose, du moins quelque chose qui en approche, et qu’il ne se prête point du tout au rôle qu’on veut lui faire jouer. Celui-ci, parlant de lui, de mon jeune homme et du mari, disait à la dame : « Qu’avez-vous donc, madame ? Vous rêvez ; vous avez un air triste, désolé ; on dirait d’un vaisseau battu par trois tempêtes. »

Bonsoir, mon amie. L’amour franc, honnête, vrai, tel que celui que nous nous portons, est le seul qui puisse être heureux. Aimons-nous comme toujours.


CII


Paris, le 3 février 1766.


Je vous donne, à vous et à votre maman, à deviner en cent ce qui m’occupe maintenant. Les artistes m’ont chargé du projet du tombeau que le roi a ordonné pour le Dauphin[183]. Moi ! moi ! silence là-dessus. Il ne faut point gâter un service par une indiscrétion. J’en suis à ma troisième tentative. Vous me direz celle qui vous plaît le plus ; il faut savoir d’abord que le monument doit être placé au milieu de la cathédrale de Sens, et qu’il doit avoir un rapport visible à la réunion des deux époux. Voici le premier :

J’élève une couche funèbre. Sur cette couche funèbre, je suppose deux oreillers. L’un de ces oreillers reste vacant. La tête de l’époux repose sur l’autre. Il dort de ce sommeil doux et tranquille que la vertu et la religion ont promis à l’homme juste. Il a un de ses bras mollement étendu ; de l’autre, il se presse doucement la cuisse, comme un époux qui s’est retiré le premier, et qui ménage une place à son épouse. Les anciens s’en seraient tenus à cette seule et unique figure sur laquelle ils auraient épuisé tout leur savoir. Mais les modernes veulent être riches ; ils ne sentent pas que la richesse est la mort du sublime. Pour me plier à leur mauvais goût, j’enrichis donc ; mais j’enrichis avec force, noblesse et grandeur. Je place au chevet du lit la Religion. Elle a un bras appuyé sur sa large croix. La main de ce bras montre le ciel de l’index. L’épouse est à côté d’elle, un bras appuyé sur la cuisse de la Religion, en disant de l’autre : Voyez, il me fait place ; il m’appelle. L’Amour Conjugal, placé de l’autre côté, l’invite à se reposer auprès de son époux ; mais la Religion interpose sa main, et lui dit : J’approuve votre douleur ; mais il faut attendre l’ordre d’en haut. Cependant la France, assise aux pieds de la couche, et le dos tourné à la scène, médite sur la perte qu’elle vient de faire. Elle tient le plus petit des enfants caché dans son giron. L’un des deux autres a la main posée sur l’épaule de son père. Il a la bouche ouverte ; il crie ; il l’appelle avec douleur et effroi. L’aîné, debout, attache ses regards sur la Religion ; il attend de sa bouche un mot qui lui conserve sa mère. J’ajoute que si l’on trouve le monument trop riche, on n’a qu’à supprimer la France et les trois enfants, et qu’il n’en sera que plus simple et plus beau. Je n’entre point dans le caractère, la position, les différents groupes, les vêtements, le mouvement ; l’action de ces figures. J’ai donné toutes ces choses de technique : je ne vous expose que l’idée.

Ce premier monument montre le moment du sommeil. J’ai voulu montrer, dans le second, celui du réveil, le moment du triomphe de la vertu à la venue du grand jour. Je place au pied de la couche funèbre un grand ange qui sonne le réveil des morts. L’épouse et l’époux se sont, réveillés. Ils se reconnaissent avec une joie mêlée de surprise. L’époux a un de ses bras jeté sur les épaules de sa moitié. Ils se disent : Ah ! c’est vous ! Je vous revois, je ne vous perdrai plus ! Ils se sont relevés de dessus leurs oreillers. Ils sont assis au chevet du lit funéraire ; du côté de l’épouse, c’est l’Amour Conjugal qui rallume ses flambeaux en les secouant l’un sur l’autre ; du côté de l’époux, c’est la Religion, une main posée sur l’épaule de l’Amour Conjugal, son visage tourné et son second bras étendu vers une autre figure assise de son côté sur les bords de sa couche. Cette autre figure, c’est la Justice éternelle, les reins ceints du serpent qui se mord la queue, les pieds posés sur les attributs de la grandeur humaine éclipsée, ayant sur les genoux les balances où elle pèse les actions des hommes, et présentant à la Religion deux couronnes d’étoiles. Ou je me trompe fort, ou vous trouverez mes images grandes.

Voici le troisième monument que je propose. Imaginez un caveau. Une figure effrayante s’élève de ce caveau ; en s’élevant, elle soulève de l’épaule la pierre qui le couvre. Cette figure, c’est la Maladie : c’est celle dont le Dauphin est mort. Elle appelle ; elle fait le signe impérieux de descendre. Le Dauphin, debout sur le bord du caveau entr’ouvert, ne la regarde ni ne l’écoute : il est tranquille ; il a le visage tourné vers son épouse ; il la console en lui montrant ses enfants. La Dauphine a un de ses bras entrelacé avec celui de son époux. Elle se couvre les yeux de son autre main ; elle semble craindre de laisser tomber ses regards sur des objets qui peuvent l’attacher à la vie. Les enfants lui sont présentés par la Sagesse. Elle en a deux devant elle : ce sont les plus jeunes. L’aîné est par derrière, ses deux bras appuyés sur l’épaule de la Sagesse, et la tête penchée sur ses deux bras. Tout près de cet enfant, on voit la France prosternée vers les autels, et implorant le secours du ciel.

Choisissez, mesdames. Si aucun des trois ne vous convenait, proposez-moi vos difficultés. Faites mieux ; s’il vous venait quelque nouvelle idée, dites-la-moi. J’en rumine une quatrième, où je voudrais que l’époux dît aux hommes : Apprenez à mourir ; et où l’épouse dît aux femmes : Apprenez à aimer. S’il vous venait quelques moyens de rendre ces deux mots sensibles, vous me feriez vraiment plaisir de me les communiquer, car la chose me paraît vraiment difficile.

Beau passe-temps, me direz-vous, que de promener son imagination parmi des tombeaux ! Pardon, mesdames ; mais aussi pourquoi êtes-vous des femmes fortes ? je vous jure que je n’en connais pas deux autres au monde à qui j’eusse osé demander le même service ; quoique ce genre de poésie auquel j’ai donné quelques instants ne m’ait point du tout attristé. À tout hasard, s’il m’est arrivé de jeter du noir dans vos têtes, l’abbé de Boufflers va m’aider à le dissiper. Voici des bouts-rimés qu’il a remplis :


Enfants de saint Benoît, sous la guimpe et le froc.
Du calice chrétien savourez l’amertume.
Vous, musulmans, suivez votre triste coutume :
Buvez de l’eau, tandis que je vide mon broc.
Par vos raisonnements, moins ébranlé qu’un roc,
Je crains peu cette mer de soufre et de bitume

Où vos sots docteurs ont coutume
De noyer les Césars et les rois de Maroc.
Quel que puisse être le maroufle
Que vous nommez pape ou mufti,
Je ne baiserai point son cul, ni sa pantoufle.
Prêtres noirs qui damnez Marc-Aurèle et Zampti,
Par qui Confucius comme un lièvre est rôti.
Le diable qui les brûle est celui qui vous souffle.


Ces diables, ce bitume, ces prêtres vous chiffonnent-ils encore l’imagination, et voulez-vous quelque chose de plus gai, de plus fou ? Voici une autre pièce adressée à sa sœur :

Vivons en famille :
C’est le destin le plus doux
De tous.
Nous serons, ma fille.
Heureux sans sortir de chez nous.
Les honnêtes gens
Des premiers temps
Avaient d’assez bonnes mœurs ;
Et sans chercher ailleurs,
Ils offraient leurs cœurs
À leurs sœurs.
Sur ce point-là nos aïeux
N’étaient point scrupuleux.
Nous pourrions faire,
Ma chère,
Aussi bien qu’eux,
Nos neveux[184].


Les suivants ont été faits pour une jeune personne née le jour du solstice d’été :


On vous ébauchait en automne,
On vous achève dans l’été.
Vous pourriez ressembler à Cérès ou Pomone ;
Mais, à dire la vérité,
Vous tenez de plus près à Flore qu’à personne.

Tout l’univers fit son devoir,
Au moment où vous êtes née.
Le soleil s’arrêta pour vous mieux recevoir,
Et toute la terre étonnée
A trouvé que les jours les plus longs de l’année
Sont encor trop courts pour vous voir.


En voilà dont la délicatesse demande grâce pour les précédents, et mérite de l’obtenir. Moi, je suis bon ; je pardonnerais en leur faveur même aux quatre qui suivent. Ils ont été faits et envoyés sur une carte à une femme qui avait engagé M. de Choiseul à écrire une satire contre lui :


Pour me déchirer quelque femme,
Choiseul, t’a payé sûrement ;
Et je gagerais sur mon âme
Qu’elle t’a payé largement.


Mme Le Gendre prétend que vous n’entendrez pas ceux-là. Bonsoir, mon amie. Dites-moi donc que vous m’aimez comme vous me l’avez dit la dernière fois ; cela me fait si aise ! La chère sœur est toujours malade. C’est bien sûrement la coqueluche qu’elle a prise de son fils.


CIII


Paris, le 20 février 1766.


Vous aimeriez mieux qu’il n’y eût ni France ni enfants ? Eh bien ! c’est tout juste ce que je leur avais laissé la liberté d’ôter ; quoique le plus jeune, caché entre les genoux de la France, pût un jour devenir une prophétie.

Mon amie, quand on compose ou quand on juge un monument religieux, il faut se prêter au système. Si vous étiez un peu conséquente, le premier, où l’on voit une Religion qui arrête la Tendresse conjugale en lui montrant le ciel, perdrait aussi son intérêt et son pathétique. Les anciens, qui savaient que la richesse est l’ennemie du sublime, s’en seraient tenus aux deux oreillers et à la seule figure de l’époux qui se range ; car cette figure est vraiment sublime. Pour le sentir, supposez que vous soyez l’épouse, et que vous regardez cet homme qui dort, qui se presse doucement la cuisse et qui vous fait place. Supposez seulement que ce soit ce frère si chéri !

Si vous considérez le second monument en place, cet ange qui annonce le grand jour, tourné vers la porte du temple ; cette Justice éternelle, ceinte du serpent qui se mord la queue, ayant sur ses genoux la balance dont elle pèse les actions des hommes et les palmes dont elle couronne le juste, les attributs de la grandeur humaine éclipsée sous ses pieds ; vous trouveriez cela beau, parce que cela est vrai, grand et beau. Quand je dis vrai, c’est dans le système.

Le rapport du troisième avec celui de Pigalle est bien léger ; d’ailleurs cette Maladie, qui pousse la pierre de son épaule, est terrible. Cet époux, qui ne la voit ni ne l’écoute, marque un bien parfait mépris de la vie ; et ces enfants, présentés à l’épouse par la Sagesse, sont tout à fait touchants.

J’aurais bien rendu palpables les deux mots : Apprenez à mourir, apprenez à aimer ; mais c’est par un moyen trop simple, trop au-dessus de notre goût pour être adopté ; deux spectateurs, un homme debout qui regarderait l’époux avec un étonnement sérieux et pensif ; une femme à ses pieds, qui regarderait l’épouse avec une admiration mêlée de douleur et de joie. J’y avais pensé.

Au reste, Cochin m’écrit de ces trois projets, que je lui ai envoyé trois enfants bien forts, bien beaux, bien vigoureux, mais bien difficiles à emmaillotter. Il ajoute que ce ne sera pas lui qui choisira ; mais la cour, où il y a beaucoup de flatteurs et peu de gens de goût. Il craint que le mauvais goût, aidé de la flatterie, ne demande que ces figures soit ressemblantes ; ce qui rendrait le monument plat et maussade. Je réponds que des ressemblances légères, dont la poésie disposerait à son gré, en donnant à la scène un caractère naturel et vrai, ne la rendrait que plus belle et plus pathétique ; que les physionomies changent bien en dix ans, et que, quand elles resteraient ce qu’elles sont à présent, plus les figures seront grandes, nobles et belles, plus la flatterie les retrouvera ressemblantes.

Pour éviter cet écueil des ressemblances, Cochin a demandé qu’en conservant toujours la condition donnée de la réunion future des deux époux, je lui en imaginasse un quatrième où il n’y eût que des figures symboliques. Je l’ai fait, et le voici.

Élevez un mausolée. Placez-y deux urnes, l’une fermée et l’autre ouverte. Asseyez entre ces deux urnes la Justice éternelle qui pose d’une main la couronne et la palme éternelles sur l’urne fermée, et qui tient sur son genou, de l’autre main, la couronne et la palme éternelles dont elle couvrira un jour l’urne ouverte. Voilà ce que les anciens auraient appelé un monument.

Imaginez près de ce monument la Religion debout, foulant aux pieds la Mort et le Temps. La Mort, enveloppée de ses longs draps et la face tournée contre terre ; le Temps, dans une attitude contraire, courroucé d’un monument élevé de nos jours à la tendresse conjugale, et le frappant de sa faux qui se met en pièces.

La Religion montre les urnes à la Tendresse conjugale, et lui dit : Là repose sa cendre ; là doit un jour reposer la vôtre, et les mêmes honneurs qu’il a reçus vous sont destinés.

La Tendresse conjugale, désolée, a le visage caché dans le sein de la Religion ; elle a laissé tomber à ses pieds les deux flambeaux, dont l’un est éteint et l’autre brûle encore. Un bel et grand enfant tout nu, symbole de la famille, s’est saisi d’un de ses bras sur lequel il a la bouche collée.

Voilà celui qui plaît le plus à Cochin. L’idée des urnes lui paraît noble et ingénieuse ; cette Mort foulée aux pieds par la Religion, et ce Temps courroucé contre le monument, deux figures parlantes ; et ce grand et bel enfant tout nu forme, avec les deux autres figures, un groupe vraiment intéressant. Vous vous doutez bien que la faux brisée lui a tourné la tête.

J’en ai un cinquième ; et celui-là, je l’appelle le mien. Peut-être ne sera-t-il pas le vôtre. Je n’en conclurai rien que la diversité de nos goûts. J’aime les impressions fortes, et le tableau que je vais vous décrire fait frémir.

Imaginez un mausolée au haut duquel on arrive par des degrés. Là, je suppose un cénotaphe ou tombeau creux où l’on n’aperçoit que le sommet d’une tête couverte d’un linceul, avec un grand bras nu qui pend au dehors.

La Tendresse conjugale a déjà franchi les premiers degrés et se hâte d’aller saisir ce bras.

La Religion l’arrête, en lui montrant le ciel ; tandis qu’un grand enfant tout nu, sur lequel la Tendresse conjugale a tourné tendrement ses regards, la retient par un des pans de son vêtement.

L’enfant a la tête tournée vers le ciel et pousse des cris.

À quoi sert, s’il vous plaît, que ces gens-là souffrent dans leurs palais le gladiateur qui expire, Niobé, les enfants de Latone percés de traits, et le Laocoon déchiré par des serpents, s’ils en détournent leurs yeux ? Pour moi, voilà ce que j’appelle de la sculpture.

Mais il faut dissiper ces images tristes par quelque chose de gai. On disputait, il y a quelques jours, sur les vanités dont les hommes sont les plus entêtés. Quelqu’un prétendit qu’il n’y en avait aucune dont l’ivresse fût plus violente que celle de la vanité littéraire. Pour nous le prouver, il nous disait qu’à Rome les cardinaux ont des espions qui viennent leur rapporter tout ce qui se débite sur leur compte. Il faut supposer un de ces cardinaux à son bureau écrivant, et l’espion debout devant lui.


le cardinal.

Eh bien ! qu’est-ce qu’on dit ?

l’espion.

Seigneur, on dit… on dit…

le cardinal.

Vous plairait-il d’achever ? On dit …?

l’espion.

On dit que vous avez un page charmant qui se porte mal, et que c’est de votre faute.

le cardinal, continuant d’écrire.

Cela n’est pas vrai. C’est moi qui suis malade, et c’est de la sienne.

l’espion.
On ajoute que le cardinal un tel a voulu vous enlever ce page charmant, et que vous l’avez fait assassiner.
le cardinal, écrivant toujours.

Ce n’est pas du tout pour cela.

l’espion.

On parle de votre dernier ouvrage, et l’on assure qu’il est mauvais, et que c’est un autre qui l’a fait

le cardinal, cessant d’écrire et se levant avec fureur.

Eh ! pourriez-vous, monsieur le maroufle, me nommer quelques-uns de ces gens-là ?


Avez-vous jamais entendu parler d’une demoiselle Basse, danseuse d’Opéra ? Elle était entretenue et, qui pis est, aimée par un M. Prévôt que vous connaissez. Il se présente un grand parti pour ce jeune homme ; de la beauté, de la jeunesse, de l’esprit, des talents : cela ne se refuse pas sans quelque raison secrète. Les parents suivent la conduite de leur fils. Ils découvrent l’intrigue. La mère du jeune homme s’adresse à Mlle Basse, et la conjure de fermer sa porte à son fils et de se joindre à une famille désespérée pour ramener son enfant. Elle le promet ; mais pour un moyen qu’elle avait d’éloigner son amant, celui-ci en avait cent de se rapprocher d’elle. Elle finit par se mettre au couvent. Le jeune homme se marie. La mère va trouver Mlle Basse et lui présente un contrat. Mlle Basse le refuse, et dit à Mme Prévôt qu’elle avait plus de fortune qu’il ne lui en fallait pour le parti qu’elle avait résolu de prendre : le lendemain, en effet, elle se fait carmélite.

Nous avons achevé l’histoire de Mlle Basse. Nous prétendons qu’un de ces matins elle sautera par-dessus la clôture, et que Mme Prévôt ira lui porter, dans un grenier, le contrat qu’elle a refusé et qu’elle acceptera.

M. le marquis de Gouffier s’est entêté de Mlle d’Oligny. Il lui a fait faire les propositions les plus folles qu’elle a refusées. Il s’est offert à l’épouser. Mlle d’Oligny a répondu qu’elle serait honteuse d’être sa maîtresse, et qu’il serait honteux d’être son mari. Le marquis, un de ces jours qu’au sortir de la Comédie elle s’en retournait chez elle avec sa mère, renverse la mère par terre, tandis que quatre estafiers, dont il était accompagné, se saisissent de la fille et la jettent dans un fiacre. La mère crie, la fille crie. Le fiacre ne veut pas marcher. La garde vient ; on arrête les ravisseurs. L’affaire est jugée à Versailles, et le marquis enfermé.

Êtes-vous encore parmi les tombeaux ? Voyez-vous toujours cette tête couverte d’un linceul, et ce grand bras nu qui pend ? Tâchons d’effacer de votre imagination les mausolées, en y élevant un autel, et en vous montrant devant cet autel les jeunes époux. J’avais autrefois un ami qui ne manquait pas un mariage. Pour peu que la mariée fût jolie, le gros Bouchant, c’est le nom de l’homme en question, disait, au moment de l’anneau, avec une mine et un ton d’humeur difficiles à rendre : Ah ! le bourreau !

Une mademoiselle Fiteau, fille d’un maître des comptes, était promise à un quidam qu’on ne nomme pas. Voilà le contrat passé, et le jour du sacrement venu. Le matin, l’époux futur se ravise. Il trouve qu’il manque trente mille francs à la dot de Mlle Fiteau ; il en dit les raisons au père. Le père trouve ces raisons bonnes, et promet les trente mille francs. On conduit les époux à l’autel. L’époux, interrogé s’il accepte mademoiselle pour sa femme, répond que oui, à condition que celui-ci se ressouviendra de la promesse qu’il lui a faite. La demoiselle, interrogée ensuite si elle accepte monsieur pour époux, répond : « Non, non non ; je ne serai jamais à un homme qui se rappelle, dans ce moment-ci, un sentiment d’intérêt, et qui a l’indécence de le montrer à mon père. »

Le paragraphe qui suit est pour vous.

La santé de la petite sœur n’est guère meilleure : elle avait encore de la fièvre ce soir. Cependant la toux me semble un peu plus moelleuse. Il est survenu depuis trois jours une diarrhée dont j’avais espéré plus de soulagement. Je crains que la poitrine ne s’affaisse, et le médecin le craint apparemment aussi, puisqu’il attend la cessation de la fièvre pour ordonner le lait de chèvre. L’époux est plein d’attentions ; je ne ferais pas mieux à sa place. L’enfant est guéri. J’ai passé la soirée avec Vialet. Ah ! je voudrais être à côté de vous. Je péris ici de chagrin, d’impatience et d’ennui.


CIV


À Paris, ce 8 septembre 1767.


Vous ne faites rien du tout, tendre amie, de ce que je vous ai demandé. Je voulais un détail circonstancié de votre voyage ; vous me l’aviez promis ; et vous vous croyez quitte en m’écrivant : « Nous sommes arrivées à deux heures du matin à Châlons. La belle dame a un peu dormi ; maman a été tourmentée de sa colique. » Réparez ce laconisme-là, s’il vous plaît. Le jeudi matin, j’allai savoir de Mme de Blacy à quelle heure vous étiez parties ; de là au Salon, où j’employai mon temps à louer un peu, à blâmer beaucoup, jusqu’à deux heures que je me rendis chez Mme Le Gendre ; elle avait le cœur bien gros de vous savoir évadées sans l’en avoir prévenue, sans lui avoir dit adieu. « On trouve, disait-elle, toujours bien un moment à travers les embarras et les soins d’un départ ; on l’aurait bien trouvé autrefois, mais l’on ne m’aime plus. » Je lui répondis qu’à neuf heures du soir, vous ne saviez pas encore si vous auriez des chevaux pour le lendemain, et que rien n’était plus incertain que le moment de votre départ ; qu’il pouvait se faire à la minute ou être différé de deux ou trois jours.

Je lui ramenais Mme de Blacy qu’elle avait invitée et qui s’en était excusée. Nous dînâmes ; nous dînâmes gaiement ; nous passâmes tous ensemble une partie de la soirée : M. de … y était et nous nous aperçûmes, Mme de Blacy et moi, que le froid instituteur et la mère coquette faisaient bien du chemin en s’en apercevant ou sans s’en apercevoir. Nous nous séparâmes de bonne heure, parce qu’il fallut remettre à son couvent une amie de Mme Le Gendre. Celle-ci est une jolie enfant et qui a le cœur beaucoup plus tendre qu’on ne l’imagine. En arrivant, je la trouvai qui pleurait de ce qu’on différait trop à aller chercher son amie. La mère l’en grondait, et moi je lui en faisais compliment.

Le lendemain, c’était vendredi, autre séance aux tableaux où il y a quelques belles choses qui perdent à l’examen. Je sortis de là pour aller dîner au restaurateur de la rue des Poulies ; on y est bien, mais chèrement traité. L’hôtesse est vraiment une très-belle créature. Beau visage, plutôt grec que romain ; beaux yeux, belle bouche, ni trop, ni trop peu d’embonpoint, grande et belle taille, démarche élégante et légère ; mais vilains bras et vilaines mains[185].

De là, j’allai passer la soirée chez Van Loo, qu’on avait saigné du bras et qu’on a depuis saigné du pied pour un mal de tête violent dont la cause est une dartre rentrée. Cette grosse bête de Lamotte, son médecin, ne voit pas que tant que la maladie cutanée ne reparaîtra pas, il tirerait à son malade jusqu’à la dernière goutte du sang vicié, qu’il ne le guérirait pas.

J’allai souper rue Neuve-Saint-Augustin où nous parlâmes beaucoup de vous. C’est vraiment un amoureux de toute pièce. Il ne s’accommode pas de l’absence : il est triste, mélancolique, ennuyé et jaloux. Je m’amusai, avec ce sang-froid que j’ai quelquefois, à le désespérer, en mettant les choses au pis aller, et en ne voyant aucun inconvénient à ce que M. d’Estaing mît des conditions à l’avancement des deux frères de la belle dame, parce que chaque chose a son prix. Raphaël nous joua, une heure ou deux, de la harpe et du clavecin, et nous nous souhaitâmes le bonsoir à l’heure accoutumée.

J’allai samedi à Monceaux avec l’ami Naigeon ; à neuf heures j’étais chez Mme Le Gendre. Elle revenait du spectacle ; elle était morte de lassitude, et elle tombait de sommeil. Nous nous assîmes sur des chaises de paille dans l’antichambre de son fils, où nous n’avions qu’un quart d’heure à passer. Cependant elle dénouait ses rubans ; elle détachait ses jupons, et nous y étions encore à une heure et demie du matin. Nous parlâmes beaucoup de M. … Je lui prédis qu’avant trois mois elle en entendrait une déclaration en forme. « Vous vous trompez. — C’est vous-même. — Il est froid. — Il s’échauffera. — Personne n’est plus réservé. — D’accord ; mais voici son histoire : il croira vous estimer seulement, et il vous aimera. Il sera peut-être plus longtemps qu’un autre à démêler la nature de ses sentiments : mais il la démêlera. Il voudra vaincre sa passion ; mais il n’y réussira pas. Il la renfermera longtemps ; il se taira ; il sera triste, mélancolique ; il souffrira ; mais il s’ennuiera de souffrir. Il jettera des mots que vous n’entendrez point, parce qu’ils ne seront pas clairs. Il en jettera de plus clairs que vous n’entendrez pas davantage ; et l’impatience et le moment amèneront une scène je ne sais quelle, peut-être des larmes, peut-être une main prise et dévorée, peut-être une chute aux genoux, et puis des propos troublés, interrompus de votre part, de la sienne. — Le beau roman ! Comme votre tête va et arrange ! — Mais, si j’avais introduit un pareil personnage dans un roman, et que je lui eusse fait tenir cette conduite, comment le trouveriez-vous ? — Vrai. — Et pourquoi dans le roman, sinon parce qu’il l’est en nature ? — Laissez-moi en repos : vous m’embarrassez. — Mais savez-vous qu’avant cela, peut-être me prendra-t-il pour confident ? — Cela ne se peut ; mais si cela était, que lui diriez-vous ? — Ce que je lui dirais ! ce qu’Horace disait à un ami qui était devenu amoureux de son esclave : Il est beau, il est adroit, il a des mœurs, de l’esprit, des connaissances ; c’est un enfant parfait de tous points, mais, je vous en préviens, il est un peu fuyard… » Et puis voilà des éclats de rire, la lassitude qui s’oublie, le sommeil qui s’en va, et la nuit qui se passe à causer.

J’oubliais de vous dire qu’au milieu de tout cela je n’ai pas négligé Mme de Blacy ; je l’ai vue ; je l’ai vue souvent, et nous avons eu des moments tout à fait doux. Nous parlions de maman, et nous parlions de vous ; et c’était à qui vous aimerait le mieux et le dirait plus souvent. Votre sœur est une femme dont je fais un cas tout particulier, d’une probité tout à fait rigoureuse, et qui serait à tout moment dans la société, lorsqu’on y parle de vertu et de probité, autorisée à dire : Ce que tous ces gens-là mettent en maxime, moi je le fais.

Le dimanche matin, car c’est là, je crois, que j’en suis, je passai la matinée à rédiger mes observations de peinture. J’allai dîner rue Sainte-Anne, où je m’étais engagé à condition qu’on me renverrait à trois heures et demie, ce qu’on fit. Et me voilà cheminant vers Sainte-Périne de Chaillot, par le plus bel orage. — À pied ? — Non : est-ce que je vais à pied ? — Et qu’alliez-vous faire à Sainte-Périne de Chaillot ? — Voir une femme, cela va sans dire. — Et qu’aviez-vous à faire à cette femme ? — Mais, rien. — Et qu’aviez-vous donc à lui dire ? C’est l’un ou l’autre, quand ce n’est pas tous les deux. — Lui dire qu’il vaut mieux être bonne mère que bonne amante ; que le remords est pire que la douleur, etc., etc. C’est une histoire qui n’aurait point de fin, et qu’il vaut mieux que je vous réserve pour votre retour. Je crois que la Providence a résolu de m’adresser tous les malheureux de ce monde.

De retour de Sainte-Périne, où j’avais travaillé pendant trois heures à élever la tendresse maternelle et ses devoirs sur les ruines de la passion la plus douce, la plus honnête, la plus durable et la plus tendre, je revins passer la soirée avec Mme de Blacy.

Mais à propos, je voudrais bien savoir quel parti vous prendriez s’il fallait quitter un amant, mais le quitter pour toujours, et un amant bien cher, pour aller faire l’éducation de votre fille, prête à sortir du couvent et exposée à tomber en mauvaises mains. L’amant a été de mon avis : il s’est sacrifié. Que vous dirai-je ? Je n’aime pas les amants si généreux. Je les admire, mais je ne les imiterai jamais. Il me semble que, de toute éternité, la raison fut faite pour être foulée aux pieds par l’amour. Il me semble qu’on aime mal quand on connaît quelques devoirs. Je ne saurais m’empêcher de soupçonner les amants si sages de s’en imposer à eux-mêmes ; de croire qu’ils aiment comme au premier moment, parce qu’ils ont le langage du premier moment ; je crois que, parce qu’ils disent comme autrefois, ils pensent sentir comme autrefois, et qu’il n’en est rien : parce qu’ils n’ont aucune raison de se plaindre réciproquement l’un de l’autre, ils se persuadent qu’ils sont les mêmes ; qu’ils n’ont point changé l’un pour l’autre, parce qu’ils ne voient en eux aucun motif d’inconstance. Cette justice est dans la tête ; elle n’est point dans le cœur. La tête dit ce qu’elle veut ; le cœur sent comme il lui plaît. Rien n’est plus commun que de prendre sa tête pour son cœur.

Mes amies, mes bonnes amies, je suis le plus heureux de tous les hommes ; ma tête me dit que j’ai mille raisons de vous aimer, et mon cœur ne l’en dédit pas. Puisse ce bonheur et ce concert durer toujours ! Mais il durera, si dix à douze ans d’expérience suffisent pour me garantir l’avenir.

Le prince, le triste prince est tout étonné que je sois gai. Il ne sait pas que je suis accoutumé à vous perdre pour six mois. Faites donc que la belle dame s’accommode de votre terre et que nous ne nous quittions plus. Mais cette belle dame, comment a-t-elle supporté la route ? comment se porte-t-elle ? comment en a-t-elle usé avec vous, et vous avec elle ? Qu’avez-vous dit ? qu’avez-vous fait ? Je voudrais bien avoir été à portée d’entendre tout ce que vous avez dit de moi chez M. Duclos, Je voudrais bien être à portée d’entendre tout ce que vous en direz à Isle ? Comme j’aurais été, comme je serais transporté de joie ! Vous croyez que j’aurais pu tenir dans ce petit coin qui m’aurait recelé ? que je ne me serais pas jeté sur maman, que je ne me serais pas jeté sur vous, sur la belle dame, sur Mme Duclos, et que je ne vous aurais pas toutes mangées de caresses ? Maman n’est pas bavarde comme vous ; elle ne dit qu’un mot, mais son mot est si bien dit, si bien choisi, si doux, qu’il vaut mieux que toutes vos phrases ! Chère amie, embrassez-la dix fois, vingt fois, pour moi.

Je la connais, cette maudite colique ! J’ai été une fois occupé dans ma vie à la soulager, et cela sur la même route. Vous avez bien fait de m’apprendre en même temps et le mal et la guérison. Rappelez-lui, à cette maman, qu’elle est destinée à nous pleurer tous, et qu’il ne faut pas qu’elle trompe d’un jour notre horoscope.

Comment avez-vous vécu à Isle avec la belle dame ? Le prince, à qui vous avez tourné la tête par vos bontés pour elle et pour lui, car c’est ainsi qu’il s’en explique, vous présente son respect. Je suis arrivé lundi au soir chez lui, tout à temps pour y lire une lettre de la belle dame, que je voudrais que vous eussiez ; car il m’est impossible de vous rendre la manière honnête, touchante et touchée dont elle parle de vous. Elle écrit fort bien, mais très-bien. C’est que le bon style est dans le cœur ; voilà pourquoi tant de femmes disent et écrivent comme des anges, sans avoir appris ni à dire ni à écrire, et pourquoi tant de pédants diront et écriront mal toute leur vie, quoiqu’ils n’aient cessé d’étudier sans apprendre.

Mais, qu’ai-je fait lundi ? des descriptions et des critiques de tableaux ; je crois un dîner au restaurateur, parce qu’on y sert bien et que l’hôtesse est jolie. Mardi, jour de fête, j’ai rôdé, j’ai promené mon ennui ; j’ai vu jouer aux échecs ; j’ai été chez Mme Le Gendre que je n’ai point trouvée ; elle était allée plaire à la barrière Blanche, à vingt ou trente oisifs. Son mari est de retour ; il en était ; mais il ne restera pas longtemps, Dieu merci. J’ai passé la soirée chez le marquis de Croismare où Damilaville m’a remis votre billet. Je vous réponds ce mercredi matin, et je vais me débarrasser bien vite de deux ou trois importuns, pour courir au Salon où je suis attendu par Damilaville à qui je remettrai cette lettre, afin qu’il la contre-signe. Adieu, mes amies, mes bonnes, mes tendres, mes respectables amies ; je vous attends toujours, et, en qualité de poëte, je m’adresse de temps en temps au mois de septembre pour l’engager à aller plus vite ; mais le mois de septembre ne m’entend pas, et n’en est toujours qu’au 9 et n’en sera demain qu’au 10.

Mademoiselle c’est comme le premier jour, et quand nous nous verrons ce sera comme la première fois.

Bonjour, bonjour, bonnes amies. J’ai fait un bel oubli dans ma lettre ; mais rappelez-moi dans votre réponse d’y suppléer. Il est question de l’instituteur et de la mère. Cela est trop plaisant. J’avais prédit la déclaration à trois mois ; elle se fit dès le lendemain.


CV


Paris, le 19 septembre 1767.


Voyez donc si je pourrai vous continuer mon journal. Mes dernières lignes étaient, je crois, de Monceaux. Bonne aventure du retour. Indiscrétion à laquelle on ne s’attend guère, et qui est pourtant fort naturelle. Nous nous en revenions le soir en cabriolet. Nous étions Bron et moi sur le fond, et devant nous une femme avec laquelle il est bien depuis longtemps, et qui, depuis fort longtemps, est jalouse d’une autre chez laquelle il prétend n’avoir aucune liaison, ne point fréquenter. Nous avions à passer devant la porte de cette femme ; nous y arrivons, et voilà tout à coup le cheval qui se détourne du chemin et qui se jette du côté de cette maison. Le cocher lui donne du fouet. L’animal croit qu’il tourne court ; il s’arrête, puis il fait les mouvements qu’un cheval a coutume de faire lorsqu’il se présente mal et qu’il tâche de se présenter mieux à une entrée de maison. En un mot, on eut toutes les peines à l’empêcher de nous mener où nous n’avions certainement aucun dessein d’aller. La femme dit à son ami, assis à côté de moi : « Vous voyez ; votre cheval est plus vrai que vous. » Le reste de notre route se fit en grand silence.

J’allai souper chez le prince, qui me lut encore une lettre de la belle dame. On ne saurait être plus sensible qu’elle l’est à toutes les affabilités que vous avez eues pour elle ; il est impossible de s’en expliquer avec plus de chaleur et de vérité. Lui, il en est transporté de joie ; et je reçois la récompense de vos bons procédés : il m’embrasse, il me caresse, il ne cesse de me remercier ; il me charge de le mettre à vos pieds. C’est le lundi au soir que nous soupâmes ensemble. Depuis, il n’a point entendu parler de son amie, et il est tout soucieux. Moi, je le console en lui disant : « Elle arrive, elle a des visites à faire, à recevoir ; peut-être qu’elle est à présent à Metz. Elle est occupée à faire sa cour à M. d’Estaing, et à pousser ses frères dans le service. » Il se lève avec fureur ; il crie : « Maudit enragé philosophe, est-ce que vous avez résolu de me rendre fou ? » Puis se radoucissant, il ajoute : « Ça, mon ami, plus de ces mauvaises plaisanteries-là ; vous me déchirez l’âme de gaieté de cœur. » Le mélancolique ambassadeur de Hollande s’en tient les côtés et rit jusqu’aux larmes ; nous traitons ensuite la chose sérieusement.

Nous convenons qu’une femme un peu aimable et un peu leste a cent occasions par mois de nous tromper, sans que nous nous en doutions, et que le plus court, le plus sûr, le plus honnête, est de s’abandonner avec tant de confiance qu’on ait honte de nous trahir. Le prince en convient, mais à condition qu’on lui permettra d’être soupçonneux, jaloux, et qu’on n’en plaisantera pas.

Mardi, depuis sept heures et demie jusqu’à deux ou trois heures, au Salon ; ensuite dîner chez la belle restauratrice de la rue des Poulies ; un tour de promenade jusqu’à la chute du jour. Sur les huit heures, rue Saine-Anne. Son fils[186] fait des progrès inouïs. M. Digeon vient lui en rendre compte. Elle en est transportée de joie ; mais c’est un éclair qui passe, et je les trouve tristes tous deux. Comme ce que je sais de plus est de confidence et non d’observation, il ne m’est pas permis de vous en dire davantage. M. Digeon n’a et n’a jamais eu rien de commun avec Mme de Grandpré. On a fait cette découverte à l’occasion de l’instituteur qu’on se propose de prendre et qu’on ne prend toujours point. Elle lui disait : « Cela devient absolument nécessaire. Je crains que les assiduités que vous avez ici ne rendent soucieuse une personne à laquelle je serais bien fâchée de causer la moindre peine. — Je vous entends, madame ; je vous jure que cette personne prend le plus grand intérêt au succès de mes soins, et qu’elle n’a aucun droit de les désapprouver. — Mais il peuvent être sus d’une autre. — Cette autre-là les sait, et il y a longtemps qu’elle est la maîtresse de sa conduite, et moi de la mienne. Nous nous disons tout quand nous nous rencontrons, et nous ne nous reprochons plus rien. — Mais le public ? J’ai une fille ; si l’on vous supposait des vues de son côté, il n’en faudrait pas davantage pour éloigner ceux qui pourraient y prétendre ; et si l’on faisait une autre supposition, il y a des gens sensés qui jugent des mœurs de l’enfant par celles de la mère. — Madame, je ne sais point de réponses à cela. » Et moi j’ajoute au récit qu’on me fait de ces conversations : Je ne sais, chère sœur, ce que vous vous proposez ; mais ne concevez-vous pas que vous voilà dans la grande intimité ; que vous avez autorisé M. Digeon à toucher sans scrupule, avec vous, certaines cordes ; et qu’après les questions indiscrètes que vous lui avez faites, il lui est libre de vous entretenir de ce qu’il lui plaira ? Elle en convient. « Mais quel remède à cela ? — Aucun, si ce n’est, à la première causerie de cette nature, de vous expliquer nettement, mais sans que cela paraisse apprêté, sur les devoirs d’une femme honnête, sur les périls de ces sortes de liaisons, la paix domestique perdue, la considération publique hasardée, le respect de soi-même, et tant d’autres choses que vous peindrez avec force, et qui arrêteront votre homme tout court, au moins pour quelques mois. Je ne sais plus ce que cela deviendra. — Ni moi non plus. — Mais comme il est constant que Nature ne fera pas en votre faveur une exception à la loi générale, que vous favorisiez ou non le penchant de M. Digeon, on s’en apercevra, et voilà votre fils privé du meilleur instituteur qu’il pût avoir, votre porte fermée à M. Digeon, et peut-être l’enfant confiné dans un collège. Arrangez-vous là-dessus. »

Mardi au soir, en rentrant chez moi, j’ai appris, par un billet, que le Baron était à Paris, et par un autre billet de Grimm, qu’il était revenu de la Briche avec un certain baron de Studuitz, qui ne voulait pas s’en retourner à Gotha sans pouvoir dire à sa princesse qu’il m’a vu, tenu, embrassé pour elle, et qu’il ne fallait pas manquer à un pique-nique qu’on avait arrangé pour le lendemain mercredi chez le suisse des Feuillants. Ce billet de Grimm était assaisonné de quelques mots d’humeur qui me blessèrent ; que j’allais partout excepté à la Briche ; que Mme d’Épinay y avait été seule, et m’avait inutilement espéré ; qu’elle n’était récompensée des attentions qu’elle avait pour mon goût et même mes fantaisies que par une exclusion qui l’offensait. Imaginez que je n’ai été au Grandval que pour servir le Baron ; à Monceaux que pour la commodité de revenir tous les matins au Salon, et que je ne reste à Paris que pour ce maudit Salon et que pour lui. Le Baron, qui aurait été content de faire ses affaires à Paris, et de me ramener jeudi au Grandval, trompé dans ses espérances, me fait, d’un autre côté, une sortie abominable. L’impatience me prend ; et, rendu éloquent par l’injustice de tous ces gens-là, je fais une sortie abominable contre l’amitié ; je la peins comme la plus insupportable des tyrannies, comme le supplice de la vie, et je finis par ces mots : « Mes amis, vous que j’appelle mes amis pour la dernière fois, je vous déclare que je n’ai plus d’amis, que je n’en veux point, et que je veux vivre seul, puisque je suis assez malheureusement né pour ne pouvoir faire le bonheur de personne, en m’abandonnant sans réserve à ceux qui me sont chers. » À l’instant, mon âme se serra, je versai un torrent de larmes ; et le marquis, qui était à côté de moi, me prit entre ses bras, m’entraîna dans une autre allée des Tuileries où cette scène se passait. En attendant le dîner, il me dit les choses les plus honnêtes, les plus douces et les plus consolantes ; versa un peu de baume sur mes blessures, et me ramena à ces amis que j’avais abjurés, résolu à dîner avec eux, car je voulais m’en aller, et un peu apaisé. Ce qui m’avait ulcéré, c’est un mot de Grimm qui me dit que, puisqu’il ne pouvait plus m’écrire sans me dire la vérité, et que la vérité me faisait tant de mal, il ne m’écrirait plus. « Voilà, disais-je au marquis, ces hommes qui se piquent de délicatesse ; ils me désespèrent, et, quand je me plains des peines qu’ils me causent, ils y mettent le comble en me disant froidement qu’ils ne m’en donneront plus. » Cependant le dîner fut fort bien ; on s’entretint de la petitesse de ceux qui refusent des secours par vanité..... On se sépara de bonne heure..... et nous nous embrassâmes tous fort tendrement.

Damilaville voulait m’entraîner chez Mme de Meaux, qui est malade et qui rend le sang par les pieds. J’aimai mieux m’en aller rue Sainte-Anne, et j’y allai. J’y restai peu de temps. Mme Le Gendre se proposait d’aller reprendre Mme de Blacy chez M. de Tressan, et elle me demandait si je pourrais lui donner des chevaux. J’allai le soir souper avec le prince ; je lui en demandai, ce qu’il m’accorda. Nous passâmes la soirée, le prince et moi, à disputer sur un principe de peinture : c’est qu’il y avait dans la nature beaucoup de masses et peu de groupes. Vous n’entendez rien à cela ; mais il vous suffira de savoir qu’en ayant appelé tous deux aux compositions des grands maîtres, je lui montrai que, dans les compositions du Poussin, où l’on comptait jusqu’à cent, cent vingt figures, il y avait dix, douze, quinze, vingt masses, et à peine deux ou trois groupes ; et spécialement dans le Jugement de Salomon, vingt à trente figures, et pas un groupe.

Le reste de la soirée se passa à causer de mariages disproportionnés faits sans le consentement des parents ; il me dit à ce sujet quelques mots de M. de Parceval, que vous ne savez peut-être pas et qui vous feront plaisir. Son fils se maria sans son aveu. Le lendemain du mariage, sa bru vint chez lui. Il n’était pas encore levé. Elle se mit à genoux près de son lit, et lui prit une main qu’elle mouillait de ses larmes. M. de Parceval lui dit : « Est-ce que mon fils n’a pas craint d’être déshérité ? » Sa bru lui répondit : « Il vous connaît trop pour avoir cette crainte. » Après un moment de silence, M. de Parceval ajouta : « Ma fille, levez-vous ; vous m’avez ôté mon fils ; j’espère que, dans neuf mois, vous m’en rendrez un autre que vous élèverez si bien qu’il n’osera jamais faire même un bon choix sans votre consentement » ; et puis il l’embrassa ; mais il ne voulut pas recevoir son fils. Pour l’en rapprocher, on employa la médiation de M. de Saint-Florentin. Au premier mot de M. de Saint-Florentin, le bon Parceval lui dit : « Ah ! Monseigneur, combien vous m’auriez épargné de peine si vous eussiez bien voulu y penser plus tôt ! »

Toute ma journée du jeudi fut employée à ma négociation de Sainte-Périne[187] qui est moins avancée que jamais ; et la nuit du jeudi au vendredi, avec une grande partie du vendredi, à mettre à l’encre, chez moi, les observations que j’avais faites au crayon au Salon. Je dînai en famille. Je fis jouer du clavecin à l’enfant. Je reçus la visite de Mme Geoffrin, qui me traita comme une bête, et qui conseilla à ma femme d’en faire autant. La première fois, elle vint pour gâter ma fille ; cette fois, elle serait venue pour gâter ma femme et lui apprendre à dire des gros mots et à mépriser son mari.

Je ne sais ce que je devins le reste de la journée. J’allai passer quelques instants avec Mme Le Gendre, qui m’apprit que Mme de Blacy était de retour, et qu’elle se servirait des chevaux du prince pour Sceaux, ou pour quelque autre partie de campagne qu’elle avait arrangée avec M. Digeon. Je souris ; elle fit tout son possible pour que je laissasse le dîner de Monceaux, et m’entraîner avec elle. Sur mon refus absolu, elle se détermina à engager Mme de Blacy, et puis il lui vint en esprit que peut-être on imaginerait qu’elle redoute un long tête-à-tête ; et puis elle ne sut plus ce qu’elle ferait. Le lendemain samedi, elle m’écrivit, à propos d’une petite commission qu’elle avait à me donner, qu’elle avait proposé la partie à Mme de Blacy, et celle-ci l’avait acceptée. La voilà donc, elle et M. Digeon, ses enfants et Mme de Blacy, sur le chemin de Sceaux, et moi sur le chemin de Monceaux, d’où je vous écris, ce matin dimanche, que je retourne à Paris pour dîner avec elle, et de bonne heure, après dîner, pour m’en retourner chez moi et faire mon sac de nuit pour le Grandval où je serai conduit par le marquis Grimm et Damilaville, demain lundi. J’y passerai le reste du mois ; ce qui ne m’empêchera pas de recevoir vos lettres, et d’en mettre quelques-unes à la poste de Boissy.

J’ai oublié, dans ce détail de mes journées, beaucoup de choses. Le sort du prince est décidé. J’ai reçu des nouvelles de Russie. Il me vient un buste de l’impératrice. M. Falconet est brouillé avec le général Betzky ; mais il est tellement en faveur auprès de l’impératrice, qu’il est plus à redouter pour le ministre que le ministre pour lui. J’ai reçu de lui ce manuscrit sur le sentiment de l’immortalité et le respect de la postérité, que je craignais si fort qu’il ne publiât à Saint-Pétersbourg sans ma participation, et dans ce manuscrit un billet où il ajoute de nouvelles instances à celles que vous savez. Vous ne sauriez croire le souci que cela me cause. La reconnaissance que je dois à cette souveraine, la tendresse que j’ai pour vous me tiraillent d’une façon bien cruelle ; mais c’est vous, mon amie, qui l’emporterez toujours. Oui, je puis prendre la masse d’or que j’ai reçue[188] et la jeter aux pieds de l’ambassadeur ; mais je ne saurais me séparer de vous. Bonjour, mon amie. Ne me grondez point ; ne vous joignez point avec mes amis pour me rendre la vie amère. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Présentez mes tendres respects, mon inviolable attachement à maman. Occupez-vous de sa santé ; qu’elle s’occupe de la vôtre. Hâtez-vous de revenir. Les beaux jours qu’il fait ! et les belles promenades que nous ferons encore à Meudon, si vous le voulez !

Bonjour, bonjour. J’espère que Damilaville, qui contresignera cette lettre, m’en remettra une de vous.

Mais n’admirez-vous pas avec moi combien nous jugeons mal des choses, et combien de fois nous sommes trompés dans les avantages que nous leur attachons ? J’ai vu ma fortune doublée presque en un moment ; j’ai vu la dot de ma fille toute prête, sans prendre sur un revenu assez modique ; j’ai vu l’aisance et le repos de ma vie assurés ; je m’en suis réjoui ; vous vous en êtes réjouies avec moi ; eh bien ! jusqu’à présent, qu’est-ce que cela m’a rendu ? qu’est-ce qu’il y a eu de réel dans tout cela ? Ce don d’une impératrice m’a contraint à un emprunt. Cet emprunt a diminué mon petit revenu ; le nouvel emploi de mon argent, dont le fonds s’est trouvé diminué par la rente que j’en avais touchée d’avance, a occasionné un nouvel emprunt ; et de virement de parties en virement de parties, à la longue le fonds se réduirait à rien sans avoir été un moment plus riche et sans avoir rien dissipé. En vérité, cela est trop plaisant ; mais ce qui ne l’est pas, c’est que, si je ne veux pas être ingrat envers ma bienfaitrice, me voilà presque forcé à un voyage de sept à huit cents lieues ; c’est que si je ne fais pas ce voyage je serai mal avec moi-même, mal avec elle, peut-être. Toutes ces idées font mon supplice. Revenez donc ; hâtez-vous devons montrer, afin que j’oublie près de vous tous ces devoirs et toutes ces peines. Falconet, à qui M. de La Rivière a remis ma lettre, m’a écrit qu’elle est tout à fait du ton de celles qu’on envoie du coin de la rue Taranne dans la rue d’Anjou, et que, malgré cela, il a déjà été tenté cent fois de l’envoyer à l’impératrice. Il y succombera ; c’est moi qui vous le promets. Eh bien ! qu’y verra l’impératrice ? Que j’aime, que j’aime à la folie ; que tous les dons ne sont rien pour moi, au prix du bonheur de celle que j’aime. Elle y verra que ce qui m’arrête c’est ce qui a fait faire de tout temps aux hommes les grandes actions, les grands crimes, les petites et les grandes folies ; et que quand on est amoureux, on est tout ce qu’il y a de bien et de mal. Si elle lit et pense bien, elle ne dira pas : Il est ingrat ; mais elle dira : Il est amoureux. Je vous réponds qu’elle a déjà ma lettre, et qu’elle m’excuse ; j’aime du moins à le penser, cela me tranquillise. Mais revenez ; quand je vous verrai, tout sera bien, ou je ne me soucierai plus que tout soit mal. Je me souviens d’avoir dit autrefois d’un certain homme qu’il n’avait pas plus de morale qu’il n’y en avait dans la tête d’un brochet. J’ai changé de comparaison ; je dis à présent : dans le cœur d’un amant. Celui qui est amant n’est que cela. Tant pis pour la probité et pour la vertu, si l’amour s’y oppose. Ce n’est pas qu’on voulût faire une action vile ou basse par amour. On ne volerait pas un écu ; mais on brûlerait, on tuerait, on se tuerait soi-même.

Bonjour, bonjour. Ils m’avaient promis de m’éveiller de bonne heure, et de me déposer à Paris sur les neuf heures du matin ; ils sont partis sans moi. Leur projet est de me retenir ici à dîner, et j’ai bien peur qu’ils n’y réussissent. Cela supposé, j’arriverai tard à Paris ; rien ne m’empêchera de voir Mme de Blacy : il faut absolument que nous conférions sur son fils. Peut-être aura-t-elle vu celui qui lui a remis les lettres pitoyables qu’elle en a reçues ! Il est important qu’avant de m’adresser à M. Dubucq, je sache s’il est innocent ou coupable : cela change de ton.

Est-ce que vous ne m’apprendrez pas dans votre première lettre le jour de votre retour ?

Bonjour, encore une fois. Si vous ne m’aimez pas bien, prenez garde à ce qui en arrivera : le prince fait ses paquets.


CVI


Au Grandval, le 24 septembre 1767.


Ah ! voilà ce qui s’appelle une lettre, cela. Une fois en votre vie, vous aurez du moins causé cinq ou six pages de suite avec moi ! Je ne sais pourquoi je ne passe pas mes journées à vous écrire. J’ai tant de plaisir à vous lire ! Je vois, par le silence que vous gardez sur plusieurs questions que je me souviens très-bien de vous avoir faites, qu’il y a deux ou trois de mes lettres sur le chemin d’Isle. Tant mieux, car elles sont fort longues et de la plus mauvaise écriture ; tandis que vous vous userez les yeux à les déchiffrer, vous n’en désirerez pas d’autres et, vous ne songerez pas à me gronder. Tendre amie, je vous en prie, ne me grondez donc plus ; vous ne sauriez croire le mal que cela me fait. Ne voyez-vous pas que les importuns, mes amis, mes affaires, celles des autres ne me laissent presque pas le temps d’être seul avec vous ? Pour un maudit opéra dont M. Digeon a besoin, il faut que l’impatience de la chère sœur m’ait appelé dix fois de la rue Taranne au coin de la rue Clos-Georgeot, d’où il est impossible de se retirer, quand on y est. Notre dernière conversation, que je vous ai rendue mot pour mot, avait été précédée d’une autre qui n’était pas de la même couleur, mais qui n’en était pas moins bonne. Il s’agissait de savoir jusqu’où il était permis aux beaux-arts d’exagérer dans l’imitation de la belle nature. Cela me donna occasion de fixer les nuances délicates qui distinguent le chimérique du possible, le possible du merveilleux, le merveilleux de la nature embellie, la nature embellie de la nature commune. Comme, maman et vous, les choses sérieuses ne vous déplaisent pas, je n’aurais pas été fâché que vous m’eussiez entendu. La chère sœur me parut très-contente ; mais je ne puis plus guère compter sur son jugement ; je lui suis trop nécessaire pour ne pas la trouver indulgente. Je suis le dépositaire de tous les sentiments qu’elle croit dans son cœur, et qui ne sont que des idées de sa tête. Je vous proteste, mon amie, que cette femme-là ne sent rien, mais rien du tout ; que M. de … sera dupe aussi bien qu’elle-même de son ramage, qui est à la vérité charmant. L’illusion qu’elle se fait cessera avec le besoin de l’homme. Je lui envoyai, il y a quelque temps, un jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans qui m’avait été adressé par le marquis de … Il n’est ni très-bien ni très-mal de figure ; il a le ton et le propos de sa physionomie qui est tout à fait douce. Des vers très-agréables et très-passionnés de sa façon ne laissent aucun doute qu’il ne sache sa langue. Il a professé plusieurs années les humanités en province ; il sait les mathématiques, la géographie, l’histoire et la musique assez bien pour faire sa partie dans un concert. Ajoutez à cela que sa position étroite et pressée ne l’aurait pas rendu difficile sur les conditions ; mais M. Digeon insiste sur le prêtre. J’ai fait observer que, décent ou indécent, ce personnage ne nous convenait guère. Il en est persuadé ; malgré cela, nous aurons le prêtre si nous nous déterminons à prendre quelqu’un. Sa petite assiste quelquefois à nos conversations ; il m’a semblé qu’elle sentait à merveille les bonnes choses. À tout moment j’oublie sa présence, et il m’échappe des folies qui font piétiner sa mère. Il s’agissait, je ne sais quand, du mariage, que je traitais comme vous savez. Je disais que c’était un vœu tout aussi insensé que les autres, à cette unique différence près que par les autres on s’engageait à tenir tout son corps enfermé dans une grande cellule, et que par celui-ci on ne s’engageait qu’à en tenir une partie enfermée dans une petite.

J’étais fait la semaine passée pour me quereller avec tous mes amis. J’avais prié Naigeon, qui a été dessinateur, peintre, sculpteur, avant que d’être philosophe, d’aller quelquefois au Salon pour moi, et il me l’avait promis. Cependant il n’en avait rien fait. Sa conscience lui reprochait un peu son manque de parole. Il m’en parla. Je lui dis qu’il pouvait être tranquille, qu’il ne s’agissait pas d’un devoir, mais d’un service ; qu’il fallait remplir ses devoirs, mais qu’on rendait service à qui l’on voulait ; qu’au reste, cette petite négligence de sa part m’apprendrait que j’aimais une fois plus mes amis que je n’en étais aimé ; que, depuis dix ans, j’avais donné à Grimm plus de mois que je ne lui demandais de quarts d’heure. Ce petit sermon assez sec a fait effet, et l’on vient de me remettre, avec votre lettre, un billet de lui qui me servira.

J’étais à Monceaux lundi matin, et j’espérais m’en revenir dîner chez moi ou chez Mme Le Gendre où j’étais invité. Il n’en fut rien ; on me laissa dormir, on partit, et j’employai toute ma matinée à écrire une énorme lettre que vous recevrez. Je me trompe de jour : c’est le dimanche que j’ai passé tout entier à Monceaux malgré moi. J’engageai M. Bron, l’après-midi, dans un piquet à écrire qui fut très-malheureux, ce qui lui donna une humeur qui s’exhalait en plaisanteries amères que j’eus toute la peine du monde à digérer. Les beaux joueurs sont donc bien rares !

Quelle est la raison pour laquelle des gens généreux, même dissipateurs, qui jettent sans façon un louis par la fenêtre, ne peuvent pas se résoudre à perdre un écu au jeu ? Est-ce vanité, amour-propre blessé de la plus mince de toutes les supériorités ? Je ne le crois pas : car ces gens-là confessent leur infériorité, et la confessent sans peine, et dans des choses de toute autre importance. Puisque vous voulez que je vous dise tout, je vous dis bien des bagatelles.

Le dimanche au soir je revins à Paris de bonne heure, dans la même voiture, avec une fille qui me soutint très-sérieusement qu’aujourd’hui les passions sérieuses étaient tout à fait ridicules ; qu’on ne se promettait plus que du plaisir qui se trouvait ou ne se trouvait pas ; que cela durait ou ne durait pas ; qu’on s’épargnait ainsi tous les faux serments du temps passé. J’osai lui dire que j’étais encore de ce temps-là. « Tant pis pour vous, me répondit-elle, on vous trompe, ou vous trompez ; l’un ne vaut pas mieux que l’autre. » Ces propos me confirmèrent ce que l’on m’avait dit : c’est que cette fille, qui a du sens, de l’esprit, des connaissances, ne s’était jamais attachée à personne. En a-t-elle été plus ou moins heureuse ? C’est à vous à m’apprendre cela.

Tout en suivant ce propos, je la déposai chez elle, et je courus chez moi préparer mon sac de nuit pour le lendemain. J’étais attendu au Grandval. Grimm, Damilaville, le marquis de Croismare et un baron allemand de la cour de Gotha[189] m’y accompagnèrent. Grimm prit un fiacre qui le conduisit jusqu’à Bonneuil, d’où il acheva son voyage à pied… C’est donc le Grandval que j’habite à présent, et qui me gardera jusqu’à la fin du mois. Nos journées ici se ressemblent toutes ; nous nous levons de bon matin ; nous déjeunons gaiement ; nous travaillons, nous dînons ferme et longtemps ; nous digérons en plaisantant sur de grands canapés. Nous faisons deux ou trois tours de passe-dix ruineux ; nous prenons nos bâtons, et nous tentons des promenades immenses. De retour, nous nous mettons en bonnet de nuit. Kohaut et la Baronne prennent leur luth ; nous prenons des cartes ; le souper sonne ; nous soupons, car il faut souper sous peine de déplaire à la maîtresse de la maison. Après souper, nous causons, et cette causerie nous mène quelquefois fort loin. Nous nous couchons dans des lits si bons qu’on n’y saurait dormir, et le lendemain nous recommençons.

Je me hâte d’expédier le reste des manuscrits de M. de … pour me mettre à la besogne de Grimm, dont j’ai apporté tous les matériaux.

La Baronne est fort gaie. Mme d’Aine est plus folle que jamais. Nous avons eu ici son fils et sa bru. Un matin, j’entends de grands éclats de rire dans l’appartement de la belle-mère. On l’habillait. La Baronne et le Baron y étaient. J’y allai. « Vous venez tout à propos, me dit Mme d’Aine. — À quoi, madame, puis-je vous être bon ? — À prendre la mesure de mon derrière ; et puis vous en irez faire autant chez ma bru ; et quand vous serez bien assuré que le mien n’y fait œuvre, vous direz à M. le Baron, mon gendre que voilà, qu’il est un sot. » Vous penserez que tout cela est fort plat ; mais vous ferez bien mieux de penser que cela est innocent, que cela est gai, que nous sommes à la campagne, et que tout ce qui amuse et fait rire est fort bon.

La querelle de nos deux voisins est restée indécise.

J’ai encore huitaine à passer ici. Priez Dieu que je ne meure pas d’indigestion. On nous apporte tous les jours de Champigny les plus furieuses et les plus perfides anguilles, et puis des petits melons d’Astracan, puis de la sauerkraut, et puis des perdrix aux choux, et puis des perdreaux à la crapaudine, et puis des baba, et puis des pâtés, et puis des tourtes, et puis douze estomacs qu’il faudrait avoir, et puis un estomac où il faut mettre comme pour douze. Heureusement on boit en proportion, et tout passe.

J’ai pensé acheter hier un cheval dix écus. Il est vrai qu’il est perdu, et que peut-être il est mort. C’est celui du docteur Gem. Vous n’avez pas encore entendu nommer celui-ci. C’est un bon homme ; un fanatique froid. Il part pour l’Angleterre ; il confie son cheval à M. Bergier. Connaissez-vous celui-ci ? M. Bergier le prête à un autre, celui-ci à un troisième, ce troisième à un quatrième ; et il y a bientôt un mois que le docteur court après son cheval. Kohaut nous quitte demain : j’en suis fâché, et la Baronne aussi, et lui plus que tous les deux. À propos, il faut que je vous dise un excellent procédé de notre incompréhensible Baron. Pour faire comme tout le monde, Kohaut joue au passe-dix ; il n’y est pas heureux. Le Baron s’aperçoit un jour qu’il était chagrin d’une perte assez considérable qu’il avait faite : il va le matin dans sa chambre ; il soupçonne que les affaires de Kohaut sont embarrassées, et il ne se trompait pas. Il s’assied ; il le questionne ; il le gronde de son silence déplacé ; il le remercie on ne peut plus honnêtement des soins qu’il donne à sa femme, et le force d’accepter cinquante louis. Cela est fort bien, dites-vous. Mais ce n’est pas tout. Le lendemain il pense que peut-être cette somme ne suffira pas à Kohaut pour l’arranger tout à fait, et il lui en fait accepter cinquante autres, avec des excuses réitérées de ne s’en être pas avisé plus tôt. C’est Kohaut qui est venu me raconter la chose toute fraîche.

On nous a envoyé de Paris une bibliothèque nouvelle autrichienne : c’est l’Esprit du clergé[190], les Prêtres démasqués[191], le Militaire philosophe[192], l’Imposture sacerdotale[193], des Doutes sur la religion[194], la Théologie portative[195]. Je n’ai lu que ce dernier. C’est un assez bon nombre de bonnes plaisanteries noyées dans un beaucoup plus grand nombre de mauvaises. Voilà, mesdames, de la pâture qui vous attend à votre retour. Je ne sais ce que deviendra cette pauvre Église de Jésus-Christ, ni la prophétie qui dit que les portes de l’enfer ne prévaudront jamais contre elle. Il serait bien plaisant qu’on élevât des temples chrétiens à Tunis ou Alger, lorsqu’ils tomberont en ruine à Paris. Ainsi soit-il, pourvu qu’on ne vienne pas nous couper le prépuce lorsque les musulmans se feront baptiser ; j’aime encore mieux le baptême que la circoncision : cela fait moins de mal.

Tout à travers la besogne de M. de …, j’ai clandestinement entamé la mienne ; Grimm est ruiné, si cela continue. Le seul tableau de Doyen m’a fourni quinze à seize pages.

Tout cela est fort bon ; mais maman s’impatiente de ne pas trouver jusqu’ici un mot de réponse à votre lettre. Mademoiselle, cette lettre est charmante. Combien je vous en aimerais, si je pouvais vous aimer davantage ! mais de grâce tâchez donc de vous rassurer. Est-ce qu’il ne serait pas plus agréable pour vous de me croire paresseux, négligent, occupé, que malade ou mort ? Est-ce que je ne vous ai pas dit cent fois que j’étais éternel ? est-ce que jusqu’à présent ce n’est pas vrai ? N’allez pas prendre cela pour un mensonge officieux : c’est la pure vérité. J’ai bien ouï dire qu’on mourait ; mais je n’en crois rien.

Je vous remercie du détail de votre voyage. Vous êtes arrivées deux heures plus tard à Châlons que nous n’avions calculé, le prince et moi, et vous frappiez à la porte de M. le directeur, endormi à côté d’une femme qui entendrait un autre éveillé, lorsque nous buvions encore à votre santé.

Point d’oraison de saint Julien[196] ; je ne l’aime pas ; d’ailleurs ce saint n’exauce peut-être que les hommes.

Eh bien ! vous ayez donc passé le vendredi et le samedi à chanter et danser ? N’avais-je pas bien raison de dire au prince que nous serions des sots de nous affliger ? Je savais par cœur toutes les honnêtetés qui vous attendaient chez M. Duclos. Ne me parlez pas de votre petit amoureux bigot. Le premier bec féminin qui se présente lui tourne la tête ; et je ne jurerais pas que, tout en soupirant pour Mlle Gargau, il n’eût lorgné fort tendrement la belle Mlle d’Ornay. Pour moi, qui suis au plus attentif sur mes pensées, mes paroles et mes actions, qui aime avec une précision, un scrupule, une pureté vraiment angéliques, qui ne permettrais pas à un de mes soupirs, à un de mes regards de s’égarer ; à qui Céladon a légué sa féalité et sa conscience, legs que j’ai encore amélioré par des raffinements dont aucun mystique, soit en amour, soit en religion, ne s’est jamais avisé ; jugez combien j’ai dédaigné la tendresse courante ! Je suis un vrai janséniste, et pis encore ; et quoique Mme d’Aine la jeune soit faite au tour, qu’elle ait les plus jolis petits pieds du monde, des yeux très-émerillonnés, très-fripons, même en présence de son mari, deux petits tétons qu’elle montre tant qu’elle peut ; sur mon Dieu, je ne les ai pas vus. Je serai placé tout au moins au deuxième ciel du paradis des amants, parmi les vierges où j’espère vous trouver, et cela pour cause que vous savez. Je ne sais ce que le voyage fera à la santé de la belle dame ; mais le prince espère beaucoup de influence momentanée de votre société sur elle. Il voudrait bien la revoir débarrassée de quelques minuties d’esprit qui font son supplice. Cette femme a tant vu de coquins et de coquines qu’elle ne croit point à la probité. N’allez pas charger maman de la convertir là-dessus.

J’aime la malice que M. et Mme Duclos et M. Évrard vous ont faite. Elle est jolie, et je vous pardonne votre gaieté. Il faut bien faire les honneurs de chez soi. Je dirai cette raison à mon désolé partner, mais je crains bien qu’il ne la goûte pas ; il rêve, il soupire, il s’ennuie, il pleure. Je voudrais bien en faire autant, car cela est fort beau ; mais lorsque je viens à le regarder, je ne saurais m’empêcher de rire. Cependant je suis sûr que j’aime mieux que lui : car moi je n’ai pas fait vingt-huit lieues pour aller voir une jolie femme, et je n’ai point de remords ; mais chut sur ce voyage ! Elle a fait, dans sa dernière lettre au prince, un éloge charmant de maman ; du soin qu’elle a de ses vassaux, de l’attachement qu’ils ont pour elle, des secours qu’ils viennent chercher au château, de la manière dont ils sont accordés. Sa lettre est fort belle ; mais cet endroit est ce qu’il y a de mieux. Je suis sûr qu’elle s’est plu à l’écrire. Elle était bien faite pour être touchée de toutes vos attentions. Plus elle est ombrageuse sur les procédés, plus elle y est sensible. Elle les sent d’autant mieux qu’il est plus facile d’y manquer. Il faut continuellement se souvenir et oublier son premier état. J’ai pourtant osé lui dire plus d’une fois que la meilleure façon d’en user avec elle était la plus ordinaire et la plus commune. Elle n’en est pas encore tout à fait à saisir cela.

Je ne sais pas ce que le prince se propose ; mais il est à la campagne ; j’y suis de mon côté, et il a son Fontainebleau, comme je vous ai dit : ses fonctions politiques sont finies. Il n’en paraît point fâché ; mais j’ai peur qu’il ne fasse de nécessité vertu. Il attend les ordres de sa cour. Il ne sait ce qu’il deviendra : ce qui donne le change à son vrai souci, c’est celui de savoir quel parti prendra la belle dame, au cas qu’il s’éloigne. Entre nous, elle a l’estime la plus vraie pour lui ; elle le ménage autant et plus peut-être que si elle avait de la passion, mais elle n’en a point. Et puis Paris, et puis la santé, et puis cent autres considérations réelles, chimériques, bonnes, mauvaises. Qui de vous, mesdames, aimerait assez pour suivre son amant à Pétersbourg ? J’ai vu des femmes, et des femmes bien aimantes, bien éprises, qu’on dépitait à faire passer d’un fauteuil sur un autre. Ces circonstances, qui nous mettent dans le cas d’apprécier nos sentiments, sont toujours très-fâcheuses. C’est un grand malheur que d’apprendre qu’on aime moins qu’on ne croyait.

Le prince est la simplicité même. Personne n’a jamais eu moins que lui la morgue de son état et de sa naissance. Il croit d’instinct à l’égalité des conditions, ce qui vaut mieux que d’y croire de réflexion. Il n’a jamais connu que son premier titre, celui d’homme. Au sortir de chez le prince des Deux-Ponts, où nous avions dîné, il me dit : « C’est un bon homme ; mais il passe le premier. » Il ne connaît que par la façade la distribution d’un château et d’une chaumière. Ses mœurs sont aussi unies que son vêtement. Je ne lui ai jamais entendu dire ni une chose mal pensée ni une chose mal sentie ; il est plein de sens et de raison. Il n’y aura occupation qui tienne, je ferai ce qui vous conviendra. Cependant, mon amie, considérez que je suis surchargé de travail. Grimm n’a qu’un cri après moi ; il prétend que mon délai d’il y a deux ans l’a si bien dérangé qu’il n’en est pas encore remis. Je serais d’autant plus fâché de lui manquer en ce moment, que nous venons d’avoir un petit démêlé. Cependant je verrai le prince.

Vous avez, dans ma précédente lettre, la suite des amours de l’instituteur. L’un a parlé, mais l’autre a fait la sourde oreille. Il faut qu’il se soit passé quelque chose de grave dans la partie de Sceaux ; car j’ai trouvé de la réserve. Cela viendra dans un autre temps ; on sera bien aussi pressé de dire que moi d’entendre. Ce qui me fait enrager, c’est que cette femme croit sentir et ne sent rien ; qu’elle prend de l’intérêt pour de l’amour, et qu’elle sera certainement la dupe cette fois-ci de sa coquetterie.

Si je vais à Isle, certainement il faudra que vous m’appreniez ma leçon ; car je suis ou ne saurait plus étranger à faire valoir une terre ; mais il ne s’agit pas de savoir si je puis être utile ou non ; il suffit que vous le croyiez.

Vraiment non je ne voudrais pas que votre peine fût perdue ! Je ferais du chemin pour le seul plaisir d’embellir une fois votre cellule. Tenez-moi donc pour arrivé, si les affaires du prince ne s’opposent à rien. Mais mon Salon ? N’importe. Maman, vous me désirez, et vos désirs sont des ordres et des ordres bien doux.

Mme de Blacy, qui n’est pas des plus fines, à ce que je crois, ou qui l’est beaucoup, y avait vu tout aussi clair que vous. Ce n’est donc pas assez de vous aimer ; il faut vous le dire ; eh bien ! je vous le dis. Entendez-vous ? je vous aime, je vous aime, je vous aime de tout mon cœur, et je n’aimerai jamais que vous. Bonsoir, mon amie.


CVII


Au Grandval, le 28 septembre 1767.


Je suis toujours au Grandval. Damilaville s’était engagé à venir me reprendre aujourd’hui lundi ; mais n’ayant pu former une carrossée, c’est partie remise à mercredi. Mercredi donc je serai à Paris, où vous pourriez bien être arrivée avant moi. Je ne vous dirai pas un mot de la vie que nous menons ici. Un peu de travail le matin, une partie de billard, ou un peu de causerie au coin du feu en attendant le dîner ; un dîner qui ne finit point, et des promenades qui m’auraient conduit à Isle et par-delà, si, depuis huit à neuf jours que je suis ici, elles avaient été mises l’une au bout de l’autre. Nous avons aujourd’hui visité la maison et les jardins de M. d’Ormesson d’Amboile. Il a dépensé des sommes immenses pour se faire la plus triste et la plus maussade demeure qu’il y ait à vingt lieues à la ronde. Imaginez un château gothique enfoncé dans des fossés, et masqué de tous côtés par des hauteurs ; des terrasses sans vues ; des allées sans ombre ; partout l’image du chaos. Si jamais je rencontre cet homme ou son intendant, je ne pourrai jamais m’empêcher de le ruiner par un projet qui embellirait certainement cette demeure, mais qui ne coûterait pas moins de sept à huit cent mille francs. Il y a en face du château une petite montagne, au-dessous de cette montagne, une plaine et des eaux tant qu’on en veut. Mon conseil ruineux serait donc de ramasser ces eaux, de les amener au haut de la montagne et d’en former une cascade comme vous en avez vu une à Brunoy. Ces eaux seraient reçues au pied de la montagne dans un beau canal qu’il semble qu’on ait creusé tout exprès pour elles.

Le Baron, qui met de la morale a tout, jure qu’il ne me pardonnerait de sa vie, si cette cascade se faisait ; à moins que je ne prisse les enfants de M. d’Ormesson, et que je ne les noyasse tous deux dans le canal. Après ces énormes promenades dont nous trompons la longueur par une variété de conversations politiques, littéraires et métaphysiques, nous nous mettons à notre aise ; nous commençons un piquet à écrire que nous finissons après souper ; et puis, le bougeoir à la main, chacun reprend le chemin de son dortoir. Je ne saurais vous dire combien cette vie innocente, tranquille et saine m’accommode ! Aujourd’hui, comme nous rentrions à la maison, nous avons trouvé Kohaut ; il était parti de Paris dans un fiacre qui l’avait conduit à Charenton. De Charenton, il avait achevé son voyage à pied. Il était arrivé à six heures et demie. Il montera le luth de la Baronne ; il lui donnera leçon et à ses enfants ; il soupera avec nous, et demain il partira pour l’Isle-Adam.

Il a pris à la porte du Baron une lettre de Mme Le Gendre, toute pleine de coquetterie, mais de coquetterie perdue. Si j’avais eu à donner dans ces filets-là, il y a longtemps que ce serait une affaire faite. Je vous proteste, tendre amie, qu’elle aurait mille fois plus d’attraits, plus d’esprit, plus de grâces et plus d’art, qu’il n’en serait pas davantage. Vous ne sauriez croire combien on a l’âme honnête quand on a cinquante ans, et avec quel courage on se refuse au plaisir qu’on n’est plus en état de goûter ! Quand une jeune femme serait disposée à m’entendre, puis-je ignorer combien j’aurais peu de chose à lui dire ? Si vous ne comptez pas trop sur la fidélité des hommes, comptez beaucoup sur leur faiblesse. Je vous rapporterai mes deux pattes entières et sans le moindre bout de lacet qui traîne après elles. Je ne sais ce qu’on pense, rue Saint-Thomas-du-Louvre, de mes visites nocturnes ; mais il est certain que j’aime Mme de Blacy à la folie ; et que si elle se l’est bien mis dans la tête eh bien ?… Eh bien ! elle ne serait pas plus dangereuse pour moi qu’une autre. C’est toujours la même honte de porter ses grenouilles ailleurs qu’où l’on a bien voulu s’en contenter. Ce motif n’est pas bien relevé, mais j’ai peur qu’il ne soit vrai. Nous ne valons pas mieux que cela. Voilà pourquoi, le matin, après un sommeil tranquille, une digestion bien douce, je me sens un peu moins de scrupule qu’en tout autre moment de la journée : il y a comme cela des moments critiques pour la vertu ; heureusement ils sont courts. Ah ! nous sommes tous bien sages quand nous n’avons plus le moyen d’être fous. Nous sommes pleins de respect pour les femmes, quand il n’y en a plus qu’une au monde à qui nous puissions nous montrer décemment. Il ne tiendrait qu’à moi de penser autrement ; car j’ai, sans vanité, quelques aventures par-devers moi dont un autre se ferait un honneur infini. Mais, avant que de m’élever un trophée, il faudrait que j’épluchasse bien tout cela. J’aurais cent questions à me faire, comme celle-ci, par exemple : Mais vous plaisait-elle beaucoup ? Étiez-vous bien sûr de sa santé ? N’y avait-il dans votre refus aucun principe d’économie ? Ne craigniez-vous point qu’on n’exigeât de vous plus que vous n’aviez en caisse ? N’avez-vous pas mieux aimé laisser une haute opinion de vous que d’être bien aise un moment ? Le proverbe belle montre et peu de rapport ne vous aurait-il pas vaguement passé dans l’esprit ? N’auriez-vous point rougi que l’effet répondît si peu à la promesse, et préféré l’honneur au plaisir ? Ah ! ma bonne amie ! quand on s’avise de mettre au creuset les actions les plus héroïques des hommes, on ne sait jamais comment elles en sortiront ; tel s’estime beaucoup de ce qu’il a fait, qui en rabattrait beaucoup s’il s’occupait sérieusement à en démêler la raison. Ôtez à l’une de vos sœurs sa sagesse ; donnez à l’autre un peu de bonne foi, et puis nous verrons après ce qu’il en arrivera. Je ne refuse pas de me louer moi-même ; mais ce ne sera qu’après avoir passé cinq ou six fois par l’épreuve de Robert d’Arbrissel[197]. Comme il ne faut perdre aucune occasion de se connaître, si celle-ci se présente je ne la manquerai pas. Combien je serai fier le lendemain, à condition toutefois que je ne regretterai pas le lendemain de m’en être si bien ou si mal tiré ; car le remords d’une bonne action en affaiblit beaucoup le mérite. Et vous croyez que je dormirais profondément entre deux jeunes Sunamites ? et vous croyez que si cela m’était arrivé, je n’en serais pas un peu fâché ? J’ai bien de la peine à avoir si bonne opinion de moi. Je vaux peut-être beaucoup plus que je ne crois. C’est peut-être affaire de modestie de ma part. Tout cela se découvrira quelque jour ; mais il ne faut pas que ce jour-là soit bien loin. En attendant, je vous aime de tout mon cœur. Je n’aime que vous, et je serais au désespoir d’imaginer que je pusse en aimer une autre. Ceci n’est point une plaisanterie. En vérité, bonne amie, vous êtes jalouse, et je n’aurais qu’à continuer sur ce ton pour vous tourmenter. Est-il possible qu’après douze ans d’attachement vous ne me connaissiez pas encore ? J’embrasserai rue Sainte-Anne, tout à côté de la bouche ; c’est mon usage ; et rue Saint-Thomas-du-Louvre où l’on me présentera.

Si j’ai pris du goût pour le restaurateur ! vraiment oui : un goût infini. On y sert bien, un peu chèrement, mais à l’heure que l’on veut. La belle hôtesse ne vient jamais causer avec ses pratiques ; elle est trop honnête et trop décente pour cela ; mais ses pratiques vont causer avec elle tant qu’il leur plaît ; et elle répond fort bien. On mange seul. Chacun a son petit cabinet où son attention se promène : elle vient voir par elle-même s’il ne vous manque rien ; cela est à merveille, et il me semble que tout le monde s’en loue.

Van Loo ne va pas mieux. Mme Van Loo et Mme Berger sont certainement très-sensibles à votre souvenir. N’auriez-vous rien à faire dire à Mlle Vernet ? j’aime beaucoup les commissions pour elle. J’indiquerai votre Esculape, qui ne sera pas fort habile s’il ne s’y entend pas mieux que Lamotte.

Oh ! pour le prince Galitzin, point de miséricorde : chacun a sa bête, et les jaloux sont la mienne. Je suis bien fâché que la belle dame ne vous ait point écrit : vous en auriez reçu une jolie lettre. Mais je vois ce que c’est ; vous lui avez fait peur.

Si Je retournerai à Sainte-Périne ! je le crois bien. Vous en voulez trop savoir, et vous ne répondez point aux questions qu’on vous fait. Il faut aller à sa fille ou rester à son amant. Voilà le point. Lequel des deux feriez-vous ?

Le prince ira-t-il, n’ira-t-il point au-devant d’elle ? c’est ce que j’ignore ; c’est ce qu’il ignore lui-même. Il attend d’un jour à l’autre des dépêches qui doivent disposer de lui. Je suis sûr que mon absence le soucie beaucoup. Il m’a encore envoyé une lettre de sa cour à répondre. J’ai peur que ces Russes ne soient un peu vilains. J’en excepte l’impératrice, comme vous pensez bien ; il n’y a qu’une voix sur son compte. Aurait-elle à elle toute seule ce qu’il y a de lumières et de grandeur d’âme dans tout son empire ? Si cela est, que je la plains ! Elle méritait certainement de commander une meilleure nation. Il est minuit. Je tombe aussi de sommeil ; mais il faut que Kohaut emporte demain cette lettre, et je ne la clorai pas sans vous avoir embrassées toutes deux, maman d’abord, et vous après ; sans vous avoir assurées qu’un des sentiments que j’ai le plus de plaisir à trouver au fond de mon âme, c’est le tendre, le sincère, l’éternel attachement que j’y lis. Vous serez mon amie, mon unique amie tant que je vivrai ; elle ne cessera jamais d’être ma respectable maman tant qu’elle vivra ; et j’espère toujours qu’elle nous survivra. Dites-lui bien qu’elle se conserve et qu’elle a eu assez de soucis pour n’en pas prendre davantage. C’est nous qui serons bien méchants, si nous ne nous occupons pas sans cesse à faire son bonheur. Bonsoir, bonsoir, toutes deux.


CVIII


Paris, le 4 octobre 1767.


Je quitte ma petite bonne, qui est en train de jouer de son instrument comme un ange, pour causer avec vous. Me voilà donc revenu du Grandval, bien malgré le Baron, la Baronne, les petits garçons, les petites filles, Mme d’Aine et les domestiques. Je les abandonne tous. Je cours, j’écris de droite, de gauche, pour leur envoyer quelqu’un qui les secoure. Mais l’abbé aime la ville où il est perpétuellement en spectacle : le docteur Gatti est l’ombre de Mme de Choiseul ; d’Alinville marque des loges à Fontainebleau ; Grimm s’ennuie par bienséance à la Briche ; quand l’abbé Morellet n’est pas à Voré, il est sur le chemin : la belle dame Helvétius le fait trotter comme un Basque ; notre Orphée[198] est à l’Isle-Adam ; Suard est à tant de femmes qu’il ne songe plus guère à Mme de … J’ai prêché inutilement M. Le Romain[199] qu’on aurait grand plaisir à avoir, mais que sa mélancolie retient dans l’obscurité de sa cahute, où il aime mieux broyer du noir dont il puisse barbouiller toute la nature que d’aller jouir de ses charmes à la campagne. On débaucherait aisément le gros Bergier, mais on ne s’en soucie pas, parce qu’il est triste, muet, dormeur, et d’un commerce suspect. Damilaville a toujours le prétexte de ses affaires qu’il ne fait point. Naigeon mourrait d’ennui, s’il n’allait pas assidûment chez les Van Loo, où il est sûr de trouver Mme Blondel qu’il n’aime point, et dont il parle toujours, et s’il n’avait pas fait sa tournée au Palais-Royal à l’heure précise où elle s’y promène. L’abbé Raynal est fort mal à son aise partout où il ne pérore pas colonies, politique et commerce. M. de Saint-Lambert est arrivé à Montmorency. Mon fils d’Aine[200] court à toutes jambes après l’intendance d’Auch, qu’il dédaigne comme le renard les raisins verts. Le baron de Gleichen aimerait mieux être au fond des fouilles d’Herculanum que dans les plus beaux jardins du monde. L’ami Le Roy vit pour lui et ne va jamais dans aucun endroit qu’il n’espère s’y amuser plus qu’ailleurs, et puis voici le temps de la chasse qu’il aime de passion. M. de Croismare a trop besoin de variété pour s’asseoir plus d’un jour ; celui-ci n’a jamais mis son bonnet de nuit dans sa poche, et perdu de vue le quai de la Ferraille, les bouquinistes et les brocanteurs, sans le motif le plus important et le plus honnête. Nous aurions bien des femmes, mais nous n’en voulons point, parce qu’il est trop rare que ce soient des hommes. Le docteur Roux cherche des malades. Le docteur Gem court toujours après son cheval. Le docteur d’Arcet est peut-être enfermé sous clef par le comte de Lauraguais, jusqu’à ce qu’il lui ait fait une découverte. Le comte de Creutz est en extase devant ses tableaux, ou devant la femme du peintre, qui est jolie, et plus galante encore. Helvétius, la tête enfoncée dans son bonnet, décompose des phrases, et s’occupe, à sa terre, à prouver que son valet de chiens aurait tout aussi bien fait le livre De l’Esprit que lui. Wilkes n’est plus en faveur, parce qu’incessamment il sera ruiné, et que sans nous en apercevoir nous prenons les devants avec le malheur, et que nous rompons avant qu’il soit arrivé, parce qu’il serait malhonnête de rompre après. Le chevalier de Chastellux est cloué quelque part ; et quand on est jeune, ce clou-là tient bien fort. La Baronne dit que l’abbé Coyer est du miel de Narbonne tourné, qu’il ne faut pas le lui envoyer. Il y a près de soixante ans que le chevalier de Valory fait le rôle du chien de Jean de Nivelle. Voilà presque toute la société. Vous la connaissez presque aussi bien que moi. Je viens, au milieu de notre disette, de leur dépêcher le juif Berlize ; c’est le secrétaire de mon fils d’Aine et l’intendant de sa mère. Il joue, il déraisonne ; on s’en moque, il se fâche, et l’on s’en moque bien davantage.

Mon retour à Paris a été différé de trois ou quatre jours par une petite malice de la Baronne, qui a corrompu secrètement ceux qui s’étaient engagés de me venir reprendre. Je suis arrivé tout à temps pour arrêter les suites d’une multitude de petits orages domestiques qui s’étaient élevés pendant mon absence entre la sœur et la sœur, entre la mère et la fille, entre la nièce et la tante. Chacune est venue m’apporter ses griefs ; toutes avaient tort. Je leur ai donné raison à toutes. La petite bamboche a promis d’être plus réservée dans ses propos, et tout est calmé. Mon premier soin, en mettant pied à terre, a été d’aller voir Mme de Blacy, car quoique j’aime bien à rire, j’aime encore mieux consoler ceux qui pleurent.

J’ai fait ensuite ma visite à la petite sœur, que j’ai trouvée lisant vos lettres et hochant du nez à toutes vos protestations d’amitié. M. Digeon y était. On m’invita à dîner pour aujourd’hui samedi ; mais on se ressouvint que ce jour était promis aux campagnards de Monceaux, et cette réflexion nous embarqua dans une causerie sur la solennité desdites promesses. Notre chère sœur était en train d’étaler là-dessus les plus belles maximes du monde, lorsque je pris la liberté de lui observer qu’il y avait cent façons diverses de promettre qui n’obligeaient pas moins que les protestations les plus expresses, que les billets signés de sang. « Par exemple, ajoutai-je, il y a des services sur lesquels mon ami ne s’est jamais expliqué, mais j’y compte parce qu’ils entrent dans le pacte de l’amitié ; et quand l’occasion de les demander se présente, je les demande comme une promesse faite à l’instant où le nom d’ami fut prononcé entre nous. » Et puis nous voilà embarqués dans les devoirs de l’amitié. Là-dessus, je m’en tins à la fable de La Fontaine ; je voulais qu’on sortît de son lit sur l’inquiétude seule que je ne reposais pas dans le mien, et que l’on y plaçât son esclave, si j’y étais mal couché seul. M. Digeon secoua la tête, à l’esclave, et je lui dis que c’est que j’étais du Monomotapa, et qu’il n’en était pas.

Nous quittâmes ce propos, pour le long séjour que j’avais fait à la campagne et la manière dont on vivait au Grandval. On me demanda si la Baronne était fort heureuse. Je répondis, ce qui est vrai, qu’elle était heureuse partout où le Baron se trouvait bien, et où elle avait ses enfants et son luth. Pour entendre ce qui suit, il faut que vous sachiez que Mme Le Gendre a eu occasion de voir M. Suard deux ou trois fois chez Mme de Grandpré, et que M. Suard est ami de quinze ans de M. Digeon et de Mme de Grandpré. À propos de la différence de la vie que la Baronne menait au Grandval et de celle qu’elle mène à Paris, je remarquai, à son honneur, que les amusements de la ville qui lui convenaient le plus étaient sacrifiés sur-le-champ, lorsqu’elle ne remarquait pas sur le visage de son mari l’approbation la plus complète. Comme je prononçais ces mots, j’aperçus que M. Digeon et Mme Le Gendre se souriaient l’un à l’autre. Cela me déplut. M. Digeon s’en alla donner leçon au petit bonhomme. Nous restâmes seuls avec Mme de Blacy et moi. Alors, prenant un ton beaucoup plus ferme et plus sérieux que je n’ai coutume, je dis à Mme Le Gendre que ceux qui ne connaissaient Mme d’Holbach que sur la parole de M. Suard ne la connaissaient point, parce que M. Suard n’était pas payé pour en dire du bien. Je vis, et je crois que je vis bien, que Suard avait eu la malhonnêteté de décrier la baronne dans l’esprit de son ami ; que cet ami avait fait passer très-légèrement l’opinion fausse qu’il avait eue dans l’esprit de Mme Le Gendre. Après quelques minutes de silence, Mme Le Gendre alluma son bougeoir et disparut : ce qui acheva de confirmer mon soupçon. Voilà donc ce qu’on appelle des honnêtes gens ! Ils sont admis dans une maison ; le maître de la maison les comble d’honnêtetés, de bons offices, les prend en estime, en amitié, et leur en donne toutes les marques imaginables ; et pour l’en récompenser, on met tout en œuvre pour corrompre sa femme ; et quand on n’y a pas réussi, on dit pis que pendre de cette femme. Si M. Digeon continue, j’en rabattrai beaucoup. Cet homme voit le genre humain en noir. Il ne croit point aux actions vertueuses ; il les déprime ; il les dispute : s’il raconte un fait, c’est toujours un fait abominable, scandaleux. Voilà deux femmes de ma connaissance dont il a eu occasion de parler à Mme Le Gendre ; il a mal parlé de toutes deux. Elles ont sans doute leurs défauts ; mais elles ont aussi leurs bonnes qualités. Pourquoi taire les bonnes qualités et ne relever que les défauts ? Il y a là dedans au moins une sorte d’envie qui me blesse, moi qui lis les hommes comme les auteurs, et qui ne charge ma mémoire que des choses bonnes à savoir et à imiter. La conversation entre Suard et Mme Le Gendre, par une méprise de celui-ci, avait été fort vive. Ils avaient recherché les raisons pour lesquelles les âmes sensibles s’émouvaient si promptement, si fortement, si délicieusement, au récit d’une bonne action. Suard avait prétendu que c’était l’effet d’un sixième sens que la nature nous avait donné pour juger du bon et du beau. On me demanda ce que j’en pensais. Je répondis que ce sixième sens, que quelques métaphysiciens avaient accrédité en Angleterre, était une chimère ; que tout était expérimental en nous ; que nous apprenions dès la plus tendre enfance ce qu’il était de notre instinct de cacher ou de montrer. Lorsque les motifs de nos actions, de nos jugements, de nos démonstrations nous sont présents, nous avons ce qu’on appelle la science ; quand ils ne sont pas présents à notre mémoire, nous n’avons que ce qu’on appelle goût, instinct et tact. Les raisons de nous montrer sensibles au récit des belles actions sont sans nombre : nous révélons une qualité infiniment estimable ; nous promettons aux autres notre estime s’ils la méritaient jamais par quelque procédé rare et honnête ; nous les encourageons ainsi à l’avoir. Les belles actions nous font concevoir l’espérance de trouver parmi ceux qui nous environnent quelqu’un capable de les faire ; et par l’extrême admiration que nous leur accordons, nous faisons concevoir aux autres l’idée que nous en serions capables nous-mêmes si l’occasion s’en présentait. Indépendamment de toutes ces vues d’intérêt, nous avons une notion, un goût de l’ordre auquel nous ne pouvons résister, qui nous entraîne malgré nous. Toute belle action n’est jamais sans quelque sacrifice, et il nous est impossible de ne pas rendre hommage à celui qui se sacrifie ; quoiqu’en nous sacrifiant, nous ne faisons pourtant que ce qui nous plaît davantage, nous sommes portés avec raison à honorer ceux qui se départent des avantages les plus précieux pour celui de faire le bien et de s’en estimer davantage eux-mêmes, ou d’en être estimés davantage des autres ; celui qui ambitionne la considération publique fait aux autres un compliment fort doux ; il leur dit, comme je ne sais plus quel ancien : « Romains, combien j’ai passé de jours et de nuits pour mériter, pour obtenir un mot flatteur de vous ! On ne se donne pas tant de peine pour ceux qu’on méprise. »

Mme Le Gendre ne trouve pas que Suard parle facilement. Je crois qu’elle a tort. C’est le principal mérite que je lui connaisse. Cette discussion me conduisit à parler de ce qui venait d’arriver à Deuil. Le curé de cette paroisse passe à celle de Groslay. Il était si cher à ses paroissiens, que, malgré leur misère, ils se seraient cotisés pour que son sort à Deuil ne fût pas moindre qu’à Groslay, si le pasteur y avait consenti. Il alla prendre possession, il y a quelques jours, de sa nouvelle cure. Au milieu du Te Deum laudamus, il aperçut dans la foule une vingtaine de ses paroissiens qui pleuraient, et voilà la voix qui lui manque et les larmes qui lui viennent aux yeux. Tout le monde loua le curé et les paroissiens. Cette petite aventure porta merveilleusement à l’application des principes que j’avais établis. La conversation, qui ne déplaisait pas à Mme de Blacy, la retint jusqu’à dix heures et demie du soir. Je lui donnai le bras, et j’allai achever la soirée chez elle ; nous y causâmes de maman, de vous. « Quand reviendront-elles ? — Bientôt. — Irez-vous à Isle ? — Cela dépendra plus du prince que de moi. — L’avez-vous vu ? — Non. — Et pourquoi ? — C’est qu’il est parti pour Fontainebleau. — Quand en revient-il ? — Je l’ignore. Il y a quatre jours qu’il y est, et il n’a point encore demandé ses chevaux. — Nous n’aurons donc pas maman ici le jour de sa fête ? — Je ne crois pas. — Je vais lui écrire. — Et moi aussi ; bonsoir. » Mademoiselle, joignez mes souhaits, mon bouquet et mon baiser aux vôtres. Dites à maman de ma part tout ce que votre cœur vous inspirera de doux et de tendre, et ne craignez point d’aller au delà de ce que je sens.

Il fait un temps déplorable. La belle dame a bien tort de vous retenir seule dans votre triste château. Que fait-elle dans sa province ? Si elle s’ennuyait seulement la moitié de ce que ferait le prince, il y a deux jours que vous seriez à Châlons. Mme Duclos a consulté Damilaville sur son voyage à Paris. Elle ne fait que l’embarrasser, lui susciter des querelles à la Briche ; il l’aime tout autant à Châlons, et elle y restera si elle suit son avis. Je ne lui ai point écrit ; mais ma petite bonne l’a fait pour moi : c’est la même chose ; et puis, ma foi, j’aime mieux mériter ses reproches que les vôtres. J’ai pris une ou deux fois la plume pour elle, et c’est à vous que j’ai écrit. Hâtez-vous donc de revenir. Savez-vous que vous me devez incessamment un bouquet ?

Je ne pense pas, dans la position incertaine où se trouve le prince, qu’il puisse aller au-devant de son amie ; il attend à chaque poste l’ordre de se déplacer. Ce sont tous deux des enfants si quinteux, si ombrageux, si pointilleux, si vétilleux, que je ne serais point étonné qu’ils se fussent brouillés par lettres. Les meilleures gens en amitié sont quelquefois les plus sottes gens en amour. Le prince, qui est moraliste jusque par-dessus les oreilles, se sera avisé de lui donner quelques conseils sur leur bonheur à venir. Il y aura mis toute la douceur, tous les ménagements, tous les égards imaginables ; et avec tout cela, on les aura mal pris, parce que les despotes en général n’aiment pas les conseils, et que les jolies femmes sont toutes despotes. En vérité, je ne saurais souffrir les femmes qui mettent quelque importance à leurs faveurs, passé la première fois.

Adieu, bonnes amies ; j’entends le ciel qui se fond en eau. Je ne vous écris pas aussi souvent que je le voudrais ; mais en revanche je ne finis point. Je compte sur votre solitude et votre amitié. Je compte que, quoi que je vous dise, vous ne lisez jamais que ces mots : Il nous aime, il nous aime, puisqu’il croit que nous nous prêtons sans dégoût à toutes les misères qu’il nous dit.

À propos, savez-vous que Mme d’Aine est devenue esprit fort ? Il y a quelques jours qu’elle nous a déclaré qu’elle croyait que son âme pourrirait dans la terre avec son corps. « Mais pourquoi priez-vous donc Dieu ? — Ma foi, je n’en sais rien. — Vous ne croyez donc pas à la messe ? — Un jour j’y crois, un jour je n’y crois pas. — Mais le jour que vous y croyez ? — Ce jour-là, j’ai de l’humeur. — Et allez-vous à confesse ? — Quoi faire ? — Dire vos péchés. — Je n’en fais point ; et quand j’en ferais et que je les aurais dits à un prêtre, est-ce qu’ils en seraient moins faits ? — Vous ne craignez donc point l’enfer ? — Pas plus que je n’espère le paradis. — Mais où avez-vous pris tout cela ? — Dans les belles conversations de mon gendre : il faudrait, par ma foi, avoir une bonne provision de religion pour en avoir gardé une miette avec lui. Tenez, mon gendre, c’est vous qui avez barbouillé tout mon catéchisme ; vous en répondrez devant Dieu. — Vous croyez donc en Dieu ? — En Dieu ! il y a si longtemps que je n’y ai pensé, que je ne saurais vous dire ni oui ni non. Tout ce que je sais, c’est que si je suis damnée, je ne le serai pas toute seule ; et quand j’irais à confesse, que j’entendrais la messe, il n’en serait ni plus ni moins. Ce n’est pas la peine de se tant tourmenter pour rien. Si cela m’était venu quand j’étais jeune, j’aurais peut-être fait beaucoup de petites choses douces que je n’ai pas faites. Mais aujourd’hui, je ne sais pas pourquoi je ne crois rien. Cela ne me vaut pas un fétu. Si je ne lis pas la Bible, il faudra que je lise des romans ; sans cela, je m’ennuierais comme un chien. — Mais la Bible est un fort bon roman. — Ma foi, vous avez raison ; je ne l’ai jamais lue dans cet esprit-là ; demain je commence ; cela me fera peut-être rire. — Lisez d’abord Ézéchiel. — Ah ! oui ; à cause de cette Olla et de cette Oliba, et de ces Assyriens qui… — Et dont il n’y a plus aujourd’hui. — Et qu’est-ce que cela me fait qu’il y en ait ou non ? Il ne m’en viendra pas un ; et quand il m’en viendrait une douzaine ?… — Vous croyez que vous les enverriez à votre voisine ? — C’est selon le moment. — Vous avez donc encore des moments ? — Pourquoi pas ? — Ma foi, je crois que les femmes en ont jusqu’au tombeau ; que c’est là leur dernier signe de vie ; quand cela est mort en elles, le reste est bien mort. Vous riez tous, mais croyez que celles qui disent autrement sont des menteuses ; je vous révèle là notre secret. — Oh ! nous n’en abuserons pas. — Je le crois bien. Encore, ne sais-je : si vous n’aviez pour tout partage qu’une femme de mon âge, je veux mourir si je la croyais en sûreté, ni vous non plus. Mais revenons à notre incrédulité. — Non ; laissons-la..... Il me semble que ce que nous disons est plus drôle. — Ma foi, vous avez raison. »

Et voilà la soirée qui se passe à dire des folies ; Dieu sait quelles. Finissons.

« Vous dormirez tous dans un quart d’heure, et moi il faut que je dise mes prières. — Mais ne nous avez-vous pas dit que vous ne priez point Dieu ? — Et ne faut-il pas que je me mette à genoux pour ma femme de chambre ? — Et quand vous êtes à genoux, à quoi rêvez-vous ? — Je rêve à ce que nous mangerons demain ; cela ne laisse pas de durer, et ma femme de chambre s’en va après cela fort édifiée ; car elle est dévote, et elle ne vaut pas mieux pour cela. »

Si j’avais encore de la place, je vous continuerais ce bavardage, dont vous avez peut-être déjà trop. Bonsoir donc, bonnes amies.


CIX


Paris, 11 octobre 1767.


Je n’y saurais tenir. J’interromps mon Salon pour causer un petit moment avec vous. Quelle différence de la vie du Grandval et de celle que je mène ici ! Aussi ma santé s’en est-elle ressentie : je dors mal ; je ne saurais digérer ; j’ai eu une migraine à devenir fou. Tout cela s’est dissipé ; et il me reste des courses que j’ai faites une liberté de membres, une fermeté de jarret que je croyais perdues pour toujours. Je ne marche pas, je vole.

Depuis deux jours, je n’ai point vu les chères sœurs. J’ai passé la matinée de samedi à travailler ; le reste de la journée à mes affaires. J’ai sanctifié mon dimanche en faisant compagnie à un malade : c’est M. Devaisnes, qui a la grippe la mieux conditionnée.

Je n’ai point encore vu les Van Loo ; mais je les verrai demain. Michel m’a envoyé le beau portrait qu’il a fait de moi ; il est arrivé, au grand étonnement de Mme Diderot, qui le croyait destiné à quelqu’un ou à quelqu’une. Je l’ai placé au-dessus du clavecin de ma petite bonne. Mme Diderot prétend qu’on m’a donné l’air d’une vieille coquette qui fait le petit bec et qui a encore des prétentions. Il y a bien quelque chose de vrai dans cette critique. Quoi qu’il en soit, c’est une marque d’amitié de la part d’un excellent homme, qui doit m’être et qui me sera toujours précieuse.

J’attends un buste de l’impératrice. Elle a écrit une lettre charmante à Marmontel sur son Bélisaire. Il en a reçu une autre du fils de la reine de Suède, avec un très beau présent de sa mère : c’est une boîte d’or où l’on a exécuté en émail toutes les estampes de son ouvrage. La belle lettre du fils est encore plus précieuse que le présent de sa mère. Je tâcherai d’obtenir la communication de tout cela, et de vous en régaler. Il a vu, aux eaux d’Aix-la-Chapelle, le prince héréditaire de Brunswick, qui l’a comblé d’amitiés. Après cela, croyez-vous qu’il puisse être sensible aux persécutions de la Sorbonne ? J’oubliais de vous dire que la digne Sorbonne est bafouée dans toutes ces lettres. Le grand inquisiteur d’Autriche, le médecin Van Swieten, a eu l’ordre de l’empereur et de l’impératrice de faire compliment à Marmontel, et il s’en est reposé sur son fils qui s’en est acquitté on ne peut pas mieux. Savez-vous ce que je vois dans tout cela ? C’est que les cours étrangères sont charmées de nasarder un peu notre ministère, et n’en perdent pas la moindre occasion. Il faut que notre langue soit bien commune dans toutes les contrées du Nord, car ces lettres auraient été écrites par les seigneurs de notre cour les plus polis qu’elles ne seraient pas mieux. Ce que je vois encore, c’est qu’à en juger par l’estime qu’on accorde à l’ouvrage de Marmontel dans ces pays, il faut même qu’en politique on n’y soit pas si avancé qu’ici. Cependant ils ont là Montesquieu. Ajoutez à tous ces honneurs le plaisir d’être vengé par Voltaire. Celui-ci vient de décocher contre les Cogé, les Riballier et autres théologiens fanatiques, auteurs de la censure, une satire d’une gaieté d’enfant, mais d’une méchanceté effroyable. Elle est intitulée : Honnêteté théologique[201]. Tout cela vous attend, mais vous ne venez point.

Marmontel a encore trouvé aux eaux deux évêques avec lesquels il a eu le plaisir de ferrailler tant qu’il a voulu, et c’en est un grand pour lui. Ces saints pasteurs disaient, en soupirant, que, du train dont on y allait, la religion n’avait pas cinquante ans à durer. C’est bien dommage ! Ils prétendent que les portes de l’enfer sont à Ferney, et ils oublient qu’il est écrit qu’elles ne prévaudront jamais.

La petite sœur s’est si bien trouvée du voyage de Sceaux, qu’elle ne demanderait pas mieux que d’y retourner. Nous attendons le retour du prince et du beau temps pour avoir des chevaux. Il serait bien plaisant qu’elle trouvât sa défaite dans le lieu même où elle s’égara une fois très-inutilement avec M. de ***. Vous en souvenez-vous ? Mais, à propos, n’avez-vous point entendu parler de M. Vialet ? Je suis un peu curieux de revoir Suard, et pour cause. Adieu ; bonsoir, bonnes amies. Vous deviez être à Paris le 4 ou le 5 d’octobre. C’est donc comme cela que vous tenez parole ? Je vous embrasse de tout mon cœur et je vous aime bien.


CX


Paris, le 24 août 1768.
Mesdames et bonnes amies,

Vous voilà donc arrivées bien fatiguées, bien malades, malgré toutes les politesses et toutes les révérences des maîtres et maîtresses de poste. C’est que vous n’êtes plus faites pour ces violentes expéditions-là. Il faut prendre son parti, et s’en aller une autre fois tout doucement à Isle. Il vaut mieux s’ennuyer sur les grands chemins deux ou trois jours de plus que d’exposer sa santé. Entendez-vous ? Vous en serez quittes cette année pour le torticolis. Maman se redressera tout à fait, je l’espère, mais vous serez les plus méchantes créatures qu’il y ait au monde, si vous souffrez, les années suivantes, qu’elle vieillisse de dix ans en vingt-quatre heures. Entendez-vous ? J’irai, un de ces matins, remercier M. Soldini, et lui demander en grâce, pour l’avenir, les meilleurs postillons et les plus mauvais chevaux.

Vous auriez aussi quelque pitié de moi, si vous saviez l’état misérable d’anéantissement où je suis tombé depuis votre départ. Cela m’est arrivé sans que je m’en doutasse. Il faut que je vous aime deux fois plus que je ne croyais. Je savais pourtant bien que je vous aimais beaucoup. Vous, mademoiselle, qui devinez tout, devineriez-vous bien d’où je viens ? Du concert des Tuileries, tout seul. Convenez qu’il faut être bien embarrassé de sa personne ; aussi le suis-je ; j’ai de l’ouvrage jusque par-dessus les yeux, et je ne saurais rien faire. Je suis invité au Grandval, à la Briche, à Aubonne, et je ne me soucie pas d’y aller. Je ne me trouve bien ni chez moi, ni ailleurs. La compagnie me déplaît quand j’en ai, et je la souhaite quand elle me manque : c’est surtout vers les cinq heures du soir que je sauterais volontiers jusqu’à onze. Vous trouvez les journées trop courtes, et moi je les trouve trop longues.

Ce n’est pas que je n’aie été secouru par quelque distraction ; j’ai conduit deux Anglais, qu’on m’avait adressés, chez Eckard, qui a été, pendant trois heures de suite, divin, merveilleux, sublime. Je veux mourir si, pendant cet intervalle-là, j’ai seulement songé que vous fussiez au monde : c’est que je ne songeais pas qu’il y eût un monde ; c’est qu’il n’existait plus pour moi que des sons merveilleux et moi.

Le lendemain matin, ma petite bonne eut l’impertinence de jouer les mêmes pièces devant les mêmes auditeurs, et elle ne déplut pas. J’allai passer l’après-midi du même jour chez Damilaville. Il avait eu la plus mauvaise nuit ; il souffrait encore des douleurs inouïes. La glande du cou a repoussé l’œsophage de côté. Il marche avec plus de peine que jamais. Son état me fit venir plusieurs fois les larmes aux yeux. Tronchin travaille à fondre les obstructions ; Bordeu et Roux disent qu’on ne les fondra pas sans établir une suppuration intérieure qui sera suivie d’une fièvre lente et de la mort. Ceux-ci ordonnent la douche et les eaux de Bourbonne ; celui-là crie qu’il ne soutiendra pas la fatigue du voyage, et que les eaux lui seront au moins inutiles. C’est aussi l’avis de Mme de Meaux et du malade.

Je conçois bien qu’il reste de la passion au malade ; mais croyez-vous qu’il y ait dans la femme quelque chose de plus que de l’honnêteté ? Elle ne conseillera jamais à Damilaville d’aller s’établira Châlons ; mais, s’il y allait de lui-même, en serait-elle sincèrement aussi fâchée qu’elle se croit obligée de le paraître ? Demain j’irai voir Tronchin.

J’ai vu avant-hier Mlle Artaud. Mme Duclos ne sera pas votre voisine. Mlle Artaud me fit asseoir dans sa cellule ; j’y causai une heure ou deux ; et vous savez bien, mesdames, qu’il ne faut pas tant de temps pour dire bien des folies. J’en dis donc, et on les écouta en souriant et en baissant les yeux.

Hier matin, je conduisis mes deux Anglais chez Mlle Bayon, que j’avais prévenue. Elle joua comme un ange ; son âme était tout entière au bout de ses doigts. Mes bons Anglais croyaient qu’elle faisait tout cela pour eux : oh ! que non ! c’était pour leur ami Bach, à qui ils ne manqueront pas d’en parler avec enthousiasme ; commission qu’elle leur donnait sans qu’ils s’en aperçussent, et peut-être sans s’en apercevoir elle-même.

J’ai reçu trois lettres d’Aix-la-Chapelle ; deux du prince, une de sa femme. J’ai bien peur que Mme la princesse Galitzin ne soit une mauvaise tête. Imaginez que sa lettre est anonyme ; qu’elle contient la satire d’elle-même la plus sanglante, la moins ménagée et la plus indécente ; et cela avec tant de sérieux et de vérité, que, si le prince ne m’eût pas dit le mot de l’énigme, je m’y serais trompé, et j’en aurais à coup sûr conçu la plus cruelle inquiétude. Que dites-vous de cette bizarrerie ? Cette lettre est incroyable. Il faut la voir. Grimm, à qui je l’ai montrée, doute encore qu’elle soit d’elle, en dépit de l’avis du prince qui ne permet pas d’en douter. On me recommande fort de ne la communiquer à personne, parce qu’elle pourrait compromettre la réputation de la femme et du mari. Madame Galitzin ! et si, par hasard, on l’avait décachetée à la poste ? Vous penserez comme moi qu’avec un peu de sens, d’esprit et de dignité, on n’aurait point eu recours à une espièglerie aussi maussade, dans une circonstance sérieuse et qui prêtait par elle-même à des choses tendres, douces, honnêtes, touchantes et délicates.

Au milieu de son ivresse, le prince ne me paraît pas sans quelque souci sur un mariage contracté avant d’avoir obtenu le consentement de sa famille et l’agrément de sa cour. Mais il croit qu’on le boudera pendant quelque temps et qu’ensuite tout ira bien.

L’impératrice persiste à le rappeler, à ce qu’il me dit lui-même. Cela m’est confirmé par une lettre de Falconet, qui croit toujours avoir fait la plus belle chose du monde en donnant de la publicité à son démêlé avec M. de La Rivière. Il continue de le déchirer à belles griffes. C’est un homme à qui la faveur a tourné la tête.

Puisque je suis en train de vous rendre compte de mon temps, il ne faut pas oublier de vous dire que j’ai été une fois à Monceaux, où la journée se serait assez agréablement passée, si le petit ouragan Naigeon ne s’était brouillé avec deux de ses amis à propos d’une question de musique. Il avait raison au fond ; mais il avait doublement tort dans la forme : il a fait serment de ne disputer de sa vie, et de fuir Mme Blondel.

Voilà tout, je crois, mais tout, comme si j’étais à confesse, excepté que j’ai écrit à M. de Saint-Florentin, au nom d’une femme malheureuse, une lettre vraiment sublime[202] : vous la verrez. Il n’y a qu’un moment pour faire ces choses-là ; ce moment passé, on n’y revient plus.

Madame de Blacy, j’ai votre petit agenda sous les yeux ; je n’ai rien fait encore ; mais je ferai tout. Aimez-moi bien, mais pas tant que je vous aime, car il y aurait peut-être un peu de péché.

Maman, recevez mon respect et mon remerciement pour toutes les choses douces que Mlle Volland me dit de votre part. Je n’en rabats rien, au moins ; je voudrais les mériter autrement que par des bagatelles. Je ne vous recommanderais pas votre santé, si je pouvais me persuader qu’elle vous fût aussi chère qu’à vos enfants. Dites bien à ces enfants-là que s’ils souffrent que vous en abusiez, je les haïrai à la mort. Soyez éternelle comme vous en êtes menacée, si vous voulez conserver la paix entre nous. Bonjour, maman. Donnez menotte.

Bonjour, mademoiselle. Ah ! si vous étiez ici, ou si j’étais là, le beau bouquet que je vous offrirais ! L’accepteriez-vous ? C’est autre chose. Je vous embrasse de toute mon âme, comme il y a douze ans, et je joins ma fleurette à celle de maman et de votre sœur. Toujours, mon amie, toujours !

Bonsoir et bonne nuit, toutes trois. Je cesse de jaser avec vous précisément à l’heure que je vous quittais.

La veille de la Saint-Louis 1768.


P. S. Je n’ai pas le temps de faire contre-signer celle-ci. Les autres le seront.


CXI


Paris, ce 28 août 1768.
Mesdames et bonnes amies,

Vous vengeriez-vous cette année de mon silence de l’an passé ? seriez-vous mortes toutes trois, et n’en resterait-il pas du moins une qui m’instruisît du sort des deux autres ?

Je suis très-assidu chez Damilaville. Mme Duclos et moi nous attendons avec une égale impatience qu’il plaise à M. Gaudet d’ouvrir ses dépêches et de nous envoyer nos lettres ; mais son mari n’est pas plus exact que vous. Elle le boude de son côté. Je vous boude du mien. Nous causons et nous jouons, pour ne plus penser à des gens qui nous oublient.

Les glandes du malade s’affaissent un peu ; mais ses forces tombent, et ses douleurs continuent. Le médecin, en attaquant le vice radical, joue à croix ou pile la vie de son patient. Je ne lui en sais pas mauvais gré. J’aimerais mieux être mort que de vivre à la condition de payer un petit intervalle de rémission de cinq à six mois de souffrances. Il faut être le premier ministre du maître du monde pour oser dire : Crucifiez-moi, cassez-moi bras et jambes, arrachez-moi les dents l’une après l’autre ; pourvu que j’existe, tout est bien.

C’est aujourd’hui lundi. Mme Duclos part jeudi. Damilaville sera vendredi ou samedi installé dans son nouvel appartement.

Cette pauvre femme s’en retourne l’âme pleine de chagrin qu’elle dévore. Elle m’a jeté à la dérobée quelques mots d’après lesquels j’ai compris que ses soins étaient payés de mauvais procédés.

On lui avait fait espérer une chambre dans le nouveau domicile ; il y a trois ou quatre jours qu’on lui a déclaré qu’il n’y fallait plus compter ; et la voilà sur le point de vendre ses petits meubles pour rien, et forcée, lorsqu’elle reviendra, de faire en règle la fonction de garde-malade, en couchant au pied d’un lit sur un matelas et des sangles. Sa rivale ne la connaît guère, elle s’y résoudra. Il est bien cruel de priver un homme des soins qu’on lui doit, et qu’on n’a nulle envie de lui rendre, et de prendre, pour y réussir, un moyen qui rendra ces soins infiniment pénibles à celle qui aura le courage de s’y livrer. C’est dire : Ou tu le laisseras périr, ou tu périras en le secourant.

Ma maison est un petit hôpital en règle ; ma femme a les pieds tiraillés de son humeur goutteuse ; ma petite a le visage et les yeux bouffis d’un rhume conditionné comme pour Mlle ***. Une nouvelle servante est tombée malade tout en s’installant ; Mme Diderot en a le plus grand soin : elle la regarde comme un pauvre que la Providence lui a adressé. C’est ma phrase qu’elle a tout de suite adoptée.

Je viens de dîner chez le baron de Gleichen, qui attend demain ou après l’arrivée de son roi. Une petite femme, que je vous nommerais bien, lui dit étourdiment : « Monsieur le baron, votre roi ! c’est une tête… » — Et le baron ajouta : « Couronnée, madame. »

J’étais invité à aller dîner demain mercredi, à Aubonne, chez M. de Saint-Lambert ; mais j’ai mieux aimé recevoir les adieux de Mme Duclos.

La partie devait cependant se faire avec l’abbé Personnel, Suard et le chevalier de Chastellux, que j’aurais étouffé à force de l’embrasser. Vous avez su son aventure à Calais avec un officier exclu de son régiment ; mais vous ne l’avez pas sue tout entière. Ils s’en revenaient à la ville ; le chevalier était blessé de trois coups d’épée, dont un pénétrait de trois doigts dans sa poitrine. L’officier dit à son colonel : « Monsieur le chevalier, vous marchez, ce me semble, très-fermement, et je crois que nous pourrions recommencer. — Très-volontiers », répondit le chevalier ; et voilà derechef les épées tirées. Celle de l’officier, dans le combat, s’embarrasse dans la manche du chevalier ; le chevalier la saisit, et, lui appuyant la pointe de la sienne sur la gorge, lui dit : « Je pourrais vous tuer ; mais je vous donne la vie que vous ne méritez pas. Allez, vous n’êtes qu’un lâche. »

Tous les honnêtes gens sont fâchés qu’il ne l’ait pas tué ; et il n’y a pas un d’eux qui ne fût fort vain d’avoir fait comme le chevalier. Est-ce sentiment de justice ? est-ce envie secrète ? Ma foi, je n’en sais rien.

C’est Suard qu’on a chargé de m’inviter à la partie d’Aubonne. J’ai profité de l’occasion que j’avais de lui écrire pour lui laver la tête d’importance. Vous savez ou vous ne savez pas qu’il avait eu l’indiscrétion de m’envoyer sous une enveloppe volante un livre anglais rempli de figures infâmes. J’ai tâché de lui faire comprendre les suites possibles de son action, la corruption de ma fille, et mon éternelle haine. Voilà nos gens qui portent dans leur poche la toise dont ils mesurent si strictement les ouvrages et les procédés ; et voilà un d’entre eux qui s’expose à faire sécher son ami de douleur, et qui fait ce qu’un freluquet de quinze ans, qui aurait eu à envoyer un pareil ouvrage rue Froidmanteau, à une catin, n’aurait pas fait, par respect pour lui-même.

Madame de Blacy, voilà une de vos affaires faite. Priez Dieu pour son succès. J’ai appris par l’abbé Le Monnier que M. Trouard partait samedi prochain pour Orléans, avec M. l’évêque d’Orléans ; et aussitôt je me suis mis à écrire à M. Trouard une lettre qu’il pût montrer à l’évêque. Je ne sais ce qu’elle produira ; mais je puis vous assurer qu’elle n’est pas plus mal que les placets.

Je ne sais si M. de Villeneuve est de retour d’Alsace : je le saurai demain ou après, et je l’aurai vu. Quoique vous ne parliez plus, je vous crois cependant toutes les trois vivantes. Maman, n’allez-vous pas trouver que mademoiselle fait bien de me laisser avec les incertitudes qu’elle m’a jetées sur sa santé ? Il faut avoir une belle habitude de gâter ses enfants. Attendez-vous que vous serez punie : tôt ou tard les parents sont châtiés pour leurs enfants gâtés. Faites-moi dire au moins que vous vous portez bien, et que vous êtes légère comme un cerf et droite comme un jonc, et je les dispense du reste. Cela n’est pas vrai ; mais un mot d’elles-mêmes, et je les tiens quittes.

Mademoiselle, songez-y bien ; je ne vous écrirai plus : j’écrirai à maman, j’écrirai à ma sœur aînée qui m’aime et que j’aime mieux que vous ; et je leur enjoindrai bien de ne vous pas souffler un mot de moi, ni à moi un mot de vous.

Voilà l’Académie française déshonorée derechef, et l’Académie de peinture dans la boue : je vous raconterai cela une autre fois.

Enfin, la fille du marquis a changé de nom. Le père en est fou. De sa vie, il n’a été si délicieux à voir et à entendre.

Aimez-moi toujours, ce sera fort bien fait : mais dites-le-moi quelquefois.


CXII


Paris, le 10 septembre 1768.


Je ne fais rien, mais rien du tout, pas même ce Salon dont j’espère que ni Grimm ni moi ne verrons la fin. Ce n’est pas que le soir, quand je me couche, je n’aie la tête remplie des plus beaux projets pour le lendemain. Mais le matin, quand je me lève, c’est un dégoût, un engourdissement, une aversion pour l’encre, les plumes et les livres, qui marque ou bien de la paresse, ou bien de la caducité. J’aime mieux me tenir les jambes et les bras croisés dans l’appartement de madame et de mademoiselle, et perdre gaiement deux ou trois heures à les plaisanter sur tout ce qu’elles disent et qu’elles font. Quand je les ai bien impatientées, je trouve qu’il est tard pour se mettre à l’ouvrage ; je m’habille et je m’en vais. Où ? ma foi, je n’en sais rien : quelquefois chez Naigeon, ou chez Damilaville ; un autre jour chez Mlle Bayon, qui se met à son clavecin pour moi, et qui me joue tout ce que je veux. Le quai des bouquins est ma dernière ressource. Ce qui me fâche de ce temps-là, c’est ce que nous n’aurons ni raisin ni vin. Du reste, je le trouve très-bien employé. J’avais deux Anglais à promener ; ils s’en sont allés après avoir tout vu. Je trouve qu’ils me manquent beaucoup. Ceux-là n’étaient pas enthousiastes de leur pays, ils remarquaient que notre langue avait atteint le dernier point de perfection, tandis que la leur était restée presque barbare. « C’est, leur dis-je, que personne ne se mêle de la vôtre, et que nous avons quarante oies qui gardent le Capitole », comparaison qui leur parut d’autant plus juste, qu’ainsi que les oies romaines, les nôtres gardent le Capitole et ne le défendent pas.

Les quarante oies viennent de couronner une mauvaise pièce[203] ; pièce plus jeune encore que l’auteur ; pièce dont on fait honneur à Marmontel ; pièce que celui-ci a lue à l’assemblée publique, sans que sa déclamation séduisante en ait pu dérober la pauvreté ; pièce qui a ôté le prix à un certain M. de Rulhières, qui avait envoyé au concours une satire excellente sur l’inutilité des disputes, excellente pour le ton et pour les choses, et qu’on a cru devoir exclure sous prétexte de personnalités. Ce jugement des oies a donné lieu à une scène assez vive entre Marmontel et un jeune poëte appelé Chamfort, d’une figure très-aimable, avec assez de talent, les plus belles apparences de la modestie, et la suffisance la mieux conditionnée. C’est un petit ballon dont une piqûre d’épingle fait sortir un vent violent. Voici le début du petit ballon. « Il faut, messieurs, que la pièce que vous avez préférée soit excellente. — Et pourquoi cela ? — C’est qu’elle vaut mieux que celle de La Harpe. — Elle pourrait valoir mieux que celle de La Harpe et n’être pas excellente. — Mais j’ai vu celle-ci. — Et vous l’avez trouvée bonne ? — Très-bonne. — Cela prouve que vous ne vous y connaissez pas. — Si celle de La Harpe est mauvaise, et si pourtant elle est meilleure que celle de M. de Langeac, celle-ci est donc détestable ? — Cela se peut. — Et pourquoi récompenser une pièce détestable ? — Et pourquoi n’avoir pas fait cette question-là quand elle a couronné la vôtre ?… » etc., etc. Quoi qu’il en soit, tandis que Marmontel donnait les étrivières à Chamfort, le public, de son côté, n’épargnait pas l’Académie.

L’homme de Genève continue de persécuter le pauvre La Bletterie. Voici un nouveau trait qu’il vient de lui décocher :


Un mendiant poussait des cris perçants ;
Choiseul le plaint, et quelque argent lui donne.
Le drôle alors insulte les passants,
Choiseul est juste : aux coups il l’abandonne.
Cher La Bletterie, apaise ton courroux ;
Reçois l’aumône et souffre en paix les coups.


Le cher La Bletterie a sollicité une délibération de l’Académie, par laquelle tout encyclopédiste et tout adhérent à l’Encyclopédie fût exclu à perpétuité de ce corps.

Voilà l’histoire du déshonneur de l’Académie française ; et voici l’histoire du déshonneur de l’Académie de peinture, que je vous avais promise. Vous savez que nous avons ici une école de peinture, de sculpture et d’architecture, dont les places sont au concours. On demeure trois ans dans cette école ; on y est nourri, chauffé, éclairé, instruit, et gratifié de trois cents livres tous les ans. Quand on a fait son triennat, on est envoyé à Rome, où nous avons une autre école. Les élèves y jouissent des mêmes avantages qu’à Paris, et ils y ont cent francs de plus par an. Il sort de l’école de Paris, tous les ans, trois élèves qui vont à l’école de Rome, et qui font place ici à trois nouveaux entrants. Songez de quelle importance sont ces places pour des enfants dont communément les parents sont pauvres ; qui ont coûté beaucoup d’argent à ces pauvres parents ; qui ont travaillé pendant de longues années, et à qui on fait une injustice très-criminelle lorsque c’est la partialité des juges et non le mérite des concurrents qui dispose de ces places.

Tout élève, fort ou faible, peut mettre au prix. L’Académie donne un sujet. Cette année, c’était le triomphe de David, après la défaite du Philistin Goliath. Chaque élève fait son esquisse au bas de laquelle il écrit son nom. Le premier jugement de l’Académie consiste à choisir entre ces esquisses celles qui sont dignes de concourir ; elles se réduisent ordinairement à sept ou huit. Les jeunes auteurs de ces esquisses, peintres ou sculpteurs, sont obligés de conformer leurs tableaux ou bas-reliefs aux esquisses sur lesquelles ils ont été admis. Alors on les enferme chacun séparément, et ils travaillent à leurs morceaux. Ces morceaux faits, sont exposés au public pendant plusieurs jours ; et l’Académie adjuge le prix ou l’entrée à la pension le samedi qui suit le jour de la Saint-Louis.

Ce jour, la place du Louvre est couverte d’artistes, d’élèves et de citoyens de tous les ordres. On y attend en silence la nomination de l’Académie.

Le prix de peinture fut accordé à un jeune homme appelé Vincent. Aussitôt il se fit un bruit d’acclamations et d’applaudissements. Le mérite, en effet, avait été récompensé. Le vainqueur, élevé sur les épaules de ses camarades, fut promené tout autour de la place ; et après avoir joui des honneurs de cette espèce d’ovation, il fut déposé à la pension. C’est une cérémonie d’usage qui me plaît et qui vous fera plaisir.

Cela fait, on attendit en silence la nomination du prix de sculpture. Il y avait trois bas-reliefs de la première force. Les jeunes élèves qui les avaient faits, et qui espéraient que le prix appartiendrait à l’un d’eux, se disaient amicalement : « J’ai fait une assez bonne chose, mais tu en as fait une belle ; et si tu as le prix, je m’en consolerai. » Eh bien, mesdames, ils en ont été frustrés tous les trois. La cabale l’a adjugé à un nommé Moitte, élève de Pigalle… Revenons à nos assistants sur la place du Louvre.

C’était une consternation muette. L’élève appelé Millot, à qui le public, la partie saine de l’Académie, et ses camarades, avaient adjugé le prix, se trouva mal. Alors il s’éleva un murmure, puis des cris, des injures, des huées, de la fureur. Ce fut un tumulte effroyable. Le premier qui se présenta pour sortir fut l’abbé Pommyer, membre honoraire. La porte était obsédée ; il demanda qu’on lui fît passage. La foule s’ouvrit, et tandis qu’il traversait, on lui criait : Passe… L’élève injustement couronné parut ensuite ; les plus jeunes de ses camarades s’attachèrent à ses vêtements et lui crièrent : Croûte, croûte abominable, tu n’entreras pas ; nous t’assommerons plutôt. Et puis, c’était un redoublement de cris, de huées à ne pas s’entendre. Ce Moitte, tout tremblant, tout déconcerté, leur disait : « Messieurs ! ce n’est pas moi, c’est l’Académie » ; et on lui répondait : « Si tu n’es pas un infâme, remonte et va leur dire que tu ne veux pas entrer. » Il s’éleva, dans ces entrefaites, une voix qui disait : Mettons-le à quatre pattes, et promenons-le autour de la place, avec Millet sur son dos. Peu s’en fallut que cela ne s’exécutât. Cependant les académiciens, qui s’attendaient à être sifflés, honnis, bafoués, n’osaient se montrer. Ils ne se trompaient pas : ils le furent avec le plus grand éclat possible. Cochin avait beau leur crier : Que les mécontents viennent s’inscrire chez moi, on ne l’écoutait pas ; on bafouait, on sifflait, on honnissait. Pigalle, le chapeau sur la tête, et du ton que vous lui connaissez, s’adressa à un particulier qu’il prit pour un artiste et qui ne l’était pas ; il lui demanda s’il était en état de juger mieux que lui. Ce particulier, enfonçant son chapeau sur sa tête, lui répondit qu’il ne s’entendait pas en bas-reliefs, mais qu’il se connaissait en insolents. Vous croyez peut-être que la nuit survint, et que tout s’apaisa. Pas tout à fait : les élèves indignés s’ameutèrent, et concertèrent pour la première assemblée de l’Académie une nouvelle avanie. Ils s’informèrent exactement qui est-ce qui avait été pour Millot, et qui est-ce qui avait été pour Moitte. Ils s’assemblèrent tous le samedi suivant sur la place du Louvre, avec tous les instruments d’un charivari, et bonne résolution de les employer ; mais cette résolution ne tint pas contre la crainte de la garde et de la prison. Ils se contentèrent de former une haie au milieu de laquelle tous leurs maîtres seraient forcés de passer. Boucher, Dumont, Van Loo et quelques autres défenseurs du mérite, se présentèrent les premiers, et les voilà entourés, accueillis, embrassés et applaudis. Arrive Pigalle. À peine est-il engagé dans la file qu’on s’écrie : du dos ! qu’il se fait un demi-tour, et qu’on le salue du derrière. Mêmes honneurs à Cochin, mêmes honneurs à M. et à Mme Vien, mêmes honneurs aux autres.

Les académiciens ont fait casser tous les bas-reliefs, afin qu’il ne restât aucune trace de leur injustice. Vous ne serez peut-être pas fâchée de connaître celui de Millot ; je l’ai vu et je vais vous le décrire.

À droite, trois grands Philistins, bien contrits, bien humiliés ; l’un les bras liés sur le dos ; un Israélite, occupé à lier les bras des deux autres. Ensuite, le jeune David, porté sur son char par des femmes dont une, prosternée, embrasse ses jambes ; d’autres l’élèvent ; une dernière le couronne. Puis son char attelé de deux chevaux fougueux ; à la tête de ces chevaux, un écuyer qui les tient par la bride, et se dispose à remettre les rênes au triomphateur. Sur le devant, un vigoureux Israélite qui enfonce une pique dans la tête de Goliath, qu’on voit énorme, renversé, effroyable, les cheveux épars sur la terre. Plus loin, à gauche, des femmes qui dansent, qui chantent, qui accordent leurs instruments. Parmi celles qui dansent, une espèce de bacchante, frappant du tambour, déploie, avec une grâce infinie, jambes et bras en l’air. Sur le devant, une autre danseuse qui tient son enfant par la main ; l’enfant danse aussi ; mais il a le regard attaché sur l’horrible tête, et son expression est mêlée de terreur et de joie. Sur le fond, des hommes, des femmes, la bouche ouverte, les bras élevés, en acclamation.

Ils ont dit que ce n’était pas là le sujet, et on leur a répondu qu’ils reprochaient à l’élève d’avoir du génie. Ils ont repris le char, qui n’est pas même une licence. Cochin, plus adroit, m’a écrit que chacun jugeait par ses yeux, et que celui qu’il avait couronné lui avait montré plus de talent ; discours d’un homme sans goût et sans bonne foi. D’autres ont avoué que le bas-relief de Millot était excellent, à la vérité ; mais que Moitte était plus habile, et on leur a demandé à quoi bon les prix si l’on jugeait la personne et non pas l’ouvrage ?

Mais écoutez une singulière rencontre de circonstances. C’est qu’au moment où Millot était dépouillé par l’Académie, mais au même moment, je lisais une lettre de Falconet où il me disait : « J’ai vu chez Le Moyne un élève appelé Millot, qui m’a paru avoir du talent et de l’honnêteté ; tâchez de me l’envoyer ; je vous laisse le maître des conditions. » Je cours chez Le Moyne ; je lui fais part de ma commission. Le Moyne lève les mains au ciel, et s’écrie : « La Providence ! la Providence ! » Et moi, d’un ton bourru, je réponds : « La Providence ! la Providence ! Est-ce que tu crois que la Providence a été faite pour réparer vos sottises ! » Millot survient ; je l’invite à me venir voir. Le lendemain, il est chez moi. Ce jeune homme était défait comme après une longue maladie ; il avait les yeux gonflés et rouges ; il me disait d’un ton à me déchirer : « Après avoir été à charge à mes pauvres parents pendant dix-sept ans, au moment où j’espérais ! Après avoir travaillé dix-sept ans, depuis la pointe du jour jusqu’à la nuit ! Ah ! monsieur ! je suis perdu. Encore, si j’avais l’espérance de gagner le prix l’an qui vient ; mais rien n’est plus incertain ; il y a là un Stouf, un Foucou ! » Ce sont les noms de ses deux concurrents de cette année. Je lui proposai le voyage de Russie ; il me demanda le reste de la journée pour en délibérer avec lui-même et ses amis. Il revint, il y a quelques jours, et voici sa réponse : « Monsieur, je suis on ne saurait plus sensible à vos offres ; j’en sens tout l’avantage ; mais on ne suit pas notre talent par intérêt. Il faut présenter aux académiciens une occasion de réparer leur injustice ; il faut aller à Rome ou mourir ! » Et voilà, bonnes amies, comme on décourage, on désole le mérite ; comme on se déshonore soi-même et son corps ; comme on fait le malheur d’un élève et le malheur d’un autre, à qui ses camarades jetteront au nez, sept ans de suite, la honte de sa réception, et comme il y a quelquefois du sang répandu.

L’Académie inclinait à décimer les élèves. Boucher, doyen de l’Académie, refusa d’assister à cette délibération. Van Loo représenta qu’ils étaient tous également innocents ou coupables ; que leur code n’était pas militaire ; et qu’il ne répondait pas des suites. En effet, si ce projet avait passé, les décimés étaient bien résolus à cribler Cochin de coups d’épée. Cochin, plus en faveur et plus envié, a supporté la plus forte partie de la haine des élèves et du blâme public.

Je lui écrivais, il y a quelques jours : « Eh bien ! vous avez donc été hués, honnis, bafoués par vos élèves. Ils pourraient bien avoir tort ; mais il y a cent à parier contre un qu’ils ont raison. Ces enfants-là ont des yeux, et ce serait pour la première fois qu’ils se seraient trompés. »

En effet, à peine les prix sont-ils exposés qu’ils sont jugés par les élèves, et qu’ils ont dit : Voilà le meilleur. J’ai appris, à cette occasion, un trait singulier de Falconet. Son fils avait concouru. Les prix étaient exposés, et celui du jeune Falconet n’était pas bon. Son père le prit par la main, et, le conduisant dans le salon, il lui dit : « Tiens, juge toi-même. » L’enfant avait la tête baissée, et ne répondait rien. Alors le père, se tournant vers les académiciens, ses confrères, leur dit : « Il a fait un sot prix, et il n’a pas le courage de le retirer. Ce n’est pas lui, messieurs, qui l’emporte, c’est moi. » Puis il mit le tableau de son fils sous son bras, et s’en alla. Ah ! si ce bourru-là, qui est juste et qui déteste Pigalle, avait été à Paris, et à la séance de l’Académie !…

Depuis que les pièces de poésie qui ont concouru ont été imprimées, on a fait ces deux vers à propos de celle de M. de Langeac :


Ordre à nos grands esprits de trouver ces vers beaux.
Signé Louis, et plus bas Phelippeaux.


Eh bien ! mademoiselle, voilà ma question ; et, si une de mes lignes vaut une page des vôtres, où en êtes-vous ? Quand serez-vous quitte ? Mais dormez sur cette dette ; j’ai de la conscience, et je sais qu’un grain d’or vaut une masse de billon.

Il y a quatre jours que Damilaville demeure rue Saint-Honoré ; il y en a trois que Mme Duclos est partie. Elle n’espère plus revoir son ami, et elle s’en est séparée désolée. C’est une belle et bonne âme. Elle a bien souffert. Mme de Meaux y était-elle, son malade la traitait précisément comme une garde. N’y était-elle pas, le ton honnête reprenait. J’allai le voir avant-hier. Il y avait la dame en question, sa fille, le joli doyen, Grimm, d’Alembert, Mme d’Épinay, je ne sais qui encore, et moi.

Chacun de ces oiseaux avait son ramage, et je vous jure que le voisinage de cette volière ne vous aurait pas déplu. On remarqua que la galanterie était en nature ; que les animaux étaient galants ; que l’homme devait avoir sa manière propre de l’être : et puis voilà les mœurs des différents peuples en jeu. Le sauvage, qui se grille avec des allumettes ; le Musulman, qui se taillade avec son couteau ; l’Espagnol, qui se transit sous une gouttière, la guitare à la main ; le Français, qui pirouette, siffle, persifle, montre sa jambe et ses dents. M. le doyen en est pour le physique bien pur, bien dégagé de toute la mauvaise morale de cette passion. C’est une affaire de la part des femmes : témoin ces rustres à larges épaules qui les traitent mal, et dont elles raffolent. Je croyais, moi, que les femmes ne leur restaient que parce qu’elles n’étaient jamais sûres d’en être aimées ; affaire de vanité. Ce texte mène loin, je les y laissai.

Je m’en revenais ; ce vent, à écorner les chèvres, ne soufflait plus ; il faisait doux, le ciel était étoilé, et je m’en réjouissais pour les promenades douces qu’il promettait à mes amies.

Je ne vous ai pas dit un mot de la santé du malade. Il est plus faible et plus maigre que jamais ; la fièvre est continue, les douleurs sans rémission, les glandes plus enflées ; il y en a même sous le menton de nouvelles ; les maxillaires si grosses qu’il ne peut baisser le bras. Bordeu dit tant pis ; Tronchin dit tant mieux. J’ai bien peur que Bordeu ne soit un grand médecin. Mme Duclos m’a dit que les symptômes et les souffrances étaient précisément comme il les avait prédites. Au reste, il a le plus gai des appartements : les bocages du président Hénault et d’autres sont sous fenêtres ; le massif des arbres des Tuileries au delà.

Eh bien ! la lettre sublime à M. de Saint-Florentin n’a pas été inutile. Il a envoyé, par une croix, quelques louis qu’on a laissés honnêtement sur la cheminée, et promis des secours et une visite en personne. Il n’est donc pas tout à fait inutile de savoir écrire ; et l’éloquence peut briser les pierres.

Je bois du lait le matin, de la limonade le soir ; je me porte bien ; j’en suis surpris ; et le Baron me prouve, par Stahl et Beccher, que j’ai tort d’être surpris.

J’aurais bien encore une autre belle lettre à vous faire voir, un placet de Poinsinet à vous envoyer, votre dernière à répondre ; mais la marge me manque. Rappelez-moi tout cela, avec une fable et un ou même deux contes de ma façon.

Continuez toutes trois de vous bien porter : c’est une des conditions de notre traité. Je reçois une carte dans ce moment ; c’est d’une des demoiselles Artault, qui me charge de vous apprendre la mort de M. Dupérier, arrivée la veille de la fête de la Vierge. Il était mort à deux heures après midi ; à trois, le scellé était apposé.

Mes respects à toutes. Il n’y a pas de place pour davantage.


CXIII


Paris, le ler octobre 1788.


Mademoiselle, vous n’écrivez point ; vous ne répondez point aux lettres qu’on vous écrit ; vous vous laissez fourvoyer par l’abbé Marin, que je commence à haïr, et que j’abhorrerai incessamment. Je vous boude, et, tout en vous boudant, j’allais oublier que c’est demain la fête de maman. Je vous prie de lui offrir mes souhaits, mon tendre et sincère attachement, et tout mon respect. Dites-lui bien que tant que je vivrai il lui restera un joli enfant ; et puis vous irez prendre Mme de Blacy par la main, et vous leur offrirez à chacune un baiser de ma part. Voilà, par exemple, une commission qui ne vous déplaira pas.

Il faut que vous sachiez que M. d’Invaux a commencé à faire des siennes. À juger de son projet par sa première opération, il est excellent ; c’est de couper, autant qu’il pourra, de ces mains inutiles et rapaces par lesquelles passent les revenus du roi, avant que d’arriver à la dernière.

M. de Boulogne, intendant des finances, chassé.

M. Amelin, en fuite.

M. Cromot, plus rien.

Je vous jure que les receveurs généraux des finances ne dorment pas si paisiblement que moi.

Les premiers fermiers généraux s’entendaient mieux que leurs successeurs. Ils n’avaient garde de faire parade de leurs énormes fortunes. Ils avaient une apparence modeste. Ils mouraient, et leurs enfants trouvaient des tonnes d’or. Boësnier est un des premiers qui aient étalé tout le faste de l’opulence. Je trouve à cela plus de maladresse encore que d’imprudence. Quelle opinion peut-on avoir d’un Collet d’Hauteville, qu’une ou deux campagnes enrichissent de sept à huit millions ; d’un Amelin, qui est pauvre comme Job, et qui fait montre de quatre-vingt mille livres de rente acquises en cinq à six années ; d’un Cromot, qu’on voit passer rapidement de la boutique d’un notaire, aux titres, aux terres, et au faste d’un grand seigneur ? Il faut que ces gens-là aient une grande crainte de ne point passer pour fripons. Avec un peu de sens, ne se cacheraient-ils pas tant qu’ils pourraient ? Ma foi, tout ceci est peut-être une affaire de mœurs générales. Peut-être pensent-ils que, pourvu qu’on sache qu’un homme est riche, on ne s’avise guère de demander comment il l’est devenu ; et peut-être ont-ils raison.

Damilaville a pensé mourir. Nous avons cru que les glandes de l’estomac s’embarrassaient ; heureusement ce n’était pas cela. C’était une fonte de l’humeur qui cherchait à s’échapper par cette voie ; mais cette humeur était si caustique, qu’il se sentait consumé de la soif ; si abondante, que les yeux s’éteignirent, les oreilles tintèrent, l’esprit se perdit, les défaillances se succédèrent, et que nous crûmes qu’il touchait à la fin de sa vie et de ses douleurs.

L’évacuation s’est faite ; toutes les glandes se sont considérablement affaissées, et il est mieux jusqu’à une pareille crise ; car il en faut peut-être une vingtaine pour vider ces énormes poches qui embarrassent son cou et sa poitrine.

On a déjà fait un calembour sur M. Maynon d’Invaux. On a dit : Nous avons un habile contrôleur général, mais non.

Je n’ai point encore vu les demoiselles Artault ; ainsi je ne saurais rien vous en dire.

Cette humeur qui tiraillait les pieds de ma femme s’est mise à voyager ; ce n’est pas sans peine qu’on l’a délogée de la tête, des yeux, de la poitrine où elle s’était arrêtée.

Notre justification va toujours son train.

Il n’y a encore rien de nouveau à vous apprendre sur un certain rendez-vous dont je vous ai parlé.

Mademoiselle, je ne vous aime plus ; vous me négligez.


CXIV


Paris, le 8 octobre 1768.


Ce n’est pas tout ; M. de Laverdy a travaillé dimanche avec le roi ; et il s’en allait, plein de sécurité, à Neuville, sa maison de campagne, pourvoir aux arrangements arrêtés. Il y attendait, le lundi, différents particuliers à qui il avait donné rendez-vous. Il comptait s’en revenir le mardi à ses fonctions accoutumées ; mais ce jour même, M. de Saint-Florentin lui apparut sur les dix heures. Tout en apercevant le secrétaire d’État, M. de Laverdy lui dit : « Monsieur le comte, c’est trop matin pour une visite » ; et il avait raison. On dit que le roi n’a jamais le visage plus serein et plus ouvert avec un ministre que la veille de sa disgrâce. Je ne sais ce qui en est ; mais croiriez-vous bien que je n’oserais l’en blâmer ? Les courtisans ont une si grande habitude des différentes physionomies de leur maître, que si celui-ci ne se composait pas, il serait deviné sur-le-champ, et qu’il serait accablé de tant de sollicitations, qu’il ne parviendrait pas à renvoyer un serviteur dont il serait mécontent, sans en affliger un grand nombre d’autres qu’il aime peut-être. C’est une dissimulation d’autant plus nécessaire qu’on a le caractère plus facile, sans compter les importunités des hommes habiles à succéder et celles de leurs protecteurs. Il n’a guère que ce moyen de se réserver la liberté du choix, et de prévenir toutes les calomnies qui le rendraient perplexe.

Il vient d’arriver ici une petite aventure qui prouve que tous nos beaux sermons sur l’intolérance n’ont pas encore porté de grands fruits. Un jeune homme bien né, les uns disent garçon apothicaire, d’autres garçon épicier, avait dessein de faire un cours de chimie ; son maître y consentit, à condition qu’il payerait pension ; le garçon y souscrivit. Au bout du quartier, le maître demanda de l’argent, et l’apprenti paya. Peu de temps après, autre demande du maître, à qui l’apprenti représenta qu’il devait à peine un quartier. Le maître nia qu’il eût acquitté le précédent. L’affaire est portée aux juges consuls. On prend le maître à son serment : il jure. Il n’est pas plutôt parjure que l’apprenti produit sa quittance, et voilà le maître amendé, déshonoré : c’était un fripon qui le méritait ; mais l’apprenti fut au moins un étourdi, à qui il en a coûté plus cher que la vie. Il avait reçu en payement ou autrement, d’un colporteur appelé Lécuyer, deux exemplaires du Christianisme dévoilé ; et il avait vendu un de ces exemplaires à son maître. Celui-ci le défère au lieutenant de police. Le colporteur, sa femme et l’apprenti sont arrêtés tous les trois ; ils viennent d’être piloriés, fouettés et marqués, et l’apprenti condamné à neuf ans de galères, le colporteur à cinq ans, et la femme à l’Hôpital pour toute sa vie. L’arrêt associe au Christianisme dévoilé, l’Homme aux quarante écus et les Vestales[204], tragédie que nous avons lue manuscrite. Il n’y a qu’un cri contre M. de Sartine. Mais voyez-vous les suites de cet arrêt ? Un colporteur m’apporte un ouvrage prohibé. Si j’en achète plus d’un exemplaire, je suis censé fauteur d’un commerce illicite, et exposé à une poursuite effroyable. Vous connaissez l’Homme aux quarante écus, et vous aurez bien de la peine à deviner par quelle raison il se trouve dans cet arrêt infamant. C’est la suite du profond ressentiment que nos seigneurs gardent d’un certain article Tyran du Dictionnaire portatif[205], dont vous vous souviendrez peut-être. Ils ne pardonneront jamais à Voltaire d’avoir dit qu’il valait mieux avoir affaire à une seule bête féroce, qu’on pouvait éviter, qu’à une bande de petits tigres subalternes qu’on trouvait sans cesse entre ses jambes. Et voilà la raison pour laquelle le Dictionnaire portatif a été brûlé dans l’affaire du jeune La Barre qui n’avait point ce livre.

Je crains bien qu’en dépit de toute sa considération, de toute sa protection, de tous ses rares talents, de tous ses beaux ouvrages, ces gens-là ne jouent quelque mauvais tour à notre pauvre patriarche. Je sais bien que la postérité reversera sur eux l’ignominie dont ils auront prétendu le couvrir ; mais de quoi cela guérira-t-il l’homme réduit en cendres ? Savez-vous qu’ils ont délibéré, il y a trois jours, de le décréter ?

Je reviens sur ces deux malheureux qu’ils ont condamnés aux galères. Au sortir de là, que deviendront-ils ? Il ne leur reste plus qu’à se faire voleurs de grands chemins. Les peines infamantes, qui ôtent à l’homme toute ressource, sont pires que les peines capitales qui lui ôtent la vie.

J’ai vu M. de La Fargue bien maigre, bien défait, bien jaune. Il m’a appris d’abord de vos nouvelles, de votre santé, du désir que vous avez de me voir à Isle, où je voudrais être ; ensuite du merveilleux effet de ma lettre à M. Trouard. Serais-je assez heureux pour que, d’une douzaine d’affaires pareilles dont je me suis mêlé depuis trois ou quatre mois, celle-ci, à laquelle je prends mille fois plus d’intérêt qu’aux autres, fût précisément la seule qui manquât !

Je dois dîner un de ces jours entre M. Dubucq et une grande dame qu’on ne me nomme pas. Vous vous doutez bien, madame de Blacy, que je n’oublierai pas le petit cousin, qui, j’espère, ne vit plus de singes et de perroquets.

Une autre affaire dont j’oubliais de vous parler. Si le bureau de la rue Sainte-Anne est supprimé, comme on le dit, que deviendront nos amours ?

On ajoute que l’intérêt de l’argent va être mis à cinq pour cent.

Je vous conseille de vous plaindre de moi, mademoiselle ! Comptez mes lettres, et faites-moi réparation, s’il vous plaît.

Damilaville, hélas ! le pauvre Damilaville souffre, se courbe, maigrit, se rapetisse à vue d’œil ; il ne peut plus marcher du tout. Si Tronchin le tire de là, je crois à la médecine et aux miracles.

Ce n’est plus l’enfant qui est malade, c’est la mère ; sa goutte lui est remontée dans la tête, la poitrine et les yeux. Ce ne sera rien ; elle en sera quitte pour la peur, et nous pour quelques bouffées de mauvaise humeur qu’il a fallu supporter. Mme Diderot est du petit nombre des femmes qui ne savent pas souffrir.

Je suis tracassé, depuis une huitaine, par des maux d’estomac, qui ne seront rien non plus parce que je n’y fais rien. Mais, par Dieu ! faites du feu si vous avez froid, et ne vous enrhumez pas. Ce n’est pas à vous ni à Mme de Blacy, qui êtes deux volailles mortes, que je m’adresse : il vous est permis d’être malades tant qu’il vous plaira ; mais maman, elle qui, pour se bien porter, n’a qu’à le vouloir. Tenez, cela est insupportable.

Si je savais quel jour c’était le 4 octobre ? Je ne daigne seulement pas répondre à cela.

Tous ces bouquets-là me feront grand plaisir, car j’aime bien baiser et j’aime encore mieux l’être ; mais gardez cela pour votre retour : cela ne se moisit pas. Une des choses qui m’ont fait le plus de joie, c’est d’apprendre de M. de La Fargue que je vous reverrais dans six semaines ; il m’a semblé que six semaines étaient moins longues qu’un mois et demi.

N’allez pas faire honneur à M. Le Gendre de toute cette belle éloquence qui vous émerveille ; ce sont des bribes décousues de différentes lettres de condoléance qu’on lui a écrites et qu’il s’est rappelées. L’ami Digeon est bien occupé d’autre chose que d’exalter la tête froide de son futur beau-père. Au reste, il fait très-bien, celui-ci, de vous cajoler toutes deux. Il ne sait pas le secret.

Point de vin ! Mademoiselle, cela vous plaît à dire. Ma sœur est fort contente de ses vendanges. Je crains seulement que le vin ne se garde pas. Mais il y a un remède, c’est de le boire plus vite.

Je vous fais mon compliment sur vos récoltes. Si la cherté du blé continue, c’est qu’il ne peut plus y en avoir de vieux, et que le nouveau n’est pas battu. Je n’ai point de foi au monopole. Le monopole du blé ne peut nuire, à moins qu’il ne s’y joigne de l’autorité.

Que faites-vous de M. Gras ? Qu’il fasse le commerce de grains tant qu’il voudra, mais qu’il ne vous fasse pas brûler. On n’a que faire de recommander à maman de s’expliquer là-dessus, et de prendre sa grosse voix.

Ah ! Dieu soit loué ! voilà donc dom Micon Marin parti ; et vous ne vous excédez plus de fatigue avec lui. S’il ne vous a pas renvoyé deux lettres au moins, je n’y entends plus rien, car il me semble que j’ai écrit presque tous les jours.

Le prince de Galilzin est à Bruxelles ; il y restera deux mois. Il en repartira pour Berlin, où il passera l’hiver, si on le laisse en repos. De Berlin, il se rendra à Pétersbourg, où je veux absolument qu’il emmène sa femme ; car on dit que si elle manque de quelque chose, ce n’est pas de finesse, éloge qu’on peut faire de presque toutes les femmes ; j’en excepte pourtant le mouton de Dieu, que j’aime pour la rareté et pour d’autres belles et bonnes qualités. Ah ! si elle voulait seulement pour un an… Mademoiselle, proposez-lui encore.

Ah ! ah ! vous courez sur les brisées de votre concierge ! Il vous faut aussi du clergé ! Mais ce n’est pas un trop mauvais pis-aller. Un homme comme un autre est un prêtre tout nu : demandez plutôt à l’abbé Marin, ou à Mme de Meaux de Vitry.

Non, mademoiselle, je ne vous dirai plus que je vous aime ; ou si je vous le dis, ce sera malgré moi : c’est que je ne pourrai résister à l’habitude.

Je crois vous avoir dit avant-hier que je vous haïssais. Cela n’est pas vrai ; ne le croyez pas.

Saluez bien maman pour moi ; saluez bien aussi Mme de Blacy, et finissons ces rhumes, qui m’ennuient malgré leur bon acabit.


CXV


Paris, le 20 octobre 1768.


Votre dernière lettre, n° 8, mademoiselle, est du 29 septembre ; et c’est aujourd’hui jeudi 20 octobre[206]. Faites-moi la grâce de m’apprendre si j’ai commis quelque faute qui m’ait fait perdre l’amitié de madame votre mère, l’estime de Mme de Blacy ou la vôtre. Un silence de vingt jours est bien propre à me donner les plus vives inquiétudes sur mon compte ou sur le vôtre. Je n’ai pas manqué un seul jour d’aller chez Damilaville y chercher une ligne de votre main. Comme il pourrait lui paraître, et que, depuis quelques jours, il me semble à moi-même, que ce n’est pas l’intérêt de sa santé qui me conduit chez lui, je n’ose plus lui demander s’il n’a rien à me remettre. J’aime mieux attendre jusqu’à neuf heures, dix heures du soir, qu’il songe de lui-même à m’offrir quelqu’une de vos lettres ; et je ne devrais pas vous dire tout le chagrin que je ressens lorsque je vois arriver le moment de le quitter sans en avoir reçu.

S’il est arrivé quelque accident à l’une de vous, ne me le laissez pas ignorer plus longtemps. Vous ne savez pas les idées qui me passent par la tête : c’est à me la faire tourner.

J’aurais à vous amuser d’une infinité de choses extraordinaires, parmi lesquelles une aussi extraordinaire qu’il m’en soit jamais arrivé dans ma vie, et que j’avais devinée, annoncée d’avance ; mais je n’ai pas la liberté d’esprit nécessaire pour un récit de cette nature. Ayez donc la bonté de me rendre le sens commun : j’en ai encore besoin quelquefois. Mademoiselle, si vous n’êtes pas dangereusement malade, ou Mme de Blacy ou maman, vous êtes bien cruelle. Vingt-un jours de suite sans dire un mot, sans donner le moindre signe de vie ; je n’y conçois rien, mais rien du tout, et j’aime mieux n’y rien concevoir que de me livrer à mes conjectures. Intercepte-t-on mes lettres ? Vos réponses se perdent-elles ? Je vous ai écrit avec la plus grande exactitude. Je ne vis Damilaville avant-hier qu’un moment, fort tard. C’était un jour de bataille. Je ne le vis point hier. La mauvaise santé de la mère et de sa fille avait fait renvoyer mon bouquet au 13. mon Dieu, que je suis étourdi ! Tenez, sans cette circonstance, je ne me serais pas aperçu que ce n’est qu’aujourd’hui le 13.

Vous êtes moins coupable d’une semaine ; c’est quelque chose ; cela me rassure un peu. J’irai cette après-midi chez Damilaville, et j’espère en revenir plus content de vous. Il faut que le temps m’ait cruellement duré. N’allez pas prendre cet ennui pour la mesure de mon attachement. Ce serait pis que le premier jour ; je veux bien que cela soit, mais je ne veux pas que vous le sachiez. Ah ! si je puis une fois cesser de vous aimer toutes, je n’aimerai plus personne : cela fait trop de mal. Mais je crains bien d’en avoir pour toute ma vie.

Bonjour, maman. Je vous prie en grâce de gronder un peu mademoiselle. Je me suis amendé, moi ; mais voyez comme cela me réussit. Je vous présente mon respect. J’embrasse de tout mon cœur Mme de Blacy, si elle le permet ; mais pour ce méchant enfant qui s’obstine à se taire, rien, rien, rien du tout. Oh ! je suis bien piqué ! Ce qui me fait enrager, c’est que cela ne durera pas, et que ce soir je serai peut-être plus doux qu’un agneau.


CXVI


Paris, le 20 octobre 1768.


J’entends : mademoiselle est au régime. Tous les huit jours une fois ; elle ne peut pas écrire davantage. Qu’en arrive-t-il ? c’est que pour peu que M.*** soit ivre le soir, il remet au lendemain l’ouverture de son paquet ; pour peu que le commissionnaire de l’hôtel de Clermont soit paresseux, il diffère sa course rue Saint-Honoré ; pour peu que je mette d’intervalle entre les visites que je rends au malade, je suis la quinzaine sans entendre parler de mes amies. Et puis la colère me prend, et j’écris un billet doux tel que celui que vous lisez dans ce moment.

Votre parent est un bourru ; il a perdu sa femme, et la perte n’en est peut-être pas grande ; il s’est tout fait donner par elle ; je ne l’en blâme pas. Les héritiers en sont enragés, et c’est bien fait à eux. Ils ont réclamé une certaine chaise à porteurs dont il a tant été question par le passé. Ils se sont adressés à Mme Geoffrin, qui leur a répondu qu’elle avait été délivrée à M. de *** ; mais qu’en tout cas, il n’y avait qu’à y mettre un prix, et qu’elle le payerait sans qu’il fût besoin d’élever de nouvelles tracasseries pour cette guenille. M. de ***, qui est processif autant que la dame de la rue Saint-Honoré l’est peu, s’est jeté à la traverse, a soutenu la validité de la délivrance de la chaise à porteurs, et offert à Mme Geoffrin des armes contre les héritiers. Mme Geoffrin lui a répondu qu’on n’avait que faire d’armes quand on n’avait point envie de se battre. Réplique de l’homme de Gisors ; réplique à la réplique, tant et si bien que la vivacité, les mots, l’aigreur s’en sont mêlés, et qu’il est arrivé de Gisors une dernière lettre pleine d’injures grossières accompagnées de la menace d’un libelle. Là-dessus, voilà la dame de la rue Saint-Honoré qui grimpe à mon grenier, qui se précipite sur une chaise et qui m’étale tous ses papiers. Je me suis fâché ; j’ai écrit à M. de *** une lettre honnête, mais ferme ; je lui laisse voir mon goût pour la paix ; mais je ne lui dissimule pas que si la guerre a lieu, je la ferai à feu et à sang. Je le préviens en même temps qu’ayant à batailler avec un de vos parents, je croirais manquer à tout bon procédé, si je ne vous en demandais la permission. Ne pourrez-vous pas partir de là pour tacher de passer la main sur le dos de ce sanglier hérissé ? Je vous jure qu’il joue un mauvais jeu.

Si Mme Geoffrin se plaint à ses amis, elle sera vengée. Ne conviendrez-vous pas qu’une femme à qui il en coûte dix mille francs et par-delà pour un acte de bienfaisance mal entendu a le droit d’avoir de l’humeur et la prétention bien achetée de demeurer en repos ! Je vous prie, mon amie, d’écrire un mot de pacification à ce hargneux ; assurez-le bien que s’il me met en besogne, j’inventerai pendant un mois de suit les contes les plus ridicules sur l’homme de Gisors, et que de deux jours l’un on le vendra dans les rues à deux liards la pièce, et que je saurai bien le faire mourir de rage sans me compromettre.

On dit que M. de Laverdy a été chassé sans pension. On dit que le premier projet de M. d’Invaux est de chasser tous les robins de la finance ; ce sont gens qu’il faut acheter les uns après les autres, et trop cher.

M. d’Invaux est très-bien lié : c’est l’ami de MM. de Montigny, Turgot, Morellet. Ce dernier va devenir bien rauque. Il est fait secrétaire du bureau du commerce, place de quatre mille livres de rente. La confiance du mérite se joignant à celle de la richesse, qui est-ce qui le supportera ?

Il est tout jeune, ce M. de Villeneuve ! Ce qui achèvera de vous confondre, c’est qu’il est la bonté, la douceur, la politesse, l’affabilité mêmes ; et que madame est une bonne grosse femme, bien grasse, bien dodue, belle peau, grands yeux couverts, de grands sourcils noirs, et point du tout à dédaigner. Il y a quelque diablerie là-dessous que je n’ose déchiffrer ; cet homme si doux, si bon, si affable, a le ton singulier.

À votre avis, son procédé est donc bien inhumain ? Votre bonté m’enchante, et ma conscience commence à se tranquilliser. Vous avez raison : j’aurais été un homme abominable.

Le rendez-vous mystérieux vous intrigue donc beaucoup ? Au reste, j’en suis de retour, et voici la copie des quatre lettres qui l’ont précédé.


première lettre


Si dix-neuf ans d’absence ne m’ont pas, monsieur, absolument effacée de votre souvenir, je vous demande un jour où je puisse vous communiquer des choses fort importantes pour moi et peut-être pour vous. J’ai trois endroits où je puis vous voir avec tout le secret que vous exigerez : ici, à Paris, ou hors des barrières Saint-Michel où l’on m’a prêté une maison où je vais dissiper un noir chagrin qui me consume. La cause en est si connue que vous la savez sans doute. Ou vous êtes bien changé de ce que vous étiez, ou j’ai lieu d’attendre de vous la complaisance que je vous demande. Adressez votre réponse ici : on n’ouvre point mes lettres.


Réponse.


Madame,

Je suis à vos ordres. Des trois endroits que vous me proposez, choisissez celui qui vous sera le plus commode ; et j’y serai au jour, à l’heure que vous m’indiquerez. S’il est des sentiments que le temps efface, il en est d’autres qu’un galant homme retrouve toujours en soi.


deuxième lettre


Je vous reconnais, monsieur, aux derniers mots de votre lettre, et notre rendez-vous serait déjà arrangé, si je n’avais voulu en assurer la tranquillité. Elle est tout à fait nécessaire aux choses que nous avons à nous dire ; je tâcherai que ce soit ici. Je vous renouvelle les assurances de toute mon estime.


troisième lettre


J’ai enfin arrangé notre entrevue à mardi, 11 du mois. Vous viendrez à… vous y serez rendu à cinq heures au plus tôt et au plus tard. Mon appartement est aux entresols, n°… Vous laisserez votre voiture dans un des coins…, et vous monterez par l’escalier qui est au bout du corridor du côté… Cette attente a le pouvoir de suspendre mon profond chagrin. Ou je me trompe fort, ou vous aurez le secret de l’adoucir, ce qui est impossible à tout autre.


J’ai eu quelques aventures singulières en ma vie, mais aucune autant que celle-ci. Elle m’a fait beaucoup rêver. Damilaville, que je consultai, et qui me conseilla d’aller, me rendra justice que j’avais deviné l’énigme. À vous, mesdames ; je vous jure que si vous rencontrez, je vous avouerai tout. Je vous assure, mademoiselle, que la position de M. de la Villemenne n’y fait œuvre, et que j’ai bien moins besoin d’indulgence que lui. Après cet aveu, n’allez pas revenir sur vos pas : il faut avoir des principes ou non. Un peu de baume, madame de Blacy, une goutte seulement et point de prières. Mais grand merci de l’un et de l’autre : je n’en ai que faire.

La maladie de la mère avait différé le bouquet de l’enfant au mercredi suivant : c’était Bron, Naigeon, un certain provincial que vous ne connaissez pas, et si vous le connaissez, c’est M. Touche, mon commissaire, qui est trop délicieux pour s’en passer, un M. Fèvre qui est fou de ma fille ; et moi. Je ne compte pas les femmes, les musiciens. Nous avons soupé jusqu’à dix heures du matin. Je n’ai pas bu une goutte d’eau ; ils chancelaient tous, j’étais ferme sur mes pieds. Dix bouteilles de Champagne rouge, trois de Champagne mousseux blanc, une bouteille de Canarie, des liqueurs de deux ou trois sortes, et du café ; sans la moindre insomnie, ni le plus léger mal de tête. Je ne vous disais pas que, le reste de la compagnie partie, nous avons joué, le commissaire Touche et moi, au trictrac jusqu’à cinq heures du matin ; et puis me voilà à mon lait le matin et à ma limonade le soir ; et frais comme une rose… un peu passée.

Le prince a pensé me faire devenir fou ; mais comme il est honnête et bon, tout s’est arrangé. Il est venu à l’heure du souper, et voulait à toute force être du nombre des convives. Je l’ai déterminé à nous laisser ; mais ce n’a pas été sans peine.

Eh bien, vous aurez donc encore votre abbé Marin ? Mademoiselle, si vous vous en trouvez mal, cherchez quelque autre que moi qui vous plaigne.

Les portraits ! les portraits ! Le hourvari de la petite maison que nous avons évacuée, notre installation dans un hôtel garni, ont un peu dérangé les suites de notre mystification. Ce volume, c’est moi qui l’ai écrit ; c’est la chose comme elle s’est passée. Hélas, oui ! Nous revoilà dans l’hôtel garni.

Je comptais avoir de la place pour quelques douceurs. Je comptais aussi répondre à Mme de Blacy ; mais voilà mes quatre pages remplies : c’est ma tâche. Bonsoir, mesdames.


CXVII


Paris, le 4 novembre 1768.
Mesdames et bonnes amies,

Avez-vous reçu un gros paquet que j’avais envoyé au bureau du Vingtième pour y être contre-signé ? Maman se prête-t-elle un peu à mes vues ? Se fera-t-elle apôtre de l’inoculation dans les campagnes ? Le bien trouve mille obstacles dans les grandes villes, où il y a toujours une multitude d’hommes intéressés à ce que le mal se perpétue ; où de petits intérêts particuliers, des considérations personnelles de nulle valeur s’opposent à l’utilité générale ; où l’on ne rejette une chose que parce qu’elle a été proposée par un étranger, un concurrent, quelqu’un que l’on jalouse. C’est des campagnes que l’inoculation serait entrée sans contradiction dans les villes ; et c’est des villes qu’elle aura toutes les peines du monde à gagner les campagnes. On veut commencer par l’aire des expériences sur ceux qui mettent une importance infinie à leur vie. Cela n’a pas le sens commun. Si ces expériences s’étaient faites sur des âmes qu’ils appellent viles, tout le monde aurait applaudi.

Si mon début est grave et sévère, c’est que je suis juste ; si mon ton se radoucit sur la fin, c’est qu’il y a des gens contre lesquels la colère ne saurait durer, qui le savent bien, et qui en abusent.

M. de Laverdy se porte à merveille. Il a ses vingt mille francs de retraite. Il a chassé son cuisinier. Il a pris une cuisinière. Il joue la parade de l’homme pauvre, et il laisse chanter à nos polissons dans les rues, sur l’air de la Bourbonnaise :


Le roi, dimanche,
Dit à Laverdy,

Dit à Laverdy :
Le roi, dimanche,
Dit à Laverdy :
« Va-t’en lundi. »


Les deux rois se sont vus[207] Ils se sont dit tout plein de choses douces : « Vous êtes monté bien jeune sur le trône ! — Sire, vos sujets ont encore été plus heureux que les miens. — Je n’ai point encore eu l’honneur de voir votre famille. — Cela ne se peut pas : vous ne nous restez pas assez de temps ; ma famille est si nombreuse ; ce sont mes sujets. » Et puis tous les crocodiles qui étaient là présents se sont mis à pleurer.

Ce despote du Nord est de la plus grande affabilité. Il est honnête, il est généreux. Il a été aux Gobelins. On lui a montré les tapisseries ; et le duc de Duras, qui l’accompagnait, lui ayant demandé quelle était celle qu’il avait trouvée la plus belle, il l’a désignée ; et aussitôt le duc lui dit qu’il avait ordre du roi son maître de la lui offrir. Il y avait là Soufflot, Cochin, Van Loo et d’autres. Il a commandé son portrait à Van Loo.

Une bouquetière voulait lui présenter un bouquet. M. de Duras l’écartait, et la bouquetière lui dit : « Monsieur, laissez-moi approcher. Il n’est pas si ordinaire de voir un roi à pied dans les rues. »

Il a été à Warwick[208], qui l’a ennuyé ; aux Fausses Infidélités, qui l’ont amusé ; il en a fait compliment à Barthe, qui lui a répondu que son rang était enclin à l’indulgence.

Ne me parlez pas de votre M. de ***. Mademoiselle, je sens en écrivant son nom que ma tête se trouble et que tout le corps me frissonne.

Je n’ai pas été si loin que le Monomotapa. Le rendez-vous en question était à Vincennes ; c’est maman qui a deviné. Ainsi, voilà le lieu de la scène connu. Mais le sujet ? c’est là le point. Imaginez, mesdames, et lorsque vous aurez imaginé quelque chose de commun, dites tout de suite : Ce n’est pas cela.

Je n’ai point supprimé de lettres ; il y en a quatre : trois de la dame Doloride, une de moi.

Ne craignez rien pour ma santé. Je ne me suis jamais si bien porté que le lendemain de notre orgie, et cela dure. Un peu de libertinage par intervalle ne nuit pas.

Quand la raison vient aux hommes ? Le lendemain des femmes ; et ils attendent toujours ce lendemain.

Vous avez très-bien fait de laisser à votre pauvre religieuse le plaisir d’invoquer tous les matins son amie.

Ah ! le bon billet qu’a La Châtre !

Rien n’est si commun, quand nos vignes gèlent, que de donner la pépie aux cannibales. Je crois qu’on ne va plus aux spectacles. Je suis toujours étonné quand je vois sortir quelqu’un de l’église. Nous faisons tous plus ou moins le rôle du vieillard dans la rue Froidmanteau. Vous savez le conte. C’étaient des mousquetaires qui faisaient bacchanal dans un lieu de plaisir. La foule s’était assemblée. Dans cette foule, une jeune fille à qui le vieillard s’adressa pour savoir la cause de ce concours le lui dit ; le vieillard, tout étonné, lui demanda : Mademoiselle, est-ce que… Comment achèverai-je sa question ? si je l’allonge, elle sera mauvaise.

M. Digeon est plus fin que Mme de Blacy ; mais il ne l’est pas plus que moi.

Si le mari en use avec lui comme vous le prophétisez, ce sera bien là le cas du proverbe : Aussi bien mordu d’un chien que d’une chienne.

Je ne me pique point du tout, mesdames, d’entendre de ce livre-là ce qui n’est pas intelligible pour vous, et je me souviens très-bien d’y avoir rencontré des endroits fort obscurs. L’établir pour l’instruction publique ? le maintenir par la force générale d’un peuple qu’on ne résout pas aisément à brûler ses moissons ! car lorsque le peuple est instruit, c’est la conséquence évidente pour lui d’un mauvais édit.

Quand vous désirerez que je commence ma lettre par des douceurs, faites en sorte que je ne commence pas par être fâché.

J’attends une visite de l’abbé Le Monnier et de M. Trouard. J’ai un peu questionné l’abbé sur le succès de notre affaire. Il ne m’a rien dit, rien voulu dire. Je n’en augure pas plus mal. Si j’avais réussi ! Ah ! madame de Blacy, je crois que j’en mourrais de joie. Je préférerais ce succès à une nuit d’une femme que j’aimerais… que j’aimerais autant que vous.

Notre malade a fait une observation singulière, c’est que ses glandes augmentent quand ses douleurs diminuent, et réciproquement. Ses glandes sont énormes, aussi ne souffre-t-il plus ; il dort, mais il ne saurait marcher. Il mange, mais c’est avec dégoût. Tronchin ne sait où il en est, car il a abandonné son premier traitement : il tâtonne.

Voltaire vient de nous envoyer une fable charmante ; elle a deux ou trois cents vers : c’est le Marseillais et le Lion. On ne saurait conter avec plus d’esprit, plus de gaieté, plus de facilité, plus de grâce. C’est l’ouvrage de la jeunesse ; si elle me tombe sous la main, je vous l’envoie.

Je suis brouillé avec Grimm. Il y a ici un jeune prince de Saxe-Gotha. Il fallait lui faire une visite ; il fallait le conduire chez Mlle Biberon ; il fallait aller dîner avec lui. J’étais excédé de ces sortes de corvées. Je m’en suis expliqué fortement. Je me console du mal que me fait cette brouillerie par la certitude que nous nous raccommoderons, et l’espérance qu’il n’y reviendra plus. Ces ridicules parades-là m’étaient insupportables.

M. Devaisnes[209] est marié. Il m’a écrit une lettre charmante pour m’inviter à faire liaison avec sa famille. Je m’y suis refusé nettement.

J’ai reçu de Sainte-Périne une lettre qui déchire l’âme.

Le Baron a fait quelques voyages à Paris. Je vois qu’il ne me pardonne pas la solitude dans laquelle je l’ai laissé. Cela s’entend ; il fallait laisser souffrir Damilavile tout seul à Paris, et m’en aller passer gaiement un ou deux mois au Grandval.

Mme Therbouche me fera devenir fou. Vous savez qu’elle est retombée dans l’abîme de l’hôtel garni. Un de ces matins, je ferai un signe de croix sur sa tête, et je me retirerai chez moi.

J’ai entrepris de faire payer cinq ou six créanciers de ce qui leur est dû. Madame de Blacy, je me recommande à vos saintes prières.

J’ai bien peur que l’ami Naigeon ne soit un peu coiffé de la belle dame ; il est brillant tous les soirs, et ce n’est pas vers le Louvre qu’il porte ses pas. S’il allait en faire sa femme ! Il a des moments diablement soucieux.

Dieu soit loué ! je touche à la fin de mon Salon. Si vous étiez ici, on vous en lirait des lambeaux qui vous amuseraient, mais on ne saurait jouir de tout à la fois.

Il va y avoir un procès singulier. Une fille veut se marier ; elle va lever son extrait baptistaire, et elle se trouve baptisée sous le nom d’un garçon. Mon avis est qu’il faut préalablement vérifier le sexe.

Bonjour, mesdames et bonnes amies. Je vous souhaite du beau temps ; cela est assez généreux.

J’ai mille respects de Bruxelles à vous offrir. Vous n’êtes pas oubliées une seule fois. Pas un mot de douceur pour Mlle de *** : cela s’obtient, mais cela ne se commande pas. Eh bien, n’appelez-vous pas cela de la fatuité ?


CXVIII


À Paris, le 12 novembre 1768.
Mesdames et bonnes amies,

Vous ne voulez pas que je me fâche ; je ne me fâcherai pas. Je vais vous parler du plus beau sang-froid, puisque vous l’aimez mieux. Je vous ai dépêché sous le contre-seing de M. d’Ormesson un paquet qui contenait une brochure avec une lettre. Je n’ai point entendu parler de ce paquet.

Je vous ai demandé par une lettre suivante si ce paquet vous était parvenu. Pas plus de nouvelles de cette lettre que du paquet qui l’a précédée.

Je vous suppliais par une troisième lettre de prier maman de vouloir bien être un élève de Gatti. Pas un mot de réponse là-dessus.

En sorte qu’il m’est absolument impossible de deviner pourquoi vous êtes à peu près contente de mon exactitude, puisque je ne m’aperçois pas qu’il vous parvienne un mot de moi.

C’est un pieux M. de Saint-Fargeau qui a jugé le colporteur et le garçon épicier[210]. Ce même homme opinait, il y a peu de temps, à appliquer un fils à la question pour le rendre accusateur de son père ; il disait qu’il y avait des casuistes qui autorisaient cette atrocité. Un jeune conseiller lui répondit : « J’ai peu lu vos casuistes ; j’ignore ce qu’ils permettent ; mais je connais la nature qui les défend. »

Croiriez-vous bien que cette fille qui a été baptisée garçon risque de perdre son état ? et cela vraisemblablement par une étourderie de sacristain.

Vous ai-je dit que j’avais appris, découvert par la voie de Pantin et de Mlle Guimard, que ce dîner clandestin avec M. Dubucq devait se faire chez Mme de Coaslin ? J’ai beau lire et relire vos lettres, elles ne me rappellent jamais ce que je vous ai ou n’ai pas dit.

J’avais trois amis : j’étais froidement avec l’un ; presque brouillé avec l’autre ; le troisième était malade à mourir. Cette position m’avait causé un tel dégoût des hommes, que j’ai été sur le point de me claquemurer.

Le Baron est de retour ; je dînai hier lundi avec lui. Cela s’est un peu rajusté. L’abbé Galiani y était ; il prêcha beaucoup contre l’exportation des grains, et cela par une raison qui n’est pas commune : c’est qu’il faut laisser subsister les mauvaises lois partout où il n’y a pas dans le ministère des hommes d’assez de tête pour faire exécuter les bonnes en pourvoyant aux inconvénients des innovations les plus avantageuses.

Il prêcha contre la faveur accordée à l’agriculture par une raison très-bizarre : il disait que l’agriculture était la plus importante des conditions, et qu’il avait fallu plus de quatre mille ans d’efforts pour l’avilir, et que chercher à la tirer de cet avilissement c’était travailler à réduire les ducs et pairs à rien, et à mener le roi dans son Parlement accompagné de douze boulangers. « D’accord, l’abbé, lui répondis-je ; mais dans douze mille ans d’ici. » Oh ! combien de choses on peut faire sans conséquence pour les laboureurs, avant que le cortège du roi en soit composé !

Voltaire a publié deux fables agréables toutes doux, mais la première charmante : le Marseillais et le Lion ; les Trois Empereurs en Sorbonne. On risquerait de vous les envoyer, si l’on pouvait seulement se promettre de savoir qu’elles vous sont ou ne vous sont pas parvenues. Je ne me fâche pas, vous voyez bien, on ne saurait être plus modéré.

À propos du singulier abbé, il avait autrefois entrepris l’apologie de Tibère et de Néron. Il entama hier celle de Caligula. Il prétendait que Tacite et Suétone n’étaient que des pauvres gens qui avaient farci leurs ouvrages des impertinents propos de la populace.

J’aime encore mieux ces folies-là qui marquent du génie, des lumières, un penseur, que de plates et fastidieuses rabâcheries sur Jésus-Christ et ses apôtres.

Le Baron fit pourtant une observation qui m’était venue longtemps avant lui : c’est par quel tour bizarre la religion d’un homme qui avait passé sa vie et qui l’avait perdue pour avoir prêché contre les temples et les prêtres était pleine de temples et de prêtres.

Je n’entends pas comment ou ne passe que deux jours à Isle, quand on fait tant que d’y aller. Je ne doute pas que ces deux jours ne se soient passés bien gaiement : les hôtesses du château ne sont pas tristes, ni les survenants non plus.

Je n’aime pas les femmes méchantes ; cela est presque contre nature. C’est à nous qui sommes forts qu’il appartient d’être méchants. Si M. Évrard vous a tenu parole, vous devez avoir eu le plaisir du spectacle que vous vous promettiez.

On ennuie ici à plaisir ce roi de Danemark qui est tout à fait aimable. Les pauvres têtes n’ont pu imaginer que la ressource des spectacles, et ils lui font entendre quatorze actes en un jour[211]. Ils sont embarrassés de remplir les journées d’un voyageur qui séjourne un mois dans un pays où il y a de quoi voir pour dix ans.

Ce prince est souvent très-fin dans ses réponses et dans des occasions difficiles. Le roi lui disait, en lui montrant Mme de Flavacourt : « Sire, vous voyez cette femme-là ; elle est belle ; croiriez-vous qu’elle a cinquante-huit ans ? oui, cinquante-huit ans : elle est d’un an plus jeune que moi. — Sire, lui répondit le jeune souverain, je vois qu’on ne vieillit pas dans votre royaume. »

Il en est arrivé de ce prince tout au rebours des autres ; le contraire de la fable des Bâtons flottants.

J’attends que l’histoire de votre remboursement et ses suites soient finies, pour en rire à mon aise.

J’ai beau vous dire que je vous haïrai toutes si vous continuez à vous porter mal, il n’y a que Mlle de ••• à qui cela fasse peur.

Vous pouvez soupirer après l’abbé Marin tant qu’il vous plaira ; je ne veux plus m’en soucier.

Moi, je respire. La pauvre artiste[212] n’est pas encore à la barrière de Charenton, mais elle y sera bientôt ; je vous ferai ce conte-là quand il en sera temps.

Agréez et faites agréer mon respect. Je suis toujours le même, mon amie ; oui, toujours. Revenez, si vous en doutez.


CXIX


À Paris, le 15 novembre 1768.


Je vous supplie, mon amie, de ne pas vous plaindre de ma négligence : je réponds sur-le-champ. Votre dernière me parvint le 13 novembre, et votre avant-dernière était datée des derniers jours d’octobre.

Je n’ai pas eu le moindre doute que maman, bonne, humaine, bienfaisante, heureuse comme le sont presque toujours les personnes prudentes, n’aquiesçât à la proposition que je lui faisais. J’en ai prévenu Gatti, qui attend son retour avec la même impatience que moi, et qui ne demande pas mieux que de l’initier dans cette pratique de l’inoculation. Il faut qu’au même moment où je la sollicite, le hasard lui envoie une pauvre créature aveuglée par la petite vérole naturelle pour appuyer ma demande.

Ne craignez-vous pas que cette méchante femme n’apprenne ou ne soupçonne que vous êtes au fond de cette petite correction, et qu’elle ne fasse quelque coup de tête violent ? Mes amies, prenez-y garde.

Le portrait de Mme Bouchard a été gâté chez elle, et gâté presque sans ressource ; l’artiste y a fait ce qu’il a pu, et il est à peu près comme au sortir de ses mains.

J’oubliais de vous dire qu’il est sorti du petit hôpital de Gatti soixante et un enfants inoculés sans qu’il y en ait eu un seul alité.

J’embrasse de tout mon cœur le garçon chirurgien qui s’occupe à bien faire depuis le matin jusqu’au soir, et qui sait si grand gré à ceux qui le suivent de loin.

Je crois que vous m’aimez toujours ; je m’en rapporte plus volontiers à votre goût pour la justice qu’aux apparences.

Pour maman, je suis très-sûr que je lui suis cher : cela tout simplement parce qu’elle vous permet de me le dire.

Quel diable d’amphigouri me faites-vous sur les grains ? Il y a à la halle deux sortes de farines : il y a de la farine dite malicet, du nom de celui qui la fournit, qui est plus belle, plus chère, et peut-être dans des sacs cachetés.

J’aime la conduite de vos magistrats ; il est rare que des officiers municipaux aient cette fermeté-là.

Si je ne me mêle pas de traîner le cher parent dans la boue, je l’abandonnerai à un certain Target qui s’en acquittera bien pour moi.

J’avoue que je ne connais pas quelle affaire nous pouvons avoir à démêler avec lui. Il a fait ses demandes ; elles ont été accordées. Il était fondé de procuration ; il a transigé pour lui et ses ayants cause. C’est donc un libelle qu’il veut publier ; il faut l’attendre, et avoir confiance dans nos ongles et ceux des lois.

C’est un conte que le bel ange : il y a eu ici quelque rumeur ; mais il était question de tout autre chose.

Écoutez la bonne, la grande, l’heureuse nouvelle : Mme Therbouche est partie ; elle s’avance de dimanche au soir, entre neuf et dix, vers Bruxelles, dans une chaise de poste ; car elle n’a jamais voulu honorer la diligence de sa personne. Il y a cent autres traits de puérile vanité de cette force-là.

Je suis chargé de l’achat de tous les tableaux Gaignat, et je vais y procéder.

Je vous ai dit que Grimm m’avait fait bien du mal.

Hier, ce fut la répétition de la même scène avec le Baron.

Ces gens-là ne veulent pas que je sois moi ; je les planterai tous là, et je vivrai dans un trou : il y a longtemps que ce projet me roule par la tête.

Damilaville est moribond. Plus de force, pas même pour faire un pas. Plus d’appétit ; nausées, défaillances, et abandon de médecin.

Je ne saurais vous répondre sur l’histoire des portraits : je ne sais plus ce que c’est. Aussi y a-t-il toujours une bonne quinzaine entre mes lettres et os réponses ! Voulez-vous parler de la mystification ? Les embarras d’un départ prochain ont tout suspendu, et le départ tout réduit à rien. Il ne nous reste de cela qu’une scène excellente, l’attente trompée de trois ou quatre autres, mais point de portraits.

Je n’ai point vu M. Trouard. J’attends toujours sa visite promise par l’abbé. S’il ne vient pas, j’irai.

Ce dîner, je crois vous l’avoir dit, était un guet-apens où j’aurais bien donné sans un de ces hasards de ce pays-ci. Je devais me trouver en tête-à-tête avec Mme de Coaslin. Cela s’est éventé par la Guimard qui le savait, et qui le confia à un libertin de sa société qui m’en avertit. Ô la belle contrée où un libertin tient un philosophe par la main, et où la duchesse n’est séparée de la fille que par un intermédiaire commun qui dit souvent à la fille ce qu’il laisse ignorer à la duchesse !

J’espère quelquefois que M. Trouard veut me présenter la nomination de l’abbé ; c’est un tour tout à fait à la façon de l’autre : il faut voir, et ne pas le leurrer de fausses espérances.

Perdez, madame, perdez au trictrac tant qu’il vous plaira, mais n’allez pas gagner au whist ; cela ne serait pas honnête.

Ah ! voilà M. l’abbé Marin arrivé ! J’entendrai parler de vous quand il plaira à Dieu. Mais je commence à me résigner à tout.

Je savais tout ce que vous me dites de M. et de Mme Duclos ; celui-ci est bien heureux de ne pouvoir vieillir ; je lui envie ce secret, et le plaisir d’être auprès de vous. Voilà une ligne que vous ne passerez pas, parce qu’écrite elle ne signifie pas grand’chose, et que passée, on y mettrait de l’importance.

Agréez tout mon respect.


CXX


Paris, le 22 novembre 1768.
Mesdames et bonnes amies,

Votre départ n’est pas encore fixé. Est-ce que ces mauvais temps-ci ne hâteront pas votre retour ? Que faites-vous au château d’Isle, que vous ne fissiez mieux encore dans la rue Saint-Thomas-du-Louvre ? Il y a là un jardinet pour le premier rayon du soleil ; des amis que vous désirez et qui vous attendent ; une petite table verte sur laquelle on peut s’accouder ; des nouvelles vraies ou fausses qu’on tient de la première main ; un âtre autour duquel on peut se presser dans les grands froids ; quelques amusements que rien ne peut remplacer à la campagne, lorsque la pluie, les vents, les frimas, ne permettent plus de s’éloigner de la maison. Il y a des jours où nous ferions bien à trois ou quatre la monnaie de l’abbé Marin.

Où est le temps où mon impatience, mon dépit, ma colère vous auraient fait grand plaisir ? où vous auriez été enchantée que je n’eusse donné le temps ni à mes lettres ni à vos réponses d’arriver ? où deux jours passés sans avoir entendu parler de moi m’auraient été reprochés comme un silence de deux semaines ? Cela vous paraît injuste aujourd’hui : vous êtes d’une justesse admirable dans vos calculs ; on ne saurait avoir plus de raison que vous en avez acquis ; vous ne vous fâchez plus ; vous ne voulez plus que je me fâche ; voilà qui est dit : je ne me fâcherai plus.

Mme Van Loo a pensé mourir d’une humeur dartreuse qui s’était jetée sur la poitrine ; mais les crachements de sang purulent ont cessé, et elle court les rues jusqu’à nouvel ordre.

Mme de Coaslin ne me verra pas : je l’ai déclaré net à M. Dubucq, qui entrait chez moi au moment même où j’ouvrais le gros paquet de Mme de Blacy. Dites à cette bonne mère d’être parfaitement tranquille sur le compte de son fils ; il a tout ce qu’il lui faut, j’en ai la parole expresse de M. Dubucq qui n’est homme ni à promettre ce qu’il ne veut pas faire, ni à garantir comme fait ce qui ne l’est pas. Les lettres que vous m’adressez par Damilaville me parviennent franches ; si je ne vous ai pas répondu plus tôt sur cet article, c’est qu’il est on ne saurait moins important.

D’où je connais Mlle Guimard ? Mais, de tout temps, il y a eu cent moyens, et, à mon âge, il y a cent raisons de connaître la Guimard. On trouve dans ces filles-là je ne sais combien de ressources essentielles qu’on ne peut espérer dans une honnête femme, sans compter celle d’être avec elles comme on veut : bien, sans vanité ; mal, sans honte. Au reste, c’est M. de Falbaire, l’auteur de l’Honnête criminel, qui la fréquente, je ne sais pas pourquoi, qui m’a garanti, par son indiscrétion, de l’embûche de M. Dubucq et de Mme de Coaslin.

Je me suis trouvé au rendez-vous mystérieux ; mais je me suis refusé net à ce qu’on en attendait. Qu’en attendait-on ? Si maman se met à y rêver, elle le trouvera avant la fin de deux ourlets. Pour vous, mesdames, je vous conseille de ménager vos têtes : cela est au-dessus de vos forces.

Que diable votre religieuse ne jette-t-elle son froc aux orties, et ne se réfugie-t-elle dans quelque coin ignoré où elle vivrait et mourrait en paix ? Donnez-lui ce conseil que Mme de Blacy ne désapprouvera pas. Il faut être Épictète en personne pour ne se pas damner dans un cachot.

J’y ferai de mon mieux pour qu’elles vous parviennent, ces fables de Voltaire ; mais vous seriez bien aimables de venir les chercher. C’est entendre assez mal son intérêt que de vous envoyer de l’amusement ; si vous pouvez avoir la ville à la campagne, je ne vois plus de raison de revenir de la campagne à la ville.

Raccommodé avec Grimm ? Mais oui, ou à peu près, je le crois ; la chose s’est faite comme je l’avais prédite : j’ai eu la douleur et ne me suis pas sauvé de la visite.

Le prince est venu passer deux heures chez moi en chenille[213] : c’était le mercredi. Le jeudi, je passai toute la journée avec lui chez le Baron, sans le connaître, du moins à ce qu’ils croyaient tous ; mais le Baron m’avait averti, et les trompeurs ont été trompés ; j’ai joué mon rôle comme un ange[214].

À propos de Sainte-Périne, c’est une nièce de M. de Neufond que nous avons épousée ; je ne le sais que d’aujourd’hui ; jugez combien l’oubli de toute cette histoire est nécessaire.

J’ai démontré à notre artiste, deux heures avant son départ, qu’en moins de quinze mois elle avait dépensé à peu près huit cents louis. Elle est partie ; elle est à Bruxelles. Le prince Galitzin la remettra dans sa patrie, dans sa famille, avec dignité, et ce ne sera pas de ma faute si son fils n’est pas secrétaire d’ambassadeur.

L’ami Naigeon s’empiége tant qu’il peut. Eheu ! quanto laboras in Charybdi, digne puer meliore flammâ ! M. l’abbé Marin vous expliquera ce latin-là. Au reste, la belle dame a pensé mourir d’une vapeur hystérique accompagnée subitement d’une inflammation de bas-ventre et d’une perte.

Vous avez raison de regretter un peu la lecture de ce Salon ; car il y a, ma foi, d’assez belles choses, et d’autres moins sérieuses et plus amusantes.

Je ne sais qui plaidera pour notre mal baptisée. Si vous avez un peu médité cette affaire, vous y aurez vu plus de difficultés qu’elle n’en présente d’abord[215].

Avant que de prononcer si ferme sur votre exactitude, je voudrais savoir à quel numéro j’en suis.

Il n’y a plus de bon vin dans la cave de ma sœur ; elle m’a envoyé les deux malheureuses pièces qui restaient.

Chanson que tout ce que vous me dites de maman. Voici le fait. Vous lui persuadez qu’elle a les jambes mauvaises. Mme de Blacy lui fait compagnie ; et vous allez courir les champs en tête-à-tête avec l’abbé. Cela n’est pas maladroit.

Je suis fou à lier de ma fille. Elle dit que sa maman prie Dieu et que son papa fait le bien ; que ma façon de penser ressemble à mes brodequins, qu’on ne met pas pour le monde, mais pour avoir les pieds chauds ; qu’il en est des actions qui nous sont utiles et qui nuisent aux autres, comme de l’ail qu’on ne mange pas quoiqu’on l’aime, parce qu’il infecte ; que, quand elle regarde ce qui se passe autour d’elle, elle n’ose pas rire des Égyptiens ; que si, mère d’une nombreuse famille, il y avait un enfant bien méchant, bien méchant, elle ne se résoudrait jamais à le prendre par les pieds et à lui mettre la tête dans un poêle. Et tout cela en une heure et demie de causerie, en attendant le dîner.

Je l’ai trouvée si avancée, que dimanche passé, chargé par sa mère de la promener, j’ai pris mon parti et lui ai révélé tout ce qui tient à l’état de femme, débutant par cette question : « Savez-vous quelle est la différence des deux sexes ? » De là, je pris occasion de lui commenter toutes ces galanteries qu’on adresse aux femmes. « Cela signifie, lui dis-je : Mademoiselle, voudriez-vous bien, par complaisance pour moi, vous déshonorer, perdre tout état, vous bannir de la société, vous renfermer à jamais dam un couvent, et faire mourir de douleur votre père et votre mère ? » Je lui ai appris ce qu’il fallait dire et taire, entendre et ne pas écouter ; le droit qu’avait sa mère à son obéissance ; combien était noire l’ingratitude d’un enfant qui affligeait celle qui avait risqué sa vie pour la lui donner ; qu’elle ne me devait de la tendresse et du respect que comme à un bienfaiteur ; qu’il n’en était pas ainsi de sa mère ; quelle était la vraie base de la décence, la nécessité de voiler des parties de soi-même dont la vue inviterait au vice. Je ne lui laissai rien ignorer de tout ce qui pouvait se dire décemment, et là-dessus, elle remarqua qu’instruite à présent, une faute commise la rendrait bien plus coupable, parce qu’il n’y aurait plus ni l’excuse de l’ignorance, ni celle de la curiosité. À propos de la formation du lait dans les mamelles et de la nécessité de l’employer à la nourriture de son enfant ou de le perdre par une autre voie, elle s’écria : « Ah ! mon papa, qu’il est horrible d’aller jeter dans la garde-robe l’aliment de son enfant ! » Quel chemin on ferait faire à cette tête-là, si l’on osait ! il ne s’agirait que de laisser traîner quelques livres.

J’ai consulté sur cet entretien quelques gens sensés ; ils m’ont tous dit que j’avais bien fait. Serait-ce qu’il ne faut point blâmer une chose à laquelle il n’y a plus de remède ?

Elle m’a dit qu’elle ne s’était jamais occupée de ces choses-là, parce qu’il viendrait apparemment un moment où il conviendrait de les lui apprendre : qu’elle n’avait pas encore songé au mariage ; mais que si cette fantaisie l’importunait, elle ne s’en cacherait pas, et qu’elle nous dirait nettement à sa mère et à moi : « Papa, maman, mariez-moi » ; parce qu’elle ne voyait point de honte à cela.

Si je perdais cet enfant, je crois que j’en périrais de douleur : je l’aime plus que je ne saurais vous dire.

La dévotion qui impose des pratiques affligeantes donne communément de l’humeur qui se répand sur les autres.

Enfin, l’abbé Galiani s’est expliqué net. Ou il n’y a rien de démontré en politique, ou il l’est que l’exportation est une folie. Je vous jure, mon amie, que personne jusqu’à présent n’a dit le premier mot de cette question ; je me suis prosterné devant lui pour qu’il publiât ses idées. Voici seulement un de ses principes : Qu’est-ce que vendre du blé ? C’est échanger du blé contre de l’argent. Vous ne savez pas ce que vous dites : c’est échanger du blé contre du blé. À présent pouvez-vous jamais échanger avec avantage le blé que vous avez contre du blé qu’on vous vendra ? Il nous montra toutes les branches de cette loi ; et elles sont immenses. Il nous expliqua la cause de la cherté présente ; et nous vîmes que personne ne s’en était douté. Je ne l’ai jamais écouté de ma vie avec autant de plaisir.

Encore une fois, bonnes amies, prenez garde que la méchante femme ne vous devine. Eh ! quelle anicroche voulez-vous que votre remboursement souffre ?

Je ne sais ce que vous voulez dire avec votre barrière de Charenton : vous avez mal lu, ou je n’ai su ce que j’écrivais.

Je vous ai dit ce qui était arrivé du portrait de Mme Bouchard, quoi que l’artiste ait pu faire, il est resté un peu nébuleux, défaut qu’on n’aurait pu lui ôter qu’en le repeignant en entier.

Eh ! vraiment oui, le jeune roi nous aurait vus tous ! C’était une affaire arrangée en dépit de ses, ministres et des nôtres. Nous devions dîner chez le baron de Gleichen ; il devait survenir et nous surprendre, mais il est tombé malade, excédé de fêtes et d’ennui. Le baron prétend que c’est seulement une partie remise ; je le souhaite, afin de montrer à ces ânes-là que l’on fait ailleurs quelque cas de nous. Je ne voulais pas être de ce dîner ; voilà ce qui a occasionné entre le Baron et moi précisément la même scène que j’avais eue huit jours auparavant avec Grimm[216].

Les bienfaits ne nous réussissent pas. Nous avons donné gîte à une de nos compatriotes qu’une affaire malheureuse avait appelée à Paris. Elle s’est amusée pendant trois mois à mettre, par ses caquets, tout mon peuple en combustion.

Tandis que vous restez là, casanières à Isle, vous ne savez pas combien vous me serviriez à Paris. Je viens de recevoir ordre de l’impératrice de faire l’acquisition du cabinet Gaignat. Il pleut des bombes dans la maison du Seigneur ; je tremble toujours que quelqu’un de ces téméraires artilleurs-là ne s’en trouve mal. Ce sont des Lettres philosophiques traduites ou supposées traduites de l’anglais de Toland ; ce sont des Lettres à Eugénie, c’est la Contagion sacrée ; c’est l’Examen des prophéties ; c’est la Vie de David ou de l’homme selon le cœur de Dieu[217] : ce sont mille diables déchaînés. Ah ! madame de Blacy, je crains bien que le Fils de l’Homme ne soit à la porte ; que la venue d’Élie ne soit proche, et que nous ne touchions au règne de l’Antéchrist. Tous les jours, quand je me lève, je regarde par ma fenêtre, si la grande prostituée de Babylone ne se promène point déjà dans les rues, avec sa grande coupe à la main, et s’il ne se fait aucun des signes prédits dans le firmament. Que faites-vous à Isle ? Revenez-vous-en vite ici, afin que nous assistions tous ensemble à la résurrection générale des morts. Si vous attendez que le soleil s’éteigne, comment ferez-vous pour revenir à Paris ? il ne fait pas bon voyager quand on ne voit goutte.

Mais M. Trouard ne vient point ; si je l’allais voir, ferais-je donc si mal ?

Je vous salue et vous embrasse toutes ensemble, et chacune en particulier, avec les distinctions qui conviennent.

Je me porte bien aussi de mon côté, avec de la limonade le matin et du lait froid le soir.

Gatti prétend que ce régime n’est pas si fou qu’on croirait bien.

Je ne m’endors pas comme vous, mademoiselle, quoiqu’il en soit bien l’heure.


CXXI

Paris, le 24 juillet 1769.
Mesdames et bonnes amies,

Grondez-moi un peu ; mais plaignez-moi beaucoup. Je me porte bien, je ne sais pour jusqu’à quand. Joignez à l’accablement du travail celui de la chaleur ; je ne crois pas avoir autant travaillé de ma vie. Je me couche de bonne heure ; je me lève de grand matin ; et tant que la journée dure, je suis attaché à mon bureau. Je veux absolument qu’à votre retour, vous me trouviez dégagé de tout lien. Mes libraires veulent publier deux volumes à la fois ; ainsi voyez-moi entouré de planches de la tête aux pieds. L’absence de Grimm me donne une peine que je ne connaissais pas[218]. Je ne voudrais pas, pour autant d’or que je suis gros, continuer cette corvée le reste de ma vie. Et puis l’ouvrage de l’abbé Galiani[219] qu’il a fallu lire, relire et corriger. Ajoutez à cela toutes les distractions occasionnées par la bienfaisance et les importuns, qui, sûrs de me trouver chez moi, s’y rendent plus communs que jamais. Vous m’adressez des reproches de tous côtés ; il m’en vient d’Isle par mon amoureuse, il m’en vient de la rue des Vieux-Augustins par Mme Bouchard, il m’envient de la rue Sainte-Anne par M. Digeon ; et ceux que je me fais à moi-même, je vous assure que ce ne sont pas les moins durs. Malgré ma négligence, si vous ne voulez pas me châtier trop durement, croyez que je vous suis aussi tendrement attaché que jamais.

J’oubliais, parmi les occupations qui prennent mon temps, les soins que je prends de l’éducation de mon enfant : ah ! mademoiselle, la jolie enfant que j’ai là. Je vous jure qu’elle vous ferait tourner la tête à toutes. Il est incroyable le chemin que cette imagination a fait toute seule, combien cela a rêvé ! combien cela a réfléchi ! combien cela a vu de choses ! Il y a quelques jours que je lui confiai un ouvrage assez fort pour son âge ; à moitié de la lecture, elle me dit : « Cet homme-là ne m’a rien appris jusqu’à présent ; j’en savais autant que lui » ; et je jugeai aux réponses qu’elle fit à mes questions qu’elle disait vrai. Voilà tout mon bonheur pendant votre absence.

Bonjour, mes bonnes et tendres amies, comptez que les moments que je pourrai vous refuser, je vous les restituerai bien à votre retour. Je me prosterne aux pieds de maman, et je la supplie de ne me plus faire les gros yeux. Je tâcherai à l’avenir d’être un peu plus joli garçon. J’embrasse Mme de Blacy de tout mon cœur. Vous, mademoiselle, tendez-moi la main et faisons la paix. Quand j’y pense, je ne conçois pas moi-même comment on peut alarmer, inquiéter, faire du mal à celle qu’on aime, quand il ne faut que quatre lignes bien douces pour le lui épargner, et que l’âme, toujours la même, en dicterait un cent tout de suite. Je vous prie de dire à Mme de Blacy que je n’ai rien négligé jusqu’à présent de toutes les petites commissions qu’elle m’a données ; je ne désespère point des bons offices de M. Fontaine : un homme qui craint de s’éloigner sans donner signe de vie me paraît bien intentionné. M. Fontaine m’est venu voir purement et simplement pour me rassurer sur son silence et son absence. J’oubliais de vous dire que j’avais risqué d’aller voir Mme Bouchard, et que j’avais été effrayé au premier aspect de son mari ; il faut qu’il ait été à toute extrémité. J’ai bien peur qu’elle n’ait un peu enchéri sur les injures dont on l’avait chargée pour moi.

Bonjour, mesdames et tendres amies, Aimez-moi toujours avec mon défaut ; je tâcherai de m’amender. Voilà pourtant un Salon qui me va tomber sur le corps[220]. C’est bien dommage que je ne puisse plus vous rendre compte de mes pensées comme autrefois ; je vous proteste que nous y perdons tous des moments fort doux. Avez-vous fait de belles récoltes ? Êtes-vous bien riches cette année ? Quoique je ne vous dise rien de ma vie, ne me laissez rien ignorer de la vôtre, à laquelle je ne saurais prendre un médiocre intérêt sans être le plus ingrat des hommes.


CXXII


Paris, le 10 août 1769.
Mesdames et bonnes amies.

Oh ! qu’il fait chaud ! Il me semble que je vous vois toutes trois en chemise de bain. Vous avez grande raison, mademoiselle, lorsque vous dites qu’il est bien cruel de travailler par ce temps-là ; mais il le faut : on en est quitte pour penser lâchement et pour écrire de même.

Mais savez-vous mon grand chagrin ? c’est de n’avoir personne à qui lire une foule de petits papiers délicieux. Comme cela vous amuserait, et comme l’espérance de vous amuser me soutiendrait dans mon travail ! À l’occasion d’un poëme médiocre, intitulé Narcisse[221], j’en ai fait un papier joli pour la naïveté, la chaleur et les idées voluptueuses. Tout ce qu’il est possible d’imaginer y est, et cependant Mme de Blacy le lirait en société sans rougir et sans bégayer.

Je ne saurais écrire l’après-midi, et quand j’en aurais envie, ma fille m’en empêcherait ; elle prétend que quand je ne suis pas seul, il faut que je sois avec elle. Oh ! le beau chemin que cette enfant-là a fait toute seule ! Je m’avisai, il y a quelques jours, de lui demander ce que c’était que l’âme. « L’âme ! me répondit elle ; mais, on fait de l’âme quand on fait de la chair. »

J’étais appelé au Grand val, et si je n’ai pas fait ce petit voyage, j’en ai été bien fâché : je ne manque jamais une occasion d’être utile sans regret. J’étais allé dîner à la Chevrette ; je comptais reprendre mon bâton à la chute du jour, et regagner mon logis ; point du tout ; j’y soupai. Sedaine vint. J’entendis la lecture d’un ouvrage de sa façon, le Faucon[222], opéra-comique ; et à deux heures du matin, je n’étais pas encore à ma porte.

L’abbé Le Monnier m’écrit des duretés ; et il se soucie fort peu que je lui réponde ou non ; mais je ne lui réponds pas ; il faut qu’il ignore si vous vous portez bien, si vous l’aimez toujours ; il faut que vous ignoriez aussi qu’il jouit de la plus belle santé ; que mieux il se porte, plus il se souvient de vous ! et voilà ce qu’il ne saurait me pardonner. Vous ne m’avez point fait de reproches ; cela se peut ; vous n’avez peut-être pas même pensé que j’en méritais ; Mme de Blacy qui m’aime, elle, me l’a bien témoigné, et je vous réponds que ses lettres ne sont pas de paille. Je croyais qu’il n’y avait que les prêtres et les curés qu’elle sût malmener ; oh ! elle ose les gros mots aussi pour les philosophes.

Tenez, mesdames et bonnes amies, je suis et serai le même tant que je vivrai, et si je me casse une jambe, comme j’ai pensé faire hier, je vous l’écrirai tout de suite. Dites-moi, mon amie, est-ce que vous êtes malade ? J’accepte la main de maman ; je me relève, car j’étais resté à genoux depuis quinze jours ; je prends la plume et je m’amende.

Il y eut hier un bacchanal du diable à la Compagnie des Indes. Le ministre l’anéantit. L’abbé Morellet a publié un mémoire qui a fort mal pris. On compare l’abbé attaquant la Compagnie à l’abbé Terrasson défendant le système de Law. À sa place, je n’aimerais pas ce parallèle. Le comte de Lauraguais a écrit une lettre infâme contre l’abbé. Mais ce n’est pas là tout : il se fait un autre charivari à la Comédie-Française ; et devineriez-vous bien la cause de ce charivari ? C’est moi, c’est le Père de Famille qu’on y joue aujourd’hui, malgré toutes les menées de mes ennemis. Brizard fait le père ; Molé, l’amant ; Mlle Doligny, Sophie ; Mme Préville, Cécile ; le Commandeur, je ne sais qui. Ce pauvre Commandeur a du malheur. Je vous jure que je trouve bien mauvais qu’on me traîne ainsi en public, malgré moi. La première fois, je vous instruirai de ma chute ou de mon succès.

Bonjour, mesdames et bonnes amies. La sueur de mes mains mouille mon papier. Vos récoltes sont-elles faites ? Je vous salue, je vous embrasse sur le front, sur les yeux, partout où vous le permettez.


CXXIII


Paris, le 23 août 1769.


Voilà qui est bien, ma tendre amie ; vous m’instruisez de l’emploi de votre temps, de vos amusements, de vos récoltes. Vous supposez que j’y prends intérêt, et vous avez raison. Vos granges et vos greniers sont donc bien pleins ! Vous serez donc bien riches ! Il n’y aura donc point de pauvres cette année, que les paresseux ! Vous ne sauriez croire le plaisir que cela me fait.

Ce pied de maman me chiffonne. Je ne sais comment cela se fait, mais je me soucie moins de vos santés que de la sienne. Je vous aime pourtant toutes également. Si cela n’est pas vrai, maman et sa fille aînée ne le voudraient pas ; lisez-leur, si vous voulez, cela ; et j’espère qu’elles auront le bon esprit de m’entendre et de ne s’en point fâcher. Voilà pourtant un mot doux, et c’est moi qui l’ai dit : il en amènera peut-être d’autres de ma part.

Mes brouillons sont indéchiffrables. Celui qui en fait des copies pour Grimm m’aura l’obligation de la perte de ses yeux ; cependant je verrai : je vous jure que je suis aussi jaloux de vous envoyer les papiers dont je fais quelque cas que vous pouvez l’être de les avoir. Ne voyez-vous pas qu’après le plaisir de servir mon ami, ma récompense la plus douce est d’amuser un moment mes amies ?

Je vais demain jeudi passer la journée au Grandval. Nous n’avons jamais pu former une carrossée. Il me semble que l’année est mauvaise pour les amitiés. J’espère que la nôtre se sauvera de cette épidémie.

On l’a donc joué, ce Père de Famille ! Molé Saint-Albin est sublime ; Brizard est passable ; Cécile Mme Préville presque rien ; Germeuil est mauvais ; le Commandeur Auger, médiocre, excepté dans quelques scènes. Mlle Doligny Sophie, bien, très-bien. Mais une justice que je leur dois à tous, c’est d’y avoir mis tout leur savoir-faire, et de jouer avec un concert si parfait que l’ensemble répare les défauts du détail. L’ouvrage est si rapide, si violent, si fort, qu’il est impossible de le tuer ; enfin, il a été senti, et il a obtenu les applaudissements. Ç’a été, et c’est à toutes les représentations, un monde et un tumulte épouvantables. On n’a pas mémoire d’un succès pareil, surtout à la première représentation, où la pièce était, pour ainsi dire, presque nouvelle. Il n’y a qu’une voix, c’est un bel ouvrage. J’en ai moi-même été surpris. Il a un tout autre effet encore au théâtre qu’à la lecture. Votre absence nous a tous privés d’un grand plaisir. Si tous les rôles étaient remplis comme celui de Saint-Albin, on n’y tiendrait pas. Qu’on ne me redemande plus une pareille corvée, je n’y suffirais pas. Je ne me sens plus la tête avec laquelle on ordonne une pareille machine. Duclos disait, en sortant, que trois pièces comme celle-là par an tueraient la tragédie. Qu’ils se fassent à ces émotions-là, et qu’ils supportent après cela, s’ils le peuvent, Destouches et Lachaussée. Je désirais savoir s’il fallait écrire la comédie comme je l’ai écrite, ou comme Sedaine. C’est une question bien décidée, et pour moi et pour tout le monde.

Mes amis sont au comble de la joie ; je les ai tous vus. Croiriez-vous bien que Marmontel en a pleuré en m’embrassant ! Ma fille y a été, et en est revenue stupide d’étonnement et d’ivresse. Au milieu de tout cela, vous me croyez fort heureux ; je ne le suis pas ; je ne sais ce qui se passe au fond de mon âme, qui me chagrine : j’ai de l’ennui. Ce pauvre Grimm reviendra tout juste la veille de la dernière représentation. Son ouvrage m’accable. Si vous voyiez la masse énorme que cela forme, et les lectures qu’elle suppose, vous croiriez que j’ai écrit et lu du matin au soir.

Voilà donc la Compagnie des Indes anéantie. L’abbé Morellet a fait un mémoire contre la Compagnie ; il s’est montré un mercenaire qui vend sa plume au gouvernement contre ses concitoyens. M. Necker lui a répondu avec une gravité, une hauteur et un mépris qui doivent le désoler. L’abbé se propose de répondre ; c’est-à-dire qu’après avoir donné un coup de poignard à l’homme, il veut avoir le plaisir de fouler aux pieds le cadavre. L’abbé voit mieux que nous tous : dans un an d’ici, personne ne pensera plus à l’action, et il jouira de la pension qu’on lui a promise.

Bonjour, ma bonne et tendre amie. Avancez vos deux joues que je les baise, et que je vous souhaite une bonne fête. M. Perronet[223] à côté de qui j’étais tout à l’heure à la Comédie, me chargea d’ajouter une fleur à mon bouquet. Maman, madame de Blacy, aurez-vous la bonté de donner chacune un baiser pour moi à mademoiselle ? Je vous présente à toutes mon respect. J’ai vu une seconde fois Mme Bouchard : son mari m’a paru mieux.


CXXIV


À Paris, le 2 septembre 1769.


Mais, ma bonne amie, vous n’aviez pas raison de vous plaindre : je vous avais écrit ; et dans ce moment, vous recevez une autre lettre de moi ; car je n’ai point de foi aux lettres perdues. Comment vouliez-vous que j’oubliasse que le 25 était le jour de votre fête ? Aussi assuré que je le suis de l’intérêt que vous prenez à ce qui me touche, comment pouvais-je manquer à vous instruire de mon succès ? À qui vouliez-vous donc que j’en parlasse ? Quoiqu’il n’y ait presque personne à Paris, le spectacle a toujours été plein jusqu’à la dernière représentation, et quiconque voulait y trouver place devait s’y prendre de bonne heure. Les comédiens ont été forcés de donner la pièce deux fois de plus qu’ils ne se l’étaient proposé, le parterre l’ayant redemandée. C’est M. Digeon qui m’a instruit de cette particularité que j’ignorais ; car je vous proteste que mes amis ont été plus sensibles à cet événement que moi-même. Il y avait longtemps que je m’étais expliqué avec moi-même sur la considération publique ; mais l’expérience m’a bien appris que le peu de cas que j’en faisais était très-réel. Enfin Mme Diderot prit, le vendredi au soir, la veille de la dernière représentation, le parti d’y aller avec sa fille : elle sentit l’indécence qu’il y avait à répondre, à tous ceux qui lui faisaient compliment, qu’elle n’y avait pas été. Les comédiens jouèrent ce jour-là comme ils n’avaient pas encore fait ; elle fut obligée de se prêter, malgré elle, au prestige de l’ouvrage et du jeu. Sa fille me dit qu’elle avait été aussi fortement remuée qu’aucun des spectateurs. Ce qui m’a plu davantage de tout cela, c’est d’avoir été embrassé bien serré par toutes ces actrices parmi lesquelles il y en a trois ou quatre qui ne sont pas trop déchirées. Comme tout s’arrange dans ce monde-ci ! De tous ceux que j’aurais désirés là, et à qui ce succès aurait tourné la tête, l’un n’est plus, l’autre court les champs[224], et vous êtes à votre campagne. Ils prétendent que cela doit m’encourager à reprendre ce genre de travail ; pour moi, je n’en crois rien. La tête qui s’exalte à ce point-là, je ne l’ai plus. Soyez bien convaincue qu’un poëte qui devient paresseux fait fort bien de l’être ; et quel que soit son prétexte, la vraie raison de sa répugnance, c’est que le talent l’abandonne ; c’est comme un vieillard qui ne se soucie plus de courir : si maman aime encore à galoper, malgré sa patte douloureuse, c’est qu’elle n’est pas encore vieille. Puisque je me plais tant à lire les ouvrages des autres, c’est qu’apparemment le temps d’en faire est passé. Nous verrons pourtant : j’ai un certain Shérif par la tête et dont il faudra bien que je me délivre[225], ainsi que des importuns qui me le demandent. En attendant, j’ai de la besogne jusque par-dessus les oreilles ; je suis trois ou quatre jours de suite enfermé dans la robe de chambre. La boutique de Grimm sera bien fourrée à son retour. Je me suis mis à deux ou trois ouvrages après lesquels les auteurs qui me les avaient confiés soupiraient depuis longtemps. Je vais au Grandval ; je n’en reviendrai pas sans avoir mis la dernière main à ma correspondance avec Falconet. Je suis à présent à la révision de l’ouvrage de l’abbé Galiani, et à la correction de ses épreuves. Tandis que je serai absent, qui me remplacera pour cette édition ? À vous dire vrai, il y a un homme qui en aurait la bonne volonté, mais à qui je n’en crois pas le talent. Tout cela me soucie : je voudrais bien contenter le Baron, et je ne voudrais pas délaisser l’abbé, d’autant plus qu’il est absent, et que je ne voudrais pas qu’il dît que les absents ont tort. Autre aventure ; je viens de recevoir une comédie de Voltaire[226] à présenter aux comédiens : c’est Gourville qui donne la moitié de sa fortune à un dévot, qui nie le dépôt, et l’autre moitié à Ninon, qui le rend fidèlement, quoique, dans l’absence de Gourville, elle se soit trouvée dans la plus grande détresse. Tout cela est encore fourré de trois ou quatre personnages bizarres et comiques. Elle est en vers et en cinq actes. Je doute que les comédiens l’acceptent ; et quand les comédiens l’accepteraient, je doute que la police la permette : c’est une copie du Tartuffe. Deuxième aventure dont je ne sais, ma foi, comment nous sortirons. Le censeur que M. de Sartine nous a donné pour l’ouvrage est un capucin renforcé qui joue de la serpe à tort et à travers. J’en ai déjà écrit quatre ou cinq fois au sublime magistrat, lui protestant sur mon honneur que celui qui faisait les lacunes aurait pour agréable de les remplir.

Tout mon plaisir se réduit à vous écrire quelques lignes à la dérobée, et à m’en aller dans la chambre voisine, quand la tête est bien lasse, persifler la mère et l’enfant. Hier, l’enfant était sur le point de sortir, et voici une petite ébauche de notre causerie. « Qu’as-tu là sur la tête, qui te la rend grosse comme une citrouille ? — C’est une calèche. — Mais on ne saurait te voir au fond de cette calèche, puisque calèche il y a. — Tant mieux : on en est plus regardée. — Est-ce que tu aimes à être regardée ? — Cela ne me déplaît pas. — Tu es donc coquette ? — Un peu. L’un vous dit : Elle n’est pas mal ; un autre : Elle est bien ; un troisième : Elle est jolie. On revient avec toutes ces petites douceurs-là, et cela fait plaisir. — Beau plaisir ! — Tenez, mon papa, à tout prendre, j’aimerais mieux plaire un peu à beaucoup de gens que de plaire beaucoup à un seul. — Ah ça, va-t’en vite avec ta calèche. — Allez, laissez-nous faire ; nous savons bien ce qui nous va, et croyez qu’une calèche a bien ses petits avantages. — Et ces avantages ? — D’abord, les regards partent en échappade (c’est son mot) ; le haut du visage est dans l’ombre ; le bas en paraît plus blanc ; et puis l’ampleur de cette machine rend le visage mignon, » etc., etc.

Je crois vous avoir dit que j’avais fait un Dialogue entre d’Alembert et moi. En le relisant, il m’a pris fantaisie d’en faire un second, et il a été fait. Les interlocuteurs sont d’Alembert, qui rêve, Bordeu, et l’amie de d’Alembert, Mlle de l’Espinasse. Il est intitulé le Rêve de d’Alembert. Il n’est pas possible d’être plus profond et plus fou. J’y ai ajouté après coup cinq ou six pages capables de faire dresser les cheveux à mon amoureuse ; aussi ne les verra-t-elle jamais. Mais ce qui va bien vous surprendre, c’est qu’il n’y a pas un mot de religion, et pas un seul mot déshonnête. Après cela je vous délie de deviner ce que ce peut être. À propos de mon amoureuse, eh bien, je lui ai envoyé une lettre de M. Dubucq, qui la doit mettre un peu à son aise. Dites-lui que j’ai fait toutes ses commissions, et que je ne l’en aime pas moins, quoiqu’elle ne cesse de me gronder : les amoureux qui ne se querellent pas de temps en temps ne s’aiment guère. Je n’ai pas vu Mme Bouchard, depuis que je lui ai fait le petit plaisir de l’envoyer à la Comédie : eh bien, elle m’embrassera donc dans la rue si elle m’y rencontre ! Ma foi, partout où elle voudra : il est difficile d’être cruel avec ces femmes-là. Ma comédienne de Bordeaux me ferait enrager, si je m’y intéressais jusqu’à un certain point[227]. Imaginez qu’elle est fille de protestants, et qu’elle jouit d’une pension de deux cents livres, en qualité de nouvelle convertie. Eh bien, cette nouvelle convertie, qui touche tous les ans deux cents francs pour se mettre à genoux quand le bon Dieu passe, s’est avisée de s’en moquer un jour qu’il passait ; on a rapporté ses propos au procureur général : elle a été décrétée, prise et mise en prison, d’où elle n’est sortie qu’à force d’argent. M. Perronet est très-sérieusement malade ; il est renfermé, il ne parle à personne. L’abbé Morellet passe les jours et les nuits à répondre à M. Necker.

J’étais invité à aller dîner aujourd’hui à Châtillon, avec M. et Mme de Trudaine, qui ont de l’amitié pour moi. Je m’en suis excusé comme j’ai pu ; mais tout cela n’est que reculer pour mieux sauter. Oh ! cette pièce a fait une diable de sensation. Comme un autre en tirerait bon parti pour se fauliler avec toute la terre ! Cela ne m’arrivera pas, ou je changerais bien. Je n’ai pourtant pas pu me tirer des avances et des cajoleries de M. et de Mme de Salverte. J’en suis à mon second voyage à leur maison de campagne, une des plus agréables qu’il y ait aux environs de Paris ; elle est située comme la maison du père Lachaise : Paris paraît avoir été bâti pour elle.

Bonsoir, bonnes amies ; aimez-moi toujours, malgré mon indignité. Portez-vous bien ; que M. Gras guérisse, et que ces maudites pluies-ci ne vous chagrinent pas. J’ai écrit à ma sœur pour avoir du vin ; à peine en fera-t-elle pour sa provision ; et si ce temps dure, il sera cher et détestable. Mais attendons, et voyons ce que les vendanges deviendront.


CXXV


Paris, le 11 septembre 1769
Mesdames et bonnes amies,

Je suis tout à fait sur les dents. Il est temps que Grimm arrive et que je lui remette le tablier de sa boutique. Je suis las de ce métier, et vous conviendrez que c’est le plus plat métier qu’il y ait au monde que celui de lire tous les plats ouvrages qui paraissent. On me donnerait aussi gros d’or que moi, et je ne suis pas des plus minces, que je ne voudrais pas continuer. Réjouissez-vous ; me voilà enfin tout à fait débarrassé de cette édition de l’Encyclopédie, grâce à l’impertinence d’un des entrepreneurs. M. Panckoucke, enflé de l’arrogance d’un nouveau parvenu, et croyant en user avec moi comme il en use apparemment avec quelques pauvres diables à qui il donne du pain, bien cher s’ils sont obligés de digérer ses sottises, s’est avisé de s’échapper chez moi ; ce qui ne lui a point réussi du tout. Je l’ai laissé aller tant qu’il a voulu ; puis me levant brusquement, je l’ai pris par la main ; je lui ai dit : « Monsieur Panckoucke, en quelque lieu du monde que ce soit, dans la rue, dans l’église, en mauvais lieu, à qui que ce soit, il faut toujours parler honnêtement ; mais cela est bien plus nécessaire encore quand on parle à un homme qui n’est pas plus endurant que moi, et qu’on lui parle chez lui. Allez au diable… vous et votre ouvrage ; je n’y veux point travailler. Vous me donneriez vingt mille louis, et je pourrais expédier votre besogne en un clin d’œil, que je n’en ferais rien. Ayez pour agréable de sortir d’ici, et de me laisser en repos. » Ainsi, voilà, je crois, une inquiétude bien finie.

Le Père de Famille a continué d’avoir le plus grand succès. Toujours pleine salle, malgré la solitude de Paris. C’est après-demain la dernière représentation ; ils ne veulent pas l’user ; ils le réservent pour l’hiver prochain ; et d’ailleurs Mole n’y suffirait pas plus longtemps.

Je me trouvai, il y a huit jours, à l’orchestre entre M. Perronet et Mme de La Ruette. Je m’invitai à aller voir ses travaux à Neuilly, à condition que nous ne serions que quatre, en le comptant. Bon ; voilà le jour venu ; le rendez-vous était chez moi ; ce n’est plus M. Perronet qui me vient prendre, c’est M. de Senneville ; nous allons, et nous nous trouvons quatorze ou quinze à table, sans compter le maître de la maison qui ne vint point. Cela se passa fort bien : M. de Senneville fut on ne peut plus gai et plus affable ; nous parlâmes un peu de Mme Le Gendre ; il convint qu’il avait eu le cœur un peu égratigné. Nous revînmes ensemble dans la voiture de M. Perronet ; il me déposa au Pont-Tournant, et nous nous séparâmes assez contents l’un de l’autre.

Je vis beaucoup dans ma robe de chambre ; je lis, j’écris ; j’écris d’assez bonnes choses, à propos de fort mauvaises que je lis. Je ne vois personne, parce qu’il n’y a plus personne à Paris. M. Bouchard m’a fait une visite, et j’ai été fort aise de le voir venir de la rue des Vieux-Augustins, rue Taranne, grimper à un quatrième étage ; c’est la tâche d’un homme en train de se bien porter.

Lorsqu’il n’y a point de livres nouveaux dont je puisse rendre compte, je fais des extraits de livres qui ne sont pas, en attendant qu’on les fasse. Quand cette ressource, qui est assez féconde, me manque, j’en ai une autre, c’est de faire de petits ouvrages. J’ai fait un Dialogue entre d’Alembert et moi : nous y causons assez gaiement, et même assez clairement, malgré la sécheresse et l’obscurité du sujet. À ce Dialogue il en succède un second beaucoup plus étendu, qui sert d’éclaircissement au premier ; celui-ci est intitulé : le Rêve de d’Alembert. Les interlocuteurs sont : d’Alembert rêvant, Mlle de L’Espinasse, amie de d’Alembert, et le docteur Bordeu. Si j’avais voulu sacrifier la richesse du fond à la noblesse du ton, Démocrite, Hippocrate et Leucippe auraient été mes personnages ; mais la vraisemblance m’aurait renfermé dans les bornes étroites de la philosophie ancienne, et j’y aurais trop perdu. Cela est de la plus haute extravagance, et tout à la fois de la philosophie la plus profonde ; il y a quelque adresse à avoir mis mes idées dans la bouche d’un homme qui rêve : il faut souvent donner à la sagesse l’air de la folie, afin de lui procurer ses entrées ; j’aime mieux qu’on dise : « Mais cela n’est pas si insensé qu’on croirait bien », que de dire : « Écoutez-moi, voici des choses très-sages. »

Nos promenades, la petite bonne et moi, vont toujours leur train. Je me proposai dans la dernière de lui faire concevoir qu’il n’y avait aucune vertu qui n’eût deux récompenses : le plaisir de bien faire, et celui d’obtenir la bienveillance des autres ; aucun vice qui n’eût deux châtiments : l’un au fond de notre cœur, un autre dans le sentiment d’aversion que nous ne manquons jamais d’inspirer aux autres. Le texte n’était pas stérile ; nous parcourûmes la plupart des vertus ; ensuite, je lui montrai l’envieux avec ses yeux creux et son visage pâle et maigre ; l’intempérant avec son estomac délabré et ses jambes goutteuses ; le luxurieux avec sa poitrine asthmatique et les restes de plusieurs maladies qu’on ne guérit point, ou qu’on ne guérit qu’au détriment du reste de la machine. Cela va fort bien, nous n’aurons guère de préjugés ; mais nous aurons de la discrétion, des mœurs et des principes communs à tous les siècles et à toutes les nations. Cette dernière réflexion est d’elle.

Je fis hier un dîner fort singulier : je passai presque toute la journée chez un ami commun, avec deux moines qui n’étaient rien moins que bigots. L’un d’eux nous lut le premier cahier d’un traité d’athéisme très-frais et très-vigoureux, plein d’idées neuves et hardies ; j’appris avec édification que cette doctrine était la doctrine courante de leurs corridors. Au reste, ces deux moines étaient les gros bonnets de leur maison ; ils avaient de l’esprit, de la gaieté, de l’honnêteté, des connaissances. Quelles que soient nos opinions, on a toujours des mœurs quand on passe les trois quarts de sa vie à étudier ; et je gage que ces moines athées sont les plus réguliers de leur couvent. Ce qui m’amusa beaucoup, ce furent les efforts de notre apôtre du matérialisme pour trouver dans l’ordre éternel de la nature une sanction aux lois ; mais ce qui vous amusera bien davantage, c’est la bonhomie avec laquelle cet apôtre prétendait que son système, qui attaquait tout ce qu’il y a au monde de plus révéré, était innocent, et ne l’exposait à aucune suite désagréable ; tandis qu’il n’y avait pas une phrase qui ne lui valût un fagot.

Pour toute réponse à mon amoureuse, je lui envoie une lettre de M. Dubucq, reçue presque au même moment que la sienne.

Je vous salue toutes trois, et vous embrasse de bon cœur. Çà, venez, approchez vos joues, mon amoureuse ; maman, donnez-moi votre main, vous ; mademoiselle Volland, tout ce qu’il vous plaira.

Bon ! j’allais oublier de vous dire que j’avais eu à la fin le courage d’aller dîner à la campagne, chez M. de Salverte. La journée se passa fort uniment, fort simplement, très-bien ; nos époux s’aiment, et sont dans la meilleure intelligence avec leurs parents. Chemin faisant, je descendis chez Casanove, et je trouvai Mme Casanove toujours avec de belles joues, de beaux yeux, de très-belles dents, comme je le lui sus très-bien dire. Son mari avait la complaisance de détourner la tête de temps en temps : vous remarquerez que cela se passait à la campagne, et par conséquence sans conséquence[228].


CXXVI


Paris, le 22 septembre 1769.


Oh, oui ! vous avez bien deviné cela, bonne amie ! Grimm m’écrivait la veille de la dernière représentation, de Berlin, qu’il ne lui restait plus que cinq ou six cents lieues à faire. Il est arrivé une scène tout à fait sanglante à cette dernière représentation, qui a pensé troubler tout le spectacle. Au moment où l’on entend du bruit dans la maison, et où Saint-Albin menace de tuer le premier qui osera mettre la main sur sa maîtresse, une jeune femme qui était aux premières loges poussa un cri aussi aigu que celui de Saint-Albin, et se trouva mal. Cette jeune femme se montrait au spectacle la première fois après son mariage, comme c’est l’usage. Cela m’a valu la visite de son mari, qui a grimpé à mon quatrième étage pour me remercier du plaisir et de la peine que je leur avais faits. Ce mari est avocat général au parlement de Bordeaux ; il s’appelle M. Dupaty. Nous causâmes très-agréablement. Lorsqu’il s’en allait, et qu’il fut sur mon palier, il tira modestement de sa poche un ouvrage imprimé sur lequel il me pria de jeter les yeux avec indulgence, s’excusant sur sa jeunesse et la médiocrité de son talent. Le voilà parti ; je me mets à lire, et je trouve, à mon grand étonnement, un morceau plein d’éloquence, de hardiesse et de logique : c’était un réquisitoire en faveur d’une femme convaincue de s’être un peu amusée dans la première année de son veuvage, et menacée, aux termes de la loi, de perdre tous les avantages de son contrat de mariage. J’ai appris depuis que ce même magistrat adolescent s’était élevé contre les vexations du duc de Pdchelieu, avait osé fixer les limites du pouvoir du commandant et de la loi, et faire ouvrir les portes des prisons à plusieurs citoyens qui y avaient été renfermés d’autorité. J’ai appris qu’après avoir humilié le commandant de la province, il avait entrepris les évêques qui avaient annulé des mariages protestants, et qu’il en avait fait réhabiliter quarante. Si l’esprit de la philosophie et du patriotisme allait s’emparer une fois de ces vieilles têtes-là, oh la bonne chose ! Cela n’est pas impossible. Lorsque je revis M. Dupaty, je lui dis qu’en lisant son discours, ma vanité mortifiée n’avait trouvé de ressource que dans l’espérance que, marié, ayant des enfants, la soif de l’aisance, du repos, des honneurs, de la richesse le saisirait, et que tout ce talent ne réduirait à rien. Vous auriez souri de la naïveté avec laquelle il me promettait le contraire[229]

J’ai encore huit ou dix jours au moins à porter l’ennuyeux tablier. Je pense que depuis que vous vous êtes félicitées du retour du beau temps, si les eaux de la Marne se sont renflées en proportion de celles de la Seine, la bourbeuse rivière couvre les vordes, et vous tient assiégées dans votre château. Il y a longtemps qu’on a dépouillé les comètes de toute influence sur nos affaires ; est-ce à tort ou à raison ? ma foi, je n’en sais rien. Vous direz, vous, qu’elles font perdre au jeu ; mais maman dira, elle, qu’elles y font gagner ; et puis ce sera comme toutes les choses de ce monde, qui ne peuvent nuire à l’un qu’elles ne soient utiles à l’autre. Vitrichy ou plutôt Villie était un médecin prussien qui publia plusieurs ouvrages, entre autres celui dont vous me parlez, où il traita de quelques propriétés merveilleuses du succin et autres substances naturelles. Il n’est point mort à Francfort, comme le dit le président de Thou, mais à Libuze. Si vous en voulez savoir davantage et qu’il y ait dans le canton quelqu’un qui ait besoin d’un autre philtre que celui d’un bon verre de vin que vous lui présenteriez en le regardant d’une certaine façon, je me le ferai prêter. Eh bien, vos récoltes ne sont donc pas achevées ? et les chenilles sont donc en train de vous dispenser de celle des navettes ? Aussi, que ne les faisiez-vous excommunier ?

L’ouvrage de Neuilly est très-beau à voir ; mais l’architecte est toujours claquemuré par sa maladie. M. et Mme de Trudaine m’ont pris dans une belle passion ; il n’a tenu qu’à moi d’aller dîner deux ou trois fois à Châtillon en petit comité. Je n’en ai rien fait, parce que je suis un ours  ; mais j’ai promis, cela ne me coûte rien, parce que je ne m’engage jamais à tenir mes promesses. Je ne puis rien vous dire ni de M. ni de Mme Bouchard, que je n’ai point vus. Un anachorète ne vit pas plus retiré que moi. Je me garderai bien de vous envoyer mes Dialogues ; j’y perdrais le plaisir que j’aurais à vous les lire. D’ailleurs, sans me méfier de votre pénétration, je crois qu’il faut un petit commentaire. Cet ami qui était en quatrième avec les deux moines et moi, c’est un nommé Touche, dont vous aurez pu entendre parler à Mme Le Gendre qui le connaissait et l’estimait. Vos jours et vos yeux ! Oh ! je vous conseille de vous avancer davantage si vous ne voulez pas que Mme Casanove aille à l’enchère sur vous. Voici une nouvelle toute fraîche qui vous fera plaisir : le prince de Galitzin vient d’obtenir l’ambassade de La Haye, la meilleure de toutes et la moins pénible. Le voilà riche et paresseux à jamais ; le voilà au centre de la peinture ; le voilà proche de ses amis ; je suis sûr que la tête lui en tourne. Il part de Pétersbourg avec sa femme, qui fera ses couches à Berlin d’où ils se rendront en Hollande.

Je veux mourir, si je vois dans ce fragment épistolaire autre chose que ce que vous y voyez ; un homme qui, à l’occasion d’une bagatelle qui a pu vous être agréable, pousse sa pointe, et court après l’avantage d’avoir à se justifier auprès de vous des tendres sentiments qu’il a pris sans votre aveu, et qu’il ne désespérait pas de vous faire agréer. Cela n’est pas maladroit. Qu’il y réussît ou non, il se serait expliqué ; mais il ne vous connaît guère : vous ne répondrez point à cela.

Bonsoir, mesdames et bonnes amies. Je suis harassé de fatigue, et il est temps que Grimm rentre dans sa boutique.


CXXVII


Paris, le 1er octobre 1769.


Grimm n’est pas encore arrivé ; ainsi, bonne amie, je porte encore le tablier de sa boutique ; mais je commence à m’en lasser, et je ne sais plus ce qui me fait désirer son retour, si c’est le plaisir de revoir un ami, ou celui d’être soulagé d’un fardeau qui me pèse.

L’édition de l’abbé Galiani, mes planches, la corvée de Grimm, le Salon et mes petites affaires particulières m’accablent. Le soir, je suis quelquefois si las que je n’ai pas la force de manger ; cela est à la lettre.

Vous ai-je dit que Greuze venait de recevoir le remboursement du mépris qu’il avait eu jusqu’à présent pour ses confrères ? Son but était d’être peintre d’histoire. Il a présenté pour sa réception un tableau d’histoire ; ce tableau était mauvais ; ils ont accepté son mauvais tableau, et l’ont reçu comme peintre de genre. Sa femme s’en ronge les poings de fureur.

Mademoiselle Volland, mettez-vous en prière le soir, et demandez à Dieu le prompt retour de Grimm, et le prompt départ d’un de ses compatriotes appelé Weinacht, ou en langue chrétienne Noël. Ce Weinacht ou Noël est le miré de l’impératrice ; voilà la troisième ou quatrième fois qu’il m’enivre avec d’excellents vins que nous buvons à la santé de Sa Majesté ; mais je pense que puisque ceci est affaire de prières, vous feriez bien de renvoyer cette commission à mon amoureuse.

Sur ma bonne foi ! Oh ! l’on peut m’y laisser en toute sûreté. J’ai eu le malheur de voir mon extrait baptistaire hier, avant-hier : ah ! mademoiselle Volland, que je suis vieux ! Si je suis nul, je vous réponds qu’il y en a qui ont fermé boutique de meilleure heure. J’ai je n’oserais vous le dire : cet âge est effrayant !

Je remis, il y a quelques jours, entre les mains de Mole cette comédie de Voltaire. Je n’en entends point parler ; je crains bien qu’elle ne me revienne avec un refus[230].

Ma petite bonne est dans les grandes affaires : il s’agit du bouquet de son papa ; ce n’est pas une bagatelle ; il faut être sublime. Je traverse à grands pas le salon du clavecin, parce qu’il ne faut pas que j’entende, et je vous jure que je n’entends rien : il ne faut pas apercevoir un bouquet qui doit nous être présenté.

Ce Dialogue entre d’Alembert et moi ; et comment diable voulez-vous que je vous le fasse copier ? c’est presque un livre ; et puis, je vous l’ai dit, il faut un commentateur.

Ni moi ni personne ne sait un mot de la maladie de M..... C’est un secret entre son médecin, sa femme et lui. Je n’ai point de nouvelles connaissances, et je n’en veux point ; je n’y vois rien à gagner pour soi, et tout à perdre pour ceux qui nous aiment. J’ai fait quelques voyages à la campagne de M. de Salverte : le moyen de s’y refuser ?

Quelle fantaisie vous prend d’observer cette comète ? Il y a près de cent ans que les comètes ne signifient plus rien.

L’abbé Le Monnier m’a donné une commission ; je m’en suis bien acquitté ; il m’a dit des injures, et puis je n’en ai plus entendu parler. Je ne sais ce que sont devenus M. et Mme Bouchard.

Bonjour, mesdames et bonnes amies. Portez-vous bien ; revenez bien vite ; et n’oubliez pas, le jour de la Saint-François, d’embrasser une bonne maman pour moi, avec vos bouquets. Présentez-lui mes souhaits et mon dévouement éternel. Vous revenez donc bientôt ? Ah ! la bonne nouvelle !


CXXVIII


Paris, le 18 octobre 1769.


Enfin, il est de retour, de mardi dernier, à ce qu’on dit ; mais certains apprêts fort antérieurs, un voyage à la Briche, une santé bonne à la vérité, mais qui marquait déjà un peu de déchet, me font soupçonner un arrangement que je n’ai garde de blâmer. Il était très-naturel que nous nous vissions le mercredi ; en effet, son tartare vint me dire qu’il m’attendait à onze heures ; mais à cette heure-là même le carrosse de M. de Salverte devait me venir prendre pour aller passer le reste de la journée à la campagne. Je ne vous ai jamais dit un mot de ces honnêtes gens-là. M. de Salverte me paraît faible de santé, un peu vaporeux, inattentif, cherchant le mot désobligeant, et heureusement ne le trouvant pas toujours ; aimant le faste, la table, le bon vin, même un peu plus qu’il ne faut pour sa force. Mme de Salverte parle assez bien ; est cachée, silencieuse ; on la croirait fausse, à la juger sur sa physionomie ; elle est certainement sèche, mais je ne la crois pas mauvaise. Pour Mme Devaisnes, c’est une des femmes ou plutôt des enfants les plus aimables qu’il soit possible de voir ; de la raison, de la vivacité, de la gaieté, de la naïveté avec un peu de réflexion, une figure assez agréable, tout plein de talents ; elle a tout cela et je l’aime beaucoup. J’oubliais de vous dire que M. de Salverte est très-despote et très-personnel ; M. Devaisnes commence à perdre ce ton léger et charmant qu’il tenait du grand monde ; soit que le séjour habituel à la campagne, soit que des pensées plus sérieuses l’aient un peu rembruni, je lui soupçonne plus d’ambition qu’il n’en montre. On arrive tard, on se met à table tout en arrivant ; on mange bien, on boit encore mieux ; on n’est ni bien gai, ni bien triste ; on joue après dîner à des jeux d’exercice, on se promène, on cause, on se sépare toujours en souhaitant de se revoir. Le jeudi, comme je suis veuf, madame et mademoiselle étant à Sèvres, je donnai à Grimm rendez-vous chez moi ; il vint de bonne heure, et nous nous séparâmes fort avant dans la nuit. Je ne vous parle pas du plaisir que nous eûmes à nous revoir, après une absence de cinq mois. Je l’aime, et j’en suis tendrement aimé. C’est tout dire. Je ne finirais pas si je m’embarquais dans l’histoire des agréments de son voyage ; le roi de Prusse l’a arrêté trois jours de suite à Potsdam, et il a eu l’honneur de causer avec lui deux heures et demie chaque jour. Il en est enchanté ; mais le moyen de ne pas l’être d’un grand prince, quand il s’avise d’être affable ? Au sortir du dernier entretien, on lui présenta de la part du roi, une belle boîte d’or. Cela est fort bien ; le prince de Saxe-Gotha a fait encore mieux : il lui a donné un titre, je ne sais quel, et il a attaché à ce titre une pension de douze cents livres. Ajoutez à cela un ventre très-rondelet et une face lunaire qu’il a rapportés de son voyage, et vous trouverez qu’il n’a pas tout à fait perdu son temps sur les grands chemins. Mais je crains bien que le plus précieux de ces avantages, la santé, ne soit pas de longue durée. Tout à l’heure, vous saurez pourquoi je le présume. Rendez-vous pris chez moi encore pour le lendemain, c’est ce jour-là que je lui ai remis le tablier de la boutique, avec un volume de papiers effrayant. Nous en lûmes ensemble quelques-uns ; j’avais choisi les plus amusants ; malgré cela, le peu d’attention qu’ils exigeaient lui avait coloré les pommettes des joues d’un incarnat de fâcheux augure ; la chaise de paille le tuera, s’il ne prend garde. Je lui demandai en grâce de ménager la pacotille que je lui remettais, de manière à vivre quelque temps là-dessus. C’était en effet la meilleure récompense que je pusse obtenir de ce pénible travail ; il me l’a promise ; me tiendra-t-il parole ? j’en doute. Il a vu sa mère qui a quatre-vingt-cinq ou six ans passés, et qui jouit de la plus belle santé et de toute sa raison. Il a vu des frères, des neveux, des nièces dont il est enchanté. Au milieu de toutes ces agréables distractions-là, il a eu la bonté de se ressouvenir de Mlle Diderot, et de lui apporter un fardeau de musique imprimée des auteurs les plus renommés, et aussi belle que de la musique gravée. J’allai hier voir ma femme et ma fille ; je comptais passer la journée en tête-à-tête avec elles, et je suis tombé dans une cohue de vingt-deux personnes. Nous avions fait la partie d’aller aujourd’hui au Grandval, mais nous en avons été détournés par une compagnie qui avait choisi le même jour. Nous y allons demain mardi ; nous passerons ensemble deux heures et demie en allant, et deux heures et demie très-douces en revenant ; voilà ce que nous nous sommes dit, et ce qui est vrai ; mais ce qui ne l’est pas moins, et ce que nous ne nous sommes pas dit, c’est que le baron s’emparera de moi. Et vous, mesdames, quand me restituerez-vous les autres absents qui me sont chers ? Voilà de beaux jours que je maudis de bon cœur ; je mène la vie la plus retirée ; j’y suis si bien fait, qu’il m’est arrivé une fois de m’habiller et de me déshabiller tout de suite.

Je vous salue, et vous embrasse de tout mon cœur. Si Mlle Volland voulait être sincère, elle m’avouerait qu’elle avait oublié le jour de ma fête.


CXXIX


Paris, le 2 novembre 1769.


Je vous ai écrit deux fois, bonne amie, avant que de faire mon petit voyage du Grandval. Je vous ai parlé du retour de Grimm. Je crois vous avoir dit que sa tournée avait été d’environ deux mille cinq cents lieues ; qu’il n’avait pas perdu tout son temps sur les grands chemins, quoiqu’il se fût refusé aux propositions les plus avantageuses ; qu’on lui avait donné à Gotha un titre honorifique avec une pension de douze cents livres ; que le duc d’Orléans lui avait permis d’accepter l’un et l’autre, et qu’enfin il était riche, s’il était modéré dans ses désirs. Je vous ai priée de remercier mon amoureuse de son baume, dont le sédiment délayé avec un peu d’eau-de-vie de lavande m’a guéri d’un bobo au sein, qui commençait à m’inquiéter par son retour opiniâtre.

Le baron m’a témoigné tant d’humeur de ce qu’après lui avoir promis d’aller vivre avec lui à la campagne, je lui avais manqué de parole ; il menait une vie si déplaisante, sa femme, ses enfants, sa belle-mère me désiraient si fort, qu’il a fallu céder. J’ai donc passé dix jours au Grandval ; comme on les y passe : dans la plus grande liberté, et la plus grande chère.

Je me suis presque engagé à y retourner jusqu’à la Saint-Martin, que nous reviendrons tous ensemble à Paris ; à moins que je n’exécute un projet proposé de folie, dans un de ces moments où l’on est si content d’être les uns à côté des autres, qu’on se sent pressé du désir d’y rester, c’est de passer une bonne partie de l’hiver à la campagne. Je me débarrasserais là d’une multitude de besognes importunes qui me pèsent sur les épaules, et peut-être en entamerais-je quelques importantes qui me rendraient honneur et profit, et qui me conduiraient jusqu’à la fin de ma carrière ; elle est bien plus avancée que je ne croyais, à moins que je ne veuille la mesurer par la santé ; je suis vieux, mais il est sûr qu’il n’y paraît pas ; on ne le croirait jamais, à moins que je ne révèle mon secret, ce que je ne fais pas volontiers avec les femmes que j’aime et dont je veux être aimé aussi longtemps que je pourrai leur en imposer. Mademoiselle, n’allez pas commettre cette indiscrétion-là avec mon amoureuse ; elle a, je crois, la meilleure opinion de moi ; je ne veux pas la perdre ; laissez-lui tout le mérite qu’elle peut avoir à me résister. Vous voyez bien qu’il n’est bon ni pour elle ni pour moi de savoir qu’en renonçant à moi elle ne renonce à rien.

Voilà donc maman gaie comme moi ; se portant bien comme moi ; libre de toute indisposition, comme moi ; jeune comme moi ? Dites-lui, en lui présentant mon respect, que je m’en réjouis autant que vous.

J’ai rêvé au motif du voyage de Vialet, et voici ce qui m’a passé par la tête. Le projet de M. Deparcieux d’amener les eaux de la rivière d’Yvette au haut de l’Estrapade est arrêté. M. Perronet, qui en est chargé, n’ayant plus pour Vialet une aversion dont la cause ne subsiste plus, et sentant le besoin qu’il a de ses talents, le fait-il venir pour lui succéder dans la conduite de cette entreprise, ou mieux encore, pour remplacer Chésy à l’École, tandis que celui-ci conduira les travaux de l’Yvette ? Mais alors, une autre chose qui pourrait bien arriver, c’est que le beau-frère, qui n’a pas plus de religion qu’il ne faut, trouvera plus d’avantage à lui donner sa fille qu’à Digeon, qui n’a que des espérances, et que Digeon fût éconduit.

Je suis veuf ; j’arrive du Grandval ; et aussitôt ma femme et ma fille partent pour aller à la campagne ; elles y resteront jusqu’à dimanche prochain, que j’irai les rechercher. Si je me détermine lundi à aller passer la semaine, et faire la Saint-Martin avec le baron, au Grandval, je ne manquerai pas de vous en informer.

Le tablier de la boutique de Grimm me reste encore pour jusqu’à ce qu’il soit délivré des embarras que son absence de cinq mois lui a accumulés. Ajoutez à cela que tout mon temps au Grandval s’en va à blanchir les chiffons des autres.

Je vous salue, vous embrasse, et vous présente à toutes trois les sentiments du plus sincère et du plus tendre respect. À Paris, le lendemain de la Toussaint.


CXXX


Bourbonne-les-Bains, le 15 juillet 1770.


Mademoiselle, ce n’est pas à vous que je dis, c’est à celles qui m’aiment.

Je ne suis pas venu en province pour mon amusement : je m’y attendais à beaucoup d’affaires déplaisantes, et j’y en ai trouvé plus que je n’en espérais. Nous partîmes, Grimm et moi, le même jour que vous ; mais il y a toute apparence que vous n’étiez pas à moitié de votre route que la nôtre était achevée. Ç’a été l’affaire de trente-cinq heures. Grimm a dîné et soupé une fois avec nous ; le lendemain de notre arrivée, il est parti pour Bourbonne ; il y a passé cinq jours sans moi, trois jours avec moi ; et moi, cinq jours sans lui. Je ne vous dirai rien de la santé de Mme de Meaux et de madame sa fille, que vous ne connaissez point, et qui ne peuvent vous inspirer un grand intérêt. Mais je puis vous dire des nouvelles positives de celle de M. et de Mme de Sorlières ; je n’ai pas manqué un seul jour de les aller voir : c’était un si grand plaisir pour eux et une si bonne œuvre de ma part ! Mme de Sorlières est fort bien ; elle a de la gaieté autant que sa position lui en permet. Je ne me suis point aperçu, en comparant son visage et son humeur de Paris avec le visage et l’humeur que je lui ai vus à Bourbonne, que l’un ou l’autre eût souffert de son voyage. M. de Sorlières est à peu près tel qu’il était ; il prétend que son bras a pris un peu plus de liberté ; mais en vérité on le dispenserait volontiers de la preuve qu’il en donne ; cela fait une peine infinie à voir ; il lui faut deux bonnes minutes au moins pour porter sa main jusqu’à son menton, et c’est un long voyage pour cette main. Sans les douleurs de sa jambe et de sa cuisse, il en ignorerait l’existence. Ces douleurs sont pourtant moins aiguës ; il peut monter un escalier ; mais c’est une si terrible corvée que de le descendre, que s’il arrive en visite à l’heure de la promenade, on prend son parti, on le laisse par égard et l’on s’en va. Mme de Sorlières ne sort point : je ne l’ai aperçue hors de chez elle qu’une seule fois, c’était au jardin des Capucins, qui est ouvert à tous les malades. Quand je quittai Bourbonne, M. de Sorlières se disposait à s’abandonner à toutes les ressources des eaux, en les prenant à la fois en boisson, en bains et en douches. Ce qui me fâche, c’est que son embonpoint se soutient. Sa maladie est, je crois, une de celles qui ne guérissent point sans empirer. Je voudrais qu’il s’élevât subitement dans cette masse de liqueurs et de chairs une fièvre violente qui le secouât fortement.

Bourbonne est un séjour triste, le jour par la rencontre des malades, la nuit par le fracas de leur arrivée ; et puis, nulle promenade, un pavé détestable, des enviions arides et déplaisants ; des habitants que 50,000 écus ne peuvent enrichir tous les ans, parce que les denrées de consommation en emportent les deux tiers au loin ; point de vivres, même pour de l’argent ; des logements très-chers ; des hôtes avides qui regardent les malades comme les Israélites regardent les cailles et la manne dans le désert. J’ai passé là une partie de mon temps à m’instruire des eaux, de leur nature, de leur ancienneté, de leur effet, de la manière d’en user, des antiquités du lieu, et j’en ai fait une lettre[231] à l’usage des malheureux que leurs infirmités pourraient y conduire ; et puis il ne fallait pas que des mille et une questions que le docteur Roux et mes amis ne manqueraient pas de me faire, je n’eusse réponse à aucune. Mon dessein était de ne voir personne ; malgré que j’en eusse, il a fallu voir tout le monde. J’ai passé mes premiers jours à Langres dans ma famille et celle de mon gendre futur. Je disais, en arrivant, à Grimm : « Je crois que ma sœur sera bien caduque » ; jugez de ma surprise, lorsqu’elle s’est élancée vers notre voiture avec une légèreté de biche, et qu’elle m’a présenté à baiser un visage de Bernardin. Toute la ville était en attente sur l’entrevue des deux frères, qui ne se sont pas encore aperçus ; ce n’a pas été la faute d’allées, de venues, de pourparlers, de négociateurs mâles et femelles. La fin de tout cela c’est que les deux frères ne sont point raccommodés, et que la sœur et le frère, qui étaient bien ensemble, seront brouillés. Cela me peine beaucoup ; je n’ai trouvé qu’un moyen de m’étourdir là-dessus, c’est de travailler du matin au soir ; c’est ce que je fais et continuerai de faire. Votre douce solitude pourrait bien être troublée par une compagnie nombreuse : si l’abbé Le Monnier me tient parole, nous mettrons pied à terre à votre grille en même temps. Je prendrai la liberté de vous demander asile pour mon conducteur. M. et Mme de Sorlières sont dans le dessein de vous aller voir. Je ne sortirai point d’ici sans avoir arrangé mes affaires. J’ai promis à Mme de Meaux et à M. de Sorlières de les visiter encore une fois ; ils comptent peu sur ma parole ; cependant je la tiendrai : c’est le sacrifice de deux jours. Je reviendrai à Langres dans le commencement de septembre, me rasseoir un moment au milieu des miens ; et le 9 ou le 10, je me mettrai en chemin pour ma grande tournée. Je n’ai point oublié que c’est après-demain la fête de mademoiselle..... Je joins, mesdames, mon hommage à vos souhaits, et je vous supplie de le faire agréer. Si Mme de Blacy est persuadée de mon sincère attachement, elle ne doutera pas de l’inquiétude que j’ai sur le dérangement de sa santé : je vous prie de dire à mon amoureuse que je ne me ferai jamais à ces sortes d’alarmes ; il faut pour mon bonheur, ou qu’elle se porte bien, ou que j’ignore qu’elle se porte mal. L’honneur de sa guérison serait bien capable d’abréger mon séjour ici ; mais je ne croirai pas aisément que ma personne fasse un miracle que celles d’une bonne sœur et d’une maman comme je n’en connais point ne sauraient faire ; elle sera guérie quand j’arriverai, et je n’aurai qu’à jouir de sa bonne santé. Croiriez-vous bien qu’au milieu de mes soucis, je n’ai pas cessé de souffrir de l’incertitude des récoltes ? Il faisait des pluies continuelles ; je voyais des champs couverts, et je ne savais pas si l’on recueillerait un épi. Joignez à cette idée le spectacle présent de la misère. Je commence à me rassurer depuis que je vois la terre se dépouiller ; et, à en juger par le soulagement que j’éprouve, il fallait que la crainte de la disette pour mes semblables entrât considérablement dans mon malaise. Maman, consolez-vous de vos mauvaises récoltes ; nous aurons la soupe et le bouilli, nous boirons de la bière, et nous serons contents. Le bon dîner est celui qu’on fait avec ceux qu’on aime ; et je vous aime autant que je vous respecte. Vous seriez bien aise, mademoiselle, de trouver ici un mot doux, mais votre lettre m’a fait trop de peine, pour n’en pas avoir de ressentiment : je vous aime bien ; mais, par Dieu ! je ne vous le dirai pas. M. Le Gendre n’est donc plus ! s’il avait voulu finir un ou deux ans plus tôt, il aurait été plus regretté. Voilà sa fille sortie du couvent et bien mariée ; et son fils sur le point d’être claquemuré dans un collège. Comme tout se retourne !

Bonjour, mesdames et bonnes amies. Je vois arriver avec joie le moment de vous embrasser. Recevez toutes trois mon respect.


CXXXI


Paris, le 12 octobre 1770.
Mesdames et bonnes amies,

Il faut pourtant vous rendre compte de ma mauvaise conduite. Je me remets à ce vendredi matin où je fus enlevé d’Isle entre dix et onze heures. Nous arrivâmes à Châlons sur les six heures du soir. Mme Duclos entend des chevaux, une voiture qui entre dans sa rue ; elle accourt sur la porte ; elle croit aller embrasser Mme de Meaux et Mme de Prunevaux, qu’elle attendait : jugez de son étonnement, lorsqu’elle me vit, moi qu’elle n’attendait pas. Je n’en fus pas moins bien reçu.

Je croyais Mme de Meaux à Bourbonne, retenue sur son lit par une maladie de femme ; elle m’avait écrit à Langres que le docteur Juvet l’avait condamnée à y rester jusqu’au 25 ; j’allais sans savoir sa marche ; elle, sans savoir la mienne ; et la chose n’aurait pas été mieux quand elle aurait été concertée. À sept heures, une heure après moi, autre postillon, autres chevaux, autre voiture : c’est Mme de Meaux, Mme de Prunevaux, et un M. de Foissy, écuyer de M. le duc de Chartres, homme de trente ans, mais avec la raison, le jugement de quarante-cinq ; plein d’égards, de douceur, de politesse, d’agréments et de gaieté ; il avait été conduit à Bourbonne par une sciatique gagnée au service des grands. Là, il avait connu ces dames ; il avait pris pour elles beaucoup de goût, elles pour lui ; il avait retardé son retour pour les accompagner ; il avait cédé sa chaise de poste à une des femmes de chambre ; il avait pris la place vacante dans la voiture de Mme de Meaux ; elles l’avaient mené à Vandœuvre chez M. de Provenchères, qu’il ne connaissait point, et dont il n’était pas connu, et où il avait été accueilli comme il le méritait ; il arrivait à Châlons chez M. Duclos, qu’il ne connaissait point, et dont il n’était point connu davantage, et qui ne l’en accueillit pas moins bien.

Nous voilà donc tous à la fois à Châlons, chez M. Duclos ; sa femme était vraiment folle de nous avoir. Je n’ai pas vu de ma vie une créature plus heureuse ; tout ce qu’il est possible de faire pour vous rendre sa maison agréable, elle l’a fait, et avec une âme et des démonstrations qui ne se rendent pas ; cela était à voir. J’ai passé à Châlons le samedi et le dimanche ; j’en suis parti le lundi matin ; Mme de Meaux et les autres y sont restés deux jours de plus. Le dimanche, c’était la clôture du théâtre, nous allâmes à la comédie. Celui qui fit le compliment me savait au spectacle, et me régala publiquement d’un compliment qui n’était pas trop mal fait. Vous me connaissez ; jugez de mon embarras ; je m’étais baissé, baissé, baissé dans la loge ; peu s’en fallait que je ne fusse perdu, par pudeur, sous les cotillons des dames.

Tandis que tout dormait encore, excepté la maîtresse de la maison, on mit nos chevaux ; nous déjeunâmes et nous prîmes congé ; la bonne Duclos fondait en larmes ; son mari en faisait autant ; je pleurais aussi ; et mon petit gendre était sorti, de peur que la même envie ne le prît. J’ai su que la même scène douloureuse s’était renouvelée en se séparant d’avec Mme de Meaux. Je suis arrivé ici le 26 septembre à la chute du jour ; j’y serais arrivé pour dîner, si notre postillon, au sortir de Château-Thierry, n’avait pas pris la route de Soissons au lieu de prendre celle de Paris. Nous partîmes de Château-Thierry à huit heures et demie du matin, et grâce à cette erreur, forcés de revenir trois lieues sur nos pas, nous nous retrouvâmes, à quatre heures du soir, à Château-Thierry.

Je ne manque pas d’embarras journaliers et d’affaires courantes ; jugez de ce que j’en ai trouvé d’accumulées après deux mois d’absence. Ma femme était en bonne santé, ma fille avait été malade, mais très-malade, elle l’était encore ; elle va mieux. Pour moi, j’ai déjà perdu tout ce que j’avais ramassé d’embonpoint, de force et de gaieté sur les grands chemins. Les trois premiers jours, il me semblait vivre dans une atmosphère infecte. Je me suis donné tant de peine et de mouvement, que la machine s’est dérangée ; j’ai été malade trois jours sans pouvoir sortir ; cela s’est passé, et trois jours après cela m’a repris ; c’est l’estomac qui périclite ; ce sont les intestins qui font mal leurs fonctions. Ma fête est venue, il a fallu, pour l’amusement des autres, se prêter à une petite débauche de table.

J’allai voir, tout en arrivant, M. et Mme Digeon. Je ne trouvai que madame avec l’habit de deuil et le visage de la gaieté et de la santé. J’y causai environ deux heures. Hier, je rencontrai M. Digeon ; nous nous embrassâmes fort tendrement. Je lui dis tout le bien que je pensais et que vous pensiez de lui. Quelques jours auparavant, j’étais allé faire visite à Mme Bouchard ; j’y passai la soirée fort gaiement ; nous fîmes là, elle, l’abbé de La Chau[232] et moi, de la philosophie très-folle et très-solide. Je lui trouvai bon visage. Notre arrangement pour les papillons, s’ils viennent, est tout convenu : autant de baisers que de papillons ; mais pas un baiser à la même place ; et comme il y aura beaucoup de papillons, j’espère qu’il n’y aura pas la largeur de l’ongle sur toute ma personne qui ne soit baisée plusieurs fois ; à moins que la dame n’aime mieux racheter tant de baisers à donner pour un seul qu’elle recevra et que je placerai à mon choix. J’ai été à la Briche, où M. Grimm et Mme d’Épinay se sont réfugiés contre les maçons qui démolissent le pignon sur la rue de la maison qu’occupe ou qu’occupait Mme d’Épinay, rue Sainte-Anne. À force de travailler, je suis au courant de mes affaires ; ma santé et ma gaieté reviendront ; quand ? quand vous reviendrez. J’ai et je donne à tout le monde l’espérance que ce sera incessamment ; cette espérance est si douce, que tout le monde la prend tout de suite. Je vous embrasse toutes de tout mon cœur ; je commence par maman.

Ne m’accusez pas, ni elle non plus, d’avoir oublié le jour de ma naissance ; ce jour-là ce fut celui de sa fête, et celui où on lui préparait au loin un joli enfant qui l’aimera, la respectera, lui restera attaché toute sa vie. Après maman, de droit, c’est mon amoureuse. Si je voulais, je ne lui dirais pas la moindre petite douceur, parce qu’elle me connaît, qu’elle est sûre de moi, et que mon éloignement, mon silence, mon absence, ne peuvent lui donner aucun souci sur mes sentiments. Pour vous, mademoiselle Volland, rendez-vous justice à vous-même, et tout sera dit ; et puis vous prenant toutes les trois à la fois, je vous réitérerai ce que je vous ai promis mille fois, que vous m’êtes infiniment chères autant que jamais ; que vous ne pouvez cesser de me l’être, et que j’ai résolu ; oh ! non ; ce n’est pas une résolution, c’est un penchant très-vrai, très-ancien, toujours le même, qui me presse vers vous, auquel je ne résiste ni ne cherche à résister. Revenez, revenez et vous me trouverez tel peut-être que vous ne me supposez pas, mais tel que j’ai toujours été.

Bonjour, mes bonnes, mes tendres amies ; bonjour.


CXXXII


Au Grandval, le 2 novembre 1770.


Rendons à mes amies un petit compte de ma conduite. Vous savez, mesdames et bonnes amies, ce que je suis devenu depuis le 9 d’octobre, jour de ma fête. La veille, joli concert et grand souper ; j’ai fait des miennes tant qu’on a voulu ; j’ai réconcilié, par occasion, deux êtres qui se méprisaient injustement, et qui, pour s’estimer, n’avaient qu’à se mieux connaître : c’est Mlle Bajon et le petit maître de ma fille. Je fis jouer un concerto à celui-ci ; l’autre l’entendit, et trouva qu’il jouait comme un ange. Je fis jouer et chanter la demoiselle, à présent dame ; elle chanta et joua comme un ange, et l’autre en convint. Kobaut, ce luth que je vous ai nommé quelquefois, y fut conduit par sa curiosité maligne, qui fut trompée en ne trouvant pas de quoi s’exercer. Il comptait bien boire du bon vin la veille, et faire de moi et de mes convives un bon conte le lendemain ; il n’y eut pas moyen, car tout alla bien. Je me couchai à trois heures du matin ; j’étais levé à six heures et demie ; à onze heures, j’avais environ cinq heures de travail par devers moi ; et j’étais à la Comédie-Italienne à une répétition à laquelle j’étais invité. Ma petite bonne est moins tourmentée de ses vomissements ; ils se passent, ils reviennent ; avec tout cela je n’en suis pas moins inquiet. Philidor me vint voir, il y a quelque temps ; je fus curieux de savoir ce qu’il penserait de son talent harmonique ; il l’entendit préluder pendant une demi-heure et plus ; et il me dit qu’elle n’avait plus rien à apprendre de ce côté ; qu’il ne lui restait qu’à manger tout son soûl, qu’à se repaître sans fin de bonne musique. Quelques jours après la Saint-Denis, je suis parti pour le Grandval, où j’ai apporté une besogne immense, et où j’en ai trouvé de la bien plus difficile à faire. J’ai commencé par celle sur laquelle je ne comptais pas. Il est impossible que l’on ne soit heureux où l’on fait le bien. J’ai fait retirer vos volumes de la chambre syndicale, avant que de quitter la ville. Je n’ai vu qu’une fois l’abbé ; je ne sais s’il vous aura écrit la lettre en question ; mais de retour à Paris, soyez sûres que j’y veillerai. Nous reviendrons le lendemain de la Saint-Martin tous ensemble. À présent que je suis hors de danger, et que je me porte bien, il faut que vous sachiez que j’ai pensé mourir d’une indigestion de pain ; cela ne pouvait ni remonter ni descendre : j’ai gardé sur mon estomac pendant plus de quinze heures un poids effroyable qui m’étouffait, et qui ne se laissait pas ébranler par l’eau chaude, de quelque côté que je la prisse. J’en suis encore à vivre de régime, chose difficile ici, où les repas sont énormes, et où l’on désoblige sérieusement la maîtresse de la maison quand on n’use pas de la bonne chère qu’elle vous fait d’aussi bonne grâce qu’elle y en met. J’ai profité de l’extrême liberté de cette indisposition qui m’a affranchi de toutes les petites servitudes de bienséance, pour me renfermer davantage dans mon appartement, et pour travailler davantage. J’ai mis au net, pour la seconde fois, le Traité d’harmonie du petit-maître de ma fille[233] Je vous dirai en passant que le petit Allemand, pour avoir voulu me suivre le jour de ma fête, et faire les honneurs de ma table et de son pays, en a pensé mourir. Je suis après la Mère jalouse de M. Barthe, comédie nouvelle. J’ai encore deux ou trois autres petits projets pour lesquels il me faudrait plus de temps qu’il ne m’en reste. Je m’étais si bien fait à la vie de province que je l’ai regrettée. Je suis si bien fait à la vie de campagne, qu’il ne m’en coûterait rien pour renoncer à la ville, à présent surtout que vous n’y êtes pas ; combien on y a de temps, et comme on l’emploie ! De ce temps que j’ai ici à profusion, j’en ai donné à Grimm quelques moments. Nous recevons de temps en temps des transfuges de Paris : l’abbé Morellet nous est venu ; oh ! le plaisant corps ! comme je vous en amuserais, si j’en avais le temps ! Il m’a laissé le seul exemplaire de son ouvrage, qui a été supprimé, contre les Dialogues de l’abbé Galiani ; je ne l’ai pas encore ouvert ; le Baron, qui l’a parcouru, m’a dit qu’il était plein d’amertume.

Adieu, mes amies, mes bonnes, tendres et respectables amies ; ne soyez inquiètes ni de ma santé, ni de mon amitié. Écoutez bien : je ne suis ni injuste, ni fou ; je vous aime et vous aimerai toute ma vie, toute la vôtre. Il faudrait, pour le mieux, mourir tous le même jour ; mais comme il ne faut pas s’y attendre, je jure de rester aux deux qui auront le malheur de survivre ; je jure de rester à celle qui survivra. Bonjour, mademoiselle Volland, mon cœur est le même ; je vous l’ai dit, et je ne mens pas.


CXXXIII


Paris, le 20 novembre 1770.
Mesdames et bonnes amies,

J’ai fait un second voyage au Grandval. J’y ai passé la vie la plus agréable ; des jours partagés entre le travail, la bonne chère, la promenade et le jeu ; et puis cette liberté illimitée qu’accorde la maîtresse de la maison à ses hôtes, et qu’en vérité l’on n’a pas chez soi.

Je suis revenu à Paris quatre ou cinq jours après la Saint-Martin, l’âme pleine d’inquiétude. Si j’étais homme à pressentiments, je vous dirais que j’en avais. Il est inouï tout ce que j’ai souffert depuis mon retour ; sans la distraction d’un travail forcé, je crois que j’en serais devenu fou. Premièrement, une scène violente entre le Baron et moi ; scène dans laquelle le tort était de mon côté. Secondement, toutes sortes de commissions déplaisantes du prince de Galitzin, de Grimm et d’autres. Troisièmement, mes attaques de néphrétique, plus faibles, mais toujours fort incommodes. Quatrièmement, et cela est à la lettre, le remords continuel de me dire perpétuellement : Il faut écrire à mes amies, elles sont inquiètes ; ce silence les trouble ; et d’arriver d’un jour à l’autre au lendemain sans l’avoir fait. Cinquièmement, le désagrément d’avoir donné tout mon temps, tous mes soins, toute ma peine à l’ouvrage de l’abbé Galiani, et de n’en recueillir que chagrin par une petite femme tracassière qui se mêle de tout et qui brouille tout, parce qu’elle se croit bonne à tout, et que dans le vrai, elle n’est bonne à rien. Sixièmement, l’indisposition de ma fille, qui est tourmentée par un vomissement opiniâtre, qui me désespère. Septièmement, d’avoir tout fait au monde pour prévenir un grand malheur et de n’avoir pu l’empêcher : l’homme que j’estimais s’est, il y a huit jours, cassé la tête de deux coups de pistolet ; et la mienne n’en est pas encore remise.

Je pourrais ajouter un huitièmement, c’est une alarme terrible qu’on ignore ici, parce que j’ai pu seul remédier à tout : je travaille la nuit, comme vous savez ; je travaillais donc, et j’étais si las de fatigue et de peine, que je me suis endormi la tête sur mon bureau ; tandis que je dormais, soit que ma lumière soit tombée sur mes papiers, ou autrement, le feu a pris à tout ce qui m’environnait ; la moitié des livres et des papiers qui étaient sur ma table ont été brûlés ; heureusement je n’ai rien perdu d’essentiel. Je me suis tu de cet accident, parce qu’un mot indiscret là-dessus aurait suffi pour ôter à jamais le repos à ma femme. J’ai si bien pris mes précautions, qu’il n’est pas resté le moindre indice de l’accident qu’elles ont couru et moi aussi.

Pardonnez-moi ; recevez mes respects, plaignez-moi, et revenez toutes trois, si vous voulez voir combien vous êtes sincèrement respectées, et tendrement aimées.


CXXXIV


La Haye, le 22 juillet 1773.
Mesdames et bonnes amies,

Plus je connais ce pays-ci, mieux je m’en accommode. Les soles, les harengs frais, les turbots, les perches, et tout ce qu’ils appellent waterfish sont les meilleures gens du monde. Les promenades sont charmantes ; je ne sais si les femmes sont bien sages ; mais avec leurs grands chapeaux de paille, leurs yeux baissés, et ces énormes fichus étalés sur leur gorge, elles ont toutes l’air de revenir du salut ou d’aller à confesse. Les hommes ont du sens ; ils entendent très-bien leurs affaires ; ils sont bien possédés de l’esprit républicain ; et cela depuis les premières conditions jusqu’aux dernières. J’ai entendu dire à un bourrelier-bâtier : « Il faut que je me hâte de retirer mon enfant du couvent ; je crains qu’elle ne prenne là un peu de cette bassesse monarchique. » C’était une fille qu’il faisait élever à Bruxelles.

Je ne m’étendrai pas sur ce pays-ci ; je veux avoir à vous en parler à mon aise au coin de votre foyer, lorsque j’aurai le bonheur de vous y retrouver ; car j’espère que vous voudrez bien vous conserver pour vos amis ; pour moi qui ai bien résolu de vous aimer toute votre vie et toute la mienne, et qui, par cette raison et beaucoup d’autres, la désire fort longue.

La princesse est revenue de son voyage. C’est une femme très-vive, très-gaie, très-spirituelle, et d’une figure assez aimable ; plus qu’assez jeune, instruite et pleine de talents ; elle a lu ; elle sait plusieurs langues ; c’est l’usage des Allemandes ; elle joue du clavecin et chante comme un ange ; elle est pleine de mots ingénus et piquants ; elle est très-bonne : elle disait hier, à table, que la rencontre des malheureux est si douce qu’elle pardonnerait volontiers à la Providence d’en avoir jeté quelques-uns dans les rues. Nous avions un butor qui se repentait de ne s’être pas fait peindre à Paris ; elle lui demanda s’il n’y était pas au temps d’Oudry[234]. Elle est d’une extrême sensibilité ; elle en a même un peu trop pour son bonheur. Comme elle a des connaissances et de la justesse, elle dispute comme un petit lion. Je l’aime à la folie, et je vis entre le prince et sa femme, comme entre un bon frère et une bonne sœur.

C’est ici qu’on emploie bien son temps ; point d’importuns qui viennent vous prendre toutes vos matinées ; le malheur est qu’on se couche fort tard, et qu’on se lève de même. Notre vie est tranquille, sobre et retirée.

J’ai vu ici deux vieillards qui ont eu jusqu’à présent, qu’ils sont un peu sous la remise, où ils se trouvent mal et avec raison, la plus grande influence dans les affaires du gouvernement. À leur air grave, à leur ton sentencieux et sévère, en vérité il me semblait que j’étais entre les Fabius et les Régulus ; rien ne rappelle les vieux Romains comme ces deux respectables personnages-là : ce sont les deux Bentink, l’un Charles Bentink, et l’autre Bentink, comte de Rhoone.

J’ai fait deux ou trois petits ouvrages assez gais[235]. Je ne sors guère ; et quand je sors, je vais toujours sur le bord de la mer, que je n’ai encore vue ni calme ni agitée ; la vaste uniformité accompagnée d’un certain murmure incline à rêver ; c’est là que je rêve bien.

J’ai cherché des livres très-inutilement ; les étrangers ont enlevé tous ceux dont j’espérais me pourvoir.

Je commence à sentir la mauvaise pièce de mon sac ; c’est, comme vous savez, mon estomac ; pendant le premier mois je me suis cru guéri.

Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Je présente mes compliments et mon respect à M. et Mme Bouchard, à M. et Mme Digeon, à M. Duval, à qui je dois de la reconnaissance pour l’intérêt qu’il prend à vos affaires et celui qu’il a bien voulu prendre aux miennes. Ne me laissez pas oublier par M. Gaschon, lorsqu’il vous apparaîtra. Je vous souhaite une prompte et heureuse fin d’affaires domestiques. Je vous suis attaché pour tant que je vivrai ; et en quelque lieu que le ciel me promène, je vous y porterai dans mon cœur.


CXXXV


La Haye, ce 13 août 1773.
Mesdames et bonnes amies,

Est-ce que vous avez résolu de me désespérer ? Il y a un siècle que je n’ai entendu parler de vous ; par hasard, est-ce que vous n’auriez pas reçu ma dernière lettre ? Mademoiselle, si vous saviez toutes les visions cruelles qui m’obsèdent, vous vous garderiez bien de les laisser durer ; dites-moi seulement que vous vous portez bien, et que vous m’aimez : que je voie encore une fois de votre écriture.

Eh bien, mes amies, le sort est jeté : je fais le grand voyage ; mais rassurez-vous.

M. de Nariskin, chambellan de Sa Majesté Impériale, me prend ici à côté de lui dans une bonne voiture, et me conduit à Pétersbourg doucement, commodément, à petites journées, nous arrêtant par tout où le besoin de repos ou la curiosité nous le conseillera. M. de Nariskin est un très-galant homme, qui a pris à Paris pour moi beaucoup d’estime et d’amitié ; il s’est fait, dans une contrée barbare, les vertus délicates d’un pays policé : elles lui appartiennent. Ce n’est pas tout ; au mois de janvier prochain, une autre bonne voiture, où je m’assiérai à côté du frère du prince de Galitzin et de sa femme qui font le voyage de France, me déposera au coin de la rue Taranne. J’aurais peut-être un jour du regret d’avoir négligé un voyage que je dois à la reconnaissance.

Bonjour, madame de Blacy ; je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Bonjour, madame Bouchard ; je vous salue et vous embrasse aussi. Adieu, bonne amie ; adieu, mademoiselle Volland. Dans quatre jours je serai en chemin pour Pétersbourg. Faites des vœux pour vous et pour moi. La différence des degrés de latitude ne changera rien à mes sentiments ; et vous me serez chère sous le pôle, comme vous me l’étiez sous le méridien de Cassini.

Ne vous inquiétez point ; ne vous affligez pas ; conservez-vous. Nous serons un peu plus éloignés que quand vous partiez de Paris pour Isle ; mais notre séparation sera moins longue ; et nos cœurs ne cesseront pas de se toucher. Accordez à des circonstances importantes ce que vous accordiez à la nécessité d’accompagner une mère chérie dans une terre qui faisait ses délices. Je sais qu’il est dur d’être privé à la fois de tous ceux que nous aimons ; mais, ma bonne, ma tendre amie, nous nous reverrons ! Si vous m’écrivez, adressez, à La Haye, vos lettres au prince de Galitzin, qui me les fera passer à Pétersbourg.

Je vous salue ; je vous serre entre mes bras ; j’ai l’âme pleine de douleur ; une seule espérance me soutient, c’est celle de retrouver une femme que j’aime, et de lui ramener un homme dont elle a toujours été tendrement aimée. Madame Bouchard, je vais dans une contrée où je songerai à votre goût pour l’histoire naturelle, et à la douceur des baisers en croix ; j’en aurai quelques-uns si Dieu me prête vie ; mais ce ne sera pas dans les premiers huit jours ; j’espère que vous voudrez bien abandonner mes joues à Mlle Volland et à Mme de Blacy ; elles seront si aises de me revoir !

Bonjour, toutes ; songez toutes à moi ; parlez-en ; dites-en du bien, dites-en du mal : pourvu que vous en parliez avec intérêt je serai satisfait. Je vous réitère mes tendres et sincères amitiés. Ne vous attendez, de Pétersbourg, qu’à des généralités. Nous ferons le carnaval ensemble : je vous le promets. Adieu, adieu.

J’espérais trouver Grimm à Pétersbourg, à la suite de la princesse d’Armstadt dont une des filles va épouser le grand-duc ; tout a été dérangé, et le temps de cette fête et le voyage de Grimm ; je n’ai pas appris cette nouvelle sans chagrin.


CXXXVI


Pétersbourg, le 20 décembre 1773.
Mademoiselle et bonne amie,

Après avoir été tourmenté des eaux de la Neva pendant une quinzaine, j’ai repris le dessus ; je me porte bien. Je suis toujours dans la même faveur auprès de Sa Majesté Impériale. J’aurai fait le plus beau voyage possible quand je serai de retour. Nous partirons, Grimm et moi, dans le courant de février. Je vous salue et vous embrasse aussi tendrement que jamais. Mille tendres compliments à Mme de Blacy, mon amoureuse, et à M, et Mme Bouchard, à l’abbé Le Monnier et à M. Gaschon. Combien nous en aurons à dire au coin de votre foyer !

Pétersbourg, le 29 décembre 1773 ; c’est la veille du jour l’an. Le reste s’entend.


CXXXVII


La Haye, le 8 avril 1774.
Mesdames et bonnes amies,

Après avoir fait sept cents lieues en vingt-deux jours, je suis arrivé à La Haye, le 5 de ce mois, jouissant d’une très-bonne santé, et moins fatigué de cette énorme route que je ne l’ai quelquefois été d’une promenade. Je vous reviens comblé d’honneurs. Si j’avais voulu puiser à pleines mains dans la cassette impériale, je crois que j’en aurais été fort le maître ; mais j’ai mieux aimé faire taire les médisants de Pétersbourg et me faire croire des incrédules de Paris. Toutes ces idées qui remplissaient ma tête en sortant de Paris se sont évanouies pendant la première nuit que j’ai passé à Pétersbourg. Ma conduite en est devenue plus honnête et plus haute. N’espérant rien et ne craignant rien, j’ai pu parler comme il me plaisait. Quand aurons-nous la douceur de nous revoir ? Peut-être sous quinzaine ; peut-être aussi beaucoup plus tard. L’impératrice m’a chargé de l’édition des Règlements de ses nombreux et utiles établissements. Si le libraire hollandais est un arabe, à son ordinaire, je le plante là, et je viens imprimer à Paris. Si j’en puis obtenir un traitement raisonnable, je reste jusqu’à la fin de ce cette tâche qui ne sera pourtant pas éternelle. Quoique la saison ait été si belle que, soumise à nos ordres, elle ne l’aurait pas été davantage ; que nous ayons eu les plus belles journées et les routes les meilleures, cela n’a pas empêché que nous n’ayons laissé en chemin quatre voitures fracassées. Quand je me rappelle le passage de la Dwina, à Riga, sur des glaces entr’ouvertes d’où l’eau jaillissait autour de nous, qui s’abaissaient et s’élevaient sous le poids de notre voiture, et craquaient de tous côtés, je frémis encore de ce péril. J’ai pensé me briser un bras et une épaule en passant dans un bac à Mittau où une trentaine d’hommes étaient occupés à porter en l’air notre voiture au hasard de tomber et de nous précipiter tous pêle-mêle dans la rivière. Nous avons été forcés à Hambourg d’envoyer nos malles à Amsterdam, par un chariot de poste ; une voiture un peu chargée n’aurait jamais résisté à la difficulté des chemins.

Je suis chez le prince de Galitzin, dont vous pouvez concevoir la joie en me revoyant par celle que vous ressentirez ou un peu plus tôt ou un peu plus tard.

Je crois déjà vous avoir dit qu’après m’avoir fait l’accueil le plus doux, permis l’entrée de son cabinet tous les jours depuis trois heures jusqu’à cinq ou six, l’impératrice a bien voulu souscrire à toutes les demandes que je lui ai faites en prenant congé d’elle : je lui ai demandé de satisfaire aux dépenses de mon voyage, de mon séjour et de mon retour, lui faisant remarquer qu’un philosophe ne voyageait pas en grand seigneur ; elle me l’a accordé ; je lui ai demandé une bagatelle qui tirait tout son prix d’avoir été à son usage ; elle me l’a accordée, et accordée avec une grâce et des marques de l’estime la plus distinguée. Je vous raconterai cela, si ce n’est pas déjà une affaire faite. Je lui ai demandé un des officiers de sa cour pour me remettre sain et sauf où je désirerais, et elle me l’a accordé, ordonnant elle-même la voiture et tous les apprêts de mon voyage.

Mesdames et bonnes amies, je vous jure que cet intervalle de ma vie a été le plus satisfaisant qu’il était possible pour l’amour-propre. Oh ! parbleu, il faudra bien que vous m’en croyiez sur ce que je vous dirai de cette femme extraordinaire ! Car mon éloge n’aura pas été payé, et ne sortira pas d’une bouche vénale. Je vous salue, vous embrasse, et vous présente mon tendre respect. Vous êtes bien injustes si vous ne croyez pas que je vous rapporte les mêmes sentiments que j’avais en me séparant de vous ; ce n’est pas mon cœur, ce seront vos âmes qui seront changées.

Je présente mon respect à Mme Bouchard. Si vous voyez M. Gaschon, rappelez-moi à son souvenir. Mademoiselle, je vous embrasse de tout mon cœur. Mais, est-ce que votre santé n’est pas rétablie ?


CXXXVIII


La Haye, le 15 juin 1774.
Mesdames et bonnes amies,

Ce n’est pas un voyage agréable que j’ai fait ; c’est un voyage très-honorable : on m’a traité comme le représentant des honnêtes gens et des habiles gens de mon pays. C’est sous ce titre que je me regarde, lorsque je compare les marques de distinction dont on m’a comblé, avec ce que j’étais en droit d’en attendre pour mon compte. J’allais avec la recommandation du bienfait, beaucoup plus sûre encore que celle du mérite ; et voici ce que je m’étais dit : Tu seras présenté à l’impératrice ; tu la remercieras ; au bout d’un mois, elle désirera peut-être de te voir ; elle te fera quelques questions ; au bout d’un autre mois, tu iras prendre congé d’elle, et tu reviendras. Ne convenez-vous pas, bonnes amies, que ce serait ainsi que les choses se seraient passées dans toute autre cour que celle de Pétersbourg ?

Là, tout au contraire, la porte du cabinet de la souveraine m’est ouverte tous les jours, depuis trois heures de l’après-midi jusqu’à cinq, et quelquefois jusqu’à six. J’entre ; on me fait asseoir, et je cause avec la même liberté que vous m’accordez ; et en sortant, je suis forcé de m’avouer à moi-même que j’avais l’âme d’un esclave dans le pays qu’on appelle des hommes libres, et que je me suis trouvé l’âme d’un homme libre dans le pays qu’on appelle des esclaves. Ah ! mes amies, quelle souveraine ! quelle extraordinaire femme ! On n’accusera pas mon éloge de vénalité, car j’ai mis les bornes les plus étroites à sa munificence ; il faudra bien qu’on m’en croie, lorsque je la peindrai par ses propres paroles ; il faudra bien que vous disiez toutes que c’est l’âme de Brutus sous la figure de Cléopâtre ; la fermeté de l’un et les séductions de l’autre ; une tenue incroyable dans les idées avec toute la grâce et la légèreté possibles de l’expression ; un amour de la vérité porté aussi loin qu’il est possible ; la connaissance des affaires de son empire, comme vous l’avez de votre maison : je vous dirai tout cela, mais quand ? Ma foi, je voudrais bien que ce fût sous huitaine, car il en faut moins pour arriver de La Haye à Paris du train dont je suis revenu de Pétersbourg à La Haye ; mais Sa Majesté Impériale et le général Betzky, son ministre, m’ont chargé de l’édition du plan et des statuts des différents établissements que la souveraine a fondés dans son empire pour l’instruction de la jeunesse et le bonheur de tous ses sujets. J’irai le plus vite que je pourrai, car vous ne doutez pas, bonnes amies, que je ne sois aussi pressé de me restituer à ceux qui me sont chers qu’ils peuvent l’être de me revoir. Sachez, en attendant, qu’il s’est fait trois miracles en ma faveur : le premier, quarante-cinq jours de beau temps de suite, pour aller ; le second, cinq mois de suite dans une cour, sans y donner prise à la malignité ; et cela, avec une franchise de caractère peu commune et qui prête au lorquet des courtisans envieux et malins ; le troisième, trente jours de suite d’une saison dont on n’a pas d’exemple, pour revenir, sans autre accident que des voitures brisées : nous en avons changé quatre fois. Combien de détails intéressants je vous réserve pour le coin du feu ! Je commence à perdre les traces de vieillesse que la fatigue m’avait données ; il me serait si doux de vous retrouver avec de la santé, que je me flatte de cette espérance. Je compte beaucoup sur les soins de Mme de Blacy, et sur ceux de Mme Bouchard ; je les salue et les embrasse toutes deux. Mme Bouchard, qui ne pardonne pas aisément une bagatelle, me permettra apparemment de garder un long et profond ressentiment d’un mal qui ne m’a pas encore quitté. La première fois que vous verrez M. Gaschon, dites-lui que si son affaire n’est pas faite, ce n’est pas que je l’aie oubliée ; les circonstances n’étaient guère propres au succès dans un pays où la souveraine calcule. J’ai vu Euler, le bon et respectable Euler, plusieurs fois : c’est l’auteur des livres dont votre neveu a besoin. J’espère qu’il sera satisfait. La princesse de Galitzin en avait fait son affaire avant mon départ, et depuis mon arrivée, le prince Henri s’en est chargé. Vous me direz : Pourquoi se reposer sur d’autres de ce qu’on peut faire soi-même ? C’est que l’édition d’un des volumes publiés à Pétersbourg est épuisée, et que l’édition de l’autre volume s’est faite à Berlin, où je n’ai pas voulu passer, quoique j’y fusse invité par le roi. Ce n’est pas l’eau de la Néva qui m’a fait mal, c’est une double attaque d’inflammation d’entrailles en allant ; ce sont des coliques et un mal effroyable de poitrine causés par la rigueur du froid à Pétersbourg, pendant mon séjour ; c’est une chute dans un bac à Mittau, à mon retour, qui ont pensé me tuer ; mais la douleur de la chute et les autres accidents se sont dissipés ; et si votre santé était à peu près aussi bonne que la mienne, je serais fort content de vous.

J’avais laissé Grimm malade à Pétersbourg ; il est convalescent et au moment de son retour ; il revient l’âme navrée de douleur : la landgrave de Darmstadt, qu’il avait accompagnée, son amie, la mère de la grande-duchesse, vient de mourir. Je ne saurais vous dire l’étendue de la perte qu’il fait en cette femme. Ma fille m’apprend que, pendant mon absence, vous avez eu quelque bonté pour elle ; je vous en fais bien mes remerciements. Ne craignez rien pour ma santé ; nous nous retirons de bonne heure, nous ne soupons presque pas. Je n’ai pas encore le courage de travailler ; il faut laisser le temps à mes membres disloqués de se rejoindre ; c’est l’affaire du sommeil ; aussi, depuis mon retour, je dors huit à neuf heures de suite. Le prince a son travail politique ; la princesse mène une vie qui n’est guère compatible avec la jeunesse, la légèreté de son esprit, et le goût frivole de son âge ; elle sort peu ; ne reçoit presque pas compagnie, a des maîtres d’histoire, de mathématiques, de langues ; quitte fort bien un grand dîner de cour pour se rendre chez elle à l’heure de sa leçon, s’occupe de plaire à son mari ; veille elle-même à l’éducation de ses enfants ; a renoncé à la grande parure ; se lève et se couche de bonne heure, et ma vie se règle sur celle de sa maison. Nous nous amusons à disputer connue des diables ; je ne suis pas toujours de l’avis de la princesse, quoique nous soyons un peu férus tous deux de l’antiquomanie, et il semble que le prince ait pris à tâche de nous contredire en tout : Homère est un nigaud ; Pline, un sot fieffé ; les Chinois, les plus honnêtes gens de la terre, et ainsi du reste. Comme tous ces gens-là ne sont ni nos cousins, ni nos intimes, il n’entre dans la dispute que de la gaieté, de la vivacité, de la plaisanterie, avec une petite pointe d’amour-propre qui l’assaisonne. Le prince, qui a tant acquis de tableaux, aime mieux avouer qu’il ne s’y connaît pas que d’accorder le mérite de s’y connaître à aucun amateur.

Bonjour, mes bonnes amies ; agréez mon tendre respect, et me croyez tout à vous, comme j’étais et je serai toute ma vie.


CXXXIX


La Haye, le 3 septembre 1774.
Mesdames et bonnes amies,

Mes caisses ont été embarquées hier pour Rotterdam ; il ne me reste ici de butin que ce qu’on enferme dans un sac de nuit pour un voyage de cinq à six jours.

Le prince et la princesse de Galitzin font tout leur possible pour me retenir jusqu’à la fin du mois ; ils prétendent que je devrais attendre, à côté d’eux, la dernière résolution de la cour de Russie sur un projet dont l’impératrice même a fixé l’accomplissement dans le courant de ce mois ; mais il n’en sera rien ; l’édition de son ouvrage n’est pas encore achevée ; j’ai accordé dans ma tête une huitaine à l’imprimeur ; passé ce terme, finira la besogne qui voudra. Malgré toutes les attentions de mes hôtes, malgré la beauté du séjour de La Haye, je sèche sur pied ; il faut que je vous revoie tous. Qui m’aurait dit, lorsque je partis de Paris, qu’un voyage que j’imaginais de cinq à six mois serait presque trois fois plus long ? Je lui aurais bien répondu qu’il en aurait menti par sa gorge. Enfin, je vais regagner mes foyers pour ne les plus quitter de ma vie : le temps où l’on compte par année est passé, et celui où il faut compter par jour est venu ; moins on a de revenu, plus il importe d’en faire un bon emploi. J’ai peut-être encore une dizaine d’années au fond de mon sac. Dans ces dix années, les fluxions, les rhumatismes, et les restes de cette famille incommode en prendront deux ou trois ; tâchons d’économiser les sept autres pour le repos et les petits bonheurs qu’on peut se promettre au delà de la soixantaine. C’est mon projet dans lequel j’espère que vous voudrez bien me seconder. J’avais pensé que les fibres du cœur se racornissaient avec l’âge ; il n’en est rien ; je ne sais si ma sensibilité ne s’est pas augmentée : tout me touche, tout m’affecte ; je serai le plus insigne pleurnicheur vieillard que vous ayez jamais connu. Adieu, mesdames et bonnes amies ; encore un petit moment et nous nous reverrons. Je vous salue et vous embrasse de tout mon cœur. Madame de Blacy, on dit que, pendant mon absence, quelqu’un m’a coupé l’herbe sous le pied. Si vous êtes restée ce que vous étiez, vous auriez tout aussi bien fait de me garder. Si vous vous êtes départie de la rigidité de vos principes, je vous félicite de votre perversion et de votre inconstance. Comme je vais être baisé de Mme Bouchard si elle a conservé son goût pour l’histoire naturelle ! J’ai des marbres, et tant de baisers pour les marbres ; j’ai des métaux, et tant de baisers pour les métaux ; des minéraux, et tant de baisers pour les minéraux. Comment fera-t-elle pour acquitter toute la Sibérie ? Si chaque baiser doit avoir sa place, je lui conseille de se pourvoir d’amies qui s’y prêtent pour elle : mes baisers, comme vous pensez bien, seront les plus petits que je pourrai ; mais la Sibérie est bien grande. Vous auriez fait la même faute que moi, si vous m’aviez laissé oublier de M. et Mme Digeon. Dites encore un petit mot de moi à M. Gaschon, si vous le revoyez avant moi. Il n’aura pas encore résigné sa charge de satellite du plaisir, la plus excentrique de toutes les planètes, qui le promène avec elle sur toutes sortes d’horizons. Adieu, mes bonnes amies ; adieu ; je reparaîtrai bientôt sur le vôtre, et pour ne plus m’en éloigner.


  1. L’éditeur des Souvenirs du baron de Gleichen (Techener, 1868, in-12), M. Paul Grimblot voit dans ces dernières lignes une allusion difficile à expliquer. Diderot veut certainement rappeler la mort de la margrave de Baireuth (14 octobre 1758), dont Gleichen, son chambellan, avait été profondément affecté.
  2. D’Holbach, que Diderot ne désigne presque jamais que par son titre.
  3. Le grand sophiste, c’est Jean-Jacques. Son ouvrage était : J.-J. Rousseau à M. d’Alembert, sur son article Genève, dans le septième volume de l’Encyclopédie, et particulièrement sur le projet d’établir un théâtre de comédie en cette ville. (Amsterdam, 1758, in-8.)
  4. Voir ce compte rendu, t. VIII, p. 438.
  5. Quelle était la comédie nouvelle représentée le 1er juin 1759 ? L’Almanach des Spectacles n’en mentionne aucune à cette date ou aux jours précédents, ni à la Comédie-Française, ni à la Comédie-Italienne. Cette représentation fut sans doute ajournée. Le compte que Diderot annonce ici devoir en rendre manque dans la Correspondance de Grimm.
  6. Voir t. I, p. 431 et suiv., la notice sur l’Apologie de l’abbé de Prades, dont Diderot écrivit la troisième partie.
  7. Mesure du pays, contenant 400 livres de froment.
  8. Le petit château était un séjour imaginaire de bonheur que rêvaient Diderot et sa maîtresse. On verra souvent celui-ci revenir, dans cette correspondance, à son plan de vie pour le petit château. (T.)
  9. L’enfant, malade, de Mme Le Gendre.
  10. La Fontaine, liv. I, fable x.
  11. Le château d’Isle et le parc, dont J. N. Volland a laissé le plan, furent achetés en 1786 par le comte de Paillot, dont la tombe se voit dans le cimetière du village. Ils appartinrent ensuite aux familles de Chiézat et Rouvay, puis à M. Royer, enfin à M. Chauvel. C’est la veuve de celui-ci qui les possède aujourd’hui.

    Le château n’a que fort peu changé depuis un siècle. Les « boisures » dont parle Diderot et leurs trumeaux naïfs existent encore. Les grandes et les petites vordes n’ont pas perdu un seul de ces peupliers sous lesquels Diderot vint plus d’une fois rêver, et leurs pieds sont souvent baignés par sa « triste et tortueuse compatriote, la Marne », qui borne la propriété.

  12. C’est à Mme Le Gendre qu’il s’adresse ici
  13. Il s’agit de l’arrêt du 8 mars 1759, révoquant les lettres de privilège accordés à l’Encyclopédie ; se peut-il que, cinq mois après sa promulgation, il fût encore inconnu à Diderot ?
  14. Aux libraires-éditeurs de l’Encyclopédie.
  15. Le Grandval ou le Grand-Val, château situé sur la commune de Sussy, arrondissement de Boissy-Saint-Léger (Seine-et-Oise), appartient aujourd’hui à M. Berteaux, ancien négociant, qui l’acquit, il y a dix-huit ans, de M. Dubarry de Merval. Celui-ci l’avait racheté à la famille de Thierry, valet de chambre de Louis XVI, qui s’en était rendu propriétaire après la mort de d’Holbach, en 1789. Selon M. Berteaux, le Grandval appartenait en propre à Mme d’Aine. Les titres de propriété, dont quelques-uns remontaient au XVIe siècle, ont été dispersés en 1870, par les Prussiens ; il n’a été conservé que quelques plans représentant la façade du Grandval, lors de la vente à Thierry, la disposition intérieure et le parc. C’est présentement un long corps de logis, d’où s’avancent deux ailes, entre lesquelles est une sorte de cour pavée. Les toits pointus du plan de 1789 ont fait place à une toiture moderne. La façade sud (en venant de Sussy) a été entièrement remaniée, la façade nord a été flanquée d’une rotonde moderne, formant vestibule. Les fossés ont été en partie comblés. Deux très-belles avenues d’ormes, taillées à la française, encadrent la pelouse qui s’étend entre le château et la grille. À gauche (en se dirigeant vers cette grille), les anciens communs, restés intacts, forment une des ailes de la ferme, en partie reconstruite par M. Berteaux. Le moulin, situé un peu au delà a disparu. Les vergers et les bois s’étendent jusqu’à la colline, d’où l’on domine La Varenne et qui offre aux regards un horizon immense.

    L’intérieur du château a été aménagé selon les goûts modernes. Pourtant voici le grand salon, mais sa haute cheminée n’existe plus. La salle de billard, le salon de musique, sont intacts. La salle à manger a peu changé, mais la chapelle (à l’aile droite) où le « Croque-Dieu » de Sussy venait dire sa messe, est devenue une seconde salle à manger. Toutes les chambres du premier étage s’ouvrent sur le corridor qui s’étend d’un bout à l’autre de la façade. Celle de Diderot, située dans l’aile gauche, vaste et carrée, est éclairée par deux fenêtres, dont l’une s’ouvre précisément sur l’ancienne chapelle du rez-de-chaussée.

  16. Femme du maître des requêtes de ce nom, mère de Mme d’Holbach.
  17. Daumont (Arnulphe), savant médecin dauphinois, né en 1720, mort en 1800.
  18. La Saint-Denis.
  19. Mme d’Épinay.
  20. Voir sur M. de Montamy le t. X. (L’histoire et le secret de la peinture en cire.)
  21. Chez Grimm.
  22. Le Monnier.
  23. En 1752, le roi de Prusse, qui s’y trouvait, avait engagé d’Alembert à s’y rendre de son côté.
  24. Mélanges de littérature et de philosophie, 1750, 5 vol. in-12.
  25. On lit dans la Correspondance de Grimm, 15 juillet 1763 : « Une feuille, portant pour titre : Ressource actuelle, propose une loterie de six cent mille billets, dont chaque billet serait de cent louis, ce qui produirait quatorze cent quarante millions. De cette somme effrayante, l’auteur détache deux cent quatre millions pour composer les lots de sa loterie, dont le gros est de vingt millions ; c’est une assez jolie petite somme pour risquer cent louis. Il est vrai aussi qu’il y a plus de cent cinquante-trois perdants contre un gagnant ; mais l’auteur ne croit pas que ce soit un obstacle à voir sa loterie remplie. Auquel cas, il est en état de donner au roi, du soir au lendemain, un petit magot de douze cent trente-six millions pour les besoins actuels de l’État : il s’en faut bien que M. le contrôleur général trouve des ressources de cette abondance. » On voit que ce magnifique projet ressemblait fort, quant aux moyens, à celui dont parle Diderot. Peut-être n’est-ce que le même, revu et considérablement augmenté. (T).
  26. M. Hoop, chirurgien écossais, sur qui nous n’avons pu trouver aucun détail biographique.
  27. Voir, sur ce célèbre aventurier et mystificateur, les Souvenirs du baron de Gleichen qui le connut particulièrement, et le t. III (p. 324) des Œuvres inédites de Grosley. Troyes et Paris, 1813, 3 vol. in-8.
  28. C’est au moment du départ de Saint-Lambert que Mme d’Houdetot fit ce huitain exquis :


    L’amant que j’adore,
    Prêt à me quitter,
    D’un moment encore
    Voudrait profiter.
    Félicité vaine
    Qu’on ne peut saisir,
    Trop près de la peine,
    Pour être un plaisir.

  29. À la suite de l’attentat du 3 septembre 1758 contre Joseph Ier, roi de Portugal, onze accusés furent condamnés à mort, mais les PP. Malagrida, Alexandre et de Matos ne furent pas compris dans l’exécution de ce jugement. Le 3 septembre 1759, anniversaire de l’attentat, les Jésuites furent expulsés de Portugal et leurs biens confisqués. On en déporta 600 (et non 150) en Italie. Alexandre et de Matos restèrent en prison. Malagrida ne fut supplicié que le 20 septembre 1761.
  30. Sophie Arnould, qui n’était à l’Opéra que depuis le 15 décembre 1757, venait de prendre le rôle de Colette du Devin de village.
  31. Allusion probable à Candide qui venait de paraître.
  32. Amboile ou Ormesson, château situé à côte du Grandval et appartenant alors à la famille d’Ormesson.
  33. En effet, ce qu’on va lire est, moins les interruptions, bien entendu, reproduit dans l’article Sarrasins de l’Encyclopédie. Voir t. XII, p. 36 et suiv.
  34. Intendant du baron d’Holbach.
  35. M. Charon était le précédent propriétaire du Grandval.
  36. Pour l’Encyclopédie.
  37. Ici se trouvait le morceau intitulé : Le rosier du poëte Sadi, reproduit t. IV, page 483.
  38. Ces vers charmants sont de Voltaire. Diderot les citait de mémoire, sans doute, ce qui explique les variantes qu’ils présentent ici. Composés à Cirey, dans l’automne de 1734, lors d’un séjour de Mme Du Châtelet, ils figurent sous le titre de Impromptu fait à un souper dans une cour d’Allemagne, au t. V des Nouveaux mélanges publiés par les frères Cramer, et sous celui de l’Usage de la vie dans une édition des Poésies. Amsterdam, 1764, in-12. Un bibliophile qui signe E. Marnicouche a réimprimé ces stances (moins les deux derniers vers), intitulées cette fois Le bonheur de la vie, sur un texte collationné par M. Clogenson. (Rouen, Cagniard, 1868, 40 ex. sur papier rose.)
  39. Sans doute encore Don Carlos, joué sur un théâtre particulier.
  40. Le Spartacus de Saurin avait été donné pour la première fois le 20 février 1760, et repris avec des changements le 21 avril suivant.
  41. Et Tartuffe ? (Molière, le Tartuffe, acte I, sc. 5.)
  42. Michel Casimir Oginski, grand-général de Lithuanie, né en 1731, mort en 1803. L’Encyclopédie, à l’article Harpe, lui attribue l’invention des pédales pour cet instrument.

    Il se mit en 1771 à la tête de la confédération lithuanienne pour s’opposer à l’invasion des Russes, et se fit distinguer par un courage qui était digne d’un meilleur succès. (T.)

  43. Damilaville remplissait la place de premier commis au bureau des vingtièmes. Elle lui donnait le droit d’avoir le cachet du contrôleur général des finances et de contresigner les paquets qui sortaient de son bureau ; il s’en servait pour faire parvenir franc de port toutes les lettres de ses amis. C’est ainsi que la plus grande partie de la Correspondance de Voltaire passa par ses mains. (T.)
  44. Ce discours, prononcé à l’Académie à l’occasion du prix pour 1760, est recueilli dans les Œuvres de d’Alembert, sous le titre de Réflexions sur la poésie.
  45. Diderot a voulu citer une tragédie quelconque de Racine, et c’est par un lapsus calami qu’il a écrit le titre de la tragédie-ballet de Corneille, Molière et Quinault. (T.)
  46. Épître du Diable à M. de V…, par M. le marquis D… Avignon et Lille, 1760, in-8. Diderot, dans sa lettre xxxvii, attribue cette Épître à M. de Rességuier ; Barbier et Quérard la mettent sur le compte de C. M. Giraud, médecin. On publia : Réponse de M. de Voltaire aux Épîtres du Diable, 1762, in-8. Cette Réponse n’est pas de Voltaire.
  47. De Voltaire, représentée le 3 septembre 1760 ; elle n’était encore qu’en manuscrit à l’époque où écrivait Diderot.
  48. Le drame de Diderot fut en effet représenté le 18 février suivant.
  49. Claude Sallier, né à Saulieu (Côte-d’Or), en 1685, mort en 1761, membre de l’Académie française et de celle des Inscriptions, professeur d’hébreu au Collège de France et garde de la Bibliothèque du roi. Il avait commencé, avec l’abbé Saas, un catalogue dont il a été imprimé 5 vol. in-folio.
  50. Mme de Puisieux, sans doute.
  51. Discours sur la Satire contre les philosophes, Athènes, 1760, in-12. Diderot, qui l’attribue ici à tort à Saint-Lambert, relève lui-même cette erreur dans la lettre xlviii, en la mettant sur le compte de l’abbé Coyer, son véritable auteur. (T.)
  52. Ce projet ne fut pas exécuté. Le Joueur, imprimé pour la première fois dans le Supplément aux Œuvres de Diderot, Paris, Belin, 1819, in-8, figure au t. VII de cette édition.
  53. L’Épître du Diable à M. de V…, dont il est question dans la lettre xxxii.
  54. De l’Encyclopédie.
  55. Recueil des facéties parisiennes pour les six premiers mois de l’année 1760, Genève, 1760, in-8. Voir dans la France littéraire (art. Voltaire, n° 224) la liste des pièces composant ce volume et rassemblées par les soins de Morellet.
  56. M. Vallet de Villeneuve, qui épousa, en 1769, la fille de Dupin de Francueil, ami de Mme d’Épinay et grand’père de George Sand.
  57. Petit siège qui n’a ni bras ni dossier (Littré).
  58. Le portrait de Grimm fut peint par la jeune fille qui fit aussi celui de Diderot, dont il est question dans la lettre xxxviii. C’est probablement celui qu’une demoiselle Lechevalier exposa, en 1761, le jour de la Fête-Dieu, à la place Dauphine. Le « dessinateur assis plus bas » était Garand, qui peignit quelques jours après un portrait de Diderot, pour faire pendant à celui de Mme d’Épinay ; « c’est vous dire en un mot à qui ils sont destinés, » ajoute Diderot. « Un certain barbouilleur de la place Dauphine, nommé Garand, a fait pour moi un profil cent fois plus ressemblant », écrit Grimm, en 1767, à propos du dessin de Greuze, gravé par Saint-Aubin. On a vu (t. XI, p. 221) que c’était aussi l’opinion de Diderot lui-même.
  59. M. de Rességuier, chevalier de Malte, fut enfermé non à Bastille, mais au château de Pierre-Encise, pour son Voyage d’Amathonte, ouvrage mêlé de prose et de vers, imprimé et supprimé en 1759, très-violent pamphlet contre Mme de Pompadour. Voir sur Rességuier une étude de M. H. Bonhomme, Revue Britannique, juin 1875.
  60. Cette lettre manque dans la Correspondance générale de Voltaire, et dans les Mémoires de Mme d’Épinay.
  61. Mémoire concernant le détail et le résultat d’un grand nombre d’expériences faites l’année dernière par un laboureur du Vexin pour parvenir à connaître ce qui produit le blé noir, et les remèdes propres à détruire cette corruption. Paris, Impr. royale, 1760. (Par de Gonfreville, fermier de Sieurey, près Vernon.) Grimm en rend compte au mois de novembre 1760 de sa Correspondance.
  62. Le premier volume de l’Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand, par Voltaire, parut en 1760.
  63. C’est le sujet du Siège de Calais. Le succès de la pièce de ce titre, donnée par Belloy le 13 février 1765, aura fait renoncer Saurin à son projet. (T.)
  64. Cette pièce est restée inédite.
  65. De l’Académie française, où il fut reçu comme homme de cour. On l’appelait Bissy-Pierre, pour le distinguer de son frère qu’on avait nommé Bissy-Thomas, par une plaisante allusion aux deux Corneille, avec lesquels les deux Bissy n’avaient aucune espèce de rapport intellectuel. (T.)
  66. Les Intérêts de la France mal entendus (par Ange Goudar, de Montpellier). Le premier volume, qui traite de l’agriculture et de la population, parut au commencement de 1756 ; le second, qui traite des finances et du commerce, parut à la fin de la même année, et le troisième, qui traite de la marine et de l’industrie, ne fut public qu’en 1757. (T.)
  67. Cette lettre, datée de Hermannsdorff, près de Breslau, le 27 août 1760, se trouve dans la Correspondance de Grimm du mois de septembre suivant.
  68. L’étonnement de Diderot prouve combien la constitution du gouvernement anglais était alors ignorée chez nous. (T.)
  69. Des sténographes. La sténographie était alors complètement inconnue en France. (T.)
  70. Sans doute un des Grégory, célèbres médecins écossais.
  71. Voir sur Mlle d’Ette les Confessions de Rousseau (livre VII) et les Mémoires de Mme d’Épinay.
  72. Damiens.
  73. Ch. Georges Le Roy (1723-1789), lieutenant des chasses des parcs de Versailles et de Marly, collaborateur de l’Encyclopédie. La dernière édition de ses Lettres sur les animaux a été donnée en 1862, par M. le docteur Robinet, chez M. Poulet-Malassis, qui a également réimprimé de Le Roy Louis XV et Mme de Pompadour (Baur, 1875, in-12), étude dont Sainte-Beuve avait signalé la valeur.
  74. Un très-court fragment de cette lettre, la fable de Galiani, avait déjà été imprimé dans la Correspondance de Grimm, au mois de janvier 1787, et dans les éditions Belin et Brière.
  75. C’est le fils de Mme d’Aine, le frère de Mme d’Holbach, que Diderot appelait familièrement son fils.
  76. Voir précédemment, p. 485.
  77. Pâris.
  78. Histoire de Russie sous Pierre le Grand, par Voltaire.
  79. Voir précédemment, p. 426.
  80. Les phrases soulignées sont évidemment les passages des lettres de Mlle Volland auxquels Diderot répondait.
  81. Tant mieux pour elle, conte plaisant. À Villeneuve, 1760, in-12. Attribuée plusieurs fois à Calonne, cette « petite ordure » n’en a pas moins été réimprimée au tome IV des Œuvres complètes de Voisenon. Paris, 1781, 5 vol. in-8.
  82. Voir précédemment la note de la page 452.
  83. La Vision de Charles Palissot, 176, in-12, réimprimée dans le Recueil des facéties, après suppression d’un paragraphe où la princesse de Robecq, maîtresse de Choiseul, s’était vue désignée et qui avait valu à Morellet deux mois de détention à la Bastille.
  84. Sans doute M. Marson et Mme Le Gendre, dont Diderot a déjà parlé dans cette même lettre.
  85. Contes d’Hamilton.
  86. Château situé près de Brie-Comte-Robert.
  87. Voir t. XVIII, page 516.
  88. Diderot partageait les préjuges de ses contemporains contre ce savant, à qui l’on peut reprocher des observations légèrement faites ou inutiles, mais qui n’en mourut pas moins victime de son amour pour la science, dans un voyage en Californie, le 1er août 1769. Grimm s’est égayé (Corr. litt., mars 1769) sur le compte de l’abbé et des estampes de Moreau le Jeune qui ornent la première édition de son Voyage en Sibérie fait en 1761. (Debure, 1768, 3 vol. gr. in-4 et atlas.) L’Antidote contre un mauvais livre, etc., etc., dont il a été question dans une note des Lettres à Falconet, a été écrit sous l’inspiration de Catherine et peut-être revu par le sculpteur. M. Taschereau renvoie aussi à une brochure : Lettre d’un style franc et loyal à l’auteur du Journal encyclopédique. 1771, in-12, que nous n’avons pu rencontrer.
  89. C’est l’aventure de Margency et de Mme de Verdelin, racontée par Mme d’Épinay. Mémoires, 2e partie, chap. VI.
  90. Dans les notes si curieuses du libraire Prault sur quelques littérateurs de son temps, notes publiées par M. Rathery (Bulletin du bibliophile, 1850, p. 866), on trouve celle-ci sur l’abbé de La Marre, que Mme Quinault avait surnommé Croque-Chenille : « Il avait de l’esprit, du feu et de la vivacité ; d’ailleurs crapuleux ; sans reproche, je l’ai une fois habillé de pied en cape et lui ai donné soixante-douze livres pour se faire guérir de la v..... On n’a de lui qu’un petit recueil de poésies. Il a fait aussi l’opéra de Zaïde, mis en musique par Royer. » — L’abbé de La Marre, nommé commissaire aux fourrages pendant la campagne de 1741, se jeta par la fenêtre, à Egra, dans un accès de fièvre chaude.
  91. Diderot veut parler ici de la Relation de la maladie, de la confession et de la fin de M. de Voltaire et de ce qui s’ensuivit, par moi Joseph Dubois (Sélis). Genève, 1761 (1760), in-12 ; sorte de contre-partie du pamphlet de Voltaire ayant pour titre : Relation de la maladie, de la confession, de la mort et de l’apparition du jésuite Bertier, suivie de la Relation du Voyage de frère Garassise, neveu du père Garasse, successeur du frère Bertier, et de ce qui s’ensuit en attendant ce qui s’ensuivra. Genève, 1760, in-12.
  92. Cette lettre de Voltaire ne se trouve pas dans sa Correspondance.
  93. Son frère le chanoine.
  94. Allusion à l’aventure de nuit de Mme d’Aine. Voir précédemment, t. XVIII, page 515.
  95. Caliste fut jouée, pour la première fois, le 12 novembre 1760, et obtint dix représentations.
  96. Caliste, acte v.
  97. Voltaire. La lettre que Diderot lui écrivit est du 28 novembre 1760 ; on la trouvera dans la Correspondance générale.
  98. Grimm.
  99. M. de Coetlosquet, ancien évêque de Limoges, dont l’élection était assurée, eut la délicatesse de se retirer pour faire place à La Condamine, qui fut en effet élu en remplacement de Vauréal. Buffon reçut La Condamine le 21 janvier 1761. Sa courte réponse est fort remarquable. M. de Coetlosquet fut bientôt récompensé de son bon procédé. Il fut élu à la place de l’abbé Sallier ; mais comme il ne fut reçu que le 9 avril 1761, Buffon, ayant alors quitté ses fonctions de directeur, ne prononça pas la réponse qu’il avait préparée lors de la première candidature de M. de Coetlosquet et qu’un peu plus tard il eût trouvé l’occasion d’utiliser. On peut la lire dans ses Œuvres. (T.)
  100. Watelet, élu à la place de Mirabaud, fut en effet reçu par Buffon, le 19 janvier 1761. La réponse de ce dernier se trouve également dans ses Œuvres. [T.)
  101. Pour la publication de l’Encyclopédie.
  102. Voltaire.
  103. L’Essai sur les mœurs.
  104. Mlle Hus, dont parle le neveu de Rameau, on sait en quels termes (voir t. V, p. 404), d’abord actrice à la Comédie-Française, puis à Saint-Pétersbourg, épousa en 1775 un sieur Lelièvre. Elle avait eu du comte Markoff une fille qui fut légitimée et mariée au prince Dolgorouky. On a parfois confondu Mlle Hus avec sa mère, qui fit représenter sans succès à la Comédie-Italienne, en 1750, un acte intitulé Plutus rival de l’Amour.
  105. Trésorier des parties casuelles.
  106. Diderot eût perdu la gageure ; voir ci-après la lettre lxii.
  107. Clarisse Harlowe.
  108. Mlle Volland avait sans doute demandé à Diderot la signification de ce mot. Moreau, l’historiographe, qui était fort hostile aux encyclopédistes, fit paraître un Nouveau Mémoire pour servir à l’histoire des Cacouacs (Amsterdam, 1757, in-12), où Montesquieu, Voltaire, Buffon, Rousseau, d’Alembert, Diderot et autres sont peints comme professant des principes pernicieux pour la société et la tranquillité publique. L’année suivante (1758), on vit paraître Catéchisme et décisions de cas de conscience à l’usage des Cacouacs, avec un discours du patriarche des Cacouacs pour la réception d’un nouveau disciple. À Cacopolis (Paris), 1758, in-12. Cette plaisanterie est attribuée à l’abbé Giry de Saint-Cyr, de l’Académie française. (T).
  109. Voir ci-après, p. 64.
  110. 1761, in-8o, non représentée. C’est Malfilâtre, et non Clinchant, qui fut le collaborateur de Lauraguais.
  111. Allusion au titre de chargé d’affaires de la ville de Francfort qu’avait Grimm et peut-être à ses airs hautains. Ailleurs Diderot l’appelle le marquis. Un jour, ayant trouvé chez un brocanteur une enseigne représentant un houx avec cette devise : Semper frondescit, il l’envoya à Grimm, qui accepta le sobriquet de houx toujours vert comme il avait accepté celui de Tyran-le-blanc que Gauffecourt lui donnait pour railler à la fois son fard et ses allures despotiques.
  112. Antoine-Louis Rouillé, comte de Jouy, ministre de la marine, puis des affaires étrangères, né le 7 juin 1689, mort le 20 septembre 1761.
  113. Lauraguais.
  114. Il ne mit jamais sans doute ce projet à exécution. On ne connaît du moins de Lauraguais que sa Clytemnestre dont Diderot a parlé dans sa lettre précédente, et sa Jocaste. Paris, Debure, 1781, in-8. (T.)
  115. Voir ces deux morceaux, t. IX, p. 192 et 207.
  116. Ce marché ne se réalisa pas. Ce ne fut qu’on 1765 que Diderot vendit sa bibliothèque à l’impératrice Catherine.
  117. Avec Le Breton et avec sa femme.
  118. Dis-moi qui tu hantes et je te dirai qui tu es.
  119. Un porc de la ferme de Massy.
  120. Voici cette lettre telle qu’elle est rapportée dans les Mémoires de Favart, t, I, p. 195 : « Monsieur mon cher ami, vous avez fait une fort belle tragédie, qui est si belle que je n’y comprends rien, non plus qu’à votre procédé. Vous êtes parti pour Genève afin de recevoir une couronne de lauriers du Parnasse de la main de M. de Voltaire ; mais vous m’avez laissée seule et abandonnée à moi-même ; j’use de ma liberté, de cette liberté si précieuse aux philosophes, pour me passer de vous. Ne le trouvez pas mauvais : je suis lasse de vivre avec un fou qui a disséqué son cocher, et qui a voulu être mon accoucheur dans l’intention sans doute de me disséquer aussi moi-même. Permettez donc que je me mette à l’abri de votre bistouri encyclopédique. »
  121. Voir sur les démêlés de Sophie et de Lauraguais la deuxième édition du charmant livre de MM. E. et J. de Goncourt : Sophie Arnould d’après sa correspondance et ses mémoires inédits.
  122. Marquis de Pombal, premier ministre de Jean VI.
  123. Grimm.
  124. Mme Le Breton.
  125. Lettres de Charles Gouju à ses frères, dans les Facéties de Voltaire.
  126. Crébillon était censeur dramatique.
  127. Sa fille.
  128. Pièce anglaise dont Diderot n’a pas publié la traduction. Voir la note de la page 434, tome VIII.
  129. Voir la note de la page 59.
  130. À l’entrée des Champs-Élysées.
  131. 1761, in-8. Le premier coup de fouet était les Car à M. Le Franc de Pompignan (octobre 1761) ; le second, les Ah ! Ah ! à Moïse Le Franc de Pompignan ; du même mois de la même année. (T.)
  132. Mme d’Épinay.
  133. Recherches sur l’origine du despotisme oriental, Genève, 1761, in-12.
  134. Fameux horloger, né à Tours en 1686, mort à Paris en 1759.
  135. 1744.
  136. Voir la lettre lxii.
  137. Grimm, sans doute.
  138. Son frère l’abbé.
  139. On verra par la lettre suivante que c’est Damilaville dont il est ici question.
  140. L’arrêt d’expulsion des Jésuites est du 6 août 1762.
  141. Mémoires de Donat Calas pour son père, sa mère et son frère, suivis d’une Déclaration de Pierre Calas. Ces deux factums, qui portent la date des 22 et 23 juillet 1762, sont compris dans les Œuvres de Voltaire.
  142. Voltaire répondait à M. d’Argental, qui lui demandait sa tragédie d’Olympie pour la Comédie-Française : « N’espérez point tirer de moi une tragédie que celle de Toulouse ne soit finie. »
  143. L’arrêt prononçant leur expulsion.
  144. Cazotte, quittant la Martinique, où il avait fondé des établissements, pour rentrer en France, avait vendu toutes ses possessions au P. La Valette, qui lui en régla le prix (cinquante mille écus) en lettres de change sur la Compagnie de Jésus. Le P. La Valette ayant eu peu de succès dans la suite de ces affaires, les supérieurs de la Compagnie trouvèrent assez commode de laisser protester les lettres de change. Cazotte leur intenta un procès qui fut comme le signal de tous ceux qui vinrent fondre sur la Société. (T.)
  145. De l’Émile, publié au mois de juin 1762.
  146. Escamoteur célèbre de ce temps.
  147. Voir précédemment, p. 84.
  148. Voir le Joueur, t. VII, p. 411, et pour les autres pièces la note de la p. 434, t. VIII.
  149. Lyon, 1762, in-12.
  150. C’est sans doute l’auteur des deux ouvrages mentionnés par Quérard sous ce nom : Du Bonheur de la vie, 1754, in-12 ; Contre les craintes de la mort, 1757, in-12.
  151. Il y a là une légère erreur : Marlborough est mort en 1722 et Montesquieu n’est allé en Angleterre qu’en 1729. Le quiproquo dut se produire entre le fils du général et le président.
  152. Le duc d’Orléans, dont il était premier maître d’hôtel.
  153. Galiani.
  154. Tout ce qui précède se trouve dans la Correspondance de Grimm (15 janvier 1763), mais avec des développements qui ne sont pas de Diderot.
  155. Voir cette lettre dans la Correspondance générale.
  156. Avocat général au Parlement.
  157. Provenant de la vente de sa bibliothèque à l’impératrice Catherine II.
  158. J.-B.-F. Durcy de Meinières, né en 1705, président à la deuxième chambre des requêtes du palais, se retira en 1758 et mourut à Chaillot en 1785. Il aurait collaboré aux Mémoires de Bachaumont. M. le baron J. Pichon a publié une curieuse conversation du président avec Mme de Pompadour, dans les Mélanges de la société des bibliophiles français, 1856, in-8.
  159. Thomas partagea le prix avec Gaillard. Ce jugement ne fut pas ratifié par le public, qui ne regardait pas le discours du second comme digne de cette récompense. (T.)
  160. Diderot était, ce jour-là, très-disposé à l’indulgence : nous ne pouvons deviner quelle est la comédie de Barthe qui a pu lui rappeler Molière. (T.)
  161. La Neuvaine de Cythère, poëme de Marmontel, n’a été publiée que dans ses Œuvres posthumes. Paris, Verdière, 1820, in-8. On assure que la famille de l’auteur, redoutant les poursuites du ministère public contre cette production libre, imagina de présenter le manuscrit au roi (Louis XVIII). Ce prince, quoiqu’il n’eût pas eu le temps d’y jeter les yeux, le lui fit rendre, en lui faisant exprimer, dans une lettre très-flatteuse, la satisfaction que la lecture de ce poëme lui avait causée. Muni de cette pièce, on fit imprimer hardiment. (T.)
  162. On lit dans les Mémoires secrets, 13 juillet 1765 : « La Requête des Bénédictins n’a point eu le succès qu’ils s’en promettaient. On n’a vu dans cet ouvrage qu’un désir effréné de secouer le joug, et sans un examen bien réfléchi. M. de Saint-Florentin en a témoigné le mécontentement du roi aux supérieurs dans une lettre qui se voit imprimée à la suite de celle de ces mêmes supérieurs, qui en font part à toutes les communautés. Dom Pernetti, dom Lemaire, qui avaient la plus grande part à cet ouvrage très-bien fait, sont exilés. »

    Cette Requête donna lieu à une foule de facéties. On vit successivement paraître : Requête des hauts et puissants seigneurs les mousquetaires noirs à notre Saint-Père le pape Clément XIV ; — Requête des capucins pour se faire raser, et de leur barbe faire des perruques aux Bénédictins ; — Requête des perruquiers, etc. (T.)

  163. Voir dans la Correspondance générale la lettre à Le Breton, du 12 novembre 1764.
  164. Mme Le Breton.
  165. Grimm, qui dans sa Correspondance, au 15 avril 1765, annonce le premier projet d’une souscription pour une gravure représentant la famille des Calas, et vendue à leur profit, dit, au 15 août suivant, qu’à peine ce projet fut-il devenu public, on exigea du lieutenant de police de faire suspendre la souscription. « Un des premiers magistrats du royaume a motivé la nécessité de cette suspension par les trois raisons suivantes : 1° parce que M. de Voltaire paraissait être le premier instigateur de cette souscription ; 2° parce que l’estampe était un monument injurieux au Parlement de Toulouse ; 3° parce que ce serait faire du bien à un protestant. » Quelque révoltants que fussent ces motifs, ils prévalurent. La souscription ne put être secondée par la publicité et n’atteignit par conséquent que bien incomplètement le but qu’on s’était proposé. Voltaire souscrivit pour douze exemplaires de la gravure, comme on le voit dans sa lettre à Damilaville, du 19 avril 1765 ; le duc de Choiseul envoya cent louis pour deux, et la duchesse d’Enville cinquante pour un seul. (T.)
  166. La veille du jour que la suspension de la souscription a été ordonnée, André Souhart, maître maçon, arriva chez le notaire : « Est-ce ici, dit-il, qu’on souscrit pour Mme Calas ? Je voudrais avoir quarante mille livres de rente pour les partager avec cette femme malheureuse ; mais je n’ai que mon travail et sept enfants à nourrir ; donnez-moi une souscription : voilà mon écu… » (Grimm, Correspondance littéraire, 15 août 1765).
  167. Allan Ramsay (1713-1784), peintre de portraits officiels qu’il exécutait hâtivement et avec le concours de plusieurs artistes, a été en correspondance avec Voltaire et Rousseau. Thoré le définit ainsi : « Homme très-distingué, peintre insignifiant. »
  168. Au Louvre, le long du quai.
  169. Il s’agit sans doute du sculpteur, ami de la famille Le Gendre.
  170. Dans ses Mémoires, Samuel Romilly cite cette anecdote qu’il avait recueillie de la bouche même de Diderot. Il place la scène chez d’Holbach : « Il (Hume) était assis à côté du baron ; on parla de la religion naturelle : « Pour les athées, dit Hume, je ne crois pas qu’il en existe, je n’en ai jamais vu. — Vous avez été un peu malheureux, répondit l’autre, vous voici à table avec dix-sept à la fois. »
  171. Éditeur de gravures (entre autres de l’Almanach iconologique de Gravelot et Cochin) et lui-même graveur de cartes et de plans.
  172. Voir sur cet instrument et sur l’artiste qui en jouait la Correspondance de Grimm (1er janvier 1766).
  173. M. Le Gendre.
  174. Cet opéra-comique, mis en musique par Kohaut, tomba sur le théâtre de la Comédie-Italienne, le 19 février 1766.
  175. Barthe.
  176. Sans doute l’Histoire philosophique des Deux-Indes à laquelle Diderot prit une part qu’on n’a pu déterminer exactement.
  177. Père des rois Louis XVI, Louis XVIII et Charles X, mort le 20 décembre 1765.
  178. Il y revint le 17 décembre 1765.
  179. Le Monnier.
  180. Le Philosophe sans le savoir fut représenté le 2 décembre 1765.
  181. Mme Le Gendre.
  182. Naturaliste, auteur d’une Histoire des plantes de la Guyane française, 1775, 4 vol. in-4o.
  183. Les projets insérés dans la Correspondance de Grimm (15 avril 1766), se trouvent déjà, mais moins développés, t. XIII, p. 72.
  184. Cette pièce d’un ton si singulier, adressée à une sœur, n’a point été recueillie dans les œuvres de l’auteur. (T.).
  185. Dans la rue des Poulies s’ouvrit, en 1765, le premier restaurant, qui fut ensuite transféré à l’hôtel d’Aligre. C’était un établissement de bouillon où il n’était pas permis de servir de ragoût comme chez les traiteurs, mais où l’on donnait des volailles au gros sel, des œufs frais et cela sans nappe, sur de petites tables de marbre. Boulanger, le maître, avait pris pour devise ce passage de l’Évangile : « Venite ad me omnes qui stomacho laboratis et ego vos restaurabo » : de ce dernier mot vint le nom de restaurant gardé par la maison de Boulanger et pris par tous ceux qui l’imitèrent. La maîtresse du lieu était jolie et la chalandise y gagna. Voir La Mésangère, Le Voyageur à Paris, 1797, in-12, t. II, p. 88, et Bachaumont, V. 49, cités par Ed. Fournier dans Paris démoli.
  186. Le fils de Mme Le Gendre.
  187. Voir précédemment p. 232.
  188. Pour la vente de sa bibliothèque à Catherine.
  189. Le baron de Studuitz.
  190. Esprit du clergé, ou le Christianisme primitif vengé des entreprises et des excès de nos prêtres modernes, traduit de l’anglais (de J. Trenchard et de Th. Gordon, et refait en partie par le baron d’Holbach) ; Londres (Amsterdam, M. M. Rey), 1767, 2 vol. in-8o. « Ce livre a été traduit et corrigé par le Baron, ensuite par mon frère, qui l’a athéisé le plus possible.» (Note manuscrite de Naigeon le jeune).
  191. Les Prêtres démasqués, ou des Iniquités du clergé chrétien (ouvrage traduit de l’anglais et refait en grande partie par le baron d’Holbach) ; Londres (Amsterdam, M. M. Roy), 1768, in-8o.
  192. Le Militaire philosophe, ou Difficultés sur la religion proposées au P. Malebranche ; Londres (Amsterdam, M. M. Rey), 1768, in-8o ; ouvrage refait en grande partie par Naigoon, sur un manuscrit intitulé : Difficultés sur la religion proposées au P. Malebranche. Le dernier chapitre est du baron d’Holbach.
  193. De l’Imposture sacerdotale, ou Recueil de pièces sur le clergé, traduites de l’anglais (par le baron d’Holbach) ; Londres (Amsterdam, M. M. Rey), 1767, in-8o.
  194. Doutes sur la religion, suivis de l’Analyse du Traité théologi-politique de Spinosa (par le comte de Boulainvilliers) ; Londres, 1767, in-12. Le premier de ces ouvrages est regardé comme étant de Guéroult de Pival.
  195. Théologie portative, ou Dictionnaire abrégé de la religion chrétienne, par l’abbé Bernier (c’est-à-dire par le baron d’Holbach) ; Londres (Amsterdam, M. M. Rey), 1768, in-8o.
  196. Faire l’oraison de saint Julien est une locution proverbiale qui signifie désirer un bon gîte. La Fontaine a dit, Contes, II, 5 :

    Bien tous dirai qu’en allant par chemin
    J’ai certains mots que je dis au matin,
    Dessous le nom d’oraison ou d’antienne
    De saint Julien, afin qu’il ne m’avienne
    De mal gîter ; et j’ai même éprouvé
    Qu’en y manquant, cela m’est arrivé.
    J’y manque peu, c’est un mal que j’évite
    Par-dessus tout, et que je crains autant.
  197. Robert d’Arbrissel, fondateur et premier abbé de l’abbaye de Fontevrault, faisait, dit-on, coucher dans son propre lit deux religieuses afin de soumettre sa chasteté aux plus rudes épreuves. Ses supérieurs et ses contemporains ont très clairement exprimé leurs doutes sur l’efficacité de cette pénitence.
  198. Kohaut.
  199. Ingénieur en chef de l’île de la Grenade, auteur d’articles sur les sucres dans l’Encyclopédie.
  200. meLe beau-frère de d’Holbach, reçu maître des requêtes en 1757, fut plus tard intendant de la généralité de Tours.
  201. On lit dans la Correspondance de Grimm, 15 décembre 1768 : « Damilaville fit l’année dernière un pamphlet intitule l’Honnêteté théologique, pour venger Marmontel des attaques de l’absurde Riballier et de son aide de camp Cogé ; c’est son meilleur ouvrage. Il nous le donna pour être de M. de Voltaire, et tout le monde le crut. En effet, il l’avait fait imprimer à Genève et M. de Voltaire l’avait rebouisé. La première phrase, par exemple : Depuis que la théologie fait le bonheur du monde, porte trop visiblement son cachet pour être d’un autre. Cogé lui-même, qui n’est pas le moins bête du troupeau dos cuistres, y avait été trompé, et croyait être redevable de l’Honnêteté théologique à l’honnêteté de M. de Voltaire. »
  202. C’est la lettre dont Mme de Vandeul cite quelques lignes. Voir t. I, p. L.
  203. Tout ce paragraphe se retrouve presque textuellement t. XI, p. 374. L’épisode du prix de sculpture y figure aussi ; on peut le lire en outre, avec quelques variantes, t. XVIII, p. 297.
  204. Éricie ou la Vestale, drame en trois actes, par Fontanelle. Londres (Paris), 1768, in-8.
  205. Premier titre du Dictionnaire philosophique.
  206. Diderot commet ici une erreur qu’il explique et rectifie dans le cours de cette lettre ; elle devrait porter la date du 13 octobre.
  207. Christian VII, roi de Danemark, était alors à Paris. Né en 1749, il était monté sur le trône en 1766. Victime d’intrigues ourdies par sa mère pour le brouiller avec sa femme, Caroline-Mathilde, sœur de George III d’Angleterre, il perdit la raison fort jeune encore et termina tristement ses jours à Rendsbourg, le 13 mars 1808. (T.)
  208. Tragédie de La Harpe.
  209. M. Devaisnes était alors premier commis des finances.
  210. Voir précédemment, p. 283.
  211. C’était le duc de Duras qui était chargé de promener le prince. On fit courir le quatrain suivant mis dans la bouche de l’étranger fatigué :


    Frivole Paris, tu m’assommes
    De soupers, de bals, d’opéras ;
    Je suis venu pour voir des hommes :
    Rangez-vous, monsieur de Duras.


    Ce quatrain, attribué dans le temps à Boufflers et à Chamfort, se trouve dans les œuvres de ces deux auteurs, mais avec de légères variante. (T.)

  212. Mme Therbouche.
  213. En chenille, en négligé, expression du temps.
  214. Il paraît qu’en effet Diderot le joua très-bien, car Grimm, dans sa Correspondance, 15 décembre 1768, rend compte de cette journée, et s’amuse de l’ignorance où était Diderot du rang du jeune étranger. (T.)
  215. Voir précédemment, p. 297.
  216. Diderot vit Christian VII le 20 novembre 1768, à l’hôtel d’York, où tout le parti philosophique avait été convoqué. Grimm (Corr. litt., 15 décembre 1768) a donné d’intéressants détails sur ces présentations.
  217. Tous ces ouvrages, imprimes en 1768, à Amsterdam, sous la rubrique de Londres, sont du baron d’Holbach, aidé de Naigeon.
  218. Diderot s’était chargé de continuer sa Correspondance.
  219. Dialogues sur le commerce des blés. Londres (Paris, Merlin), 1770, in-8.
  220. Celui de 1769.
  221. Par Malfilâtre. Voir ce morceau, t. VI, p. 355.
  222. Représenté le 19 mars 1772.
  223. Jean-Rodolphe Perronet, célèbre ingénieur des ponts et chaussées, né à Suresnes, en 1708, mort à Paris en 1794.
  224. Damilaville, mort le 13 décembre 1768, et Grimm.
  225. Voir le plan de cette pièce, t. VIII, p. 5.
  226. Le Dépositaire, comédie de société, jouée à la campagne en 1767.
  227. Mlle Jodin. Voir plus loin les lettres qui lui sont adressées.
  228. La première femme de F.-J. Casanove, qui se maria deux fois, était, selon M. Jal, une figurante des ballets de la Comédie-Italienne.
  229. J.-B. Mercier-Dupaty (1744-1788), auteur des Lettres sur l’Italie qui eurent tant de vogue, et président à mortier du parlement de Bordeaux. Le plaidoyer dont il s’agit et que ne mentionne pas Quérard est intitulé : Discours de M. Dupaty, avocat général dans la cause d’une veuve, accusée d’avoir forfait avant l’an du deuil. 1769, in-8.
  230. Voir précédemment, page 321.
  231. Voir le Voyage à Bourbonne, tome XVII.
  232. L’abbé Géraud de La Chau, bibliothécaire, interprète et garde des pierres gravées du duc d’Orléans, auteur d’une Dissertation sur les attributs de Vénus, Prault, 1776, in-4.
  233. Bemetzrieder. Voir ce Traité, tome XII.
  234. Célèbre peintre d’animaux.
  235. Jacques le Fataliste, le Neveu de Rameau et la Réfutation d’Helvétius ont été écrits ou revus à cette époque.